« Je vous quitte plein d’espoir » : un résistant communiste témoigne


Témoignage inédit | Ballast

Dans les rues de Paris, « toute l’extrême droite, zem­mou­rienne et lepé­niste, s’est don­née ren­dez-vous » en novembre der­nier. Une com­mé­mo­ra­tion pétai­niste ? Un ras­sem­ble­ment anti-immi­gra­tion ? Non. Une marche contre l’antisémitisme, qui a piteu­se­ment divi­sé la gauche et accé­lé­ré le grand rava­le­ment de façade qu’opère l’extrême droite. Avec l’aide, pré­cieuse, de « l’extrême centre » macro­niste qui, comme l’écrit l’historien Johann Chapoutot, sème tran­quille­ment des « petits cailloux fachos » sur son che­min. Face à cette conjonc­ture, il est utile de se rap­pe­ler le témoi­gnage de Jean Courcier, condam­né par Vichy à deux ans et demi de pri­son pour faits de résis­tance dès 1940, puis livré aux Allemands à la fin de sa peine et dépor­té au camp de concen­tra­tion de Mauthausen. Nous l’avions ren­con­tré à Rennes fin avril 2007. Il nous avait alors mon­tré son uni­forme de dépor­té : cou­su sur la poi­trine, le tri­angle rouge qui l’identifiait comme com­mu­niste ; sur le cœur et au milieu du dos, comme une cible, un disque de la même cou­leur le signa­lait comme forte tête. Témoigner lui était vital, pour que ne se repro­duisent pas les hor­reurs qu’il avait vécues. Jean s’est éteint le 8 jan­vier 2020 à 98 ans. Que vive sa mémoire. ☰ Par Loez


Entrer en résistance

J’étais et je suis tou­jours de gauche. À l’époque, j’étais un jeune homme de vingt ans, je tra­vaillais à la SNCF à Rennes. J’ai été embau­ché en 1937. En 1936, il y avait eu les grandes grèves et tous les acquis sociaux du Front popu­laire. J’appartenais aux Jeunesses com­mu­nistes, un groupe assez impor­tant. La CGT était puis­sante à la SNCF — d’ailleurs elle l’est tou­jours. Quand j’avais 18 ans, on aidait les répu­bli­cains espa­gnols pri­son­niers dans « le camp de Verdun » comme on l’appelait, avec la CGT-SNCF. On voyait des Espagnols qui avaient la per­mis­sion de sor­tir de leur camp, ils venaient nous voir et nous disaient : « Voyez ce qui se passe. »

*

Sur une pho­to prise en 1938, Jean pose, un peu crâ­neur, au milieu d’un groupe de jeunes ouvriers des ate­liers SNCF. Plusieurs entre­ront en résis­tance avec lui. Sous une épaisse tignasse blonde soi­gneu­se­ment pei­gnée en arrière, son regard fixe l’objectif. Il ne sou­rit pas. Il est en tenue de tra­vail, le buste vêtu d’un maillot de corps sans manches. Ses bras nus laissent appa­raître des muscles saillants.

*

L’arrivée des Allemands à Rennes le 18 juin 1940 a été pré­cé­dée, le jour d’avant, par un ter­rible bom­bar­de­ment. À l’époque, tout était mobi­li­sé par la « drôle de guerre ». Les ate­liers de répa­ra­tion avaient été trans­for­més en fabrique de gre­nades, avec de vieilles machines de l’arsenal. On fabri­quait des vieux modèles de gre­nade de la guerre de 14 — j’en ai d’ailleurs retrou­vée une plus tard chez un bro­can­teur. La gare était pleine de réfu­giés venus de par­tout lors du bom­bar­de­ment. Et, au milieu de tout ça, il y avait un train bour­ré d’explosifs. Il y a eu des mil­liers de morts, cer­tains parlent de 2 000. Après le bom­bar­de­ment du 17 juin 1940 je suis repar­ti à Dol-de-Bretagne à vélo chez ma mère. Les Allemands sont entrés dans Rennes le 18 juin, le jour de l’appel du géné­ral De Gaulle, que d’ailleurs per­sonne n’a pu écou­ter à l’époque. Tout le monde était trop occu­pé pour ça. Huit jours après, on m’a rap­pe­lé pour par­ti­ci­per à la recons­truc­tion de la gare, qui était com­plè­te­ment détruite. On a rebâ­ti la gare de triage à par­tir des décombres du bombardement.

« Le peuple fran­çais était trom­pé par Pétain, le soi-disant vain­queur de Verdun. En fait c’était le chef de la col­la­bo­ra­tion. Les gens le sui­vaient, ils étaient déboussolés. »

Après avoir recons­truit la gare, on a répa­ré les wagons. On voyait les trains bour­rés de mar­chan­dises par­tir pour l’Allemagne : c’étaient les signes du pillage nazi. Il n’y avait plus rien à man­ger pour nous par contre. C’est là qu’on a com­men­cé à prendre conscience de ce qui se pas­sait. Fin 40, début 41, notre résis­tance a com­men­cé. Enfin on l’appelait pas comme ça à l’époque, ça n’avait pas de nom d’ailleurs. Il n’y avait rien d’organisé au début : on refu­sait la situa­tion, et on se révol­tait. Les Jeunesses com­mu­nistes avaient leurs res­pon­sables à Rennes : Le Herpeux et Bannetel, étu­diants en méde­cine. J’étais res­pon­sable des tracts. On allait les cher­cher à Paris. J’allais à un métro, avec Ouest-Éclair sous le bras et une moi­tié de papier déchi­rée. Mon contact devait avoir la deuxième moi­tié. J’y suis allé deux fois : la pre­mière, je suis reve­nu avec une valise bour­rée de tracts et de jour­naux, la deuxième je n’ai trou­vé per­sonne. Il y avait La Vie Ouvrière, l’Huma, La Vie des Cheminots… On col­lait des papillons sur les murs, on dis­tri­buait les tracts… Il y avait La Relève, le tract des étu­diants com­mu­nistes de France, à l’origine pari­sienne. J’ai impri­mé la pre­mière Relève ren­naise avec des moyens bri­co­lés : une plaque de verre, un rou­leur en caou­tchouc et du sten­cil. Aussi, on déchi­rait les éti­quettes de des­ti­na­tion des wagons, ce qui fichait un sacré bazar ! On met­tait de la potée d’émeri1 dans les essieux.

En 41, le peuple fran­çais était trom­pé par Pétain, le soi-disant vain­queur de Verdun, qui a plu­tôt fait fusiller des sol­dats fran­çais pen­dant 14-18. En fait c’était le chef de la col­la­bo­ra­tion. Les gens le sui­vaient, ils étaient débous­so­lés. Une anec­dote, pour vous dire l’état d’esprit de cer­taines per­sonnes à l’époque : en 42, qua­torze che­mi­nots ont été fusillés avec d’autres à La Maltière, près de Rennes, cer­tains sim­ple­ment pour avoir dis­tri­bué des tracts. La fille d’un fusillé m’a racon­té qu’avec sa mère, elles étaient allées voir l’assistance sociale de la SNCF et qu’elle les avait fou­tues à la porte ! Tout le monde n’était pas comme ça, heu­reu­se­ment, mais on n’était pas beau­coup. Les Allemands étaient aimables, payaient cher, ils avaient mis de « beaux mâles » pour faire la cir­cu­la­tion, alors au début les gens se sont lais­sé abu­ser. Mais ils ont vite com­men­cé à chan­ger d’avis, en subis­sant le pillage éco­no­mique orga­ni­sé par les Allemands, alors que per­sonne n’avait rien dans son assiette. Encore qu’à la cam­pagne, en Bretagne, on était mieux lotis qu’ailleurs.

[Loez]

En mai 41, a été créé le Front natio­nal. Le vrai, à ne pas confondre avec la chose d’aujourd’hui. C’était le regrou­pe­ment de plu­sieurs mou­ve­ments de Résistance, le PCF, Lucie Aubrac, etc. Mais les flics de Pétain étaient là. On a été huit à être arrê­tés le 4 août 1941. Ils ont per­qui­si­tion­né, mais rien trou­vé pour moi ; j’avais tout caché chez ma mère à Dol. On a été enfer­més à la pri­son mili­taire, là où il y a aujourd’hui la mai­son de la Culture, la même pri­son où Dreyfus avait été empri­son­né. J’avais d’ailleurs fait un cro­quis de notre cel­lule, qui aujourd’hui est au Musée de Bretagne — le direc­teur était inté­res­sé vu que c’était la même cel­lule que Dreyfus. Pétain avait for­mé une juri­dic­tion spé­ciale en août 41, le ser­vice de police anti-com­mu­niste (SPAC), pour juger plus rapi­de­ment les com­mu­nistes. Il faut se rap­pe­ler que le Parti com­mu­niste avait été décla­ré illé­gal depuis le pacte ger­ma­no-sovié­tique. On a eu droit à des inter­ro­ga­toires, pas pous­sés pour moi. Puis le tri­bu­nal spé­cial : j’ai éco­pé de deux ans et demi de pri­son. Pétain a fait plus que ce que les Allemands deman­daient. Ils ont même dû refu­ser les exé­cu­tions en place publique, que Vichy vou­lait réta­blir. Il y a eu aus­si la rétro­ac­ti­vi­té des peines pour les com­mu­nistes jugés avant la créa­tion de la juri­dic­tion spé­ciale. Certains, condam­nés à quelques mois de pri­son, ont fini fusillés. Il y a 33 Français qui ont été guillo­ti­nés par les cours spé­ciales. À Rennes, elle était au Parlement. D’ailleurs, bien plus tard, lors d’une visite, la guide sem­blait vou­loir oublier ce « détail ». Le juge qui m’a condam­né était le même qui jugeait les col­la­bos après la guerre.

La prison

On a été envoyés en pri­son : un mois au Mans, puis à la cen­trale de Poissy, mélan­gés avec les truands. C’était un endroit ter­rible. Le direc­teur vou­lait la peau des com­mu­nistes. Les pri­sons fran­çaises étaient des réserves d’otages : beau­coup de déte­nus par­taient pour être fusillés ; bien sou­vent on choi­sis­sait des com­mu­nistes. Par exemple, pour un atten­tat à Romorantin, près de Blois, huit copains de Blois ont été fusillés. Malgré tout la Résistance conti­nuait dehors. Nous étions beau­coup de com­mu­nistes et nous étions visés, c’est nous qu’on fusillait. On essayait de s’organiser quand même. Les condi­tions de déten­tion étaient hor­ribles, on était dans des cages à poule, avec juste un lit et des toi­lettes, en tenue de bagnard. La plu­part des fusillés l’étaient par des Allemands, mais j’ai appris aus­si qu’à la Santé, des pri­son­niers étaient guillo­ti­nés par des Français. Puis j’ai été trans­fé­ré à Melun. J’y ai fait mes deux ans et demi de pri­son jour pour jour, heure pour heure. On y a été emme­nés dans des trains, on a gueu­lé pen­dant tout le tra­jet. On est arri­vés en chan­tant l’Internationale. On avait réus­si à se regrou­per mal­gré la volon­té du direc­teur. On était plein, avec des som­mi­tés, comme Artur London par exemple. Ça a duré un mois, où on a réflé­chi à un plan d’évasion. Et puis on a réus­si à s’organiser avec un gar­dien. Mais ça a foi­ré, on a été arrê­tés dans les murs de ronde. On n’a pas été punis tout de suite.

« Un matin de bonne heure un gar­dien est venu me cher­cher. J’ai eu un coup de sang, j’ai engueu­lé le gar­dien, je croyais que j’allais être fusillé. J’ai com­men­cé en vitesse une lettre à ma mère, que je n’ai pas eu le temps de terminer. »

Mes deux ans et demi finis, j’ai été ren­voyé aux admi­nis­tra­tifs. Ils m’ont ren­du mes habits civils que j’avais lors de mon incar­cé­ra­tion, puis enfer­mé dans une autre petite cel­lule à la pri­son dépar­te­men­tale, réser­vée aux otages. Autant dire que là, j’avais peur. Un matin de bonne heure un gar­dien est venu me cher­cher : « Courcier, debout. Dépêchez-vous, les Allemands vous attendent en bas. » J’ai eu un coup de sang, j’ai engueu­lé le gar­dien, je croyais que j’allais être fusillé. J’ai com­men­cé en vitesse une lettre à ma mère, que je n’ai pas eu le temps de ter­mi­ner. C’est mon copain Belin, qui par­ta­geait la cel­lule avec moi, qui l’a finie et expé­diée. Je n’ai appris que bien des années plus tard, en lisant un bou­quin, qu’il avait été fusillé. Il avait fabri­qué une bombe qui n’avait pas explo­sé. J’ai vu deux Allemands en bas qui fumaient et rigo­laient. Ça m’a un peu ras­su­ré. J’ai tra­ver­sé Paris dans une trac­tion avant. Il y avait aus­si une femme, qui tra­vaillait « à l’horizontale » avec les Allemands. Elle n’y croyait pas, que je venais de pas­ser deux ans et demi en pri­son. Elle m’a don­né de l’argent. J’ai ensuite pas­sé une jour­née à la pri­son de Fontainebleau. Là-bas non plus per­sonne ne croyait que j’avais déjà fait deux ans et demi de pri­son. Ensuite, on a été emme­nés au camp de Compiègne, non sans une halte rue des Saussaies2, là où on tor­tu­rait des gens. Heureusement je n’ai rien eu. Dans le camion pour Compiègne, j’ai pu lais­ser tom­ber un mot qu’un « fran­çais patriote » a reco­pié et expé­dié à ma mère. Le camp était plus agréable que la pri­son. J’ai retrou­vé les copains de Poissy, qui avaient sui­vi d’autres che­mins. Un mois après, j’ai été mis dans un convoi de 1 400 déte­nus. On est par­tis pour on ne savait pas où le 6 avril 1944. Je pen­sais que c’était pour les mines de sel de Weimar, en Silésie — c’est ce que j’ai écrit à ma mère d’ailleurs. À la gare de Compiègne, j’ai lui ai écrit une nou­velle lettre, que j’ai glis­sée à tra­vers la porte du wagon et qu’un che­mi­not a réexpédiée.

*

La lettre est rédi­gée sur un papier petit car­reau, qui a jau­ni avec le temps. En haut, Jean a ins­crit et sou­li­gné le lieu, la date et l’heure — 8 heures. Puis, en des­sous, à l’encre noire, une ligne sur deux, il consigne les mots qui suivent.

Aux besoins d’un Français patriote — Leparoux avec moi.
Mme Guillas
16, ave­nue A. Briand
Dol (Ille-et-Vilaine)
Pour un pri­son­nier poli­tique dépor­té en Allemagne, si pos­sible mettre enve­loppe. Merci.

Chère maman — grand-mère

Sommes dans des wagons à bes­tiaux, 90 déte­nus, ce n’est pas tout ce qu’il y a de confor­table. Avant de par­tir nous avons tou­ché 10 cm de sau­cis­son et 1 boule de pain. Pour com­bien de jours ? Nous en savons rien. D’après cer­tains bruits nous allons à Weimar. Je suis avec des copains com­mu­nistes et le moral est fameux. J’écris sur une vieille planche comme je peux et ai ma grande cou­ver­ture avec moi. Comme vête­ment, je les ai tou­jours sur moi. Ai expé­dié colis, regar­dez dans ma musette blanche — et ma valise va me suivre. Donc chers parents ne vous en faites pas pour moi. Je pense que vous pen­sez à moi et atten­dez avec patience la fin de la guerre. Vous n’avez pas de nou­velles de Jeannot et Jean et de tous les amis de Paris que j’espère revoir bien­tôt. Avec mes plus affec­tueux bai­sers chère maman et grand-mère et Raymond je vous quitte plein d’espoir bien­tôt par­mi vous au grand air.

Bonjour à tous les amis de Dol.
Mille baisers
Jeannot.

*

Et nous voi­là par­tis dans les wagons à bes­tiaux. Aucune idée de la des­ti­na­tion. On nous avait dit de prendre un maxi­mum d’affaires, mais on ne les a jamais revues. À la fron­tière en Alsace, on nous a tous fait des­cendre et mettre à poil sur le quai de la gare. Il y avait eu des éva­dés. Des rafales de mitraillettes ont été tirées dans un wagon. Puis ils ont flan­qué tous nos vête­ments dans un wagon, nous ont fait remon­ter à poil, et on a tra­ver­sé l’Autriche.

[Loez]

La déportation

On est arri­vé le 8 avril à Mauthausen, on se deman­dait où on était. Sur le quai, on a dû se rha­biller en vitesse, en pre­nant n’importe quel vête­ment sur le tas. En recon­nais­sant mon cuir sur le dos d’un autre, j’ai du insis­ter pour le récu­pé­rer, sur­tout qu’il y avait de l’argent dedans. Ensuite on est mon­tés au camp. Ça gueu­lait, il y avait des chiens, on rece­vait des coups de crosse… On est enfin arri­vés devant la for­te­resse de Mauthausen. Tout le camp avait été construit à par­tir d’une car­rière, entre autres par des répu­bli­cains espa­gnols. Ils étaient 8 000 à Mauthausen. Du bas de la car­rière il y avait 186 marches raides à mon­ter, en por­tant de lourdes charges, et il ne fal­lait pas fléchir.

À Mauthausen, on a dû de nou­veau se mettre à poil, puis il y a eu les douches, et une sélec­tion. Une des deux files ne devait jamais reve­nir. Les flics fran­çais avaient signa­lé mes ten­ta­tives d’évasion : j’ai eu droit à une cible rouge cou­sue sur ma tenue, dans le dos et au niveau du cœur. Mauthausen était le camp cen­tral, mais il y avait 71 camps dis­sé­mi­nés dans l’Autriche. J’étais à Güsen II, un des plus hor­ribles. Je tra­vaillais avec 30 Russes sur une butte de sable. On voyait les fer­miers autri­chiens dans leurs champs. Un jour, une fer­mière m’a appe­lé et m’a don­né une brioche. Mais c’était excep­tion­nel. Je l’ai revue bien après la guerre, elle m’a invi­té chez elle avec ma famille. Il ne faut pas oublier qu’il y a eu trois mil­lions de sol­dats russes assas­si­nés dans les camps ; ils n’avaient pas droit aux camps de pri­son­niers comme les autres armées vain­cues. Quand 500 Russes se sont éva­dés du camp, il n’y a eu que onze res­ca­pés. Les autres ont été repris par les pay­sans autri­chiens, qui par­taient en famille à « la chasse au lièvre ». Pour chaque éva­dé cap­tu­ré, ils tou­chaient des ciga­rettes, de la nour­ri­ture. T’as vu comme l’humain peut être hor­rible ? Plus tard, j’ai aus­si retrou­vé les lettres d’une fer­mière qui deman­dait qu’on lui cache les hor­reurs qu’elle voyait, c’est à dire nous, qu’on for­çait à tra­vailler. Qu’on lui cache, pas qu’on arrête ! Aujourd’hui encore, les vieux ne veulent pas repar­ler de cette période, ce sont les jeunes qui font des recherches.

« J’ai retrou­vé les lettres d’une fer­mière qui deman­dait qu’on lui cache les hor­reurs qu’elle voyait, c’est à dire nous, qu’on for­çait à tra­vailler. Qu’on lui cache, pas qu’on arrête ! »

On cou­chait à trois par châ­lit. Un jour on se cha­maillait et le kapo qui pas­sait par là nous a fou­tu une bonne dérouillée, sur­tout à moi avec mon insigne rouge. « Demain tu res­te­ras là, tu n’iras pas au tra­vail. » J’étais sale­ment esquin­té, j’ai été emme­né à « l’infirmerie ». J’avais peur, car plus qu’une infir­me­rie, c’était un lieu d’extermination. J’ai tout de même été soi­gné, et je suis retour­né en qua­ran­taine. Là, on cou­chait par terre en sar­dines. J’ai ensuite été expé­dié à Hinterbrühl, à 200 kilo­mètres de Mauthausen, dans des wagons de voya­geurs, avec des habits propres. On y tra­vaillait sous terre, à la construc­tion d’un avion à réac­tion. Au moins on était au chaud. La soli­da­ri­té fonc­tion­nait bien entre les déte­nus, comme avant d’ailleurs. On en a pro­fi­té pour conti­nuer la Résistance, timi­de­ment bien sûr vu les risques, en frei­nant la fabri­ca­tion de l’avion.

Ça a duré de décembre jusqu’au 1er avril. Tout à coup, « Arbeit fer­tig » : le tra­vail s’arrête. On enten­dait les canons russes. Les Allemands posaient du plas­tic par­tout, on a cru qu’ils allaient nous faire sau­ter. Mais on est par­tis à pied pour rejoindre Mauthausen, à 200 kilo­mètres de là. Marche san­glante, où 200 cama­rades sont morts. Tous les malades avaient été assas­si­nés par les « infir­miers », qu’un méde­cin avait dû conseiller sur la manière de faire la moins dou­lou­reuse pos­sible. À Mauthausen, il y a eu de nou­veau une sélec­tion, la douche, et nous avons dor­mi en sar­dines à même le sol. Jusqu’au 5 mai 1945, date de la libé­ra­tion du camp.

[Monument en hommage aux déportés d’Oranienburg-Sachsenhausen (gauche) et aux déportés du travail (droite), cimetière du Père-Lachaise, Paris | Loez]

La libération et après

Après la libé­ra­tion, j’ai eu droit à un nou­vel inter­ro­ga­toire des flics en France. Nous étions logés à l’hôtel Lutetia, réqui­si­tion­né pour l’occasion. Tout le monde me regar­dait bizar­re­ment. Certaines per­sonnes pleu­raient. J’avais des bouts de papier et de ficelle pour recou­vrir mes furoncles. Les pri­son­niers de guerre qui ren­traient étaient mieux que nous. Que vou­lais-tu que je dise en ren­trant ? J’étais com­plè­te­ment déca­lé. Deux jours avant, je dor­mais près de la chambre à gaz. Qu’est-ce que tu veux racon­ter, alors ? Les gens me regar­daient bizar­re­ment, j’étais encore en cos­tume de bagnard, on m’avait fau­ché mes habits et ma bouffe. Ma mère a tou­ché « l’allocation aux indé­si­rables ». Je pesais 34 kilos en ren­trant. J’ai long­temps eu des séquelles, des troubles du som­meil. J’étais heu­reux de ren­trer, j’allais me pro­me­ner dans la cam­pagne, je me rou­lais dans l’herbe des champs.

*

Sur une pho­to prise en sep­tembre 1945, Jean pose avec trois autres cama­rades. Ils sont appuyés sur une balus­trade en métal. Derrière eux, la mer. Comme sur l’image de 1938, il est droit, et il redresse la tête, l’air fier et digne dans son ves­ton sous lequel il porte une che­mise blanche, sans cra­vate, ouverte sur le cou. Son visage est amai­gri, mais ses che­veux ont repous­sé. Cette fois, ses mains sont croi­sées sur son ventre, mais là encore, il ne sou­rit pas. Dans la frac­tion de seconde où l’obturateur a expo­sé le film argen­tique, ses yeux se sont fermés.

*

« Que vou­lais-tu que je dise en ren­trant ? J’étais com­plè­te­ment déca­lé. Deux jours avant, je dor­mais près de la chambre à gaz. Qu’est-ce que tu veux racon­ter, alors ? »

Au retour, on était sou­te­nus par les syn­di­cats. Certains arri­vaient et trou­vaient leur loge­ment occu­pé par d’autres, ils devaient encore se battre pour le récu­pé­rer. Un an après être ren­tré, je suis retour­né bos­ser à la SNCF. Le doc­teur m’avait mis six mois d’arrêt. Mais je voyais ça mal : j’avais peur de ne pas retrou­ver de tra­vail. Il y avait un drôle d’état d’esprit. Par exemple, peu de temps après la Libération, sur la plaque com­mé­mo­ra­tive des morts de la Seconde guerre, le maire de Dol a « oublié » les deux Juifs du vil­lage, dont d’ailleurs per­sonne ne savait qu’ils l’étaient. Et je ne parle pas des hor­reurs, de toutes les choses hor­ribles que j’ai vues. Les Juifs étaient encore moins bien trai­tés que nous. J’en ai vus, dans la merde jusqu’à la taille, femme et enfant, à net­toyer les fosses d’aisance avec des seaux. Les punis les rejoi­gnaient. Et les coups de matraque, le soir dans les dor­toirs. Les morts de chaque nuit qu’on entas­sait dans les WC

Quand je suis ren­tré des camps, j’ai me suis tu pen­dant des années. Qu’est-ce que tu vou­lais que je dise de toute façon ? J’ai com­men­cé à par­ler quand les pre­miers néga­tion­nistes sont appa­rus. Aujourd’hui, je suis tou­jours dans la lutte. J’ai tou­jours mani­fes­té, jamais lou­pé une grève. Pour les acquis sociaux, contre le racisme, le fas­cisme… Faut conti­nuer la lutte, faut que les jeunes conti­nuent pour ne pas perdre les acquis sociaux. C’est tou­jours contre la droite qu’on a lut­té pour les avoir les acquis sociaux, faut pas l’oublier. J’ai encore l’espoir. On avait dit en 45, à la libé­ra­tion des camps, « plus jamais ça », mais on ne peut pas dire que ça a été le cas. L’Homme est capable de tout. On vire vite, les Français comme les autres.

*

Sur le site Mémoire de guerre, Jean décri­vait ain­si son devoir de mémoire : Il faut que notre triste expé­rience serve de leçon à notre jeu­nesse. Nous ne sommes pas aujourd’hui à l’abri d’une telle dérive où est tom­bé le peuple alle­mand, pour­tant un grand peuple comme le nôtre. Si le monde d’aujourd’hui n’est pas le monde dont nous rêvions sur la place d’appel du Camp de Mauthausen, une fois libres, c’est la démons­tra­tion que la liber­té, la démo­cra­tie et le res­pect des autres res­tent tou­jours à conqué­rir et à pré­ser­ver. Puisse mon modeste témoi­gnage, contri­buer à lut­ter contre l’oubli qui serait la pire des choses.


Photographie de ban­nière : Loez


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  1. Un mélange à base d’argile, de crot­tin de che­val et de bourre qui, en fon­de­rie, entrait dans la fabri­ca­tion des noyaux réfrac­taires pla­cés à l’intérieur des moules [ndlr].[]
  2. Un des sièges de la Gestapo pari­sienne, actuel minis­tère de l’Intérieur [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre article : « Active Clubs : une plon­gée dans la vio­lence d’extrême droite », Ricardo Parreira, décembre 2023
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☰ Lire notre tra­duc­tion : « Souvenons-nous de la bataille anti­fas­ciste de Wood Green », Luke Savage, avril 2022
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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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