Cartouches (49)


Des cor­distes sur des chan­tiers, Orwell pillé, les excur­sions d’un géo­graphe, la nou­velle extrême droite, l’a­nar­chisme social, la cui­sine col­lec­tive, une sta­tion en orbite, le désert dans la ville, la guerre contre la nature, les droits de l’homme en débat, des chats espa­gnols et un vil­lage ita­lien : nos chro­niques du mois de décembre.


Chroniques sur cordes, d’Eric Louis

Ancien cor­diste, c’est par bribes qu’Eric Louis nous livre ce quo­ti­dien qui mal­traite les corps ouvriers, entre le froid d’hi­ver des chan­tiers et la four­naise des silos. Un quo­ti­dien où l’on s’éreinte, sou­vent pour à peine plus d’un Smic, à déca­per des murs encras­sés, où l’on défie les lois de la gra­vi­té et de la sécu­ri­té. Jusqu’à ris­quer sa vie et à la perdre, par­fois. « On a le droit d’aspirer à ren­trer chez nous le soir en un seul mor­ceau. […] On n’est pas des acro­bates. On n’est pas des cas­ca­deurs. On est des pro­fes­sion­nels. » Ces mots que pro­nonce un cor­diste suite au décès de Quentin, hap­pé par un silo et la désin­vol­ture meur­trière de l’entreprise Cristal Union, disent la dan­ge­ro­si­té du métier, le peu de (re)connaissance qui l’accompagne, la dif­fi­cul­té à prendre conscience de ses droits et à s’organiser dans une pro­fes­sion qui, aux quatre coins du ter­ri­toire, tourne à l’interim. Mais il arrive que d’un drame sur­gisse du col­lec­tif : fin 2018, à l’approche du pro­cès de Cristal Union, encore elle, six ans après l’ensevelissement mor­tel d’Arthur et Vincent, une asso­cia­tion est fon­dée : Cordistes en colère, cor­distes soli­daires. Depuis, elle tisse des liens entre les tra­vailleurs, sou­tient les acci­den­tés et leurs proches, milite pour de meilleures condi­tions de tra­vail. La dif­fu­sion et les béné­fices de ce petit ouvrage, fabri­qué de A à Z par des béné­voles, ser­vi­ront la lutte. Le 4 octobre 2019, le ver­dict était ren­du pour l’accident de Quentin : l’entreprise éco­pait d’une amende avec sur­sis ; la filiale de Cristal Union n’était pas citée à com­pa­raître. « Ils ont tué Quentin une deuxième fois », écrit Eric Louis. Face à cela, Chroniques sur cordes, c’est aus­si le refus de lais­ser étouf­fer la mémoire des vic­times. Pour que plus un com­pa­gnon de cor­dée ne subisse le même sort, ni une pre­mière, ni une deuxième fois. [C.G.]

Les Cordistes en colère, 2019

Dans la tête d’Orwell — La véri­té sur l’au­teur de 1984, de Christopher Hitchens

Il fau­drait bou­der chaque ouvrage dont le titre, ou le sous-titre, contient le mot « véri­té » : cela pue à plein nez le « bon coup ». Nous nous per­met­tons ici une excep­tion : l’au­teur est mort et l’é­di­tion anglaise, parue en 2002, s’in­ti­tu­lait Why Orwell mat­ters. Cœur de feu, cer­veau de glace, c’est la ligne que l’ou­vrage entend suivre pour rap­pe­ler que la « véné­ra­tion siru­peuse » dont le roman­cier bri­tan­nique est désor­mais l’ob­jet relève de l’af­front, non de l’hom­mage. Plus qu’une bio­gra­phie (que dire de plus après celle, exem­plaire, de Bernard Crick ?), Hitchens pro­pose, la plume empreinte d’une sérieuse légè­re­té, une déam­bu­la­tion dans l’œuvre-vie du mili­tant socia­liste anti­fas­ciste auquel on doit, entre autres choses, l’in­ven­tion de l’ex­pres­sion « guerre froide ». Anticolonialiste, anti­ca­pi­ta­liste et inter­na­tio­na­liste : fidèle, le por­trait ne cède pas aux sirènes de la com­plai­sance : oui, Orwell était homo­phobe et hos­tile au fémi­nisme. « Cherchera-t-on à piller la tombe d’Orwell ? Il fau­drait des com­pé­tences si spé­ci­fiques que per­sonne, sans doute, ne s’y ris­que­ra. Et encore moins peut-être les réac­tion­naires de toutes ten­dances », écrit l’au­teur. Pari man­qué. On le sait : en France tout au moins, les adver­saires du camp de l’é­man­ci­pa­tion ne ratent plus une occa­sion de se dire « orwel­liens ». Détrousseurs incultes, pro­fa­na­teurs de sépul­tures, magouilleurs média­tiques : ceux-là copu­lent sur le cadavre d’Orwell en pous­sant cette sorte de cri satis­fait que l’on entend lors des raz­zias. Les libé­raux ché­rissent l’op­po­sant à Staline en pié­ti­nant le mili­tant prêt à tom­ber pour le Parti ouvrier d’u­ni­fi­ca­tion mar­xiste ; les néo­ré­pu­bli­cains louent le patriote pour mieux taire le révo­lu­tion­naire qui tenait le colo­nia­lisme et le nazisme pour sem­blable ordure ; les conser­va­teurs célèbrent son éloge de la « décence ordi­naire » pour tirer pro­fit de l’au­ra d’un rebelle quand ils n’ont d’autre pas­sion que l’ordre. Une déam­bu­la­tion, disions-nous : un remède aux cyniques, aus­si. [L.T.]

Saint-Simon, 2019

Autour du cairn, d’Alexandre Chollier

« Toucher, sai­sir, sou­pe­ser, tour­ner une pierre dans sa main, puis la poser sur le cairn : voi­là une expé­rience somme toute assez banale. Mais à bien y pen­ser, il vaut la peine de la faire sienne et de l’é­tu­dier sous toutes les cou­tures. » C’est au moment de clore son par­cours autour du cairn que le géo­graphe Alexandre Chollier revient sur la démarche qui l’a conduit à pro­po­ser ce livre. Le cairn, sous sa plume, se rami­fie dans le sol fécond de l’é­ty­mo­lo­gie, de l’an­thro­po­lo­gie et de la géo­gra­phie de ses pairs — les liber­taires Piotr Kropotkine et Élisée Reclus, dont il s’é­chine avec les édi­tions Héros-Limite à réédi­ter l’œuvre. C’est une pen­sée de la rela­tion, de l’ou­ver­ture aus­si — la poé­sie de Rilke n’est jamais loin —, qui s’or­ga­nise depuis ce qui n’est en appa­rence qu’un simple tas de pierres. Mais, « matière à pen­ser » et « manière de pen­ser le concret », celui-ci invite à repor­ter son atten­tion sur une pra­tique pay­sa­gère uni­ver­selle, celle de faire tenir les pierres par leur seule accu­mu­la­tion. Les excur­sions auprès des peuples du Grand Nord dont l’inuk­suk à sil­houette humaine a depuis long­temps intri­gué les obser­va­teurs, ou avec les nomades mon­gols, dont les ovoo servent autant de repère, de lieu de ren­contre ou de mémoire, invitent à se décen­trer. Parce que le cairn se sai­sit sou­vent au cours d’une marche, les voya­geurs que furent Nicolas Bouvier, les poètes de la Beat gene­ra­tion Jack Kerouac et Gary Snyder occupent les pages de leurs réflexions faites en mou­ve­ment. En convo­quant les auteurs et autrices qui façonnent sa pen­sée, Alexandre Chollier pour­suit jusque dans la forme de son texte ce qui, pour lui, défi­nit ce curieux arte­fact : « la par­ti­ci­pa­tion est [sa] pierre angu­laire ». Participation au pay­sage qui le porte, au monde qui l’en­toure, au che­mi­ne­ment des voya­geurs qui le croisent, le cairn repré­sente un milieu en per­ma­nent deve­nir. « Du solide on passe ain­si au soli­daire. » Les péré­gri­na­tions du géo­graphe ont cela de pré­cieux qu’elles invitent à un par­cours intel­lec­tuel conti­nu depuis le concret, pour y reve­nir sans cesse. Résolument, le cairn fait situa­tion. [R.B.]

Héros-limite, 2019

Le Nouvel extré­misme de droite, de Theodor W. Adorno

« Prendre conscience de l’agitation fas­ciste et des fon­de­ments psy­cho­so­cio­lo­giques de son suc­cès », c’est ce à quoi nous invite ce petit livre. Présenté par l’é­di­teur comme un « manuel d’au­to-défense », il est consti­tué de la retrans­crip­tion inédite d’une confé­rence du phi­lo­sophe et socio­logue Theodor Adorno, ain­si que d’une post­face de l’historien contem­po­rain Volker Weiss. Tenue en 1969, la com­mu­ni­ca­tion d’Adorno prend place dans un contexte immé­diat par­ti­cu­lier : la mon­tée du NPD, par­ti d’extrême droite alle­mand fon­dé en 1964. La conscience de la guerre et de la Shoah est encore très vive. Très atten­tif à ne pas com­mettre d’anachronismes, il acte néan­moins, dans un expo­sé à bâtons rom­pus, les filia­tions des droites extrêmes sur le ter­rain du res­sen­ti­ment, des appels à la per­son­na­li­té auto­ri­taire, du for­ma­lisme juri­dique, etc. Autant de « ficelles » acti­vées par ces cou­rants idéo­lo­giques dont la sub­stance poli­tique est la pro­pa­gande elle-même. Fondamentalement anti-intel­lec­tua­listes, car construits sur de pures tech­niques de pou­voir et non des théo­ries bien agen­cées, ces mou­ve­ments s’attaquent « à ceux qui portent l’esprit ». Aujourd’hui, nous dit Weiss, ce mélange d’anti-intellectualisme, d’antimarxisme et d’antisémitisme, bête noire d’Adorno, est de nou­veau pré­sent dans la figure réac­tion­naire du « mar­xisme cultu­rel ». Si 50 ans nous séparent de ce texte, reste la pres­cience du phi­lo­sophe sur les fan­tasmes de « sub­mer­sion » par les tra­vailleurs étran­gers ou les appels à la « vraie démo­cra­tie ». En ces temps troubles, que la post­face se charge de rap­pe­ler, la vigi­lance doit nous por­ter à aigui­ser notre atten­tion sur ce qui, à mots désor­mais cou­verts, s’ex­prime pour gagner l’at­ten­tion d’un public encore nom­breux. Plus d’actualité que jamais, cette saillie d’Adorno : « [O]n peut dire que toutes les expres­sions idéo­lo­giques de l’extrémisme de droite sont carac­té­ri­sées par un conflit per­ma­nent entre ce que l’on ne peut pas dire et ce qui doit mettre l’auditoire en ébul­li­tion […]. » [J.C.]

Climats, 2019

Changer sa vie sans chan­ger le monde — L’anarchisme contem­po­rain entre éman­ci­pa­tion indi­vi­duelle et révo­lu­tion sociale, de Murray Bookchin

Voilà enfin dis­po­nible en langue fran­çaise le pam­phlet que le théo­ri­cien com­mu­na­liste Murray Bookchin publia au mitan des années 1990. Comme de juste chez l’au­teur, la charge est rude : l’a­nar­chisme, auquel Bookchin a appar­te­nu avant de prendre quelques dis­tances pour mieux pro­duire la syn­thèse pour laquelle on le connaît aujourd’­hui, se retrouve sur le banc des accu­sés. Du moins, et la nuance n’est pas ano­dine, un cer­tain cou­rant de cette longue tra­di­tion poli­tique et phi­lo­so­phique. Bookchin part d’un constat : l’a­nar­chisme n’est plus le mou­ve­ment popu­laire qu’il a été, en Espagne notam­ment. Et pro­pose les expli­ca­tions sui­vantes : depuis les années 1970, le voi­ci gan­gre­né par la petite-bour­geoi­sie et les adeptes du New Age, les mys­tiques et les post­mo­dernes, les sec­ta­teurs de Michel Foucault et les lau­da­teurs de la vie de bohème, les aven­tu­riers et les spon­ta­néistes, les rêveurs nietz­schéens et les thu­ri­fé­raires de l’in­co­hé­rence, les enne­mis de la théo­rie arti­cu­lée et les adeptes du graf­fi­ti. Bref, de la « bouillie ». L’anarchisme n’est plus socia­liste, donc com­mu­nau­taire, mais indi­vi­dua­liste et exis­ten­tiel. Trop d’entre ses mili­tants, assure Bookchin en ali­gnant les coups sans halte aucune, ont déser­té le ter­rain social : des rebelles inof­fen­sifs pour l’ordre éta­bli, voi­là tout. Non pas des révo­lu­tion­naires. Le père fon­da­teur de l’é­co­lo­gie sociale rap­pelle pour l’oc­ca­sion que toute poli­tique d’é­man­ci­pa­tion est affaire d’or­ga­ni­sa­tion, de masses, de struc­tures, d’ins­ti­tu­tions et de pro­grammes. Si cer­tains exemples, donc cer­taines polé­miques, ont vieilli (qui, de nos jours, se réclame encore d’Hakim Bey ?), la sub­stance même du conflit résonne tou­jours de toute sa force : cela n’a bien sûr pas échap­pé aux édi­tions Agone. Un appel, en creux, au com­mu­nisme liber­taire. [E.C.]

Agone, 2019

Cantines, pré­cis d’or­ga­ni­sa­tion de cui­sine collective

S’il ne fait aucun doute que l’a­li­men­ta­tion soit elle aus­si un champ de bataille, on peine à trou­ver dans les rayons dédiés des livres de recettes poli­tiques. Ce « pré­cis d’or­ga­ni­sa­tion de cui­sine col­lec­tive » se trou­ve­ra moins aux côtés des spé­cia­listes de la table que sur les étals des librai­ries liber­taires, en amont de mani­fes­ta­tions ou au cours d’oc­cu­pa­tions. Il pour­ra alors être immé­dia­te­ment utile à son acqué­reur. C’est la tri­viale mais émi­nente ques­tion de la nour­ri­ture col­lec­tive que pose Cantines, et ce de manière pra­tique. La qua­trième de cou­ver­ture peut rap­pe­ler à cer­tains la ten­sion qu’il y a à cui­si­ner en masse : c’est avec les mots d’Orwell que le col­lec­tif entend rap­pe­ler ce qu’im­plique nour­rir une cen­taine de per­sonnes, avec plu­sieurs plats, au même moment. Tout devient affaire d’or­ga­ni­sa­tion. Un peu d’es­pace et quelques moti­vés ne suf­fisent pas : la cui­sine col­lec­tive ne s’im­pro­vise pas. C’est par l’ap­pro­vi­sion­ne­ment en éner­gie, l’hy­giène ou la vais­selle que débute le livre, avant que ne soient pré­sen­tés les ali­ments clés à uti­li­ser. Les entre­tiens, issus de ren­contres avec des actrices et des acteurs de can­tines mili­tantes à tra­vers la France, témoignent des mul­tiples manières de faire de la cui­sine un moyen pour péren­ni­ser les luttes exis­tantes et sou­te­nir celles à venir. Un four à bois mobile dans un vil­lage céve­nol, des squats et stands ali­men­taires à Rennes… Les autrices et les auteurs sont ano­nymes ; pour cause : de même que la cui­sine pro­po­sée ici, ce livre est le fruit d’un col­lec­tif fait de ren­contres et d’é­changes. Il recèle d’un poten­tiel de fête immense pour qui s’en sai­sit. [R.B.]

Auto-édi­tion, 2019

Shangri-La, de Mathieu Bablet

Cette bande des­si­née convie le lec­teur dans un futur loin­tain, où la Terre est deve­nue inha­bi­table, son air irres­pi­rable. Autour de la pla­nète bleue, une sta­tion spa­tiale est en orbite ; y vit le reste de l’hu­ma­ni­té. Tianzhu Enterprise orga­nise et régente la vie : chaque habi­tant tra­vaille pour l’en­tre­prise, qui, en échange, lui four­nit des cré­dits per­met­tant d’a­che­ter des pro­duits Tianzhu. Elle exerce ain­si un contrôle sur tous les citoyens en entre­te­nant un consu­mé­risme débri­dé, où cha­cun est cen­sé s’ac­com­plir dans une vie tota­le­ment dévouée à la com­pa­gnie. Créés arti­fi­ciel­le­ment, des ani­moïdes — ani­maux anthro­po­mor­phi­sés avec les mêmes capa­ci­tés cog­ni­tives que les humains — peuplent éga­le­ment la sta­tion. Relégués au plus bas de la socié­té, ils subissent moque­ries, mépris et vio­lences quo­ti­diennes de la part des humains. Shangri-La ? Cela désigne une zone de Titan, l’in­hos­pi­ta­lier satel­lite de Saturne, où un pro­gramme de ter­ra­for­ma­tion est mené depuis des cen­taines d’an­nées. Les ambi­tions de Tianzhu ne s’ar­rêtent pas là puisque ses diri­geants ont pour pro­jet de créer une nou­velle espèce d’hu­mains plus grands, plus forts et plus résis­tants, pour peu­pler Titan — le pro­jet homo stel­la­ris. Scott, un homme char­gé d’en­quê­ter sur des explo­sions qui ont détruit des sta­tions-labo­ra­toires où Tianzhu œuvre à l’ombre, affiche un sou­tien sans faille au régime tota­li­taire. Tout n’est-il pas par­fai­te­ment orga­ni­sé ? la liber­té d’a­che­ter le der­nier gad­get suf­fi­sante ? Cette cer­ti­tude va bien­tôt s’en trou­ver ébran­lée. [M.B.]

Ankama, 2016

Le Jour où le désert est entré dans la ville, de Guka Han

Si l’on attend d’une nou­velle sa chute, il convien­drait par­fois de prê­ter atten­tion à l’at­mo­sphère sin­gu­lière qu’elle com­pose, tenue au fil des pages. Une même ambiance se pro­page dans l’en­semble du recueil ; le pari de bai­gner le lec­teur dans une langue est éga­le­ment réus­si. L’autrice — c’est là son pre­mier ouvrage — y assume l’abs­trac­tion comme fil conduc­teur de ces huit nou­velles. Les noms, les dates et les lieux sont absents. Les termes les dési­gnant ont l’in­dé­fi­ni pour com­mune condi­tion. Les nar­ra­trices suc­ces­sives par­tagent une confon­dante dis­tance avec le monde qui les entoure. C’est tou­jours avec une même évi­dente indif­fé­rence qu’elles y cherchent un inter­lo­cu­teur, un sou­ve­nir, une amie, ou qu’elles s’é­chinent à sur­vivre. Ainsi de la pro­ta­go­niste de « Ouïe », dont la volon­té de faire taire l’ac­ti­vi­té qui l’en­toure l’a conduit à la sur­di­té. Ainsi, éga­le­ment, de la voya­geuse de « Luoes », étran­gère dans une ville informe où, de tout côté, le désert est entré. Les phrases répondent à un style blanc, imper­son­nel, mais res­tent pré­cises dans ce qu’elles décrivent : une sen­sa­tion ou l’ab­sence de celle-ci, une ren­contre ou l’é­vi­te­ment de cette der­nière. Comme l’ex­prime Guka Han dans « Einmal », « dans ce pay­sage indé­fi­ni, les mots étaient comme englou­tis avant même d’être pro­fé­rés ». Dès lors, dit-elle ailleurs, « les choses les plus insi­gni­fiantes [prennent] un nou­veau relief ». C’est le cas d’un gâteau d’an­ni­ver­saire lais­sé par hasard auprès d’un sans-abri ; d’un bâton­net sur lequel du sucre rose est res­té col­lé qui est offert à un homme ; d’un cor­pus­cule attra­pé et qui, peut-être, se trouve être de la neige. Chaque évé­ne­ment est accueilli par une prose qui en étouffe le fra­cas. Une calme incom­pré­hen­sion habite ce qui sur­vient, et toute chose s’en trouve trans­for­mée. [R.B.]

Verdier, 2020

Vers des huma­ni­tés éco­lo­giques, sui­vi de Oiseaux de pluie, de Deborah Bird Rose et Libby Robin

« Nos socié­tés sont basées sur une double guerre — une guerre contre la nature et une guerre contre les autoch­tones. » C’est depuis ce constat, infor­mé par leur car­rière res­pec­tive d’eth­no­logue et d’his­to­rienne de l’en­vi­ron­ne­ment, que Deborah Bird Rose et Libby Robin sou­lignent la néces­si­té de déco­lo­ni­ser les sciences et d’é­man­ci­per les savoirs oppri­més por­tant sur les rela­tions humaines à l’en­vi­ron­ne­ment. Les scis­sions internes, entre sciences du monde phy­sique et du monde social, n’ont pas grand sens si on recon­naît les vastes réseaux d’in­ter­con­nexions qui carac­té­risent la vie com­mune. De même, c’est dans un dia­logue conti­nu avec les arts que la pra­tique scien­ti­fique peut s’ou­vrir à ce qu’elle rejette par méthode. Enfin, et sur­tout, les deux autrices appellent à inté­grer les savoirs ver­na­cu­laires autoch­tones aux savoirs scien­ti­fiques, afin d’en recon­naître la per­ti­nence : les uns comme les autres par­ti­cipent aux mêmes « réci­pro­ci­tés ter­restres ». La connec­ti­vi­té, qu’elle soit entre les êtres et leur milieu, entre les diverses pra­tiques ou comme para­digme scien­ti­fique est le maître mot de cet essai. Si le pos­tu­lat selon lequel le dua­lisme nature/culture serait à démys­ti­fier est rebat­tu depuis une ving­taine d’an­nées — le pre­mier texte date de 2004 —, les deux cher­cheuses y ajoutent un pro­gramme scien­ti­fique pour que les huma­ni­tés envi­ron­ne­men­tales le prennent en charge dans les faits. La viva­ci­té actuelle de l’an­thro­po­lo­gie indique que les pistes entrou­vertes ont en par­tie été sui­vies. L’une des voies à emprun­ter serait celle d’une « expres­si­vi­té […] à la fois vigou­reuse et rigou­reuse », pas­sant par des récits non pas inven­tés mais emprun­tés à une situa­tion don­née, qui en res­ti­tue­rait la com­pré­hen­sion. Le second texte illustre cette pro­po­si­tion. À par­tir de l’ap­pel de la grue bol­ga, un oiseau de pluie, les autrices pro­posent une éthique envi­ron­ne­men­tale située géo­gra­phi­que­ment, fon­dée à la fois sur des savoirs éco­lo­giques, la parole des habi­tants et leurs mythes. Les édi­tions Wildprojet inau­gurent avec cet ouvrage une nou­velle col­lec­tion, cen­sée consti­tuer une « petite biblio­thèque d’é­co­lo­gie popu­laire ». Cette pre­mière pierre fait figure de mani­feste. [R.B.]

Wildproject, 2019

Les Droits de l’homme rendent-ils idiots ?, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère

Le pré­sent livre fait suite à une explo­ra­tion com­men­cée, en 2016, avec Le Procès des droits de l’homme — Généalogie d’un scep­ti­cisme démo­cra­tique. Cette fois, pour aller au cœur du débat, les auteurs ont fait le choix de l’accessibilité et de la briè­ve­té. Reprenant les cri­tiques les plus sou­vent oppo­sées aux droits de l’homme, les auteurs n’esquivent pas les dif­fi­cul­tés et entrent en dis­cus­sion ser­rée avec leurs contra­dic­teurs contem­po­rains — tels Marcel Gauchet, Pierre Manent ou Jean-Claude Michéa. Mais ils n’hésitent pas à affir­mer avec force per­ti­nence le déca­lage fla­grant qui existe entre la mise en accu­sa­tion régu­lière des droits de l’homme (source de la déli­ques­cence de nos socié­tés par des droits tou­jours plus nom­breux, ato­mi­sa­tion des col­lec­tifs) et la réa­li­té (celle d’un nombre tou­jours plus éle­vé de sans-droits). En résu­mé : « En décembre 2018, lors du 70e anni­ver­saire de la Déclaration, nombres d’acteurs ou obser­va­teurs ont sou­li­gnés qu’un tel texte aurait peu de chance d’être adop­té aujourd’hui. » Si l’instrumentalisation néo­li­bé­rale et impé­ria­liste des droits de l’homme n’est pas pas­sée sous silence, le pro­pos du pré­sent livre remet d’équerre. Si la démons­tra­tion a été faite que le néo­li­bé­ra­lisme est très majo­ri­tai­re­ment un conser­va­tisme, fût-il paré de ver­tus pro­gres­sistes, il est impor­tant de rap­pe­ler que « les mou­ve­ments liés aux droits humains ne sont pour rien dans les poli­tiques mises en œuvre par les ins­ti­tu­tions finan­cières ». Et le livre d’a­voir la pers­pi­ca­ci­té de rap­pe­ler, contre les cari­ca­tures plus ou moins mal inten­tion­nées, « que ce soit en théo­rie ou en pra­tique, les droits de l’homme sont une coor­don­née néces­saire du débat démo­cra­tique, et cer­tai­ne­ment pas une sorte d’absolu » qui éva­cue­rait les débats col­lec­tifs. Ils sont au contraire l’élément per­met­tant la tenue de tels débats. [J.C.]

Seuil, 2019

Bataille de chats — Madrid 1936, d’Eduardo Mendoza

Cet épa­tant roman d’un des plus grands auteurs espa­gnols nous pro­mène dans la capi­tale espa­gnole, juste avant le sou­lè­ve­ment natio­na­liste de juillet 1936. Suivant les pas d’un expert bri­tan­nique de Vélazquez, com­plè­te­ment inculte en matière poli­tique, on se retrouve à fré­quen­ter à la fois les amis aris­to­crates de Primo de Rivera et de Franco, sous cou­vert d’une intrigue amou­reuse tor­tueuse, et les bas-fonds madri­lènes, petits bars à tapas et bor­dels où gra­vitent espions sovié­tiques, diplo­mates véreux et pros­ti­tuées au grand cœur. Perdu au beau milieu d’une atmo­sphère pré-révo­lu­tion­naire qui le dépasse, notre cri­tique d’art, Anthony Whitelands, tente de tirer son épingle du jeu en iden­ti­fiant un tableau incon­nu de Vélazquez, dont on aurait retrou­vé dans les caves d’un hôtel par­ti­cu­lier du duc de la Igualada un nu excep­tion­nel, jamais enre­gis­tré au cata­logue offi­ciel et sus­cep­tible de jeter une toute nou­velle lumière sur la vie et l’œuvre du peintre le plus emblé­ma­tique de la pénin­sule ibé­rique. Il y a du bur­lesque dans ce roman où l’Anglais adopte des airs de Don Quichotte le matin pour finir en Sancho Pança com­plè­te­ment ivre le soir ; de la tra­gé­die dans l’air avec le pres­sen­ti­ment des années sombres qui vont s’abattre sur un pays déchi­ré entre la dic­ta­ture mili­taire, la pos­si­bi­li­té de l’anarchisme et les manœuvres com­mu­nistes ; de la comé­die dans la des­crip­tion de per­son­nages plus ou moins incon­sis­tants mora­le­ment, cari­ca­tu­raux par­fois jusqu’à l’extrême. L’ensemble donne envie d’errer dans le quar­tier des Bellas Lettras, de pas­ser des heures au Prado et de se plon­ger dans une vaste his­toire de ces années qui auraient pu chan­ger le monde, tout en lais­sant à entendre que les pas­sions humaines, trop humaines, feront tou­jours le bon­heur de la police des forts. Il n’est pas cer­tain que le « recours à l’esthétique » et l’indifférence poli­tique de l’anti-héros bri­tan­nique consti­tuent un contre-modèle valable pour autant. Reste à cha­cun des chats de la bataille (les gatos, sur­nom des Madrilènes) à tirer son épingle en ten­tant d’échapper au cynisme — et de croire tout de même aux len­de­mains enchan­teurs. [A.B.]

Seuil, 2013

Le Soleil des Scorta, de Laurent Gaudé

Laurent Gaudé tisse là le des­tin d’une famille ita­lienne, les Scorta. L’épopée prend place à Montepuccio, petit vil­lage vibrant sous le soleil des Pouilles. La vie y est aride, vio­lente et tra­ver­sée par une lumière aveu­glante, à l’i­mage de cette dynas­tie domi­née par l’or­gueil et la rage. Rocco Scorta Mascalzone en est le pilier : ban­dit, tueur et vio­leur, il vit sans relâche sur ces terres qui ont « l’odeur puis­sante des tomates séchées ». Incarnation du chef de clan, il laisse à sa mort sa femme et trois enfants livrés à eux-mêmes. Leur vie s’en voit bou­le­ver­sée : cha­cun doit trou­ver sa nou­velle place dans ce vil­lage aux règles silen­cieuses. Maris, femmes, enfants, tous de vivre au rythme bien par­ti­cu­lier des super­sti­tions et des croyances ins­tau­rées au fil des géné­ra­tions. Le clan s’agrandit, se déchire, s’entretue par­fois : il faut être fier, fier d’être un Scorta avant toute chose. Quand Domenico offre la pos­si­bi­li­té à Elia, fils de Carmela, de par­tir loin du vil­lage, de quit­ter l’â­pre­té de Montepuccio pour faire sa vie à Milan, Naples ou Rome, il refuse. Domenico l’en­tend : « Il fait trop beau. Depuis un mois, le soleil tape. Il était impos­sible que tu partes. Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire cla­quer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop, cette terre. » Parmi les phrases courtes et sèches, par­mi la vio­lence, le roman­cier dis­tille sa poé­sie. [E.M.]

Actes Sud, 2004


Photographie de ban­nière : Ragnar Axelsson


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Ballast

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