Des cordistes sur des chantiers, Orwell pillé, les excursions d’un géographe, la nouvelle extrême droite, l’anarchisme social, la cuisine collective, une station en orbite, le désert dans la ville, la guerre contre la nature, les droits de l’homme en débat, des chats espagnols et un village italien : nos chroniques du mois de décembre.
☰ Chroniques sur cordes, d’Eric Louis
Ancien cordiste, c’est par bribes qu’Eric Louis nous livre ce quotidien qui maltraite les corps ouvriers, entre le froid d’hiver des chantiers et la fournaise des silos. Un quotidien où l’on s’éreinte, souvent pour à peine plus d’un Smic, à décaper des murs encrassés, où l’on défie les lois de la gravité et de la sécurité. Jusqu’à risquer sa vie et à la perdre, parfois. « On a le droit d’aspirer à rentrer chez nous le soir en un seul morceau. […] On n’est pas des acrobates. On n’est pas des cascadeurs. On est des professionnels. » Ces mots que prononce un cordiste suite au décès de Quentin, happé par un silo et la désinvolture meurtrière de l’entreprise Cristal Union, disent la dangerosité du métier, le peu de (re)connaissance qui l’accompagne, la difficulté à prendre conscience de ses droits et à s’organiser dans une profession qui, aux quatre coins du territoire, tourne à l’interim. Mais il arrive que d’un drame surgisse du collectif : fin 2018, à l’approche du procès de Cristal Union, encore elle, six ans après l’ensevelissement mortel d’Arthur et Vincent, une association est fondée : Cordistes en colère, cordistes solidaires. Depuis, elle tisse des liens entre les travailleurs, soutient les accidentés et leurs proches, milite pour de meilleures conditions de travail. La diffusion et les bénéfices de ce petit ouvrage, fabriqué de A à Z par des bénévoles, serviront la lutte. Le 4 octobre 2019, le verdict était rendu pour l’accident de Quentin : l’entreprise écopait d’une amende avec sursis ; la filiale de Cristal Union n’était pas citée à comparaître. « Ils ont tué Quentin une deuxième fois », écrit Eric Louis. Face à cela, Chroniques sur cordes, c’est aussi le refus de laisser étouffer la mémoire des victimes. Pour que plus un compagnon de cordée ne subisse le même sort, ni une première, ni une deuxième fois. [C.G.]
Les Cordistes en colère, 2019
☰ Dans la tête d’Orwell — La vérité sur l’auteur de 1984, de Christopher Hitchens
Il faudrait bouder chaque ouvrage dont le titre, ou le sous-titre, contient le mot « vérité » : cela pue à plein nez le « bon coup ». Nous nous permettons ici une exception : l’auteur est mort et l’édition anglaise, parue en 2002, s’intitulait Why Orwell matters. Cœur de feu, cerveau de glace, c’est la ligne que l’ouvrage entend suivre pour rappeler que la « vénération sirupeuse » dont le romancier britannique est désormais l’objet relève de l’affront, non de l’hommage. Plus qu’une biographie (que dire de plus après celle, exemplaire, de Bernard Crick ?), Hitchens propose, la plume empreinte d’une sérieuse légèreté, une déambulation dans l’œuvre-vie du militant socialiste antifasciste auquel on doit, entre autres choses, l’invention de l’expression « guerre froide ». Anticolonialiste, anticapitaliste et internationaliste : fidèle, le portrait ne cède pas aux sirènes de la complaisance : oui, Orwell était homophobe et hostile au féminisme. « Cherchera-t-on à piller la tombe d’Orwell ? Il faudrait des compétences si spécifiques que personne, sans doute, ne s’y risquera. Et encore moins peut-être les réactionnaires de toutes tendances », écrit l’auteur. Pari manqué. On le sait : en France tout au moins, les adversaires du camp de l’émancipation ne ratent plus une occasion de se dire « orwelliens ». Détrousseurs incultes, profanateurs de sépultures, magouilleurs médiatiques : ceux-là copulent sur le cadavre d’Orwell en poussant cette sorte de cri satisfait que l’on entend lors des razzias. Les libéraux chérissent l’opposant à Staline en piétinant le militant prêt à tomber pour le Parti ouvrier d’unification marxiste ; les néorépublicains louent le patriote pour mieux taire le révolutionnaire qui tenait le colonialisme et le nazisme pour semblable ordure ; les conservateurs célèbrent son éloge de la « décence ordinaire » pour tirer profit de l’aura d’un rebelle quand ils n’ont d’autre passion que l’ordre. Une déambulation, disions-nous : un remède aux cyniques, aussi. [L.T.]
Saint-Simon, 2019
☰ Autour du cairn, d’Alexandre Chollier
« Toucher, saisir, soupeser, tourner une pierre dans sa main, puis la poser sur le cairn : voilà une expérience somme toute assez banale. Mais à bien y penser, il vaut la peine de la faire sienne et de l’étudier sous toutes les coutures. » C’est au moment de clore son parcours autour du cairn que le géographe Alexandre Chollier revient sur la démarche qui l’a conduit à proposer ce livre. Le cairn, sous sa plume, se ramifie dans le sol fécond de l’étymologie, de l’anthropologie et de la géographie de ses pairs — les libertaires Piotr Kropotkine et Élisée Reclus, dont il s’échine avec les éditions Héros-Limite à rééditer l’œuvre. C’est une pensée de la relation, de l’ouverture aussi — la poésie de Rilke n’est jamais loin —, qui s’organise depuis ce qui n’est en apparence qu’un simple tas de pierres. Mais, « matièreà penser » et « manière de penser le concret », celui-ci invite à reporter son attention sur une pratique paysagère universelle, celle de faire tenir les pierres par leur seule accumulation. Les excursions auprès des peuples du Grand Nord dont l’inuksuk à silhouette humaine a depuis longtemps intrigué les observateurs, ou avec les nomades mongols, dont les ovoo servent autant de repère, de lieu de rencontre ou de mémoire, invitent à se décentrer. Parce que le cairn se saisit souvent au cours d’une marche, les voyageurs que furent Nicolas Bouvier, les poètes de la Beat generationJack Kerouac et Gary Snyder occupent les pages de leurs réflexions faites en mouvement. En convoquant les auteurs et autrices qui façonnent sa pensée, Alexandre Chollier poursuit jusque dans la forme de son texte ce qui, pour lui, définit ce curieux artefact : « la participation est [sa] pierre angulaire ». Participation au paysage qui le porte, au monde qui l’entoure, au cheminement des voyageurs qui le croisent, le cairn représente un milieu en permanent devenir. « Du solide on passe ainsi au solidaire. » Les pérégrinations du géographe ont cela de précieux qu’elles invitent à un parcours intellectuel continu depuis le concret, pour y revenir sans cesse. Résolument, le cairn fait situation. [R.B.]
Héros-limite, 2019
☰ Le Nouvel extrémisme de droite, de Theodor W. Adorno
« Prendre conscience de l’agitation fasciste et des fondements psychosociologiques de son succès », c’est ce à quoi nous invite ce petit livre. Présenté par l’éditeur comme un « manuel d’auto-défense », il est constitué de la retranscription inédite d’une conférence du philosophe et sociologue Theodor Adorno, ainsi que d’une postface de l’historien contemporain Volker Weiss. Tenue en 1969, la communication d’Adorno prend place dans un contexte immédiat particulier : la montée du NPD, parti d’extrême droite allemand fondé en 1964. La conscience de la guerre et de la Shoah est encore très vive. Très attentif à ne pas commettre d’anachronismes, il acte néanmoins, dans un exposé à bâtons rompus, les filiations des droites extrêmes sur le terrain du ressentiment, des appels à la personnalité autoritaire, du formalisme juridique, etc. Autant de « ficelles » activées par ces courants idéologiques dont la substance politique est la propagande elle-même. Fondamentalement anti-intellectualistes, car construits sur de pures techniques de pouvoir et non des théories bien agencées, ces mouvements s’attaquent « à ceux qui portent l’esprit ». Aujourd’hui, nous dit Weiss, ce mélange d’anti-intellectualisme, d’antimarxisme et d’antisémitisme, bête noire d’Adorno, est de nouveau présent dans la figure réactionnaire du « marxisme culturel ». Si 50 ans nous séparent de ce texte, reste la prescience du philosophe sur les fantasmes de « submersion » par les travailleurs étrangers ou les appels à la « vraie démocratie ». En ces temps troubles, que la postface se charge de rappeler, la vigilance doit nous porter à aiguiser notre attention sur ce qui, à mots désormais couverts, s’exprime pour gagner l’attention d’un public encore nombreux. Plus d’actualité que jamais, cette saillie d’Adorno : « [O]n peut dire que toutes les expressions idéologiques de l’extrémisme de droite sont caractérisées par un conflit permanent entre ce que l’on ne peut pas dire et ce qui doit mettre l’auditoire en ébullition […]. » [J.C.]
Climats, 2019
☰ Changer sa vie sans changer le monde — L’anarchisme contemporain entre émancipation individuelle et révolution sociale, de Murray Bookchin
Voilà enfin disponible en langue française le pamphlet que le théoricien communaliste Murray Bookchin publia au mitan des années 1990. Comme de juste chez l’auteur, la charge est rude : l’anarchisme, auquel Bookchin a appartenu avant de prendre quelques distances pour mieux produire la synthèse pour laquelle on le connaît aujourd’hui, se retrouve sur le banc des accusés. Du moins, et la nuance n’est pas anodine, un certain courant de cette longue tradition politique et philosophique. Bookchin part d’un constat : l’anarchisme n’est plus le mouvement populaire qu’il a été, en Espagne notamment. Et propose les explications suivantes : depuis les années 1970, le voici gangrené par la petite-bourgeoisie et les adeptes du New Age, les mystiques et les postmodernes, les sectateurs de Michel Foucault et les laudateurs de la vie de bohème, les aventuriers et les spontanéistes, les rêveurs nietzschéens et les thuriféraires de l’incohérence, les ennemis de la théorie articulée et les adeptes du graffiti. Bref, de la « bouillie ». L’anarchisme n’est plus socialiste, donc communautaire, mais individualiste et existentiel. Trop d’entre ses militants, assure Bookchin en alignant les coups sans halte aucune, ont déserté le terrain social : des rebelles inoffensifs pour l’ordre établi, voilà tout. Non pas des révolutionnaires. Le père fondateur de l’écologie sociale rappelle pour l’occasion que toute politique d’émancipation est affaire d’organisation, de masses, de structures, d’institutions et de programmes. Si certains exemples, donc certaines polémiques, ont vieilli (qui, de nos jours, se réclame encore d’Hakim Bey ?), la substance même du conflit résonne toujours de toute sa force : cela n’a bien sûr pas échappé aux éditions Agone. Un appel, en creux, au communisme libertaire. [E.C.]
Agone, 2019
☰ Cantines, précis d’organisation de cuisine collective
S’il ne fait aucun doute que l’alimentation soit elle aussi un champ de bataille, on peine à trouver dans les rayons dédiés des livres de recettes politiques. Ce « précis d’organisation de cuisine collective » se trouvera moins aux côtés des spécialistes de la table que sur les étals des librairies libertaires, en amont de manifestations ou au cours d’occupations. Il pourra alors être immédiatement utile à son acquéreur. C’est la triviale mais éminente question de la nourriture collective que pose Cantines, et ce de manière pratique. La quatrième de couverture peut rappeler à certains la tension qu’il y a à cuisiner en masse : c’est avec les mots d’Orwell que le collectif entend rappeler ce qu’implique nourrir une centaine de personnes, avec plusieurs plats, au même moment. Tout devient affaire d’organisation. Un peu d’espace et quelques motivés ne suffisent pas : la cuisine collective ne s’improvise pas. C’est par l’approvisionnement en énergie, l’hygiène ou la vaisselle que débute le livre, avant que ne soient présentés les aliments clés à utiliser. Les entretiens, issus de rencontres avec des actrices et des acteurs de cantines militantes à travers la France, témoignent des multiples manières de faire de la cuisine un moyen pour pérenniser les luttes existantes et soutenir celles à venir. Un four à bois mobile dans un village cévenol, des squats et stands alimentaires à Rennes… Les autrices et les auteurs sont anonymes ; pour cause : de même que la cuisine proposée ici, ce livre est le fruit d’un collectif fait de rencontres et d’échanges. Il recèle d’un potentiel de fête immense pour qui s’en saisit. [R.B.]
Auto-édition, 2019
☰ Shangri-La, de Mathieu Bablet
Cette bande dessinée convie le lecteur dans un futur lointain, où la Terre est devenue inhabitable, son air irrespirable. Autour de la planète bleue, une station spatiale est en orbite ; y vit le reste de l’humanité. Tianzhu Enterprise organise et régente la vie : chaque habitant travaille pour l’entreprise, qui, en échange, lui fournit des crédits permettant d’acheter des produits Tianzhu. Elle exerce ainsi un contrôle sur tous les citoyens en entretenant un consumérisme débridé, où chacun est censé s’accomplir dans une vie totalement dévouée à la compagnie. Créés artificiellement, des animoïdes — animaux anthropomorphisés avec les mêmes capacités cognitives que les humains — peuplent également la station. Relégués au plus bas de la société, ils subissent moqueries, mépris et violences quotidiennes de la part des humains. Shangri-La ? Cela désigne une zone de Titan, l’inhospitalier satellite de Saturne, où un programme de terraformation est mené depuis des centaines d’années. Les ambitions de Tianzhu ne s’arrêtent pas là puisque ses dirigeants ont pour projet de créer une nouvelle espèce d’humains plus grands, plus forts et plus résistants, pour peupler Titan — le projet homo stellaris. Scott, un homme chargé d’enquêter sur des explosions qui ont détruit des stations-laboratoires où Tianzhu œuvre à l’ombre, affiche un soutien sans faille au régime totalitaire. Tout n’est-il pas parfaitement organisé ? la liberté d’acheter le dernier gadget suffisante ? Cette certitude va bientôt s’en trouver ébranlée. [M.B.]
Ankama, 2016
☰ Le Jour où le désert est entré dans la ville, de Guka Han
Si l’on attend d’une nouvelle sa chute, il conviendrait parfois de prêter attention à l’atmosphère singulière qu’elle compose, tenue au fil des pages. Une même ambiance se propage dans l’ensemble du recueil ; le pari de baigner le lecteur dans une langue est également réussi. L’autrice — c’est là son premier ouvrage — y assume l’abstraction comme fil conducteur de ces huit nouvelles. Les noms, les dates et les lieux sont absents. Les termes les désignant ont l’indéfini pour commune condition. Les narratrices successives partagent une confondante distance avec le monde qui les entoure. C’est toujours avec une même évidente indifférence qu’elles y cherchent un interlocuteur, un souvenir, une amie, ou qu’elles s’échinent à survivre. Ainsi de la protagoniste de « Ouïe », dont la volonté de faire taire l’activité qui l’entoure l’a conduit à la surdité. Ainsi, également, de la voyageuse de « Luoes », étrangère dans une ville informe où, de tout côté, le désert est entré. Les phrases répondent à un style blanc, impersonnel, mais restent précises dans ce qu’elles décrivent : une sensation ou l’absence de celle-ci, une rencontre ou l’évitement de cette dernière. Comme l’exprime Guka Han dans « Einmal », « dans ce paysage indéfini, les mots étaient comme engloutis avant même d’être proférés ». Dès lors, dit-elle ailleurs, « les choses les plus insignifiantes [prennent] un nouveau relief ». C’est le cas d’un gâteau d’anniversaire laissé par hasard auprès d’un sans-abri ; d’un bâtonnet sur lequel du sucre rose est resté collé qui est offert à un homme ; d’un corpuscule attrapé et qui, peut-être, se trouve être de la neige. Chaque événement est accueilli par une prose qui en étouffe le fracas. Une calme incompréhension habite ce qui survient, et toute chose s’en trouve transformée. [R.B.]
Verdier, 2020
☰ Vers des humanités écologiques, suivi de Oiseaux de pluie, de Deborah Bird Rose et Libby Robin
« Nos sociétés sont basées sur une double guerre — une guerre contre la nature et une guerre contre les autochtones. » C’est depuis ce constat, informé par leur carrière respective d’ethnologue et d’historienne de l’environnement, que Deborah Bird Rose et Libby Robin soulignent la nécessité de décoloniser les sciences et d’émanciper les savoirs opprimés portant sur les relations humaines à l’environnement. Les scissions internes, entre sciences du monde physique et du monde social, n’ont pas grand sens si on reconnaît les vastes réseaux d’interconnexions qui caractérisent la vie commune. De même, c’est dans un dialogue continu avec les arts que la pratique scientifique peut s’ouvrir à ce qu’elle rejette par méthode. Enfin, et surtout, les deux autrices appellent à intégrer les savoirs vernaculaires autochtones aux savoirs scientifiques, afin d’en reconnaître la pertinence : les uns comme les autres participent aux mêmes « réciprocités terrestres ». La connectivité, qu’elle soit entre les êtres et leur milieu, entre les diverses pratiques ou comme paradigme scientifique est le maître mot de cet essai. Si le postulat selon lequel le dualisme nature/culture serait à démystifier est rebattu depuis une vingtaine d’années — le premier texte date de 2004 —, les deux chercheuses y ajoutent un programme scientifique pour que les humanités environnementales le prennent en charge dans les faits. La vivacité actuelle de l’anthropologie indique que les pistes entrouvertes ont en partie été suivies. L’une des voies à emprunter serait celle d’une « expressivité […] à la fois vigoureuse et rigoureuse », passant par des récits non pas inventés mais empruntés à une situation donnée, qui en restituerait la compréhension. Le second texte illustre cette proposition. À partir de l’appel de la grue bolga, un oiseau de pluie, les autrices proposent une éthique environnementale située géographiquement, fondée à la fois sur des savoirs écologiques, la parole des habitants et leurs mythes. Les éditions Wildprojet inaugurent avec cet ouvrage une nouvelle collection, censée constituer une « petite bibliothèque d’écologie populaire ». Cette première pierre fait figure de manifeste. [R.B.]
Wildproject, 2019
☰ Les Droits de l’homme rendent-ils idiots ?, de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère
Le présent livre fait suite à une exploration commencée, en 2016, avec Le Procès des droits de l’homme — Généalogie d’un scepticisme démocratique. Cette fois, pour aller au cœur du débat, les auteurs ont fait le choix de l’accessibilité et de la brièveté. Reprenant les critiques les plus souvent opposées aux droits de l’homme, les auteurs n’esquivent pas les difficultés et entrent en discussion serrée avec leurs contradicteurs contemporains — tels Marcel Gauchet, Pierre Manent ou Jean-Claude Michéa. Mais ils n’hésitent pas à affirmer avec force pertinence le décalage flagrant qui existe entre la mise en accusation régulière des droits de l’homme (source de la déliquescence de nos sociétés par des droits toujours plus nombreux, atomisation des collectifs) et la réalité (celle d’un nombre toujours plus élevé de sans-droits). En résumé : « En décembre 2018, lors du 70e anniversaire de la Déclaration, nombres d’acteurs ou observateurs ont soulignés qu’un tel texte aurait peu de chance d’être adopté aujourd’hui. » Si l’instrumentalisation néolibérale et impérialiste des droits de l’homme n’est pas passée sous silence, le propos du présent livre remet d’équerre. Si la démonstration a été faite que le néolibéralisme est très majoritairement un conservatisme, fût-il paré de vertus progressistes, il est important de rappeler que « les mouvements liés aux droits humains ne sont pour rien dans les politiques mises en œuvre par les institutions financières ». Et le livre d’avoir la perspicacité de rappeler, contre les caricatures plus ou moins mal intentionnées, « que ce soit en théorie ou en pratique, les droits de l’homme sont une coordonnée nécessaire du débat démocratique, et certainement pas une sorte d’absolu » qui évacuerait les débats collectifs. Ils sont au contraire l’élément permettant la tenue de tels débats. [J.C.]
Seuil, 2019
☰ Bataille de chats — Madrid 1936, d’Eduardo Mendoza
Cet épatant roman d’un des plus grands auteurs espagnols nous promène dans la capitale espagnole, juste avant le soulèvement nationaliste de juillet 1936. Suivant les pas d’un expert britannique de Vélazquez, complètement inculte en matière politique, on se retrouve à fréquenter à la fois les amis aristocrates de Primo de Rivera et de Franco, sous couvert d’une intrigue amoureuse tortueuse, et les bas-fonds madrilènes, petits bars à tapas et bordels où gravitent espions soviétiques, diplomates véreux et prostituées au grand cœur. Perdu au beau milieu d’une atmosphère pré-révolutionnaire qui le dépasse, notre critique d’art, Anthony Whitelands, tente de tirer son épingle du jeu en identifiant un tableau inconnu de Vélazquez, dont on aurait retrouvé dans les caves d’un hôtel particulier du duc de la Igualada un nu exceptionnel, jamais enregistré au catalogue officiel et susceptible de jeter une toute nouvelle lumière sur la vie et l’œuvre du peintre le plus emblématique de la péninsule ibérique. Il y a du burlesque dans ce roman où l’Anglais adopte des airs de Don Quichotte le matin pour finir en Sancho Pança complètement ivre le soir ; de la tragédie dans l’air avec le pressentiment des années sombres qui vont s’abattre sur un pays déchiré entre la dictature militaire, la possibilité de l’anarchisme et les manœuvres communistes ; de la comédie dans la description de personnages plus ou moins inconsistants moralement, caricaturaux parfois jusqu’à l’extrême. L’ensemble donne envie d’errer dans le quartier des Bellas Lettras, de passer des heures au Prado et de se plonger dans une vaste histoire de ces années qui auraient pu changer le monde, tout en laissant à entendre que les passions humaines, trop humaines, feront toujours le bonheur de la police des forts. Il n’est pas certain que le « recours à l’esthétique » et l’indifférence politique de l’anti-héros britannique constituent un contre-modèle valable pour autant. Reste à chacun des chats de la bataille (les gatos, surnom des Madrilènes) à tirer son épingle en tentant d’échapper au cynisme — et de croire tout de même aux lendemains enchanteurs. [A.B.]
Seuil, 2013
☰ Le Soleil des Scorta, de Laurent Gaudé
Laurent Gaudé tisse là le destin d’une famille italienne, les Scorta. L’épopée prend place à Montepuccio, petit village vibrant sous le soleil des Pouilles. La vie y est aride, violente et traversée par une lumière aveuglante, à l’image de cette dynastie dominée par l’orgueil et la rage. Rocco Scorta Mascalzone en est le pilier : bandit, tueur et violeur, il vit sans relâche sur ces terres qui ont « l’odeur puissante des tomates séchées ». Incarnation du chef de clan, il laisse à sa mort sa femme et trois enfants livrés à eux-mêmes. Leur vie s’en voit bouleversée : chacun doit trouver sa nouvelle place dans ce village aux règles silencieuses. Maris, femmes, enfants, tous de vivre au rythme bien particulier des superstitions et des croyances instaurées au fil des générations. Le clan s’agrandit, se déchire, s’entretue parfois : il faut être fier, fier d’être un Scorta avant toute chose. Quand Domenico offre la possibilité à Elia, fils de Carmela, de partir loin du village, de quitter l’âpreté de Montepuccio pour faire sa vie à Milan, Naples ou Rome, il refuse. Domenico l’entend : « Il fait trop beau. Depuis un mois, le soleil tape. Il était impossible que tu partes. Lorsque le soleil règne dans le ciel, à faire claquer les pierres, il n’y a rien à faire. Nous l’aimons trop, cette terre. » Parmi les phrases courtes et sèches, parmi la violence, le romancier distille sa poésie. [E.M.]
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