Amandine Gay : « Nous, né·es sous le secret » [1/2]


Entretien inédit pour le site de Ballast

« Dans mes papiers de per­sonne née sous X, il est écrit : Mère maro­caine-père fran­çais… » Ainsi s’a­che­vait notre entre­tien avec la réa­li­sa­trice Amandine Gay, à l’oc­ca­sion de la sor­tie de son pre­mier film, Ouvrir la voix. Nous repre­nons le fil de l’é­change où nous l’a­vions lais­sé : les iden­ti­tés de fron­tières par le prisme des per­sonnes adop­tées à l’in­ter­na­tio­nal, imbri­quées dans ce qu’elle envi­sage comme un conti­nuum colo­nial. Une his­toire à soi est en salle : il nous immerge, cette fois, dans les archives de cinq Français adop­tés au Rwanda, au Brésil, en Australie, au Sri Lanka et en Corée du Sud. Adultes, ils et elles racontent l’en­fance, les trem­ble­ments ado­les­cents et leur regard d’a­dultes : aucun ne peut se satis­faire d’un dis­cours qui ferait d’eux des chan­ceux, res­ca­pés de lâches aban­dons. Pour se construire, il leur importe de se replon­ger dans la réa­li­té poli­tique de leurs ori­gines et dans celle de la cir­cu­la­tion d’en­fants des pays du Sud. Suite à la mobi­li­sa­tion de per­sonnes adop­tées, par­fois accom­pa­gnées de leurs familles, les cadres changent : on observe moins d’a­dop­tions inter­na­tio­nales. Amandine Gay fait par­tie d’une géné­ra­tion d’ar­chi­vistes ; plus que tout, son tra­vail refuse la page blanche.


Votre posi­tion de per­sonne adop­tée et de cher­cheuse semble vous per­mettre d’ob­ser­ver les méca­nismes de domi­na­tion avec un pied en dedans et l’autre en dehors. Est-ce ain­si que vous le percevez ?

La socio­logue éta­su­nienne Patricia Hill Collins a concep­tua­li­sé la notion de « out­si­der within ». Elle inter­roge, de sa place de femme noire uni­ver­si­taire, ce que ça signi­fie d’être simul­ta­né­ment absente des cadres théo­riques et des sujets de recherche, tout en se trou­vant par­ti­cu­liè­re­ment visible dans une car­rière uni­ver­si­taire qui compte si peu de per­sonnes noires, où les cur­sus n’ont pas été pen­sés pour elles. Elle y dévoile une forme d’hyperintégration — parce qu’on finit par faire par­tie des ins­ti­tu­tions — en même temps qu’une mar­gi­na­li­té ren­for­cée par cette hyper­in­té­gra­tion même. Cette idée a été reprise par les adop­tés trans­ra­ciaux aux États-Unis dans un ouvrage publié en 2006, inti­tu­lé Outsider within, wri­ting on trans­ra­cial adop­tion : un pre­mier recueil conçu par des uni­ver­si­taires et artistes adopté·es, qui ont abor­dé ce sujet en le décor­ti­quant sous l’angle de la socio­lo­gie, mais aus­si avec une pers­pec­tive déco­lo­niale. J’utilise le terme d’out­si­der within en anglais dans mes écrits car il est dif­fi­cile à tra­duire : être à la fois à la marge et au centre. Cette pos­ture explique pour­quoi, si on ne souffre pas de patho­lo­gies liées à son adop­tion et sans être dans le déni, cer­tains auront un regard per­çant et une capa­ci­té d’analyse sur le fonc­tion­ne­ment du groupe majo­ri­taire tout en occu­pant une place minoritaire.

Être adop­té ne suf­fit pas en soi à faire une iden­ti­té : c’est ce qui est ren­voyé aux per­sonnes ayant cette tra­jec­toire. Comment y répon­dez-vous ? 

« Mon sta­tut d’adop­tée ne se joue pas seule­ment au moment où je sors du sta­tut de mineure étrangère. »

C’est une erreur d’analyse du phé­no­mène de l’adoption de consi­dé­rer qu’être adop­té n’est pas une iden­ti­té, quand tu es carac­té­ri­sé tout au long de ta vie par cette per­cep­tion qu’ont les autres de toi. De la même façon que les assi­gna­tions raciales. Une iden­ti­té, c’est quelque chose à laquelle tu es assi­gné. Soit tu t’en reven­diques, soit tu t’en éman­cipes, mais tu n’as pas les moyens de dire « Non je ne suis pas une adop­tée ». De la même façon que je n’ai pas les moyens de dire « Je ne suis pas noire ». Je pour­rais faire le choix de n’être que la fille de mes parents adop­tifs, que le réel rat­tra­pe­rait. Par exemple, quand j’ai été confron­tée à des pro­blèmes de san­té néces­si­tant une hys­té­rec­to­mie1, je n’avais pas sous la main les anté­cé­dents médi­caux de ma famille bio­lo­gique, qui auraient été utiles à ce type d’opération.

Ainsi, mon sta­tut d’« adop­tée » ne se joue pas seule­ment au moment où je sors du sta­tut de mineure étran­gère iso­lée pour deve­nir la fille de Marie-Claude et René Gay. À 36 ans, le fait d’être adop­tée a tou­jours un impact sur ma vie quo­ti­dienne. Un impact sur ma san­té, comme sur la caté­go­ri­sa­tion raciale — mino­ri­taire — à laquelle je suis asso­ciée. L’adoption trans­na­tio­nale et trans­ra­ciale est com­pli­quée dans des pays qui peinent à abor­der fron­ta­le­ment les ques­tions raciales, qui peinent à com­prendre l’importance de la com­mu­nau­té comme lieu de trans­mis­sion de com­pé­tences cultu­relles, mais éga­le­ment de com­pé­tences d’autodéfense face aux dis­cri­mi­na­tions et aux agres­sions racistes. Pour les per­sonnes adop­tées, ce n’est pas simple de se fami­lia­ri­ser avec ce que peuvent être les cultures noires dans leur com­plexi­té. Mon appar­te­nance aux com­mu­nau­tés noires se trouve tein­tée par le fait que je suis une per­sonne adoptée.

[Maya Mihindou | Ballast]

Il y a des simi­li­tudes entre cette tabu­la rasa impo­sée aux per­sonnes adop­tées à l’in­ter­na­tio­nal de façon plé­nière2 et un cer­tain dis­cours répu­bli­cain qui refuse à une par­tie de la popu­la­tion un retour cri­tique sur l’Histoire, notam­ment colo­niale. Comment liez-vous ces réa­li­tés, politiquement ?

J’ai long­temps cru que mon expé­rience de per­sonne noire en France était trop impac­tée par le fait d’être adop­tée pour avoir la légi­ti­mi­té de rejoindre des com­bats de per­sonnes noires. Et puis, en en côtoyant davan­tage, d’abord comme bas­ket­teuse, je me suis ren­du compte que nous avions beau­coup en com­mun, notam­ment cette expé­rience de l’acculturation. Quand on est lié à l’espace colo­nial fran­çais, qui prône l’assimilation et gomme les par­ti­cu­la­rismes pour invi­ter à se fondre dans le « creu­set répu­bli­cain », on com­prend que l’universalisme répu­bli­cain est tout à fait par­ti­cu­lier, et bien peu « uni­ver­sel » : il exige de tous ceux et celles qui ne sont pas blanc·hes, hétérosexuel·les ou hommes cis, de faire du mieux qu’ils ou elles peuvent pour res­sem­bler au maître éta­lon de l’humanité.

« Nous avons des infor­ma­tions par­cel­laires sur notre pro­ve­nance. Finalement, ce qui nous lie, c’est l’histoire de la dépos­ses­sion et de la violence. »

Mais il y a d’autres points com­muns. Quand, sur des géné­ra­tions, votre famille s’est dépla­cée de pays en pays, c’est plus com­pli­qué de savoir d’où l’on vient, de savoir où ses parents sont nés et ont gran­di. La ques­tion des langues se joue là aus­si, car elles ne se trans­mettent pas tou­jours. Les infor­ma­tions s’évaporent beau­coup dans les dia­spo­ras noires, et pas seule­ment quand on est né·e sous le secret. C’est une fois deve­nue jeune adulte que j’ai réa­li­sé que nous n’étions pas si dif­fé­rents. Car sur le spectre de la désaf­fi­lia­tion et de la rup­ture avec les com­mu­nau­tés et cultures d’origine, je suis effec­ti­ve­ment à l’extrémité. Mais, en fait, c’est un conti­nuum. Ça se mesure davan­tage en terme d’échelle qu’en terme d’essence noire. Nous sommes tous et toutes dans ce conti­nuum colo­nial du contexte fran­çais qui induit que nous avons des infor­ma­tions par­cel­laires sur notre pro­ve­nance, et plus ou moins accès à l’histoire de nos ancêtres. Finalement, ce qui nous lie, c’est l’histoire de la dépos­ses­sion et de la violence.

Vous évo­quez régu­liè­re­ment les pas­se­relles qui existent, chez les per­sonnes adop­tées et celles qui gran­dissent avec un héri­tage de plu­sieurs conti­nents : les « Afropéens » ou métis. Une expé­rience com­mune qu’on peut his­to­ri­ci­ser : il y a eu, dans plu­sieurs colo­nies fran­çaises, des enfants arra­chés à leurs parents pour être envoyés dans l’Hexagone, ou, par­fois, pla­cés dans des orphe­li­nats pour métis. Ces par­cours, peu connus, rap­pellent notam­ment celui d’une per­sonne de votre film, tou­chée par la réa­li­té des vols d’enfant, au Sri Lanka… 

Quand j’avais 20 ans, mon mémoire de fin d’études, à l’IEP3, por­tait sur les enjeux du trai­te­ment de la ques­tion colo­niale en France, spé­ci­fi­que­ment sur le conti­nuum colo­nial et la façon dont les Noirs pou­vaient être repré­sen­tés dans le ciné­ma, dans les médias, etc. Sous dif­fé­rents angles, tous mes tra­vaux abordent ces ques­tions. On ne peut effec­ti­ve­ment pas com­prendre l’adoption trans­na­tio­nale et trans­ra­ciale contem­po­raine sans com­prendre que la dépos­ses­sion des enfants des com­mu­nau­tés noires, en France, débute avec la traite négrière. Dans les socié­tés de plan­ta­tion, les per­sonnes qui étaient réduites en escla­vage avaient le sta­tut de « bien meuble ». Quand une femme accou­chait, ses enfants n’étaient pas sa pro­prié­té mais celle du maître. Ils pou­vaient être dépla­cés ou ven­dus sur d’autres plan­ta­tions. Cette his­toire de la dépos­ses­sion se retrouve sous d’autres formes, posant d’autres ques­tions : com­ment gérer les per­sonnes appar­te­nant à la fron­tière raciale — tous les enfants nés des rap­ports avec les maîtres, géné­ra­le­ment non consen­tis ? À par­tir du moment où ils sont de pères fran­çais blancs, faut-il les caté­go­ri­ser du côté noir ou blanc ? Comme on ne veut pas les caté­go­ri­ser du côté des Blancs, une classe de Noirs libres va être créée pour remé­dier à ce sou­ci de fron­tière qui vient per­tur­ber la hié­rar­chie raciale qui existe dans les socié­tés de plantation.

[Maya Mihindou | Ballast]

Ces enfants ont un sta­tut poli­tique dès le départ. Surtout les enfants issus de cette ren­contre entre les autoch­tones et les per­sonnes réduites en escla­vage, et ensuite les indi­gènes — dans la phase de colo­ni­sa­tion, avec le code de l’indigénat. Si on ne s’in­té­resse pas à cet aspect de l’Histoire, il est dif­fi­cile de com­prendre la pré­da­tion exis­tant sur les ventres des femmes du Sud. Mais, obser­vé sous un angle his­to­rique, on constate que c’est une pra­tique qui émerge à par­tir de la traite trans­at­lan­tique et qui se pour­suit au moins jusqu’au début du XXe siècle, au moment où une régu­la­tion inter­na­tio­nale de l’adoption trans­na­tio­nale est mise en place par la Convention de la Haye, signée en 1993 et rati­fiée par la France en 1998. Après-guerre, une qua­ran­taine d’années se passent sans réel cadre cohé­rent concer­nant l’adoption trans­na­tio­nale, avec une non consi­dé­ra­tion des inéga­li­tés Nord/Sud. Une incons­cience, aus­si, des inéga­li­tés éco­no­miques et des pré­ju­gés racistes qui défi­nissent ce qu’est être une « bonne » ou une « mau­vaise » mère, les enjeux de la pré­ser­va­tion fami­liale, etc.

« Le der­nier pen­sion­nat d’as­si­mi­la­tion, en Guyane fran­çaise, a fer­mé en 2012. »

Les sta­tis­tiques eth­niques ne sont pas auto­ri­sées en France4, mais dans les pays où on dis­pose de telles sta­tis­tiques (Canada, États-Unis), on s’aperçoit que les enfants qui sont sur­re­pré­sen­tés dans les ser­vices de Protection de la jeu­nesse pour des motifs qui ne sont pas liés à de la vio­lence sont des enfants autoch­tones ou noirs. On peut se dire que c’est affaire de hasard. Ou on peut éta­blir un lien avec la traite trans­at­lan­tique et les conquêtes. Quels enfants ont fait l’objet de pra­tiques d’assimilation ? Dans mon livre, je parle de ce lien entre com­mu­nau­tés noires et com­mu­nau­tés autoch­tones de Guyane et de la Caraïbe. Avant d’être géno­ci­dés, les enfants de ces com­mu­nau­tés étaient l’objet de convoi­tise de la part des pays colo­ni­sa­teurs qui, après la contro­verse de Valladolid, ont mis en place le Code noir. Les Noirs étaient réduc­tibles à l’esclavage tan­dis qu’il était encore pos­sible de conver­tir les autoch­tones à la reli­gion catho­lique — puis­qu’ils étaient, aux yeux des colons, dotés d’une âme. Sauf, bien sûr, en cas de résis­tance. Pour l’éviter, la stra­té­gie était de prendre les enfants autoch­tones à un âge encore mal­léable afin de rendre pos­sibles les conver­sions et leur réédu­ca­tion dans des pen­sion­nats d’assimilation avant qu’ils ne deviennent de vrais autoch­tones, autre­ment dits de vrais « sau­vages », et qu’on ne soit dans l’obligation de les tuer.

Les dépla­ce­ments d’enfants des com­mu­nau­tés autoch­tones débutent à ce moment-là. Le der­nier pen­sion­nat de ce genre, en Guyane fran­çaise, a fer­mé en 2012. C’est un axe du conti­nuum colo­nial : l’enjeu repré­sen­té par les enfants autoch­tones et noirs, les enfants indi­gènes, les métis d’Indochine, est au cœur des poli­tiques nata­listes fran­çaises, au cœur des poli­tiques colo­niales fran­çaises, au cœur du racisme d’État fran­çais. Sur le long terme, la pré­sence de ces enfants a un inté­rêt pour la colo­nie : fabri­quer de « bons Français » — des Français fai­sant allé­geance à l’État et non à leur com­mu­nau­té d’origine, en les assi­mi­lant aux com­mu­nau­tés blanches, en les cou­pant de leur com­mu­nau­té pour qu’ils deviennent des citoyens pro­duc­tifs pour l’État. La dimen­sion his­to­rique et géo­po­li­tique est ici fon­da­men­tale. Ce sont depuis ces mêmes gestes, remis au goût du jour, plus « huma­ni­sés » qu’au moment des conquêtes colo­niales. Et il y a une accep­ta­tion de cette réa­li­té dans l’inconscient col­lec­tif. Il semble fami­lier de prendre des enfants à l’autre bout de la Terre pour en faire des Français.

[Maya Mihindou | Ballast]

Dans le cadre de votre film, vous avez col­lec­té de nom­breuses paroles de per­sonnes adop­tées à l’in­ter­na­tio­nal. Qu’en est-il des adop­tions natio­nales ?

Il ne faut pas oublier que l’adoption trans­na­tio­nale, au départ, concer­nait aus­si les per­sonnes blanches. À l’époque d’Anne-Charlotte [l’une des per­sonnes inter­viewées dans le film, adop­tée en Australie par une famille fran­çaise dans les années 1960, ndlr], il y avait des per­sonnes du Québec adop­tées en France, et toute une géné­ra­tion de per­sonnes nées en Irlande. Toutes les socié­tés occi­den­tales, euro­péennes et catho­liques, où le fait d’être une mère non mariée était un tabou énorme et une honte pour les familles, étaient concer­nées. En même temps que l’essor des mou­ve­ments fémi­nistes et de la contra­cep­tion, entre le début des années 1940 et le début des années 1970, il y a eu énor­mé­ment de sépa­ra­tions d’enfants. À ce moment-là, d’ailleurs, il n’y avait pas de pénu­ries de bébés blancs en France car de nom­breuses femmes accou­chaient sous le secret. Et d’autres enfants adop­tables en Irlande, au Québec ou, comme Anne-Charlotte, en Australie. Il y a eu des bébés blancs dis­po­nibles à l’adoption en France jusqu’aux années 1970. Puis, les droits des femmes blanches pro­gres­sant, il y a eu comme une pénu­rie. Des per­sonnes comme Anne-Charlotte, aus­tra­lienne adop­tée à l’international, il y en a de fait moins : elles étaient moins nom­breuses et moins mobi­li­sées. Ces per­sonnes n’ont pas tou­jours su qu’elles étaient adop­tées. Pour le film, c’était impor­tant d’avoir quelqu’un comme elle pour rap­pe­ler cette dimen­sion his­to­rique et réa­li­ser que l’adoption trans­na­tio­nale et trans­ra­ciale existe jus­te­ment parce que les bébés blancs sont deve­nus indis­po­nibles ! Mais, effec­ti­ve­ment, des pro­fils comme le sien étaient plus dif­fi­ciles à ren­con­trer. Le choix de l’adoption trans­na­tio­nale per­met­tait de mon­trer avec une plus grande aisance les rami­fi­ca­tions poli­tiques, en posant les enjeux des rap­ports Nord/Sud. C’est plus évident en ce qui concerne l’adoption trans­na­tio­nale qu’avec l’adoption géné­rale ou locale.

C’était une volon­té au départ, dites-vous, de choi­sir des adultes qui soient assez « solides » pour confier leur his­toire et leurs archives. Il y a une base com­mune dans les témoi­gnages : ces per­sonnes adop­tées, tra­ver­sées par des conflits, n’ont pas gran­di dans des familles dys­fonc­tion­nelles ou vio­lentes, mais dans des familles aimantes. Pourquoi ce choix ?

« Comprendre qu’on est inclus dans cette his­toire de dépos­ses­sion et d’assimilation, propre à nos com­mu­nau­tés, là, ça nous apporte des solutions. »

Nous avons fait plus de 93 entre­tiens pour le film et rete­nu cinq per­sonnes adop­tées. Nous avons ren­con­tré des per­sonnes à tous les moments de leur vie, des situa­tions les plus glauques aux plus banales. Mais il y avait divers enjeux, et le pre­mier est prag­ma­tique : pour faire un film d’archives fami­liales, une per­sonne en rup­ture avec sa famille n’aurait pas pu accé­der aux archives avec l’ac­cord de tout le monde. Donc le niveau de conflit a joué. Le second enjeu était de dire que, fina­le­ment, il était plus puis­sant poli­ti­que­ment et émo­tion­nel­le­ment de mon­trer que ce qui est cen­tral n’est pas la ques­tion de l’amour. Car la façon de mon­trer l’adoption de manière clas­sique et dépo­li­ti­sée, c’est jus­te­ment de s’ac­cro­cher à cette croyance que « l’amour est plus fort que tout. » Un enfant iso­lé d’un côté, une famille en manque d’enfant de l’autre, on les ras­semble et hop !, tout le monde est heu­reux. Et si l’enfant porte des trau­ma­tismes pré­cé­dant l’adoption, ils seront gué­ris par l’amour. Je trouve plus per­ti­nent de mon­trer que l’amour aide effec­ti­ve­ment les per­sonnes qui font face aux mul­tiples dif­fi­cul­tés de l’adoption trans­na­tio­nale ou trans­ra­ciale à avoir une chance de s’en sor­tir à la fin. Mais ce n’est pas le sujet.

Ce qui nous per­met de nous en sor­tir, c’est le poli­tique. C’est de prendre conscience que nos his­toires sont incluses dans des his­toires de domi­na­tion et dans les rap­ports inégaux entre les pre­mières familles et les familles adop­tantes, entre pays de départ et pays d’accueil de l’adoption. On arrive à s’en sor­tir quand on arrive à rat­ta­cher tous ces wagons. Et quand on com­prend qu’on est inclus dans cette his­toire de dépos­ses­sion et d’assimilation que j’évoquais tout à l’heure, qui est propre à nos com­mu­nau­tés quand elles ont été en lien avec l’histoire de la France, là, ça nous apporte, en tant que per­sonnes adop­tées, des solu­tions. Nous vou­lions balayer, d’emblée, l’argument de la « mau­vaise famille » pour nous concen­trer sur des enfants adop­tés dans de « bonnes familles » pleines de bonne volon­té, et sou­li­gner que l’amour comme la bonne volon­té ne suf­fisent pas pour être heu­reux et équi­li­bré psychologiquement.

[Maya Mihindou | Ballast]

Ce qui nous per­met de nous en sor­tir, c’est la com­pré­hen­sion par nos parents du racisme sys­té­mique en France ; c’est qu’ils soient capables de réa­li­ser ce que signi­fie d’être blanc dans ce contexte, d’être ouverts à l’idée que leurs enfants aient besoin de reve­nir vers leur pays d’origine sans se mettre en concur­rence avec les parents bio­lo­giques et sans se sen­tir sub­mer­gés par la concep­tion, très occi­den­tale, de l’exclusivité paren­tale. Cette concep­tion empêche de voir les enfants comme appar­te­nant à la com­mu­nau­té, mais les place comme pro­prié­té du couple nucléaire dans sa ver­sion la plus cari­ca­tu­rale — le papa et la maman de la Manif pour tous. Ce qui m’intéresse, c’est que les gens puissent se poser ces ques­tions-là et sor­tir d’une approche sim­ple­ment indi­vi­duelle (« La famille est-elle assez bien­veillante ? ») pour aller vers l’enjeu prin­ci­pal : est-ce que les ins­ti­tu­tions pré­parent cor­rec­te­ment des parents blancs à accueillir au sein de leur famille des enfants qui ne le sont pas ? Des enfants des pays du Sud, des enfants des anciennes colo­nies fran­çaises ? Pour ma part, je suis moi­tié maro­caine, moi­tié mar­ti­ni­quaise. Mais je connais des per­sonnes nées sous X dont les parents de nais­sance sont algé­riens et qui ont été adop­tées dans des familles dont les grands-parents se sont bat­tus en Algérie pour la France. Est-ce que ça peut vrai­ment bien se passer ?

Aujourd’hui, dans les démarches d’adoption inter­na­tio­nale, ces réflexions sont-elles enca­drées différemment ?

« Je connais des per­sonnes dont les parents de nais­sance sont algé­riens, adop­tées dans des familles dont les grands-parents se sont bat­tus en Algérie pour la France. Est-ce que ça peut vrai­ment bien se passer ? »

Le pro­blème majeur en France, c’est que la décen­tra­li­sa­tion a don­né aux dépar­te­ments les com­pé­tences en matière d’adoption. Tous les acteurs et actrices de l’adoption, que ce soit dans les familles d’adoption ou chez les adopté·es, rap­pellent qu’en France il y a 101 dépar­te­ments, et 101 poli­tiques d’adoption. On ne peut pas se per­mettre, dans un pays comme la France, qui a une his­toire colo­niale et escla­va­giste, de ne pas avoir une poli­tique d’adoption qui soit uni­fiée. Par exemple dans la façon dont on délivre les agré­ments, et la manière d’aborder les ques­tions raciales dans la pré­pa­ra­tion des can­di­dats adop­tants. Il fau­drait une réflexion de fond, et un pro­ces­sus qui soit le même pour tous les dépar­te­ments, dès lors que l’on pose aux can­di­dats la ques­tion de leur « pré­fé­rence raciale ». Leur expli­quer pour­quoi la ques­tion leur est posée, pour­quoi on leur pose des ques­tions sur le pas­sé de leurs propres parents, ce qu’ils savent des enjeux cultu­rels et his­to­riques de leur pays, pour savoir s’ils sont en mesure d’accompagner leurs enfants.

Il fau­drait aus­si que les ins­ti­tu­tions s’assurent que les parents pour­ront accom­pa­gner leur enfant sur des choses très banales et quo­ti­diennes. L’atelier sur la ges­tion des che­veux cré­pus et fri­sés pen­dant le Mois des Adopté·e·s est dans cette veine. Les per­sonnes adop­tées font un tra­vail d’éducation poli­tique au sein de leur famille et de leur entou­rage sur ce que signi­fie être noir ou asia­tique en France, et on attend d’elles qu’elles pal­lient le tra­vail des ins­ti­tu­tions qui encadrent l’adoption — des ins­ti­tu­tions finan­cées par nos impôts. C’est bien de s’organiser entre nous, mais ce n’est pas notre tra­vail ! On le fait béné­vo­le­ment. Alors des asso­cia­tions comme la Voix des adop­tées ou Racines coréennes, qui orga­nisent des sémi­naires de for­ma­tion sur la recherche de ses ori­gines, sur les enjeux psy­chiques et émo­tion­nels, et offrent un sou­tien pour trou­ver des asso­cia­tions en Corée du Sud (où il est même pos­sible, à pré­sent, de séjour­ner dans des gues­thouses de per­sonnes adop­tées, d’obtenir des sub­ven­tions pour apprendre le coréen, etc.). En se rap­pro­chant d’associations, on a accès à de nom­breuses infor­ma­tions col­lec­tées par des per­sonnes adop­tées avant nous, qui font de la trans­mis­sion. L’État fran­çais a déli­vré des visas pour l’adoption inter­na­tio­nale. Ça devrait être à ce même État de four­nir un billet aller-retour pour les per­sonnes adop­tées à l’international deve­nues majeures. L’enjeu est vrai­ment là : une absence de coor­di­na­tion des poli­tiques d’adoption au niveau des dépar­te­ments, et l’absence de prise de res­pon­sa­bi­li­té sur le long terme par l’État qui, par ailleurs, favo­rise l’adoption en déli­vrant des agré­ments et des visas. Il fau­drait s’intéresser à l’adoption pen­dant toute la durée de vie des per­sonnes adoptées.

[Maya Mihindou | Ballast]

Vous avez entre­pris des démarches qui vous ont per­mis d’échanger, par un inter­mé­diaire, avec votre mère de nais­sance. Ce sont des démarches qui sont deve­nues pos­sibles assez récem­ment, n’est-ce-pas ?

Bien sûr. Et encore une fois, ça a été pos­sible suite à la mobi­li­sa­tion de per­sonnes adop­tées nées sous le secret. Les X en colère, par exemple. Il y a eu un cer­tain nombre de col­lec­tifs et de ras­sem­ble­ments qui ont fait du lob­bying auprès de l’État ; qui ont dépla­cé la conver­sa­tion non plus du côté des émo­tions et de l’amour mais du côté du droit. Les per­sonnes nées sous le secret sont les seuls groupes, en France, qui font l’objet d’un déni de droit : celui de connaître ses ori­gines et celui d’avoir accès à ses anté­cé­dents médicaux.

L’histoire de ces mobi­li­sa­tions est peu connue…

Pourtant, c’est suite à des décen­nies de mobi­li­sa­tion de per­sonnes adop­tées nées sous le secret depuis 1941 (année où l’accouchement sous le secret tel qu’il existe aujourd’hui a été mis en place, sous le régime de Vichy) que le Conseil natio­nal d’accès aux ori­gines per­son­nelles (CNAOP) a pu voir le jour. C’était en 2002. La modi­fi­ca­tion de la loi n’a pas fait dis­pa­raître l’accouchement ano­nyme ou l’accouchement sous le secret — qui ne signi­fie pas for­cé­ment le secret à l’état civil. On pré­fère conser­ver l’anonymat de la mère de nais­sance, tout en per­met­tant à une per­sonne de faire une demande d’ouverture de son dos­sier auprès du CNAOP à par­tir de ses 18 ans, la struc­ture s’engageant à faire une recherche bio­gra­phique pour retrou­ver les mères de nais­sance (les pères de nais­sance ne sont presque jamais retrouvés).

« Nous, né·es sous le secret, œuvrons à trou­ver un com­pro­mis entre l’intérêt de femmes pré­caires qui accouchent sous le secret et l’intérêt de celles et ceux qui auront tout au long de leur vie besoin d’informations sur leur ori­gines géographiques. »

L’enjeu du CNAOP concerne éga­le­ment les moyens mis par l’État dans la post-adop­tion. Pour le moment, le gros de l’argent que l’État met dans l‘adoption est alloué aux can­di­dats à l’adoption ou à la post-adop­tion immé­diate, c’est-à-dire à l’ar­ri­vée des enfants dans les familles. Il y a des consul­ta­tions pour les parents et enfants adop­tés, mais ensuite plus rien. Le CNAOP existe, mais avec des équipes très réduites, un bud­get éga­le­ment réduit, qui doivent faire des recherches pour des cen­taines de per­sonnes adop­tées en demande d’ouverture de leur dos­sier. On se retrouve avec des mesures ana­chro­niques et inadap­tées. Le temps d’attente quand on dépose une demande au CNAOP va de 3 à 5 ans…

Je le répète : être adop­té est une iden­ti­té que l’on porte tout au long de sa vie, qui n’est pas prise en compte par les ins­ti­tu­tions. On ne peut pas conti­nuer à avoir si peu de consi­dé­ra­tion, tant finan­ciè­re­ment que poli­ti­que­ment, lors de la post-adop­tion, quand on a tel­le­ment de per­sonnes adop­tées en France — 200 000 au moins. Pour les per­sonnes adop­tées à l’international, un nou­veau col­lec­tif d’adoptés et de parents adop­tants s’est créé, qui exige une com­mis­sion d’en­quête auprès de l’État fran­çais sur les adop­tions illé­gales en France depuis 1970. La Suède vient de le faire, les Pays-Bas éga­le­ment. Ces der­niers ont sus­pen­du l’adoption inter­na­tio­nale jusqu’à ce qu’ils puissent mettre en place des pro­cé­dures réel­le­ment éthiques, car l’enquête a révé­lé des dys­fonc­tion­ne­ments. Il y a un réel mou­ve­ment de mobi­li­sa­tion des adop­tés visant à modi­fier les lois de l’État fran­çais sur le sujet. Nous, né·s sous le secret, œuvrons à trou­ver un com­pro­mis entre l’intérêt de femmes pré­caires qui accouchent sous le secret et qu’il s’agit de res­pec­ter, et l’intérêt de celles et ceux qui auront tout au long de leur vie besoin d’informations sur leur ori­gines géographiques.


[lire le second volet]


Illustration de ban­nière : Maya Mihindou | Ballast
Photographie de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


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  1. L’hystérectomie est une opé­ra­tion chi­rur­gi­cale visant à enle­ver tout ou une par­tie de l’utérus.[]
  2. Contrairement à l’a­dop­tion simple, l’a­dop­tion plé­nière oblige à rompre tout lien de filia­tion avec la famille d’o­ri­gine de la per­sonne adop­tée.[]
  3. Institut d’é­tudes poli­tiques.[]
  4. Elles sont inter­dites par la loi Informatiques et liber­tés qui date du 6 jan­vier 1978 : « Il est inter­dit de col­lec­ter ou de trai­ter des don­nées à carac­tère per­son­nel qui font appa­raître, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment, les ori­gines raciales ou eth­niques, les opi­nions poli­tiques, phi­lo­so­phiques ou reli­gieuses ou l’appartenance syn­di­cale des per­sonnes, ou qui sont rela­tives à la san­té ou à la vie sexuelle de celles-ci. »[]

REBONDS

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