Entretien inédit pour le site de Ballast
Mettre fin à la propriété lucrative (entendre tirer profit de son patrimoine), abolir le marché de l’emploi et salarier l’ensemble des citoyens de leur majorité à leur mort : la proposition, chiffrée et détaillée, est claire. Mais comment la mettre en place ? Autrement dit : comment accéder au pouvoir ? C’est, dans ce second volet, l’une des questions que nous tenions à aborder avec Bernard Friot. Le salariat a mauvaise presse, dans le camp anticapitaliste, et l’urgence écologique oblige à penser toute transformation sociale à l’aune de celle-ci : ce sont là d’autres questions, auxquelles l’économiste et sociologue communiste n’a pas manqué de nous répondre…
Entre l’économie et la politique, vous passez facilement d’une catégorie à l’autre. Le « salaire à la qualification » — ou « salaire à vie » — est-il une mesure économique ou politique ?
Je suis de plus en plus tenté de répondre : politique. Pourquoi la gauche est-elle actuellement inaudible ? Parce qu’elle ne politise pas le travail. Elle campe sur une espèce de technologie fiscale — « réduire les inégalités en faisant payer les riches » — ou sur une « défense des services publics » qui s’adresse aux travailleurs comme consommateurs et non pas comme travailleurs ! Or ce qui fait mal aux tripes chez les personnes, c’est le travail. Être plus égaux, disposer de services publics, bien sûr, mais pour quoi faire ? Si c’est pour produire la même merde, si c’est pour être aussi en difficulté vis-à-vis de son travail… La question du manque de souveraineté sur le travail est au cœur de la difficulté de la conflictualité sociale actuelle. Or, conquérir cette souveraineté c’est sortir nos vies du chantage du capital dans ses deux dimensions : le chantage à la dette d’investissement et le chantage à l’emploi. Sortir du chantage à la dette en supprimant le crédit et en subventionnant l’investissement grâce à une socialisation de la valeur par une cotisation économique se substituant au profit capitaliste — comme nous l’avons fait pour construire l’outil de soins dans les années 1960. C’est la condition pour que l’outil de travail soit libéré des griffes du capital. Sortir du chantage à l’emploi en faisant de la qualification (et donc du salaire) un attribut de la personne et non pas du poste de travail — comme nous l’avons fait pour la fonction publique, pour les salariés à statut ou pour les retraités. Cela se dit très simplement : le salaire doit devenir un droit politique ; chaque adulte doit être doté d’un salaire de sa majorité politique à sa mort, ce salaire à la qualification personnelle qui s’est popularisé comme « salaire à vie ».
« Les stratégies de prise du pouvoir d’État comme préalable à la prise du pouvoir économique ont mené à des impasses, tout comme les alternatives
ici et maintenant. »
Au lieu de quoi la gauche parle de sécuriser les parcours professionnels, de sécuriser les revenus, de mettre en place un service public de l’emploi performant qui puisse accompagner les périodes de transitions et former en permanence, etc. Bref, rien qui ne supprime le marché du travail. Comment s’étonner que de tels mots d’ordre ne mobilisent pas ? Alors que « salaire à vie », ça prend pour des raisons politiques ! Monte en effet, surtout chez les jeunes, le sentiment diffus que nous devrions être reconnus comme producteurs en tant que personnes, sans avoir l’obligation de passer par des marchés (du travail ou des biens et services) sur lesquels nous n’avons aucune prise… Ce sentiment n’est pas forcément exprimé en des termes politiquement clairs — d’où la tentation de « revenu de base », une tentation qui montre a contrario toute l’irresponsabilité d’une gauche incapable de populariser le salaire comme droit politique ! Oui, il est urgent de politiser le travail et de le mettre au cœur du politique : pas plus que « le travail », « la valeur » n’existe. Il y a un travail et une valeur capitalistes dont les institutions centrales sont la propriété lucrative1 de l’outil et le marché du travail, et un travail et une valeur communistes qui fondent la souveraineté des travailleurs sur leur propriété de l’outil et sur le salaire comme droit politique. Le salaire à vie, c’est un droit politique pour donner du pouvoir économique.
Mais comment combiner la prise de pouvoir économique que vous appelez de vos vœux avec la prise de pouvoir politique ?
Vous touchez là un point sur lequel j’ai encore beaucoup à travailler… Et je ne suis manifestement pas le seul car les stratégies classiques de prise du pouvoir d’État comme préalable à la prise du pouvoir économique ont mené à des impasses, tout comme, symétriquement, celles de la généralisation, à l’échelle nationale, d’alternatives « ici et maintenant » multipliées. Ce que je retiens de mon travail de recherche sur la Sécurité sociale et sur le salaire, ce sont deux choses. La première est que la démocratie économique est au cœur de la démocratie politique pour plusieurs raisons : la classe révolutionnaire ne peut se construire que dans la maîtrise de la valeur, le pouvoir politique ne peut pas être démocratique tant que la production est le monopole de la bourgeoisie, capable de ce fait de prendre en otage la société. La citoyenneté s’éduque, s’enrichit et n’est effective que dans la responsabilité économique. La seconde est que la lutte de classes permet d’imposer la création et la pérennité d’institutions du travail macrosociales au service d’une production soit capitaliste, soit communiste : dans le premier cas, la socialisation de la valeur par centralisation du profit, le marché du travail et le crédit, et donc la propriété lucrative de l’outil ; dans le second, la socialisation de la valeur par la cotisation, la qualification personnelle et le droit politique au salaire, la subvention de l’investissement et donc la propriété non lucrative de l’outil de travail.
Vous avez dit une fois être « pour un dépérissement de l’État ». Mais aussi : « Je ne me méfie pas de l’État parce que je ne suis pas irresponsable. » Pouvez-vous clarifier votre position ?
Elle n’est pas très claire, comme vous le voyez… D’autant que mes recherches sur le salaire ne me donnent pas de compétence particulière en science politique ou en sociologie des organisations… Je suis pour une forme d’autogestion de l’État, sous deux dimensions. D’une part, les fonctionnaires sont beaucoup trop « au service de l’État » — une formule qui masque qu’ils sont en réalité au service du gouvernement en place. Le prétendu « service de l’État » est invoqué pour ne pas s’opposer au new public management, pour obéir à des ordres ou appliquer des procédures non conformes à la déontologie de service public, alors même que le statut de la fonction publique a été conquis pour donner aux travailleurs des services publics de quoi s’y opposer collectivement. Nous retrouvons, ici encore, le lancinant problème de l’absence d’organisation collective en vue de la maîtrise du travail concret. D’autre part, il est souhaitable que des fonctions étatiques soient assurées par les intéressés eux-mêmes : de 1947 à 1967, ce sont des travailleurs élus qui ont exercé le pouvoir dans les conseils d’administration du régime général, ce qui a mis en rage la bourgeoisie qui n’a eu de cesse de confier ce pouvoir aux députés, au gouvernement et aux hauts fonctionnaires — la trilogie constitutive du gouvernement capitaliste de l’État contre les travailleurs.
« Les institutions du politique sont absolument nécessaires — donc je ne peux pas faire l’impasse sur ce qu’on appelle l’État. »
Cela dit, les institutions du politique sont absolument nécessaires — donc je ne peux pas faire l’impasse sur ce qu’on appelle l’État. Je ne suis pas pour le changement des mots, plutôt de leur signification. L’État est nécessaire pour que la valeur ne soit pas confiée aux seules institutions de la valeur que seront les entreprises, les caisses de salaire ou d’investissement, les jurys et le service public de qualification, les syndicats, les collectivités propriétaires de l’outil de travail. La décision sur ce qu’on produit, où on le produit et la façon dont on le produit ne peut pas être laissée à la seule décision de ces institutions. De même qu’on ne confie pas l’armée aux seuls militaires, il n’est pas raisonnable de confier le travail aux seuls travailleurs : ils peuvent être par exemple pris dans une espèce d’hubris2 technologique qui fait qu’ils poursuivront une production non désirable… Il faut donc, à côté des institutions de la valeur, des institutions spécifiques du politique qui puissent imposer des décisions prises selon des critères qui mettent la valeur à distance.
Vous voyez dans le salariat la classe révolutionnaire en construction. Comment le comprendre, au regard de la méfiance historique des anticapitalistes à l’endroit, précisément, du salariat ?
C’est effectivement une proposition difficile à comprendre pour des militants qui, identifiant le salaire au prix de la force de travail, la situation de salarié au contrat de travail et le contrat de travail à la subordination, militent pour l’abolition du salariat. Or ces trois propositions sont aveugles sur le fait que la classe ouvrière est une classe pour soi3, en capacité d’instituer des alternatives à la pratique capitaliste de la valeur. Elles sont le témoignage du vol de l’histoire populaire, composante décisive de l’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste. Une première conquête salariale au début du XXe siècle est celle de l’emploi. Claude Didry a parfaitement montré4 que le Code du travail de 1910, en interdisant la sous-traitance et en créant le contrat de travail, a tout à la fois obligé les capitalistes à être directement employeurs, donc à s’exposer comme exploiteurs dans un conflit direct avec les travailleurs, et ouvert la voie à une institution du travail non capitaliste. C’est dans le cadre de ce contrat de travail qu’a été imposé, contre un patronat qui l’a toujours récusé, le salaire à la qualification de la convention collective qui est le contraire du prix de la force de travail. Mais bien mieux encore, le conflit sur le statut de la fonction publique, les nationalisations et la création du régime général de Sécurité sociale ont permis, en 1946, d’instituer massivement le salaire à la qualification personnelle, par dépassement du salaire à la qualification du poste qui définit l’emploi de la convention collective dans le secteur privé. Ce salaire à la qualification personnelle qualifie les personnes elles-mêmes, c’est-à-dire les pose dans leur capacité à produire de la valeur indépendamment de leur soumission au marché du travail.
Le salaire est souvent analysé comme un des rouages du système capitaliste…
… Alors que, tel qu’il s’institue en France au XXe siècle, je le vois comme étant au cœur du communisme ! Une lecture positiviste5 de Marx qui, à juste titre, définit la rémunération capitaliste comme le prix de la force de travail et la désigne comme du salaire, en déduit que, tant que nous ne sommes pas dans le « demain » communiste, le salaire est par nature capitaliste, et donc le prix de la force de travail… Comme façon de naturaliser une institution capitaliste, de la sortir de l’histoire et de nier l’histoire populaire, on ne fait pas mieux ! Quand on sait que tout l’effort syndical du XXe siècle a été de conquérir, contre le prix de la force de travail, le salaire à la qualification personnelle ! Si on n’est pas conscient du fait que des millions de personnes ont un salaire à la qualification personnelle, et qu’il s’agit là de prémices d’un nouveau statut, communiste, du producteur, dont il s’agit de poursuivre l’institution en généralisant à tous les plus de 18 ans le droit politique au salaire, cette base va s’effriter — après qu’on ait laissé tomber les postiers, puis les salariés d’EDF/GDF, les cheminots étaient tout seuls l’an dernier, et maintenant vient le tour des retraités et des fonctionnaires…
Mais on a parfois l’impression que vous grossissez le trait lorsque vous comptabilisez environ 17 millions de personnes qui ont « peu ou prou, un salaire à vie » ! Parmi celles-là, prenons un exemple concret : les professions libérales de santé touchent donc déjà un salaire à vie ?
« Mon milieu professionnel écrit beaucoup trop l’histoire de l’impuissance populaire, alors que notre boulot est au contraire d’écrire l’histoire de la puissance populaire. »
Si vous additionnez les fonctionnaires, les salariés à statut, la moitié des retraités (ceux dont la pension, supérieure au Smic, est proche de leur dernier salaire d’activité) et les salariés de branches dans lesquelles a été conquis un droit à la carrière, c’est-à-dire l’embauche sur un poste au moins aussi qualifié en cas de mutation ou de changement d’entreprise, vous constatez que le tiers des plus de 18 ans perçoivent un salaire directement (fonction publique, statuts, retraités) ou indirectement (salariés de la métallurgie, de la chimie ou de la banque, branches avec un droit à la carrière) lié à leur personne. Et il faut y ajouter, effectivement, les libéraux de santé de secteur 1, certes payés à l’acte — une situation qu’il faudra dépasser —, qui perçoivent le salaire socialisé de l’assurance maladie, un salaire lié à leur qualification et qui leur est garanti pratiquement dès l’ouverture de leur cabinet du fait de la solvabilisation de leur patientèle : aucune profession indépendante ne connaît cette libération vis-à-vis de la performance marchande ! Que le tiers des plus de 18 ans soient peu ou prou libéré du chantage à l’emploi est une immense conquête qui fait l’objet d’une haine de classe totale de la part de la bourgeoisie et qui ne peut être consolidée qu’en généralisant à tous les adultes le salaire comme droit politique. Le salariat désigne non pas des travailleurs dépendant du capital mais des travailleurs en train de s’en libérer grâce au statut de la fonction publique, au salaire socialisé du régime général de Sécurité sociale, aux autres institutions du salaire.
45 % du salaire total est aujourd‘hui socialisé pour la protection sociale6. Vous en déduisez qu’il y a un déjà-là, avec de vraies bases pour une pratique communiste de la valeur. On vous reproche de voir les choses de manière un peu optimiste…
Je « grossis le trait », je « vois les choses de manière un peu optimiste » ! Permettez-moi de remarquer combien ces énoncés témoignent de la sous-estimation des conquis de la classe révolutionnaire ! Et encore, vous êtes moins dubitatif que nombre d’« économistes atterrés » ou de responsables syndicaux et politiques qui nient carrément la nouveauté révolutionnaire des conquis de 1946 et des décennies qui ont suivi ! La classe dirigeante veille à ce que le récit officiel soit celui de nos défaites. Le vol de l’histoire populaire est un des lieux centraux de son hégémonie car il entretient les dominés dans l’impuissance. Je connais la responsabilité de mon milieu professionnel : il écrit beaucoup trop l’histoire de l’impuissance populaire, alors que notre boulot est au contraire d’écrire l’histoire de la puissance populaire. Faute de quoi, les mobilisations hésitent entre les deux écueils du défaitisme et du volontarisme.
Imaginons maintenant une société où le salaire à vie serait en place. Sans marché du travail, qui va faire le « tri » entre les bons et mauvais producteurs ?
Premièrement, le marché du travail n’est pas une bonne institution de régulation : on ne peut pas dire que les employeurs sélectionnent les meilleurs, loin de là, ni que l’extériorité du travail à nos vies soit performante quand on observe par exemple l’incroyable gâchis du chômage, des petits boulots, des compétences sous-utilisées et des travaux inutiles !
Il le fait mal, mais c’est lui qui le fait actuellement !
Il faut justement abandonner le marché du travail parce qu’il nous aliène en posant le travail comme étranger à nos personnes. Cette remarque vaut aussi pour ceux qui, travailleurs indépendants, voient leur reconnaissance comme travailleurs dépendre de leur performance sur un marché des biens et services qu’ils ne maîtrisent pas plus que les employés ne maîtrisent le marché du travail. Il s’agit d’opérer un changement de régime de la responsabilité. Le capitalisme nous exalte comme consommateurs mais nous irresponsabilise sur l’essentiel, la production de la valeur, tout en nous suspectant en permanence de ne pas être à notre place, de ne pas faire ce qu’il faut et en nous sanctionnant par un refus d’embauche, par le management, par le licenciement… Notre responsabilité se résume à l’amélioration de notre employabilité et l’école nous apprend à être responsables de notre seule orientation : choisir la bonne filière, devenir compétitifs sur le marché du travail. L’enjeu de la construction du communisme, c’est-à-dire de la responsabilité des travailleurs sur la production, est que nous devenions propriétaires de nos outils de travail et en capacité de décider de l’investissement, de ce qui va être produit, des collectifs de production, des accords internationaux nécessaires. Avec la conscience que la production de la valeur est de notre seule responsabilité : si nous ne sommes pas à la hauteur, il n’y aura pas assez à se partager, les défis territoriaux ou écologiques ne seront pas affrontés. Voilà un ressort de motivation très solide, surtout si dès l’école les savoirs sont transmis non plus en vue de la compétition sur le marché du travail mais pour donner à chacun le sens de son importance dans la responsabilité collective de la production, et si tout au long de la vie un service public de la qualification offre tant aux individus qu’aux collectifs de quoi mieux assumer cette responsabilité.
Mais comment ne pas tomber dans une espèce de relativisme qui considérerait que tout le monde est producteur de valeur quoiqu’il fasse, même s’il ne le fait pas bien ? Dit autrement : quelles institutions pour la régulation de la qualité du travail ?
« Le capitalisme ne se définit pas d’abord par le marché, mais par l’accumulation de capital grâce à l’extorsion de survaleur aux travailleurs réduits à l’état de forces de travail. »
À 18 ans, tout le monde aura le premier niveau de qualification du salaire à vie et sera assuré de la propriété d’usage de son outil de travail : tout le monde sera posé en capacité de responsabilité sur la valeur et outillé pour l’exercer. Première possibilité, la personne veut monter sa boîte : il faudra que son projet soit accepté pour obtenir des subventions, trouver des partenaires — donc le projet sera aussi examiné par des fournisseurs, des clients. Puis il faudra constituer un marché suffisant sinon elle fermera boutique : elle aura toujours son salaire mais ne pourra plus payer les fournisseurs. Il y aura bien une sanction, sauf que celle-ci ne sera plus l’absurde double peine d’aujourd’hui, où l’échec professionnel est doublé de la mort sociale. Les personnes conserveront leur qualification et donc leur salaire, elles n’auront aucune dette à rembourser, leur investissement ayant été subventionné. Deuxième possibilité, la personne ne souhaite pas monter sa boîte mais entrer dans un collectif existant. Encore faut-il qu’elle soit acceptée, car elle peut être refusée : elle continuera alors sa quête du lieu où pouvoir exprimer sa qualification. Dans ces collectifs, le contrat de travail ne mentionnera pas le salaire puisqu’il sera défini par la qualification personnelle, mais il pourrait mentionner des horaires, le type de tâches à faire, les responsabilités à assumer dans la gestion de l’entreprise, etc. Ce ne sera pas du tout une société sans obligation ni sanction, ça n’existe pas.
Vous dites en substance qu’il pourrait y avoir un marché des biens qui soit non capitaliste. Vous faites donc une distinction entre des formes d’économie de marché et le capitalisme ?
Absolument. Car le capitalisme ne se définit pas d’abord par le marché, sauf dans le fait qu’il fait de la force de travail une marchandise. Il se définit par l’accumulation de capital grâce à l’extorsion de survaleur aux travailleurs réduits à l’état de forces de travail. Il n’y a pas de validation des biens et services par le marché dans le capitalisme, contrairement à ce que laisse entendre le fétichisme de la marchandise. Il nous fait croire qu’au bout du compte, c’est le consommateur qui valide alors que n’arrivent sur le marché que des produits qui ont été sélectionnés et calibrés en amont du marché selon les règles de la rentabilité du capital. Prenons un exemple simple : se nourrir. La publicité et l’organisation capitaliste du travail nous incitent à ne pas faire, sinon de façon très sommaire, la cuisine (activité considérée comme dépassée) et donc à acheter de la nourriture industrielle. Certes, il y a un conflit entre Auchan et Carrefour, entre Lactalis et Bongrain pour savoir lequel va produire et distribuer cette nourriture. Mais qu’elle soit produite et distribuée par telle ou telle entreprise capitaliste ne changera rien au type de produit consommé, puisqu’il aura été produit uniquement selon les règles — identiques pour tous les producteurs — de valorisation du capital. Il y a des tas d’innovations refusées par les entreprises car jugées non rentables. Au contraire, certaines sont acceptées car elles permettent de faire une différence entre les produits, bien que présentant un caractère novateur complètement illusoire. C’est le calcul économique en amont du marché qui est décisif : les biens qui arrivent sur le marché ont déjà été validés par les actionnaires et les prêteurs. Il faut que nous restaurions le primat de l’utilité sociale, ce qui suppose que les biens et services ne soient plus produits pour mettre en valeur du capital. Et dans une telle logique, à côté de la gratuité de biens et services non marchands, le marché pourra être un très bon instrument d’allocation des ressources.
L’articulation du salaire à vie avec les contraintes écologiques reste à imaginer. Qu’est-ce qui va retenir les éventuelles pulsions consuméristes de personnes disposant d’un salaire suffisant pour vivre et pour consommer, de manière potentiellement nocive sur le plan environnemental ?
En dehors des biens de nécessité, que le capitalisme est d’ailleurs loin de fournir toujours correctement, comme en témoignent l’aide alimentaire, la pauvreté des transports de proximité et la médiocrité de tant de logements, la consommation est le lot de consolation qu’il offre à des travailleurs à qui il dénie toute responsabilité sur le travail. J’avais été très frappé par une pub dans le métro à propos d’un de ces inutiles services de livraison de nourriture à domicile dont le slogan était : « C’est bon de commander. » Alors que la population ne commande absolument rien sur l’essentiel… À partir du moment où nous sommes responsables du travail, de la production, nous n’avons plus besoin des colifichets d’une consommation inattentive à ses effets tant anthropologiques qu’écologiques. Je suis absolument convaincu que ce besoin de consommation que vous dénoncez est une caractéristique du capitalisme, non d’une prétendue nature humaine. Je ne crois pas du tout au caractère inéluctable d’une pulsion vers un toujours plus de consommation.
La question se pose tout de même de savoir comment gérer une éventuelle « demande » envers des produits importés de très loin. Ou que faire si des gens souhaitent voyager trois fois par an à l’autre bout du monde en prenant l’avion ?
« Tous les vols intérieurs, et nombre de vols continentaux, sont absolument inutiles dès lors que les trains de nuit sont rétablis et que les trains de jour offrent un confort de travail. »
Mais tous les vols intérieurs, et nombre de vols continentaux, sont absolument inutiles dès lors que les trains de nuit sont rétablis et que les trains de jour offrent un confort de travail tel qu’on perd bien moins de temps de travail en prenant le train plutôt que l’avion — ce qui est évident ! Et les coopérateurs de ScopTi ont fait la preuve avec 1336 qu’on peut produire des thés et des tisanes d’excellente qualité sans faire faire plusieurs fois le tour du monde aux intrants7. Je pense aussi aux Jeans 1083, faisant référence au nombre de kilomètres maximum parcourus par eux au cours de leur production. La logique capitaliste impose une division internationale du travail infiniment supérieure à celle qui est nécessaire. Sortir la production des griffes du capital est donc la première condition de changement des pratiques de consommation. Par ailleurs, si l’on veut — et il le faut — jouer directement sur ces pratiques, il s’agit non pas de culpabiliser les consommateurs en faisant appel à la morale individuelle, mais d’instituer à l’échelle macrosociale d’autres rapports à la consommation. Par exemple, en augmentant les salaires non pas sous forme d’espèces, mais par la solvabilisation d’accès à des produits conventionnés — comme nous l’avons fait pour l’assurance-maladie : un modèle qui a toute sa pertinence même s’il est entaché par le maintien du caractère capitaliste de la production de médicaments.
Modèle que vous souhaitez étendre avec la proposition de Sécurité sociale de l’alimentation…
On peut en effet transformer une partie du salaire actuel sous une autre forme de monnaie, en nature et non en espèces. Augmentons par exemple les salaires d’une cotisation de Sécurité sociale de l’alimentation d’un montant de 120 milliards, compensée par 120 milliards de non versement de dividendes ou de non remboursement de dettes d’investissement. 80 milliards correspondraient à un complément mensuel de la carte vitale, de sorte que chaque personne dispose de 100 euros par mois pour des achats alimentaires. Ces 100 euros ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés sur les critères suivants : production bio, paiement des travailleurs à la qualification personnelle, financement de l’investissement sans appel au crédit (bancaire ou du marché des capitaux), propriété de l’entreprise par les travailleurs. Les 40 milliards restant seront utilisés pour augmenter la production alternative à l’agro-business : achat de terres, soutien aux paysans souhaitant passer au bio, salaire à la qualification personnelle et subvention de l’investissement pour tous les alternatifs actuels (dans la production d’outils réparables, dans la production de biens alimentaires bruts ou transformés, dans la distribution et la restauration). À ce niveau d’intervention (la moitié de la consommation alimentaire), nous sommes en capacité d’engager une dynamique de sortie de la folie de l’agro-business. Et ce que je viens d’évoquer pour l’alimentation vaut bien sûr dans tous les domaines, à commencer par le transport de proximité, le logement et l’énergie. Socialiser la valeur dans des cotisations interprofessionnelles gérées par les travailleurs comme l’a été le régime général de Sécurité sociale pendant vingt ans, solvabiliser l’accès à toute une série de biens et services qui resteraient à prix, et cela sans fournir de marché public à des groupes capitalistes car ne seraient conventionnés que des producteurs et des distributeurs non capitalistes : nous avons là un formidable levier pour sortir la production de la fuite en avant dans laquelle l’entraîne le capitalisme, si folle d’un point de vue écologique, anthropologique et territorial.
On est loin des démarches individuelles du « consomm’acteur », non ?
Je me suis longtemps contenté de récuser toute cette thématique de la « consomm’action », car c’est vrai que c’est par la production qu’on peut sortir du capitalisme. Mais aujourd’hui j’ai changé radicalement mon mode de consommation. Pourquoi ? Parce que la façon dont on consomme est à la mesure de la façon dont on produit. Quelqu’un qui accepte de consommer n’importe quoi accepte de produire n’importe quoi. Dans le mépris de nombreux militants pour le changement de la consommation, il y a de l’indifférence à ce qu’ils produisent. Je conteste cette attitude contradictoire de tous ceux qui se moquent de l’action par la consommation mais qui ne s’auto-organisent pas collectivement dans leur entreprise pour changer radicalement la production. Une certaine éthique de la consommation est intéressante si elle est mise en cohérence avec une éthique de la production. La conquête du salaire à la qualification personnelle et de la copropriété d’usage de l’outil de travail est évidemment au service d’une production autre, mais ne pourra advenir que sur la base de l’auto-organisation des travailleurs pour une autre production, dès aujourd’hui. C’est pourquoi la proposition de Sécurités sociales sectorielles me semble très féconde car elles fourniront un outil macro-économique de mise en œuvre, entreprise par entreprise, d’un travail libéré du capital.
Photographies de bannière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast.
- Une propriété lucrative rémunère le droit de propriété (et non le travail), par l’exploitation d’un bien non utilisé par son propriétaire.[↩]
- Démesure.[↩]
- Marx est le premier a faire une distinction entre les concepts de classe en soi et de classe pour soi. La première est une classe sociale qui existe de fait, objectivement, mais dont les membres n’ont pas nécessairement conscience d’appartenir à la même classe. La classe pour soi, elle, est composée d’individus ayant conscience de leur appartenance commune et des intérêts qu’ils ont à défendre.[↩]
- Claude Didry, L’Institution du travail, La Dispute, 2016.[↩]
- Système philosophique pensé par Auguste Comte qui, à partir d’une théorie de la connaissance reposant sur la loi des trois « états », se caractérise par le refus de toute spéculation métaphysique et sur l’idée que seuls les faits d’expérience et leurs relations peuvent être objets de connaissance certaine.[↩]
- Concrètement, près de 45 % de la masse des salaires est versée sous forme de cotisations aux caisses de Sécurité sociale, de retraites, etc.[↩]
- En économie, un intrant est un élément entrant dans un processus de production.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Frédéric Lordon : « Rouler sur le capital », novembre 2018
☰ Lire notre article « Le salaire à vie : qu’est-ce donc ? », Léonard Perrin, mars 2018
☰ Voir notre débat « Salaire à vie et revenu de base : Bernard Friot et Baptiste Mylondo », juillet 2016
☰ Lire notre entretien avec Bernard Friot : « Nous n’avons besoin ni d’employeurs, ni d’actionnaires pour produire », septembre 2015
☰ Lire notre entretien avec Alain Bihr : « Étatistes et libertaires doivent créer un espace de coopération », mai 2015
☰ Lire notre article « Du pouvoir et de l’État », Daniel Bensaïd, avril 2015