Entretien inédit pour le site de Ballast
Vingt-quatre femmes à l’écran. Leur point commun ? Le fait d’être noires et nées en géographies post-coloniales. L’autrice du documentaire Ouvrir la voix, Amandine Gay, laisse la part belle aux vécus sensibles, que le cerveau collectif n’a jamais assumé autrement que par l’imaginaire réducteur de la banlieue ou de l’immigration. La réalisatrice invite à se réapproprier la narration : quelle distance avoir avec cette expérience minoritaire, qui fait de filles de toutes confessions la cible de préjugés ? comment ont-elles eu accès à l’histoire des colonisations et de l’esclavage ? quels seraient les mots pour donner vie et dignité à une identité complexe : Afro-péennes, afro-descendantes, afro-féministes ? Mais aussi : comment évoquer la dépression ou l’amour dans les communautés noires ? Ce « documentaire-guérilla », qui ne reçut aucune subvention, fait salle comble. Pour celles à qui il s’adresse en premier lieu, ces femmes noires ayant grandi en France ou en Belgique, il libérera la parole ; pour tous les autres, il rappellera que le racisme (comme le sexisme) est avant tout affaire de rapports de privilèges, et que ce déséquilibre se niche dans absolument tous les détails quotidiens. Ancienne comédienne, nous connaissions Amandine Gay comme militante et l’avions redécouverte dans la préface de l’ouvrage Ne suis-je pas une femme ?, signé par l’une des pionnières des études afro-féministes américaines, bell hooks. La jeune femme, adoptée par une famille française, a fait le choix de l’exil au Canada afin d’y étudier les relations entre adoption et colonialisme. Nous avons parlé un long moment de sa vision à 360°.
Les femmes qui témoignent dans votre film parlent toutes à partir d’une négation de leur identité ; il y a toutefois quelque chose de très « universel » dans ce que l’on retient, une fois la projection terminée. Le réalisiez-vous ?
C’est un film qui vient après des dizaines d’années de réflexion sur les questions coloniales et les enjeux féministes. Le moment où j’ai vraiment commencé à décoloniser mon esprit, c’est quand je me suis demandée à qui j’adressais ce film. J’ai réalisé que je voulais simplement parler à la jeune fille noire que j’étais, plus jeune. En discutant avec des amis qui ont été socialisés dans des endroits où être noir est la norme, je me suis aperçu, à force d’être constamment dans la réaction face aux agressions racistes ou face à un système de domination patriarcal, qu’on était toujours centré sur les Blancs, dans notre réflexion et dans notre manière de voir le monde. J’ai réalisé que faire quelque chose qui puisse parler à cette jeune fille de 15 ans toucherait tout le monde, et qu’il n’était pas nécessaire d’être dans la confrontation. La confrontation aurait signifié que j’étais incapable de me penser de façon autonome. Le film est construit en deux mouvements : la première partie questionne notre place dans le monde blanc en tant que minorité dans une Europe francophone et post-coloniale — c’est forcément important dans notre socialisation et nos constructions ; la seconde partie pose la question de comment ces femmes se conçoivent — comment se projettent-elles dans l’idée de maternité, dans celle de trouver un lieu où vivre…. Comment faisons-nous pour atteindre notre universel à nous ? Car lorsque nous atteignons notre universel, il atteint celui de tout le monde. Dans une vision qui n’est pas raciste, l’expérience des femmes noires est aussi universelle que celle des hommes blancs.
« Lorsque nous atteignons notre universel, il atteint celui de tout le monde. Dans une vision qui n’est pas raciste, l’expérience des femmes noires est aussi universelle que celle des hommes blancs. »
En préparant le film, j’ai vite compris que ce qui prenait beaucoup de place dans les témoignages, c’était la frustration due à la confiscation de la parole. Au-delà même du fait qu’elles étaient rendues invisibles, ce qui revenait, c’est qu’on parlait toujours à leur place, que les films avec des Noir·es n’étaient réalisés que par des Blanc·hes, ou que les « spécialistes » connus sur ces sujets n’étaient pas concernés par ce vécu. Il y avait l’idée que nous sommes les experts de notre propre vie, même si nous ne pouvons pas théoriser dessus de manière sociologique. Le premier titre que j’avais donné était : Nous sommes la somme de nos différences. Suite à ces entretiens, le projet s’est orienté vers la réappropriation de la narration. Ne pas se laisser silencer. Le titre en a été influencé. Il y a également une dimension politique : l’idée qu’il faut poursuivre ce qui a été initié par d’autres en matière de droit. Quand certaines des filles évoquent les discriminations subies lors de l’orientation scolaire ou de l’accès au logement, elles parlent d’une lutte concrète. Que nous puissions, aujourd’hui, aller à l’université pour réfléchir à ces questions, c’est grâce à celles qui se sont battues avant. Cela n’aurait pas été possible sans les sœurs Paulette et Jeanne Nardal, par exemple. Il est important d’inscrire nos luttes dans une histoire. Nous sommes une nouvelle génération qui a accès aux médias ; il y a malgré tout une démocratisation de l’accès au cinéma et à la parole publique sur Internet, avec les blogs. Nous avons les moyens de documenter ce que nous faisons — ce qui n’était pas possible pour les générations précédentes. Nous avons la possibilité de continuer ce chemin et de prendre notre place dans la société.
L’image du film est très belle : on se retrouve immergés dans les regards et dans les différents visages des interlocutrices. En leur posant des questions, vous occupez une place de cheffe d’orchestre qui permet de bâtir un « nous » à partir des voix et des parcours de femmes, toutes différentes…
Au tout début, j’avais l’idée de faire un « cabaret colonial » avec une amie : on voulait reprendre toutes les chansons de l’époque coloniale pour en faire un spectacle satirique. Puis j’ai pensé à un programme court qui se serait appelé « Vis ma vie de Noire ». Ce qui m’embêtait dans ces premières pistes, c’est qu’il y avait toujours une dimension humoristique, comme s’il fallait désamorcer quelque chose, ne pas mettre mal à l’aise. Mais le racisme n’a rien de drôle… C’est une discussion — clairement désagréable pour tout le monde — importante à avoir. C’est la même chose dans le féminisme ; certains pensent qu’il y a un goût pour la victimisation, mais c’est le contraire : ce n’est pas agréable de s’avouer qu’on est du côté des perdants. Au final, ce n’est pas un film qui est simple pour les Afro-descendant-e‑s… J’ai longtemps été frustrée, dans mes travaux, de ne pouvoir écrire de la fiction sans qu’on me refuse de mettre en scène des filles noires qui n’étaient pas stéréotypées — on me faisait réécrire mes scénarios ! Puisque ce qui posait problème était qu’on ne reconnaissait pas notre existence en dehors des stéréotypes que la société blanche avait de nous, il me fallait commencer par le commencement : faire un documentaire. Par la suite, la première chose qu’on allait m’opposer allait être : « Oui, mais tu es une exception, tu es la seule ! » Mais ça voulait dire quoi, « exception » ? Être capable de parler, d’avoir fait des études ? Je le disais dans une autre interview : en France, on n’a pas le droit d’utiliser des statistiques ethniques. Aux États-Unis, une étude a montré que les femmes noires seraient aujourd’hui le groupe le plus instruit. Comment savoir si c’est le cas en France ? Ce n’est pas parce qu’on fait des jobs de merde qu’on n’a pas fait d’études !
[Maya Mihindou | Ballast]
J’ai moi-même une expérience atypique, étant une enfant adoptée par une famille blanche de la campagne française. Il me fallait donc, dès le démarrage du projet, avoir des échanges avec des amies qui avaient grandi dans des familles noires. Une fois mes intentions validées par les filles interrogées, j’ai envisagé la forme d’une grande conversation sur nos expériences. C’était le meilleur moyen de montrer que si nous avions en commun une expérience minoritaire, elle était extrêmement hétérogène. J’ai pensé à me mettre en voix off pour relier toutes ces expériences et aussi parler de la mienne. Mais en dé-rushant, ça fonctionnait de manière autonome : les filles sont claires dans ce qu’elles disent. J’ai juste laissé ma voix, à dessein, pour assumer qu’il s’agissait de conversations tout à fait orientées. Mais j’ai tenu à préciser : « Un film écrit et réalisé par Amandine Gay » car c’est un projet très écrit, en amont comme au montage. Je ne suis pas du tout en accord avec l’illusion d’un « cinéma vérité », ni avec le concept d’un « quatrième mur » au théâtre. J’aime le théâtre où on fait monter le public sur scène, et que l’artifice soit visible. C’est une subjectivité clairement revendiquée. Les filles qui sont dans le film ne sont pas forcément toutes d’accord entre elles, et je ne suis pas toujours en accord avec ce qu’elles disent ! D’ailleurs, je voulais terminer le film sur « La France, on l’aime et on la quitte ». Mais au fil des entretiens, j’ai bien vu que la plupart des filles avaient un attachement pour ce pays, qu’il n’était pas question pour elles de partir. Même si je suis partie de France, je ne pouvais pas finir le film ainsi. L’objectif de mon film était aussi d’avoir une démarche sociologique (donc en partant d’hypothèses vérifiables). À défaut d’objectivité, l’honnêteté et la rigueur que j’ai dans un travail sociologique, je les ai appliquées au documentaire. Le film s’achève dès lors davantage sur : « Rester en France et se battre ».
En tant que personne ayant été adoptée, vous abordez la question de l’identité sous un angle total, à 360 degrés. Par où cette recherche a‑t-elle commencé ?
« Je me suis complètement reconstruit une identité. Être noire, c’est aussi appartenir aux diasporas. »
La première identité qui m’a été imposée est celle d’être une fille noire. En soi, s’il n’était pas nécessaire de se définir, je ne le ferais pas. Quand je travaille, je n’en ai pas toujours la nécessité. Je me décris, sur ma page, comme « afro-féministe », mais aussi « pansexuelle » ou « anticapitaliste » : ce sont des précisions pour ne pas qu’on vienne me déranger avec des théories ou des postures politiques qui ne sont pas les miennes et ne m’intéressent pas, mais pour me situer tout de même dans un espace défini. Car quand tu es une femme noire et politisée, on peut vite t’associer à certains courants… Plus tard, j’ai eu le besoin de réadapter ces catégories. Je me suis complètement reconstruit une identité. Être noire, c’est aussi appartenir aux diasporas. Dans mes recherches sur l’adoption, je travaille la question de l’hybridité. J’ai organisé une table ronde à Montréal, intitulée « Adoption et colonialisme : migrations forcées, résistances, art et réacculturation » : j’y racontais qu’en grandissant en tant qu’adopté‑e, on a tendance à se considérer comme n’appartenant à aucun des deux mondes dont on est issu‑e. C’est un peu comme les personnes métisses. Puis arrive un moment où, pour les personnalités créatives, cette chose-là devient une force1. De cet endroit qui n’est lié à aucun des deux mondes, j’ai une fluidité de circulation et la possibilité de m’inventer une identité. Les adopté-e‑s ont une diaspora propre, et de nombreux points communs dans leur parcours. Nous avons une expérience de la minorité ainsi qu’une connaissance précise et profonde du monde blanc qui nous adopte. Ne connaissant pas leurs origines, certain-e‑s font un travail de recherche en allant dans leur pays de naissance ou, dans mon cas, en s’appropriant la culture noire (par le basket ou la musique). Je me suis intéressée aux littératures et à tout ce que je pouvais trouver pour informer « ma » négritude. Mais c’est une construction totale, c’est une invention. Tout mon travail part de cette conscience d’être au milieu. Et je peux me poser la question en ces termes : n’appartenant finalement à aucun de ces mondes, qu’est-ce que ça me donne comme regard inédit sur les sociétés que je traverse ? C’est à partir de là que je parle.
On aborde peu la question des traumatismes intergénérationnels en France, mais ce sont de vraies questions — davantage évoquées au Canada. Dès la fin du XIXe, il y avait des pensionnats pour les populations autochtones où l’on plaçait des enfants indiens sortis de leurs familles ; ils étaient souvent maltraités. Ce système prit fin à un moment pour reprendre plus tard, entre les années 1950 et 1980 ; on parle du Sixties Scoop : on a récupéré, dans les réserves, des milliers d’enfants pour les placer dans des foyers ou dans des familles blanches. Le bilan de cette histoire, aujourd’hui, c’est que tu auras une surreprésentation, dans les services de protection de la jeunesse du Canada, d’enfants autochtones et d’enfants noirs (car il s’est passé la même chose pour les communautés noires). Ces jeunes-là, ça fait trois, quatre ou cinq générations qu’ils sont issus de famille qui ont été déplacées, puis sortis de leur communauté et coupés de leur langue et de leur religion : évidemment, ce sont des populations qui vont mal ! J’avais invité le poète Joshua Whitehead (qui n’a pas été adopté), dont le grand-père a connu l’un de ces pensionnats pour autochtones. Sa grand-mère avait été assassinée par un homme blanc (au Canada, on estime à des dizaines de milliers le nombre de femmes assassinées et disparues), ce qui engendra l’éclatement de la cellule familiale et le placement des enfants entre 1950 et 1960 : son père a donc été adopté par des Polonais immigrés. Tout le travail d’artiste de Joshua — c’est un doctorant et un poète qui fait du spoken word — questionne la réappropriation de cette histoire violente. Quatre générations plus tard, tu es un autochtone avec un nom polonais : ce déracinement force à faire du bricolage, et c’est ce qui m’intéresse.
[Ouvrir la voix]
Ouvrir la voix est aussi un dialogue. Il a vocation à créer une discussion sur ce qu’il se passe dans notre pays. Il ne s’adresse pas qu’aux Noir·es. Ma démarche était aussi d’y aborder des sujets qui peuvent être difficiles dans les communautés noires, notamment l’orientation sexuelle et la dépression (tellement à l’image de la vision raciste qui consiste à faire croire que nous ne sommes pas comme les autres humains). Et on aurait des raisons d’être en dépression !
Afro-féministe et queer. Quel matériau gardez-vous des théories queers ?
La fluidité du genre est une pratique qui prédate des colonisations : j’ai donc un intérêt pour les théories queer uniquement quand je peux développer une approche décoloniale du genre, qui prend aussi en compte mon histoire. Exemple : l’identité « fem » dans laquelle je peux parfois m’épanouir est une affirmation afro-féministe ; je m’approprie et joue avec les codes d’une certaine féminité dont les femmes noires (c’est lié à l’histoire de l’esclavage et des colonisations) ont été privées. Dans les théories queer classiques, je ne peux pas trouver de réconciliation entre mon histoire, mes ancrages politiques et mon intimité. Donc je suis toujours dans les assemblages, d’où l’afro-féminisme et la multiplicité des cadres théoriques. J’ai tendance à m’intéresser aux intersections (entre critical race theory, queer studies, disability studies, cultural studies) : mes réflexions fonctionnent plutôt par synthèse.
Vous avez préfacé Ne suis-je pas femme ?, de l’essayiste américaine bell hooks. Dans un échange sur le sujet, vous rappeliez que l’anglais fut pour vous (comme pour beaucoup de personnes noires), « la langue de l’émancipation ». Pouvez-vous développer ?
« Il n’y avait pas de Noirs à la télévision française, si ce n’est des Afro-Américains. Je suis de la génération Michael Jackson et Whoopi Goldberg, qui fut la première femme noire que j’ai vue dans un film ! »
Je suis une enfant des années 1980 — époque où il n’y avait pas de Noirs à la télévision française, si ce n’est des Afro-Américains. Je suis de la génération Michael Jackson, Whitney Houston et Whoopi Goldberg, qui fut la première femme noire que j’ai vue dans un film ! De ce côté-ci de l’Atlantique, on montrait un monde où les Noirs avaient non seulement le droit d’exister, mais faisaient des choses… normales. Ils pouvaient jouer dans des films et être des artistes. Je voulais apprendre l’anglais pour avoir accès à cette culture. Quand j’ai eu huit ou neuf ans, une famille dont le père était basketteur professionnel, noir américain, s’est installée dans mon périmètre. J’ai soudainement eu une camarade métisse comme meilleure amie ! Je suis, plus tard, partie jouer au basket à Bron ; je dormais beaucoup chez cette famille, me plongeant dans leur univers. C’était une chance de connaître un basketteur qui avait fait ses études aux États-Unis et était éveillé politiquement… À cette même période, j’écoutais le jazz de Gil Scott-Heron et faisais de la trompette. Cette famille m’a emmenée aux États-Unis, en immersion à Washington DC : j’ai découvert une autre expérience minoritaire qui est l’expérience communautaire : se retrouver dans un quartier où l’on ne fréquente que des Noirs, de diverses classes sociales ! Et, en même temps, faire face à cette spécificité des États-Unis et à ses inégalités monstrueuses. Je suis rentrée très choquée mais jai gagné en fierté, dans quelque chose de concret et quotidien.
Je me suis mise à lire en anglais : j’ai eu une première phase Black Panthers, Angela Davis, etc., j’avais 15 ans, je ne comprenais pas tout. C’est lorsque j’ai commencé mes études que je me suis mise à mieux les comprendre. Plus jeune, j’étais dans un état d’esprit très assimilationniste : j’avais été si choquée par le modèle américain et je les trouvais racistes de ne pas se mélanger ; c’est à 18 ou 19 ans que j’ai mieux compris l’expérience communautaire. D’ailleurs, la première fois que j’ai vu Do the right thing de Spike Lee, j’ai détesté, je ne l’ai pas compris. Je le trouvais manichéen, je ne saisissais pas qu’on puisse commencer avec Martin Luther King et finir sur Malcolm X. Il n’y avait donc pas de réconciliation possible ? Et puis, deux ou trois ans après, je suis venue en Australie où je me suis liée d’amitié avec un Malaisien qui adorait le rock et le punk, comme moi ; on passait notre temps à regarder des films et à échanger de la musique. Il était persuadé que j’aimais Spike Lee. Quand il a su que ce n’était pas le cas, il a insisté pour que je regarde de nouveau ses films. Je me suis fait toute sa filmographie… L’anglais est donc la langue qui m’a permis de comprendre ce qui m’arrivait : l’émancipation commence avec ça.
[Maya Mihindou | Ballast]
Vous avez un parcours de transfuge et semblez avoir besoin d’éprouver les choses directement pour les transmettre. Ayant traversé à la fois un monde très institutionnel (via Sciences-Po) et celui de l’art (par la comédie et le burlesque), vous avez finalement choisi l’outil documentaire : pourquoi ?
Parce que je crois à l’éducation populaire, et que c’est l’outil politique par excellence ! Les Américains ont tout compris avec Hollywood : pour dominer le monde, il faut exporter sa narration partout ! (rires) Je n’ai pas d’ambition impérialiste, comme ce pays, mais j’apprécie la dimension accessible du cinéma. Dans la pénombre et face à un grand écran, tu es obligé de t’immerger dans ce qu’on te propose. Passer deux heures avec des femmes noires en gros plan et sous une lumière naturelle, des femmes qui te racontent leur expérience sans tenir de panneau ni hurler « Le racisme c’est mal ! », ça ne laisse pas de place au débat. Tu pourras être en désaccord sur la forme, mais ce sont deux heures où tu ne seras pas en train de chercher à formuler une réponse à faire à ces vingt-quatre filles qui parlent. C’est aussi pour ça que le film est long : je t’épuise et te fatigue pour que tu puisses absorber les thématiques qui sont les plus difficiles, celles de la fin du film : c’était une stratégie. À terme, on peut tous y apprendre quelque chose sur soi. Lors de la projection-test au Canada, les discussions étaient centrées autour de l’esthétique du film. En France, tout le monde était focalisé sur le fond.
« Mais la situation ne changera pas si ces hommes ou ces femmes ne prennent pas conscience de leurs privilèges. »
Dans les thèses du Black feminism américain, mais aussi chez Fanon ou Memmi, il est dit que la déshumanisation de l’opprimé comprend la déshumanisation de l’oppresseur. Il faudrait être capable de dialoguer là-dessus, de regarder notre histoire traumatique en commun et de chercher comment cela nous a déterminés. Évidemment que les conséquences ne peuvent être les mêmes pour tous. On sait tous qu’il est plus avantageux d’être un homme blanc, cisgenre et valide qu’une migrante d’origine malienne. Mais la situation ne changera pas si ces hommes ou ces femmes ne prennent pas conscience de leurs privilèges. Et cela ne signifie pas qu’il faille devenir saint François d’Assise en déchirant son manteau et en donnant sa maison à une famille dans le besoin ! Mais simplement en s’interrogeant, à son échelle. Par exemple, sur les politiques de recrutement dans son entreprise : si tu es un patron, c’est quelque chose que tu peux faire. Vouloir plus d’égalité, c’est toujours aller plus loin. Le système des quotas américains peut être une solution seulement s’il est accompagné de mesures qualitatives et progressives. La BBC a un programme intitulé les « BBC Targets » : tous les cinq ans, ils se donnent des objectifs à tous les niveaux de la chaîne, et pas seulement à l’écran : à la production, à la technique… Ils interrogent où ils en sont dans l’embauche des femmes ou des handicapés. Ils se donnent des chiffres réalistes à atteindre en cinq ans. S’ils y arrivent, ils montent les paliers, et s’ils ne les ont pas atteints, ils réfléchissent aux raisons de cet échec. Lutter pour l’égalité n’est jamais conquis ou acquis. Les discriminations sont difficiles à comprendre quand on n’y est pas directement confronté. Mais le principe de l’éducation c’est qu’une fois que tu as l’information, tu réagis avec bonne ou mauvaise foi. Et c’est un vrai travail sur l’ego.
Pour être encore à l’université et évoluer dans divers milieux, je pense qu’on a besoin d’intellectuels et de militants radicaux qui permettront de réfléchir plus loin : des personnes qui ont du temps, du recul et du calme pour formuler la société autrement. bell hooks a fait une trilogie sur l’éducation qui est fantastique : dans Talking back, elle dit en introduction qu’il faut s’interroger — déjà ! — sur l’échec des mouvements féministes qui n’ont pas réussi à mobiliser toutes les femmes sous leur bannière. Au-delà du racisme et du sexisme, le fait que Donald Trump soit président des États-Unis aujourd’hui, peut aussi être observé du point de vue d’un certain échec des mouvements féministes et antiracistes. Nous vivons dans des pays où la majorité est blanche et où le pouvoir l’est tout autant. En tant que Noirs, il est important de décentrer les Blancs de nos réflexions, mais si on n’arrive pas à atteindre cette majorité et à faire de la pédagogie, le résultat peut être catastrophique. En même temps, la pédagogie a un coût à la fois moral et en termes de carrière — coût que les Afro-descendant·es, qui subissent déjà les discriminations, ne peuvent et ne veulent pas nécessairement prendre en charge (à juste titre d’ailleurs), ayant d’autres urgences à gérer. Il est évident qu’il faut plus d’éducation des deux côtés. Il ne faut pas être dans la complaisance, mais toujours se dire qu’il est possible de faire mieux. Ouvrir la voix, est, dans ce cadre, une proposition forte et très assumée. Le film fera son chemin chez les spectateurs. On ne peut pas arriver après des centaines d’années de violence coloniale et espérer, après avoir dit trois ou quatre mots, que les gens se remettront en question et seront capables de changer leur mode de fonctionnement. Un pas important dans mon parcours a été de réaliser que la véritable limite, c’est l’intime. On pourrait s’en foutre de ce que sont les autres. Mais quand je vois des gens qui, lors du vote pour le mariage gay, se sont opposés à l’homosexualité de manière aussi véhémente sans qu’elle n’ait pour autant d’impact concret sur leur vie, je m’interroge : qu’est-ce que ça vient ébranler chez vous qu’une personne soit homosexuelle, ou noire ? C’est très visible concernant le regard porté sur les femmes noires, ce mélange de désir et de haine à la fois.
[Maya Mihindou | Ballast]
À ce propos : le débat public sur l’adoption par les couples de même sexe a‑t-il d’après vous été posé correctement ?
Non. Si on ne questionne pas la parentalité en général, poser la question de l’adoption par les couples homosexuels n’est qu’un instrument de discrimination signifiant qu’il n’y a qu’une seule qualité essentielle pour être parents : la condition hétérosexuelle. C’est donc n’importe quoi. Il faut analyser la parentalité en général, puis on peut réfléchir sur l’adoption ; mais quand on aborde le sujet de l’adoption, d’autres s’imposent. À mon sens, ce n’est pas la question de l’orientation sexuelle des parents qui importe le plus. Ce qui m’interroge davantage serait : qu’est-ce que cela implique de faire venir des enfants racisés dans des pays occidentaux où les parents (hétéros ou homos) n’ont aucune formation à la question raciale ? En Amérique du Nord, dans les questions posées par les services sociaux, le fait d’adopter un enfant d’une autre culture est pris en considération ; on pose d’emblée la question des enjeux (la réception de la famille, du cercle élargi…). Des questions qui sont peu ou pas abordées en France.
C’est un débat qui a été posé de manière très étroite…
« Poser la question de l’adoption par les couples homosexuels n’est qu’un instrument de discrimination signifiant qu’il n’y a qu’une seule qualité essentielle pour être parents : la condition hétérosexuelle. »
Le problème, en fait, est toujours la difficulté d’avoir des conversations complexes. On ne réfléchit pas, collectivement, à la parentalité ou aux droits des enfants comme questions politiques. Et puis tout à coup arrive le Mariage pour tous, et tout le monde se passionne pour la question parentale et le droit des enfants. Pourtant, ces deux débats ont des implications très différentes. Ils n’ont pas été menés en amont, donc on s’est retrouvé à devoir penser ces questions de façon manichéenne. La France est un espace où il est difficile de réfléchir, parce qu’on est complètement enfermé dans des logiques binaires d’affrontement. Il devient compliqué de faire entendre des points de vue nuancés, voire simplement pratiques. Il n’y a pas de recherches sur les adoptés adolescents et adultes. Si on avait les chiffres qu’on peut trouver aux États-Unis, par exemple, qui disent qu’une famille adoptante a sept fois plus de chances de devoir consulter des spécialistes en santé mentale qu’une famille non adoptante, ça serait une base de discussion. Les adolescents adoptés ont trois fois plus de risques de commettre des suicides (qui réussissent) que les enfants non-adoptés (et encore, on ne connaît pas ces proportions parmi les enfants racisés…). Même chose pour les adolescents queers. Quelle est donc l’espérance de vie d’un adopté transracial et homosexuel ? Pas très élevée. On sait aussi que chez les adoptés, aux États-Unis, il y a des chiffres sur la dépendance à l’alcool et aux drogues, la dépression et les internements en psychiatrie. Et en France, on nous parle de sauver des enfants et de créer des familles en nous disant que les familles hétéroparentales sont plus à même d’élever des enfants que des familles homoparentales…
On a derrière nous quarante, cinquante années d’adoptions par des familles hétéroparentales : faisons des études et allons voir dans quel état sont les adultes adoptés. Voyons si c’est brillant. Ensuite, il sera temps de discuter pour savoir si le problème est vraiment l’homosexualité. Il est dérangeant que les discussions théoriques prennent plus de place que les faits pragmatiques. Les seules études qui existent se sont focalisées sur des familles homoparentales (ce qui est, en soi, déjà une discrimination). On n’est pas en train d’avoir les conversations nécessaires. Si la question, c’est le bien-être des enfants, allons voir ceux qui ont été adoptés : ils existent. Il y a énormément de livres de témoignages. À présent, les adoptés investissent les universités. On est une génération qui va dans les institutions, fonde des associations, produit ses propres recherches. Et ce qu’ils diront en grande majorité, c’est que la question n’est pas de savoir si les parents sont homos ou hétéros, mais de savoir dans quel type de famille on les envoie : est-ce que les personnes auront été préparées à avoir des enfants qui ne leur ressemblent pas ? pour quelles raisons auront-elles choisi des enfants racisés ? est-ce un choix par défaut ou est-ce parce qu’ils n’ont pas pu adopter d’enfants blancs ? Mais aussi, pour aller plus loin : est-ce qu’ils se sont vraiment intéressés à la manière dont il faudra s’occuper d’un enfant noir dans cette société ? savent-ils qu’on aura besoin de crème pour la peau et comment gérer nos cheveux ? Ce sont des détails qui reviennent souvent chez les Noirs adoptés dans des familles blanches.
Vous êtes donc retournée à l’université pour travailler ces sujets.
Aujourd’hui, je m’intéresse beaucoup à la justice reproductive, car on ne parle pas du droit des enfants. Je donne souvent comme exemple que, dans l’adoption, tout le monde considère qu’il est normal de faire venir les enfants en Occident. Mais si l’objectif était vraiment d’être parent à tout prix, pourquoi ça ne sont pas les parents qui se déplaceraient dans le pays de l’enfant pour y rester, pour éviter de le déraciner ? Mais on n’a pas envie d’arriver dans un nouveau pays et d’apprendre une nouvelle langue, de tout recommencer à zéro. Il y a donc une dimension de migration forcée dans l’adoption transnationale : c’est ce que je veux faire reconnaître aujourd’hui, avec la dimension utilitariste. Une amie, présidente de l’association L’Hybridé (pour adoptés adultes et dont je fais partie), a fait son mémoire en Haïti, pour voir comment les associations et le tissu local font en sorte que les enfants restent en Haïti. Car ces enfants sont le futur ! Donc tous ceux qui partent et sont envoyés dans les pays du Nord, c’est une autre dépossession coloniale, qui n’est pas perçue comme telle parce que c’est présenté comme quelque chose d’altruiste.
[Ouvrir la voix]
Quelle est la proportion d’enfants qui sortent du pays pour être adoptés ?
Depuis le séisme de 2010, ils ont ralenti les adoptions internationales pendant trois ans. Depuis, ils sortent au compte-goutte. Mais ça concerne des milliers d’enfants depuis les années 1960. Pour vous donner une idée, la plus grande diaspora d’adopté-e‑s, ce sont les Coréens du Sud : 250 000 personnes dans le monde, au moins. Comment aider les populations qui sont moins privilégiées ? À mon échelle, j’ai les moyens de prendre des postures publiques et politiques sans que ma vie ne soit mise en danger ; je le fais en pleine conscience. C’est encore une affaire de décentrage du regard. Ce que j’aimerais, dans les dix prochaines années, serait d’institutionnaliser des manuels culturels à destination des parents ou des familles d’accueil occidentales qui accueillent des enfants non-blancs. Et d’en faire sur les quatre groupes présents ici, au Canada (à savoir les enfants latinos, noirs et asiatiques — le manuel existant déjà pour les enfants autochtones, bien que mal distribué par les services d’adoption). Quel serait le meilleur moyen d’atteindre une famille vivant dans la campagne du Québec, ou en France, qui ne s’est jamais posé de questions raciales ? Il y a encore énormément d’enfants racisés qui sont seuls dans leur village avec peu de repères autour d’eux, et personne dans leur famille qui soit capable de comprendre ce qu’ils traversent. Il est important de mener des actions auprès des institutions, ce qui suppose de négocier avec des personnes dont on n’aime pas toujours la terminologie. L’important, c’est de faire du concret : des articles, des livres, des films… Le format des conférences, aussi (et je fais toujours attention, au moment des questions du public, de proposer la parole à ceux qui n’y ont pas accès dans la société). Quand j’ai organisé la rencontre sur « Adoption et colonialisme », une dame de 60 ans est venue avec son fils, et nous a parlé de son histoire : elle avait quitté le Viet Nâm avec les boat people en ayant le désir d’être adoptée. Elle avait découvert le racisme en arrivant. C’était une intervention intense ! Si une personne, par soirée, lâche quelque chose pour la première fois et est écoutée, c’est une victoire.
Quelle est votre position sur la notion d’appropriation culturelle ? Comment l’entendre dans un monde où tout est plus que jamais relié : politiques, économies, arts, mémoires, imaginaires ?
« Dans la mode, les mannequins noires sont sous-payées et l’industrie repose sur l’exploitation des femmes des pays du Sud. La notion d’appropriation culturelle me semble toujours opérante. »
J’ai tendance à penser par étapes. De la même façon que la non-mixité est un moment nécessaire auquel on doit toujours pouvoir revenir. Des notions comme l’appropriation culturelle sont nécessaires dans des espaces où la suprématie blanche et les discriminations systémiques se font toujours plus pernicieuses. En soi, des mannequins blanches qui portent du wax et de fausses dreadlocks, dans un monde égalitaire, ça ne devrait pas poser de problèmes. L’enjeu est lorsque, dans ce même monde (la mode), les mannequins noires ne trouvent pas de travail, sont sous-payées et que toute cette industrie repose sur l’exploitation des femmes racisées des pays du Sud. En général, ses campagnes de pub ne peuvent faire exister les racisé·es en dehors de stéréotypes éculés, ou il les efface purement et simplement. C’est en ceci que la notion d’appropriation culturelle me semble toujours opérante. Tant qu’on nous demandera, à nous les Noir·es, de nous lisser les cheveux pour être présentables au travail, tant qu’à diplômes égaux, voire supérieurs, et cheveux conformes, nous ne trouverons toujours pas de travail, tant que nos loisirs (entrée en boîte de nuit) seront conditionnés par des règles établies par celles et ceux qui nous refusent l’entrée car nous sommes « ghetto » — mais qui s’extasieront devant les Bantu Knot « ethniques » de Marc Jacobs —, j’aurai recours à la notion d’appropriation culturelle. Je ne sais plus quel rappeur dit « Everybody wanna be black ; but don’t nobody want to be black » — en français : « Les cultures noires sont à la mode, mais les Noir·es ne le sont toujours pas. »
bell hooks se livre à une critique importante du « féminisme pop » incarné par la chanteuse Beyoncé — critique que vous récusez ; pourquoi ?
Il y a plusieurs débats, là aussi. Si l’objectif est d’être dans la pureté de la lutte, ni Beyoncé ni bell hooks ne le sont car cette dernière travaille pour une très grande université blanche américaine et elle écrit des livres. Elle n’est pas exclue du groupe capitaliste, même si elle gagne en effet moins d’argent que Beyoncé. Si même bell hooks ne s’en sort pas, où mettre la limite ? Je vais le dire simplement : j’évolue moi-même dans un milieu de gens peu favorisés, dans lequel je suis la plus privilégiée ; dans ces milieux-là, je serais une traîtresse à « la cause » comme Beyoncé l’est pour bell hooks ! Et il est bien dommage qu’on entende parler de bell hooks par sa critique de Beyoncé et non par son œuvre. Il y a des choses peu politiques là-dedans, qui nous échappent.
[Maya Mihindou | Ballast]
C’est la grande puissance de la culture afro-américaine que cette capacité de pertinence dans la culture populaire. J’ai arrêté de parler d’anticapitalisme avec mon entourage racisé (sauf avec celles et ceux que cette question intéresse) car je trouvais ça indécent. Dans un système inégalitaire, tu as besoin de te reconstruire une fierté. Dans un certain nombre de cercles afros, la fierté serait de réussir dans le capitalisme : c’est l’excellence noire et le culte de l’entrepreneuriat. J’entends beaucoup de choses sur l’« afro-optimisme », qui ne me parlent pas du tout : s’y télescopent le capitalisme et la pensée positive. Et c’est un outil qui bénéficie au capitalisme. C’est un outil de dépolitisation et d’individualisation, parce que quand tu dois t’organiser avec des collègues qui se font licencier massivement, on te distribuera un petit pamphlet, à part, qui dira que c’est peut-être l’opportunité pour toi de devenir entrepreneur, ou d’obtenir un parachute doré — et ça ne sera pas discuté. Mais je ne me verrais pas dire aux personnes qui ont le plus de problèmes de précarité économique qu’il faut lutter contre le capitalisme sous peine de passer pour des vendus. Tu ne luttes pas quand tu es complètement dans la précarité — c’est toute l’œuvre des Panthers ! Tu ne luttes pas le ventre vide, et tu lutteras encore mieux si tu as appris à lire et à écrire. Et encore, il faudra que tu aies un toit au-dessus de ta tête.
« Comment arriver à mener une action coordonnée sur les différents fronts que sont l’éducation — historique et politique —, la sortie de la précarité et l’élaboration d’un autre système ? »
Mon discours fonctionne très bien avec les jeunes femmes noires, car j’ai quelque chose à proposer d’alternatif quand je parle d’afro-féminisme ; je dis qu’on peut faire nos groupes de parole, se retrouver, et créer. Je ne crois pas qu’il faille juste se lamenter sur la suprématie blanche et le sexisme. Mais avec ce discours, je n’ai pas d’impact sur les jeunes hommes noirs car je n’ai rien à leur proposer. Il ne suffit pas de leur dire qu’une société plus égalitaire bénéficiera aussi aux hommes. Ce n’est pas une chose créative pour eux, ni un projet dans lequel ils se sentent inclus. Mais on pourra avoir des discussions. Peu de choses sont faites pour eux. Pourtant, ils ont besoin de se regrouper pour travailler à des modèles alternatifs. À Montréal, il y a un organisme qui organise des soirées « Brothers to brothers ». À présent, ils réfléchissent à faire des « Sisters to sisters », « Brothers to sisters » pour avoir des débats sur divers sujets.
La question est de savoir comment parvenir à une lutte anticapitaliste pragmatique. À une éducation qui permette de comprendre que notre place est liée à un système qui s’est bâti sur le dos des Noirs pendant la traite transatlantique. Que c’est parce qu’on pille l’Afrique depuis deux à trois cents ans que le capitalisme existe. Comment arriver à mener une action coordonnée sur les différents fronts que sont l’éducation — historique et politique —, la sortie de la précarité et l’élaboration d’un autre système ? Il ne suffit pas d’être anticapitaliste, il faut proposer une autre société, une autre organisation. Et ça, je ne le vois dans aucun cercle. On en revient à la fameuse pilule rouge : pour ne pas sombrer dans le désespoir, qu’a‑t-on à proposer aux gens ?
Que tirez-vous de votre expérience militante en France ?
Après une dizaine d’années dans les milieux militants, j’en ai tiré un constat d’échec. À qui nous adressons-nous vraiment ? À qui réussit-on à parler ? Il y a une vraie impasse si toute action consiste à critiquer le monde blanc et à vouloir être en confrontation. Si on se situe vraiment dans une pensée décoloniale, on se doit de réfléchir à un autre monde. Si l’objectif est de dire « On s’occupera de l’anticapitalisme quand les communistes s’occuperont de l’antiracisme », quelle place fait-on au monde d’après ? Je ne tiens pas à entrer dans les structures de pouvoir du système actuel. Il s’agit de les remettre en cause, et de faire en sorte que le pouvoir soit mieux distribué. Concernant les militants, il y a beaucoup de groupes pour lesquels je me demande quand ils ont tracté en bas d’une cité pour la dernière fois ! Dans le cadre d’un article, j’avais recruté des jeunes filles pour qu’on les prenne en photo. Je tenais à ce qu’elles aient lu mon article avant d’avoir leur accord pour participer au projet. J’ai été à la foire du Trône et à Châtelet-les-Halles, et j’arrêtais des groupes de filles noires pour leur en parler. Elles avaient entre 14 et 16 ans et une attitude qui en imposait ! Ces filles nous remettaient en question, moi et mes copines militantes. J’avais l’impression d’avoir 200 ans ! L’une d’elles m’a demandé « C’est payé ton truc ? ». Il est important d’aller vers des personnes qui ne s’intéressent pas spécialement à ces sujets car personne ne s’intéressera, par exemple, à ces filles-là. Pourtant, à 14 ans, tu as une conscience politique.
[Maya Mihindou | Ballast]
Autre exemple : dans le cadre du projet annuel d’une amie qui travaillait sur la sensibilisation au sexisme à travers l’audiovisuel, je suis intervenue dans une classe de 5e dans le 93, où je devais parler d’intersectionnalité. J’ai prononcé le mot « négrophobie » et on m’a demandé : « C’est comme homophobie, Madame ? », et je leur ai expliqué que oui, que c’était une discrimination liée au fait d’être noir ; on m’a répondu : « Dans ce cas, on dit aussi “arabophobie” ? », et il a fallu parler d’islamophobie et de la manière dont les identités arabe et musulmane ont été complètement mélangées… Au bout de cinq minutes, la conversation était partie hors du programme que j’avais préparé et il a fallu que je me raccroche aux branches. Dans ces moments-là, je me dis que ce que je fais ailleurs est inutile, finalement : c’est précisément là qu’il faudrait être. Je voudrais aller dans des classes avec mon film. Dans un tout autre registre, aux États-Unis il y a eu les « Outlaw Midwives », qui sont des sages-femmes ou des doulas qui forment à leur métier dans les prisons, afin que les détenues puissent accoucher d’autres femmes enceintes dans le milieu carcéral et aient un travail en sortant : ce genre de démarche de transmission, c’est une réelle révolution. Tout reste une affaire de diffusion des connaissances, et chaque milieu a ses travers. Celui du monde académique est de considérer qu’il est rabaissant d’écrire d’une manière compréhensible par tout le monde. On pourrait estimer au contraire qu’on démontre son intelligence et sa capacité d’analyse en étant capable d’expliquer sa pensée pour qu’elle soit plus largement accessible…
Et c’est là qu’on retrouve bell hooks, qui insistait sur le fait que son auditoire idéal, c’était sa mère…
« Il y a une vraie impasse si toute action consiste à critiquer le monde blanc et à vouloir être en confrontation. »
C’est exactement ça. J’avais vu, plus jeune, une conférence d’Albert Jacquart sur l’éducation. Il disait qu’on était, en France, très axé sur la compétition et que c’était dommage. Il proposait que dans le cadre scolaire la notion de réussite soit associée au fait de savoir transmettre aux autres le savoir compris. Et qu’il fallait pour cela permettre aux enfants de travailler en petits groupes, pour favoriser ce mécanisme : le premier ou la première qui a compris doit l’expliquer aux autres, puis aider à terminer l’exercice ; la réussite ne correspondrait plus ainsi au fait d’avoir compris le premier, mais d’avoir amené les autres à comprendre. Ayant une vision idéaliste, j’ai forcément envie que la société change. Mais on ne fait pas la révolution en voulant avoir raison. Dans un système voué à l’inégalité, mon objectif est d’agir dans l’espace où je suis pour améliorer la situation : c’est pour cette raison que je suis devenue militante. Que puis-je faire pour transmettre ces informations à d’autres ? Chercher, pendant des années, comment formuler un positionnement idéologique ne permet pas d’agir.
Vous avez posé la question, dans une conférence : « Où aller quand on est noir et conscient des mécanismes coloniaux, comment continuer à se déplacer sans être un néo-colon ? » C’est une question qui vaut pour toutes et tous. À quoi ressemblerait une société où différents points de vue seraient pris en compte, où les mémoires seraient discutées, réconciliées, où les identités multiples pourraient vivre ensemble ?
Si l’on réfléchit en termes d’émancipation collective, de tels endroits n’existent pas. Mais il y a des échappatoires individuelles qui sont liées à nos privilèges. Je raconte souvent que la première fois de ma vie où je n’ai pas été une femme noire, c’est quand j’étais en Australie pour suivre des cours sur les Aboriginal Studies. J’y étais une « sacrée Française » et on me parlait de fromage ! J’étais choquée. Et c’était très reposant. J’y étais venue pour voir comment ça se passait dans une université qui affrontait à peu près honnêtement son histoire coloniale. C’était la première fois que dans une telle institution une femme aborigène donnait le cours pour lequel j’étais là. C’était incroyable ! Puis j’ai voyagé, je me suis rendue dans le centre de l’Australie par le biais d’entreprises touristiques aborigènes. Il y avait des endroits qui étaient clairement interdits d’entrée aux aborigènes… C’était comme se retrouver en pleine ségrégation sud-africaine. Donc toute cette société prospère, joyeuse et douce de la côte australienne repose sur cette ségrégation et cette violence coloniale. Je ne pouvais pas rester vivre là-bas. Au Canada, l’aspect violent est très bien dissimulé. Je l’ignorais avant de m’y installer, mais c’est presque pire qu’en Australie. On est en territoires non cédés ! Les anglophones ont, au moins, signé des traités (frauduleux) avec les autochtones. Mais ce pays est en occupation purement et simplement illégale.
[Maya Mihindou | Ballast]
Ici, je me questionne sur comment faire le moins de mal possible : je suis consciente d’être privilégiée, en tant que française diplômée. Je ne suis pas une migrante lambda ! Quand je donne des conférences dans ces espaces, ça ne me coûte rien de dire la vérité : j’ai fait le choix, égoïste, de venir ici car c’était mieux pour moi. Si j’étais complètement cohérente, ce n’est pas au Canada que je devrais m’installer. En tant que migrant, on n’est pas obligés de reprendre à notre compte le projet colonial de peuplement ; c’est à nous de faire le travail. D’où l’idée de mettre en place des rencontres sur « Adoption et colonialisme » pour croiser les regards des autochtones et des personnes adoptées. Nous sommes tous déplacés par différentes histoires coloniales : comment lutter ensemble ? Comment être ici de manière éthique ? Comment mes privilèges peuvent-ils être utiles à ceux qui en ont moins ? C’est un questionnement en cours. Il y a, parfois, des lieux de négociation qu’il faudrait développer. Par exemple, les Haïtiens sont les seuls à avoir été invités officiellement à Montréal par des communautés autochtones2. Ils ont demandé aux aînés et il y a eu une vraie rencontre — dans leurs traditions, tu peux demander à être accueilli. Du côté de la France (très focalisée sur la question palestinienne), j’aimerais qu’on m’explique pourquoi on ne parle jamais de la Guyane française. Le dernier pensionnat autochtone y a fermé en 2012 ! Mais ça n’intéresse personne qu’on soit encore un pays pleinement colonial. Il nous est plus simple de nous révolter sur la situation des Amérindiens au Brésil que sur ceux de la Guyane… Ce n’est pas logique. Il y a une décolonialité à géographie variable. Au final, quand tu es quelqu’un de déplacé et le fruit de l’histoire coloniale, il te reste peu d’endroits où aller. Dans mes papiers de personne née sous X, il est écrit : « Mère marocaine-père français », bon. Le sort réservé aux Noirs au Maroc ne me donnerait pas l’envie d’y vivre, et côté français…
Photographie de bannière : Ouvrir la voix
- Voir, sur le sujet : Art et abandon, les adoptés se racontent , Pascale Lemare, éditions L’Harmattan.↑
- Des prêtresses vaudous haïtiennes voulaient faire une célébration avec les Haïtiens du Canada.↑
REBONDS
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