Marek Edelman : résister


Texte inédit pour le site de Ballast

Commandant polo­nais et juif de l’in­sur­rec­tion du ghet­to de Varsovie, car­dio­logue de pro­fes­sion et socia­liste de convic­tion, il tenait le sio­nisme pour une « cause per­due » et n’en­ten­dait pas condam­ner la lutte pales­ti­nienne : por­trait d’une figure de l’é­man­ci­pa­tion. ☰ Par Émile Carme


edelman1 L’Allemagne a mis la Pologne au pas. Le 16 novembre 1940, l’oc­cu­pant érige à Varsovie dix-huit kilo­mètres de murs afin d’en­fer­mer la popu­la­tion juive de la ville. Ils sont entre 3 et 400 000, dans 3 kilo­mètres car­rés. Marek Edelman a 21 ans. Orphelin (son père dis­pa­raît lors­qu’il a cinq ans ; sa mère lors­qu’il en a quinze1 : tous deux, socia­listes, avaient fui le pou­voir auto­ri­taire ins­tau­ré par la révo­lu­tion bol­che­vik), piètre élève, déjà anti­fas­ciste. Dans son ouvrage La Vie mal­gré le ghet­to2, Edelman se décrit comme « un gamin culot­té et mal éle­vé ». Le jeune Polonais milite au sein du Bund, l’Union géné­rale des tra­vailleurs juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie — une orga­ni­sa­tion fon­dée en 1897 par des mar­xistes dont la langue écrite est le yid­dish. Ils sont socia­listes et juifs : des Juifs œuvrant pour le socia­lisme uni­ver­sel, en somme, sans volon­té aucune de créer un pou­voir juif mais nour­ris­sant l’es­poir de ral­lier le pro­lé­ta­riat juif à la lutte révolutionnaire.

« Ni Dieu ni fuite vers une terre qu’ils refu­saient d’an­nexer au détri­ment de ceux qui y vivaient. »

Le Bund, comme mou­ve­ment de masse, s’op­pose à deux cou­rants au sein du judaïsme : le tra­di­tio­na­lisme reli­gieux et le sio­nisme — le pre­mier car ses mili­tants sont laïcs et hos­tiles à la main­mise des textes sacrés sur le quo­ti­dien des hommes ; le second car ils estiment que la « ques­tion juive » doit se régler en Europe, sur place, et non dans quelque émi­gra­tion pilo­tée par la bour­geoi­sie juive. Edelman l’ex­pli­que­ra en ces termes : « Les bun­distes n’at­ten­daient pas le Messie, pas plus qu’ils n’en­vi­sa­geaient de par­tir pour la Palestine. Ils pen­saient que la Pologne était leur pays et ils se bat­taient pour une Pologne juste, socia­liste, dans laquelle chaque natio­na­li­té aurait sa propre auto­no­mie cultu­relle, dans laquelle les droits de chaque mino­ri­té seraient garan­tis3. » Ni Dieu ni fuite vers une terre qu’ils refu­saient d’an­nexer au détri­ment de ceux qui y vivaient — rap­pe­lons qu’en 1922, les juifs ne consti­tuaient que 11 % des habi­tants de la Palestine (pour 78 % de musulmans)4. La lutte pour l’é­ga­li­té, en tant que citoyen polo­nais, quand bien même une par­tie de la Pologne les rejetait.

Dans ses Mémoires du ghet­to de Varsovie5, rédi­gées la guerre ache­vée, Edelman retrace sa vie de reclus et de résis­tant. La tutelle alle­mande, c’est « d’être moins qu’un homme — un Juif bat­tu et mal­trai­té ». Les indi­vi­dus, à qui l’on refuse jus­te­ment le sta­tut d’in­di­vi­du, sont broyés, affai­blis, effa­cés. Ils ne songent pas, raconte-t-il, à se sou­le­ver contre ceux qui les oppriment. Du moins pas immé­dia­te­ment. « Vaincre sa propre apa­thie et son déses­poir, se for­cer à agir, aller à contre-cou­rant de la panique géné­rale exige un effort sur­hu­main. » Des murs, on l’a dit, sont bâtis pour enfer­mer les Juifs et les cou­per du monde ; il faut à pré­sent sur­vivre au jour le jour. Si cer­tains, pos­sé­dants, magouilleurs et autres traîtres, peuvent s’en sor­tir, voire vivre dans le faste et le plai­sir des bars dan­sants, d’autres, les hon­nêtes ou les néces­si­teux, mènent une « exis­tence végé­ta­tive d’af­fa­mé ». Abcès, ventres gon­flés, puru­lences, typhus, tuber­cu­lose, moi­sis­sures : Edelman liste ce qu’il voit autour de lui. Les gosses men­dient en nombre et l’on ramasse, chaque jour, les cadavres des malades et des misé­rables — cer­tains attendent, nus, dos au sol des rues, d’être trans­por­tés par char­rettes. Les corps débordent, les fosses com­munes crient. Des enfants fran­chissent par des trous le mur afin de rame­ner des pro­vi­sions de la ville. Les auto­ri­tés alle­mandes ont char­gé des poli­ciers, polo­nais et juifs, d’as­su­rer l’ordre au sein du ghet­to ; vient, pour Edelman et ses cama­rades, l’heure de s’or­ga­ni­ser et de tenir tête aux bour­reaux — une orga­ni­sa­tion de com­bat, fédé­rant les divers cou­rants poli­tiques du ghet­to, voit le jour dans la nuit polo­naise : l’OJC, l’Organisation juive de com­bat. Edelman en est l’un des trois sous-com­man­dants (il devien­dra com­man­dant à la mort de son supé­rieur hié­rar­chique). Des cours sont don­nés et des jour­naux dis­tri­bués ; ils s’in­ti­tulent L’éveilleur, Question du temps, Pour notre liber­té et la vôtre ou encore La voix des jeunes. Edelman a alors vingt-trois ans. Ils les tirent à trois ou cinq cents exem­plaires (chaque ache­teur le fai­sait en moyenne lire à vingt per­sonnes). En plus de l’en­fer­me­ment, la crainte et la ter­reur : ceux qui sont pris à se rendre clan­des­ti­ne­ment du « côté aryen » sont sitôt exé­cu­tés. « Sans cesse, sans la moindre rai­son, les Allemands tirent sur les pas­sants. Les gens redoutent de sor­tir de chez eux, mais les balles entrent dans les loge­ments par les fenêtres. »

[Ghetto de Varsovie, 1941 | DR]

Chacun entend par­ler, en ces murs, des dépor­ta­tions, des exé­cu­tions de masse et des camps d’ex­ter­mi­na­tion, mais, rap­porte Edelman, les Juifs du ghet­to peinent à y croire : tout de même, on ne tue pas les gens pour rien, comme ça, juste à cause d’une reli­gion, d’une race… « Nous prê­chons dans le désert » : leurs écrits annoncent dès 1942 les pro­jets alle­mands d’ex­ter­mi­na­tion des Juifs — rien n’y fait. Les mili­tants ne dorment pas chez eux. Il faut être aux aguets à chaque ins­tant. Un jour, trois enfants, assis en bas d’un hôpi­tal, sont abat­tus par un gen­darme alle­mand. La rumeur enfle et com­mence à déniai­ser les plus opti­mistes : le ghet­to risque d’être liqui­dé et ses habi­tants dépor­tés ou mas­sa­crés. Et le pré­sage de prendre corps lors­qu’une pre­mière rafle est orga­ni­sée. Par manque d’armes, les résis­tants par­viennent seule­ment, par­fois, bon an mal an, à sau­ver quelques vies. Ils che­minent contre le vent. « L’opinion publique entière est contre nous » : on leur demande de ne pas faire de vagues — peut-être que les Allemands vont arrê­ter, peut-être que leur mettre des bâtons dans les roues accé­lé­re­ra les arres­ta­tions… Chacun, c’est bien humain, craint pour sa peau ; mieux vaut se tapir en priant que le temps passe que de ten­ter le pire. « Défendez-vous bec et ongles », exhorte l’un de ses cama­rades dans l’une des pages de leurs jour­naux ; des acti­vistes de l’OJC par­viennent à pro­vo­quer des incen­dies et à abattre le com­man­dant de la police juive. La répres­sion et les dépor­ta­tions « ordi­naires », par mil­liers chaque jour à cer­taines périodes, frappent la résis­tance de front : « Nous voyons fondre notre orga­ni­sa­tion. Tout ce que nous avons mis sur pied pen­dant de longues et dures années de guerre dis­pa­raît dans le cata­clysme géné­ral. » 300 000 Juifs du ghet­to seront dépor­tés le temps de l’occupation.

« Les civils se réfu­gient dans leurs caches ; les résis­tants se placent à leurs postes de com­bat. Les rues sont vides. L’ennemi entre par petits groupes. »

Fin 1942. L’Armia Krajowa — le mou­ve­ment de résis­tance polo­nais à l’ex­té­rieur du ghet­to — par­vient à leur faire par­ve­nir des armes. Une poi­gnée, seule­ment. Dix revol­vers. Une pre­mière bataille de rue se solde par un désastre (« Nous y per­dons les meilleurs ») ; il faut chan­ger de stra­té­gie. L’OJC ne dis­pose pas de l’é­qui­pe­ment suf­fi­sant pour affron­ter l’en­ne­mi ain­si, au corps à corps, dans un tel dis­po­si­tif ; l’es­car­mouche est désor­mais pri­vi­lé­giée. Leurs actions, fussent-elles mar­gi­nales, marquent une rup­ture dans les men­ta­li­tés du ghet­to : « Pour la pre­mière fois, les Juifs se convainquent que l’on peut faire quelque chose contre la volon­té et la force alle­mandes. » L’ennemi n’est pas invin­cible, en tout cas pas intou­chable. Plus que le nombre de cadavres alle­mands prime l’im­pact psy­cho­lo­gique. Ce moment, dans l’air du temps col­lec­tif, où plus rien ne sera plus comme avant. Dehors, dans tout le pays, on gonfle les exploits et les vic­toires de l’OJC. Edelman et les siens s’en­traînent : le moral et le corps astreints à une dis­ci­pline mili­taire ; ils collent des affiches aux murs et sur les façades des habi­ta­tions afin de trans­mettre leur mes­sage à la popu­la­tion emmu­rée — de jour en jour, l’or­ga­ni­sa­tion s’im­pose comme la seule force consti­tuée du ghet­to, la seule auto­ri­té res­pec­tée (ou redou­tée). Les Juifs sont de moins en moins nom­breux à se rendre, de façon volon­taire, aux ras­sem­ble­ments décré­tés par les Allemands — ceux-là mêmes qui per­mettent le trans­port, en wagon de mar­chan­dises, vers Treblinka —, et l’OJC pour­suit ses actions de gué­rilla urbaine, incen­diant locaux et trains. « Les Allemands sont de plus en plus mal à l’aise dans le ghet­to. Ils éprouvent non seule­ment l’hos­ti­li­té ouverte des francs-tireurs, mais aus­si celle de toute la popu­la­tion qui, sans hési­ter, obéit aux ordres du com­man­de­ment de l’OJC. »

Un impôt est ins­tau­ré pour l’a­chat d’armes — l’argent est emme­né « côté aryen » et les pas­seurs reviennent avec armes à feu et explo­sifs. Un ate­lier de gre­nades et de cock­tail Molotov est mis en place et les col­la­bo­ra­teurs juifs abat­tus sans ména­ge­ment (ces « âmes dam­nées ven­dues aux Allemands », note Edelman dans ses Mémoires). Les Allemands ont de plus en plus de mal à vider le ghet­to. Le 19 avril 1943, ce der­nier est encer­clé. Les civils se réfu­gient dans leurs caches ; les résis­tants se placent à leurs postes de com­bat. Les rues sont vides. L’ennemi entre par petits groupes. Puis pénètrent les tanks et les véhi­cules. Le silence, par­tout, et puis, d’un coup, un feu concen­tré. Grenades, rafales, balles de fusil. « La rue est jon­chée de cadavres alle­mands. » Un tank en flammes, bar­ri­cades, ambu­lances, des avions sur­volent les zones de com­bats. Un autre tank est incen­dié. La bataille a duré du petit matin jus­qu’au début de l’a­près-midi : c’est une vic­toire abso­lue pour l’OJC. Nouvel assaut, le len­de­main ; nou­velle vic­toire pour l’OJC. Les com­bats se pour­suivent au fil des jours mais l’ef­fet de sur­prise — les Allemands n’a­vaient pas ima­gi­né que les Juifs pussent oppo­ser une telle résis­tance — tend à dis­pa­raître, au pro­fit des seuls rap­ports de force numé­rique. Le 1er mai, ils chantent L’Internationale. La « lutte finale » pour la déli­vrance du « genre humain », par­mi les déblais, les cama­rades cre­vés, le sang qui tarde à sécher. « Ces mots et ce chant, écrit Edelman, dont les ruines enfu­mées ren­voient l’é­cho témoignent que la jeu­nesse socia­liste se bat dans le ghet­to. » Mais les muni­tions manquent, en plus des den­rées. Edelman et ses com­pa­gnons trouvent de l’eau et du sucre dans les loge­ments des familles dépor­tées. L’OJC pos­sède vingt fusils, 500 pis­to­lets, 600 gre­nades et cock­tails Molotov6 pour affron­ter les deux mille sol­dats de l’ar­mée du Reich. Les chiens de cette der­nière traquent les planques ; le com­man­de­ment de l’OJC finit par être encer­clé, sept jours plus tard.

[Soldats allemands dans le ghetto incendié | DR]

Ordre a été don­né par les auto­ri­tés nazies d’in­cen­dier la tota­li­té du ghet­to. Les habi­tants de Varsovie aper­çoivent les flammes par-des­sus l’en­ceinte — cer­tains Juifs, pris à leur piège, se défe­nestrent. L’asphalte fond sous les pieds et les vitres implosent. Nombre de résis­tants se sui­cident plu­tôt que de tom­ber dans les mains alle­mandes ; l’un d’eux abat mère et sœur, avant de retour­ner l’arme contre lui ; Edelman et quelques autres par­viennent à se diri­ger dans les égouts — des gre­nades ont été dis­po­sées par l’en­ne­mi, à chaque sor­tie, et des gaz sont déver­sés dans les gale­ries. Ils y passent deux jours : « Les secondes durent des mois. » Le 10 mai, à dix heures du matin, ils sou­lèvent une plaque d’é­gout ouvrant sur la ville : des cama­rades, qu’ils avaient pu pré­ve­nir, les y atten­daient. Bernard Goldstein racon­te­ra, dans L’Ultime com­bat : « La foule assis­ta avec stu­pé­fac­tion et ter­reur à une scène extra­or­di­naire. Blones et quelques autres bon­dirent près du camion, la mitraillette bra­quée sur les pas­sants attrou­pés. Malgré leur aspect d’épuisement, la flamme qui brillait dans leurs yeux indi­quait clai­re­ment leur réso­lu­tion farouche de tirer sur qui­conque ose­rait s’approcher. Leurs com­pa­gnons, sque­let­tiques, pareils à des reve­nants, la mitraillette accro­chée au cou, sor­tirent un à un de l’égout. Ils avaient per­du tout aspect humain. Une fois mon­té dans le camion, cha­cun met­tait son arme en posi­tion, prêt à défendre chè­re­ment sa vie. Quand tous furent embar­qués, le camion démar­ra en trombe et gagna le bois de Lomianki près de Varsovie, où nous avions pré­pa­ré des cachettes pro­vi­soires7» Certains ne par­viennent pas à sor­tir de l’é­gout. La plaque retombe… « Nous qui avons sur­vé­cu, note Edelman, nous vous lais­sons le soin d’en conser­ver tou­jours la mémoire vivante. » Ainsi s’a­chèvent ses Mémoires.

« L’homme est modeste mais la réa­li­té dément ses dires : à peine sor­ti du ghet­to, il rejoint la résis­tance polo­naise et par­ti­cipe aux combats. »

Les res­ca­pés sont au nombre de 40, sur les quelques cen­taines qui se sou­le­vèrent du 19 avril au 16 mai 1943 — c’est-à-dire vingt-huit jours (les chiffres varient : 220 insur­gés, entre treize et vingt-deux ans, selon Edelman ; 700, selon l’his­to­rien Henri Michel dans son essai Et Varsovie fut détruite ; cer­taines sources vont jus­qu’à 1 000). Au terme de ce mois de com­bats, le ghet­to compte 13 000 morts juifs et l’Allemagne reven­di­que­ra, offi­ciel­le­ment, 17 sol­dats morts et 93 bles­sés. Un héros, Marek Edelman ? Le com­man­dant de l’in­sur­rec­tion refuse le qua­li­fi­ca­tif. Les membres de l’OJC, racon­te­ra-t-il, savaient tous que le com­bat était per­du d’a­vance mais ils pré­fé­raient mou­rir les armes à la main que nus dans une chambre à gaz. Le vrai cou­rage, dira-t-il, c’é­tait eux : « Leur mort était beau­coup plus héroïque8. » L’homme est modeste mais la réa­li­té dément ses dires : à peine sor­ti du ghet­to, il rejoint la résis­tance polo­naise et par­ti­cipe aux com­bats. L’armée alle­mande, mieux équi­pée et en sur­nombre, les contraint à capi­tu­ler après de vio­lents affron­te­ments. Varsovie sera détruite à 90 % pour punir les Polonais. La guerre prend fin et le pays se mue en République popu­laire, diri­gée par un gou­ver­ne­ment sous l’é­gide de Staline.

Contre le « communisme » de caserne

Edelman est deve­nu un car­dio­logue, des plus répu­tés, à l’hô­pi­tal Sterling de la ville de Łódź. Il y res­te­ra — mal­gré un ren­voi, à la fin des années 1960, occa­sion­né par une cam­pagne anti­sé­mite — jus­qu’en 2007, alors âgé de 88 ans. Dans une post­face à ses Mémoires, écrite en 1993, il fait entendre que « le géno­cide marque l’é­chec de vingt siècles de pro­grès de la civi­li­sa­tion ». Et conclut sur ces lignes : « Puisse l’homme ne pas détruire son espèce. Puisse le meurtre ne pas deve­nir titre de gloire. » En 2008, dans les pages d’un autre ouvrage, La Vie mal­gré le ghet­to, il se confie (chose rare : sa plume, de cou­tume, est sèche, lapi­daire, peu expan­sive) : « Jusqu’à aujourd’­hui, j’ai gar­dé tout ça dans mes tripes. » Après s’être oppo­sé à l’in­té­gra­tion du Bund au sein du Parti com­mu­niste, l’an­cien résis­tant se met en tra­vers du régime en place au nom des idéaux éman­ci­pa­teurs qui l’a­niment depuis sa jeu­nesse : il milite, en 1976, au sein du Comité de défense des ouvriers, qui s’op­pose à la répres­sion des tra­vailleurs en grève et imprime, clan­des­ti­ne­ment, des textes du socia­liste bri­tan­nique George Orwell. Quatre ans plus tard, Edelman milite au sein de Solidarność, une fédé­ra­tion de syn­di­cats née en 1980 et menée par Lech Wałęsa. Un an après, le méde­cin est mis aux arrêts — cinq jours durant. Il refuse par ailleurs de célé­brer les qua­rante ans de l’in­sur­rec­tion du ghet­to de Varsovie aux côtés du pou­voir : on ne peut, dira-t-il, louan­ger la liber­té sous un régime de coer­ci­tion. Le mur de Berlin s’é­croule et la IIIe République de Pologne est pro­cla­mée, au pre­mier jour de l’an 1990, mar­quant la fin du régime pro-sovié­tique. « N’est pas seule­ment enne­mi celui qui te tue, mais aus­si celui qui est indif­fé­rent. […] Ne pas aider et tuer, c’est la même chose9 », pense Edelman : ne reste que l’ac­tion comme éthique de vie.

[Wladka Meed et Marek Edelman, 1966 | DR]

Aux côtés des partisans de Palestine

Le géné­ral Ariel Sharon décla­ra un jour : « Personne n’a le droit — per­sonne ! — de tra­duire Israël en jus­tice devant le tri­bu­nal du monde10. » L’énoncé a le mérite de la fran­chise. Edelman, fumée de gau­loises et whis­ky, ignore lui aus­si com­ment tour­ner autour du pot : il parle dru, cru. Une jour­na­liste venue d’Israël l’in­ter­roge un jour de 200611. N’est-ce pas légi­time de se « défendre », même bru­ta­le­ment, et de conte­nir la vio­lence pales­ti­nienne ? « Ça, c’est votre phi­lo­so­phie d’Israélienne, celle qui consiste à pen­ser qu’on peut tuer vingt Arabes pour­vu qu’un Juif reste en vie. Chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu ni pour une Terre pro­mise. » Mais n’é­tait-il pas per­ti­nent de créer un foyer juif en Palestine ? « Il eût mieux valu créer un État juif en Bavière ! » La jour­na­liste lui rétorque que Mahmoud Ahmadinejad tient le même dis­cours ; Edelman pouffe, caus­tique : « Il a rai­son, le cli­mat y est excellent ! » Mais Israël n’a-t-il pas été fon­dé pour pan­ser les plaies béantes du géno­cide juif ? « Si Israël a été créé, c’est grâce à un accord pas­sé entre la Grande-Bretagne, les États-Unis et l’URSS. Pas pour expier les 6 mil­lions de Juifs assas­si­nés en Europe, mais pour se par­ta­ger des comp­toirs au Moyen-Orient. » Et le bun­diste d’ac­cu­ser Israël d’a­voir anéan­ti l’illustre mémoire juive et yid­dish : « Israël s’est créé sur la des­truc­tion de cette immense culture juive mul­ti­sé­cu­laire ». Aux Israéliens d’as­su­mer leur envi­ron­ne­ment géo­gra­phique, plu­tôt que de se voir en cita­delle occi­den­tale assié­gée : « Quand on a vou­lu vivre au milieu de mil­lions d’Arabes, pour­suit-il, on doit lais­ser le métis­sage faire son œuvre. » Edelman envoie le coup final : « En Israël, je me sens comme un tou­riste en terre étran­gère. » Auprès des jour­na­listes Anka Grupinska et Wlodzimierz Filipek, il avait déjà confié en 1985, pour le jour­nal CZAS, que le sio­nisme était et res­te­rait « une cause per­due » et que « les Arabes » avaient entiè­re­ment « rai­son » d’es­ti­mer que c’é­tait à l’Allemagne de payer les pots cas­sés et non à la Palestine — et Edelman de pré­dire que l’État d’Israël, arti­fi­ciel dans sa construc­tion même, n’a que de peu de chances de per­du­rer de la sorte.

« Regardez autour de vous. Regardez l’Irlande. Après cin­quante ans d’une guerre san­glante, la paix est arri­vée. »

Le car­dio­logue pes­tait contre « les pro­fes­sion­nels de la mémoire » qui ins­tru­men­ta­li­saient le ghet­to de Varsovie et avait sus­ci­té, quatre ans aupa­ra­vant, les foudres de nombre d’Israéliens en adres­sant, le 1er août 2002, une lettre ouverte, via Haaretz, à « tous les chefs d’or­ga­ni­sa­tions pales­ti­niennes mili­taires, para­mi­li­taires ou de gué­rilla, à tous les sol­dats de groupes mili­tants pales­ti­niens ». En pleine seconde Intifada, donc — les atten­tats-sui­cides pales­ti­niens frap­paient alors de plein fouet la popu­la­tion civile. Après s’être pré­sen­té et avoir rap­pe­lé que l’OJC n’a­vait jamais, par res­pect des prin­cipes et des valeurs humaines, atten­té à la vie d’un seul civil alle­mand, l’an­cien résis­tant lan­çait : « Regardez autour de vous. Regardez l’Irlande. Après cin­quante ans d’une guerre san­glante, la paix est arri­vée. D’anciens enne­mis mor­tels se sont assis à la même table. Regardez la Pologne, Wałęsa et Kuron. Sans coup férir, le sys­tème cri­mi­nel com­mu­niste a été défait. À la fois vous et l’État d’Israël devez chan­ger radi­ca­le­ment d’at­ti­tude. Vous devez vou­loir la paix pour sau­ver des cen­taines et peut-être des mil­liers de gens, pour créer un meilleur ave­nir pour ceux que vous aimez, pour vos enfants. Je sais de ma propre expé­rience que l’ac­tuel dérou­le­ment des évé­ne­ments dépend de vous, les chefs mili­taires. L’influence des acteurs poli­tiques et civils est beau­coup plus petite. […] Peut-être cette guerre, la guerre qui ne peut être gagnée, peut-elle être stop­pée et rem­pla­cée par des pour­par­lers qui mènent à un accord. Peut-être devrions-nous cher­cher un média­teur, qui n’a pas besoin d’être un poli­tique, mais plu­tôt une per­son­na­li­té d’au­to­ri­té morale irré­fra­gable, quel­qu’un qui place la vie dans la digni­té et la paix pour tout le monde au-des­sus de tout objec­tif poli­tique. » Son nom et son pré­nom, en guise de conclusion.

Un choc, oui, pour Israël : Edelman, bien que condam­nant les actions kami­kazes, parle d’é­gal à égal avec les uni­tés de com­bat pales­ti­niennes et, usant du terme com­bien pré­cis et conno­té de « par­ti­sans », induit l’i­dée que les com­bat­tants pales­ti­niens sont des résis­tants et non, selon le vocable en usage, des « ter­ro­ristes ». Partisan, comme lui le fut contre le nazisme. Edelman — que le phi­lo­sophe Edgar Morin pré­sente, dans son indis­pen­sable Le Monde moderne et la ques­tion juive, comme un « judéo-gen­til rétif à l’is­raé­lo-cen­trisme12 » — n’a « pas bonne presse13 » dans l’État hébreu, déclare un ancien ambas­sa­deur d’Israël en France. Il est à noter que le docu­men­taire L’Énergie du déses­poir. La révolte du ghet­to de Varsovie ne men­tionne jamais le nom d’Edelman, au pro­fit de la mémoire des seuls insur­gés sionistes.

[Un enfant palestinien dans Gaza bombardée, le 19 octobre 2014| Mahmud Hams | AFP]

« Ironie de l’his­toire, écrit dans Sur la fron­tière le mili­tant paci­fiste israé­lien Michel Warschawski, le sio­nisme, qui vou­lait faire tom­ber les murailles du ghet­to, a créé le plus grand ghet­to de l’his­toire juive, un ghet­to sur­ar­mé14 ». Et Warschawski de s’ins­crire en faux, à plu­sieurs reprises, contre l’embrigadement israé­lien de la mémoire du ghet­to de Varsovie — ain­si, ce jour de 2009 dans les colonnes de L’Humanité : « Comme à Varsovie, où les faibles se bat­taient contre les puis­sants, de petits groupes contre une immense armée, des inno­cents contre des bar­bares (hymne aux com­bat­tants du ghet­to que, dans ma famille, on lisait chaque année, le soir de Pâque), et comme à Varsovie, dans le ghet­to Gaza, les dam­nés de la terre sont en train d’infliger des pertes dou­lou­reuses aux forces occu­pantes15»

*

Sur son cer­cueil, en octobre 2009, le dra­peau rouge du Bund. Une cho­rale entonne l’hymne du mou­ve­ment, Di Shvue… « Di fon, di royte, iz hoykh », « Le dra­peau rouge est haut »… Lorsqu’on lui deman­da naguère ce qui était le plus impor­tant dans la vie, Edelman répon­dit « la vie elle-même ». Et « la liber­té16 ». Triste impair, que l’on ne sau­rait pas­ser sous silence : en 2003, Edelman approu­va la guerre contre l’Irak, per­sua­dé que cela pou­vait mettre un terme au régime « dic­ta­to­rial » et « fas­ciste » de Saddam Hussein. Il expli­qua dans un entre­tien accor­dé à la chaîne polo­naise TVN24, puis publié dans l’heb­do­ma­daire Przekroj, que la non-inter­ven­tion des Alliés, en Pologne, l’a­vait à ce point mar­qué qu’il n’en­ten­dait pas que l’on pût res­ter les bras croi­sés lors­qu’une nation, de par le monde, se voyait en proie à la ter­reur d’un régime. De la même façon que les Américains avaient par­ti­ci­pé à la libé­ra­tion de l’Europe, durant la Seconde Guerre mon­diale, Edelman esti­mait, han­té par la figure d’Hitler, qu’ils pou­vaient jouer un rôle posi­tif en Irak. Il dis­pa­raî­trait six ans plus tard et l’a­ve­nir lui don­ne­rait tort : le 25 octobre 2015, Tony Blair en per­sonne pré­sen­te­rait ses « excuses » et admet­trait que l’é­mer­gence de Daech n’é­tait, il est vrai, pas sans lien avec ladite guerre « démocratique ».

Une fois l’an, Edelman se recueillait devant le monu­ment à la mémoire des com­bat­tants du ghet­to. Son fichu carac­tère était légen­daire — revêche, âpre, auto­ri­taire, franc jus­qu’à la bru­ta­li­té —, son cou­rage aus­si. Il pré­fé­rait la paix mais esti­mait que la guerre demeu­rait par­fois néces­saire tant il avait souf­fert des démis­sions et des lâche­tés que cer­taines paix entraînent. Et si Edelman n’é­tait pas croyant (il jurait même qu’il n’a­vait « rien de com­mun avec Dieu17 »), il n’en était pas moins juif : un Juif de mémoire et de culture. Dans un entre­tien publié par les édi­tions L’âge d’homme, à la ques­tion de savoir ce que signi­fiait être juif à ses yeux, le car­dio­logue répon­dit : « Il sera tou­jours contre le pou­voir. Le Juif a tou­jours un sen­ti­ment de com­mu­nion avec les faibles18» Mais « mal­heu­reu­se­ment, jura celui qui pas­sa sa vie à son­der les cœurs, il y a plus de haine, dans l’homme, que d’a­mour19 ».


Photographie de ban­nière : Paweł Kula | PAP


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  1. Certaines sources font état de deux dates de nais­sance dif­fé­rentes : 1919 ou 1922 — nous optons ici pour la pre­mière, la plus usuelle.
  2. Marek Edelman, La Vie mal­gré le ghet­to, Liana Levi, 2010.
  3. Nous tra­dui­sons, de l’anglais. « Marek Edelman », The Telegraph, 4 octobre 2009.
  4. Source : Esco Foundation, 1947.
  5. M. Edelman, Mémoires du ghet­to de Varsovie, Liana Levi, 2010.
  6. Chiffres four­nis par Henri Michel dans Et Varsovie fut détruite, Albin Michel, 1984, p. 167.
  7. Bernard Goldstein, L’Ultime com­bat. Nos années au ghet­to de Varsovie, Zones, 2008.
  8. Nous tra­dui­sons, de l’anglais. « Marek Edelman », The Telegraph, op. cit.
  9. « Minorités », L’Autre Europe, L’âge d’homme, 1986, p. 72.
  10. Cité par Régis Debray dans À un ami israé­lien, Flammarion, 2010, p. 101.
  11. Pour le Yediot Aharonot, tra­duit et publié par Courrier inter­na­tio­nal le 12 avril 2006.
  12. Gentil au sens de « goy ». Voir Edgar Morin, Le Monde moderne et la ques­tion juive, Seuil, 2007, p. 180.
  13. Voir « Marek Edelman, le révol­té du ghet­to », Le Monde, 19 avril 2008.
  14. Michel Warschawski, Sur la fron­tière, Pluriel, 2009, p. 297.
  15. Michel Warschawski, « Ghetto Gaza – L’appel », L’Humanité, 8 jan­vier 2009.
  16. « Marek Edelman nie żyje », www.dziennik.pl, 2 octobre 2009.
  17. Entretien pour CZAS, mené par Anka Grupinska et Wlodzimierz Filipek, 1985.
  18. « Minorités », L’Autre Europe, op. cit., p. 72.
  19. Entretien à la chaîne polo­naise TVN24.

REBONDS

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