Texte inédit | Ballast
Le 29 octobre 2023, la République de Turquie fêtait ses 100 ans et, quelques semaines plus tôt, bombardait des cibles kurdes en Syrie comme en Irak. Autant de frappes qui entendaient répondre à la dernière attaque menée par le PKK — le Parti des travailleurs du Kurdistan — contre les forces de police d’Ankara. Le président turc, Recep Tayyip Erdoğan, a aussitôt déclaré que « les scélérats qui menacent la paix et la sécurité des citoyens n’ont pas atteint leurs objectifs et ne les atteindront jamais ». Le 19 novembre dernier, le ministère de la Défense annonçait l’exécution de quatre membres de l’organisation révolutionnaire anticolonialiste. Ce sont là les formes les plus visibles du combat historique qui oppose le mouvement kurde organisé au pouvoir assimilationniste turc. Mais la guerre se mène également à bas bruit, via l’ingénierie sociale. De nombreux plans de transformation urbaine sont mis en œuvre par Ankara, en particulier dans la ville de Diyarbakır (Amed, en kurde), usuellement qualifiée de capitale du Kurdistan. Se pencher sur le cas du quartier de Peyas, situé en son cœur, permet de comprendre comment une dynamique globale de gentrification des quartiers populaires et de relégation de leurs habitants s’entrecroise avec la lutte du peuple kurde pour sa survie. Un reportage du photojournaliste Loez.
Amed, 2021. J’ai découvert le quartier de Peyas il y a quelques années, un jour de ciel gris et de neige, alors que je m’étais égaré dans les avenues rectilignes des quartiers modernes de la ville. Tout à coup une éclaircie, comme une clairière, s’était faite dans la forêt de hauts immeubles impersonnels. Ils avaient laissé la place à de petites maisons de un ou deux étages construites de bric et de broc, en piteux état pour certaines, entourées d’un mur abritant un jardin pour d’autres. Alors que je m’enfonçais dans le quartier, les grandes rues rectilignes devenaient ruelles étroites rappelant celles de Sur, la vieille ville d’Amed.
Peyas renvoie l’image, inattendue au milieu de cette métropole, d’un village de campagne. L’air sentait la fumée et parfois le fumier. À un croisement, un four à pain collectif attendait qu’on y allume une flambée réconfortante. Il faisait un froid humide et, dans les rues, on croisait davantage de poules que de passants. Mes pas ont fini par m’amener face à la colline plantée au centre du quartier. Couverte de tombes, elle sert de cimetière. Les anciennes pierres noires sans inscriptions montrent qu’il existait probablement bien avant le village. J’ai grimpé l’escalier de ciment glissant menant à son sommet. De là-haut, Peyas apparaissait comme une île, petit village entièrement ceinturé par des immeubles. Une incongruité, dans cette ville à l’urbanisme galopant ces vingt dernières années : les nouvelles constructions se répandent comme l’eau d’un verre renversé sur sa partie Nord-ouest — le Sud est fermé par l’aéroport militaire, et l’Est par le fleuve Dicle.
Alors que je contemplais le quartier du haut de la colline, un groupe d’enfants m’a entouré. À cause de la neige, les écoles étaient fermées : pour les élèves, c’était donc jour de fête. Dans les cris et les rires, ils s’élançaient sur la pente enneigée et se laissaient glisser jusqu’en bas. Ma présence inattendue les a intrigués. Le plus âgé, un adolescent d’une quinzaine d’années, la mine sérieuse, est venu échanger quelques mots. D’abord les questions essentielles : quelle équipe de foot soutiens-tu ? (s’en est suivie la déclinaison des villes françaises, apprises à travers les matchs de championnat) ; et la France c’est comment ? ; et les gilets jaunes, alors ? Il m’offre une cigarette que je décline. Autour, les plus jeunes tourbillonnent. J’ai repris mon chemin. Dans une rue plus large, je suis tombé nez à nez avec un troupeau de moutons. Le claquement de leurs sabots sur le bitume se mêlait aux bêlements et aux cris du berger qui les emmenait paître. Un peu plus loin, quelques hommes désœuvrés buvaient du thé, assis sur de petits tabourets devant un magasin au rideau tiré. Ils m’ont invité à les rejoindre. La plupart étaient sans travail. La conjoncture économique était mauvaise — elle est encore pire maintenant, et l’avenir, sombre. Je les ai quittés alors que la neige recommençait à tomber. En m’éloignant je suis retombé sur les moutons, qui paissaient dans un petit parc au pied d’une tour de douze étages. À côté des enfants jouaient au toboggan.
Un quartier délaissés par les pouvoirs publics
Quelques années plus tard, à la mi-automne, j’ai rendez-vous avec Mehmet Çoban, le muhtar du quartier. Il m’accueille dans le petit local qui lui sert de bureau. Au mur, un grand panneau officiel avec les portraits d’Erdoğan et de Mustafa Kemal, des documents, des coupures de presse et des photos, deux plans en grand format. Âgé d’une cinquantaine d’années, l’homme est grand, solidement bâti. Une épaisse moustache grisonnante surmonte sa mâchoire carrée. Comme il l’explique, les muhtar sont un pont entre les habitants d’un quartier et la municipalité ou les services de l’État. Ils sont élus, et ont également un rôle dans la résolution des conflits ; ils visitent les personnes malades, âgées, aident les plus précaires, par exemple les bergers du quartier à trouver où faire brouter leurs troupeaux. L’homme aime se mettre en avant. Pour autant, il semble effectivement ne pas ménager sa peine, témoigne d’une véritable passion pour son rôle et d’un attachement sincère à son quartier.
Comme il le répète à plusieurs reprises, « il travaille beaucoup ». Pour cela, il touche une indemnité équivalente au SMIC local. Lors de notre entretien, son téléphone sonne à intervalles réguliers. Une mère de famille se présente avec sa fille pour obtenir un rendez-vous médical, un retraité vient s’asseoir, un homme passe la tête… Le muhtar prend le temps de s’adresser à chacun tout en reprenant notre discussion entre deux interruptions. Avant d’être élu en 2019, il s’occupait de la maison de thé familiale, un lieu de socialisation dans le quartier. Et alors que les élections locales approchent, il compte bien se représenter. Il me confie ne pas avoir été à l’école. Adolescent de 14 ans au moment de son arrivée à Peyas, il était trop âgé pour y être accepté. Il parlait alors à peine turc. Il s’est instruit au gré des sessions de cours du soir. Mehmet Çoban a fait partie de la première vague de familles, 72 à l’époque, qui se sont installées là en 1983. Il n’y avait rien aux alentours. Peu à peu le village s’est étendu avec l’arrivée de familles venues de Mardin, Bingöl, de Van, dans les années 1990 — période de la sale guerre dans les régions kurdes où l’armée turque a vidé massivement les villages afin de regrouper leurs habitants dans les centres urbains pour mieux les contrôler. Les nouveaux venus se sont installés là où ils ont trouvé de la place. Ils ont construit eux-mêmes leur logement avec les matériaux qu’ils ont récupéré. Contrairement aux premiers foyers qui se sont installés, ils n’ont pas reçu de titre de propriété.
Au milieu des années 1990, la quatrième vague d’urbanisation à Amed atteint le district de Kayapınar, où se trouve Peyas, qui est alors encore un village isolé. La zone est requalifiée en belediye, l’équivalent d’un arrondissement dans une ville française. Selon la chercheuse Ayşe Seda Yüksel, l’endroit devient « un paradis de la construction à la fin des années 1990. La population a été multipliée par trente au cours des vingt dernières années, et Kayapınar devrait accueillir plus de 240 000 personnes au cours de la prochaine décennie. Comparé à des zones à forte densité […] Kayapınar est moins peuplé et se compose de blocs d’appartements et de communautés fermées dispersés autour de parcs, de centres commerciaux et d’artères plus importantes1. » Cet urbanisme implique un tissu social très différent de celui du village de Peyas.
À l’époque, il y avait peu d’aménagements urbains : « On traversait le village, il n’y avait pas d’asphalte, le chemin était boueux. Autour ça s’est construit, puis ils ont démoli des maisons après avoir expulsé les habitants pour construire la grande route. Quand on est arrivés là-bas ils nous ont regardés comme si on était riches »
Yezdan est arrivé enfant dans un des immeubles nouvellement construit autour de Peyas, au début des années 2000. À l’époque, il y avait peu d’aménagements urbains : « On traversait le village, il n’y avait pas d’asphalte, le chemin était boueux. Autour ça s’est construit, puis ils ont démoli des maisons après avoir expulsé les habitants pour construire la grande route. Quand on est arrivés là-bas ils nous ont regardés comme si on était riches, alors qu’on venait de Bağlar [quartier très populaire d’Amed, nda] », se souvient le jeune homme. Ce choc de classes sociales ressenti par les habitants a provoqué une augmentation de la petite criminalité, notamment des vols. Si les habitants ont considéré les personnes venues peupler les immeubles construits autour de leur village comme privilégiées, à l’inverse, ces nouveaux arrivants ont très vite regardé de haut les villageois de Peyas. Aujourd’hui encore, qualifié de « ghetto », le quartier a mauvaise réputation. Là-bas, « les gens sont pauvres, mais ils se sont construits de belles maisons avec jardins, qu’ils ne sont pas prêts à lâcher. Certains ont déjà dû partir à cause de la guerre, ils ne sont pas prêts à revivre ça. Beaucoup y soutiennent le mouvement kurde ». Les slogans tracés à la bombe sur les murs ne laissent pas de doute à ce sujet (« Jeunesse réveille-toi, devant nous il y a la révolution »).
Le muhtar ne tourne pas autour du pot : il est content qu’on s’intéresse à Peyas et se plaint de l’abandon des pouvoirs publics. D’emblée la conversation aborde la question des projets de rénovation du quartier. Les conditions de vie y sont malaisées : « 5 000 personnes vivent ici dans la misère. Nous manquons d’infrastructures, il n’y a pas de gaz domestique, pas d’internet, pas de services publics. Beaucoup d’habitants n’ont pas de titre de propriété. La propreté des rues est un problème. On se sent sous-citoyens. Les pouvoirs publics nous méprisent. Nous sommes restés un village au milieu d’une immense métropole. Nous voulons une rénovation du quartier, ou obtenir des titres de propriété. Nous avons construit nos maisons avec notre argent, mais désormais nous n’avons pas les moyens d’aller vivre ailleurs. » Mehmet Çoban s’inquiète de voir se reproduire ce qui s’est passé dans le quartier de Sur, dont les habitants ont été expropriés et indemnisés à une valeur nettement inférieure à celle acquise par leur logement. Face à l’inflation exponentielle ces dernières années et à l’explosion des loyers qui a suivi, les nouveaux logements qui y ont été construits sont hors de leurs moyens. « Nous devons rester propriétaires. Peut-être qu’il n’y a pas besoin de démolition s’ils nous donnent le gaz naturel, Internet et un titre de propriété », affirme l’élu, qui conclut : « S’il y a destruction, on veut de meilleurs bâtiments, le mieux de ce qui se fait. On veut un beau projet pour nos enfants. La concertation doit réunir toutes les personnes concernées : muhtar, imam, mairie, architectes… Si le travail n’est pas fait sérieusement, ça ne nous intéresse pas. »
Des projets de rénovations insatisfaisants
Un premier projet de rénovation a été rendu public en décembre 2020. Mais les plans proposés par la mairie ont été retoqués après qu’une action en justice a été initiée par les urbanistes de la chambre des ingénieurs et architectes d’Amed (TMMOB), une organisation professionnelle considérée comme une structure d’opposition par les pouvoirs publics à la botte de l’AKP2. Je rencontre le coprésident de la Chambre des urbanistes, une composante de TMMOB, dans un café moderne du nord de la ville à quelques centaines de mètres de Peyas. Après avoir pris cette fonction, il a été licencié de l’entreprise qui l’employait. Il gagne à présent sa vie en vendant des bouteilles de gaz mais songe à arrêter son mandat pour reprendre des activités professionnelles en lien avec ses qualifications. Je l’appellerai ici l’Urbaniste.
Il m’explique que les projets de transformation urbaine touchent plusieurs quartiers d’Amed. Il faut en avoir une vue d’ensemble, affirme-t-il, examiner ce qui se passe à l’échelle de la ville « et même des provinces environnantes, dont la population est majoritairement kurde. Il y a un conflit dans ces régions. Dans les villes les plus touchées par la guerre, des projets de planification ont été développés sous l’étiquette de rénovation urbaine. Il y a plusieurs raisons à ça. Le fait que le parc immobilier existant a été endommagé, mais aussi que l’existant a souvent été construit sans permis, illégalement ». S’il reconnaît que cela implique des constructions qui ne respectent pas les normes de sécurité, il ajoute qu’« il y a aussi des raisons politiques » : les autorités « pensent que la culture de ces régions, et des personnes y vivant, devrait disparaître. Les endroits ne sont pas choisis au hasard. Sur et Kaynartepe sont deux lieux conflictuels. Peyas est un quartier qu’on peut qualifier de ghetto. La majorité des constructions à Peyas est illégale. Personne n’a envie de construire illégalement. Ça se produit quand quelqu’un n’a pas d’endroit où loger, est dans une mauvaise situation économique, sociale, et n’a pas d’autre alternative ».
« Il y a un conflit dans ces régions. Dans les villes les plus touchées par la guerre, des projets de planification ont été développés sous l’étiquette de rénovation urbaine. »
En Turquie, le fait d’avoir construit sans permis n’empêche pas les habitants d’avoir accès aux services publics de base : eau, électricité, gaz. À Peyas, l’acheminement de ce dernier n’a pas été mis en place. Une fois ces services pourvus, les habitants, même sans existence officielle, ont des droits en cas de projet de transformation urbaine, affirme l’Urbaniste. « Ces constructions illégales sont visées par les programmes de transformations urbaines soit sur la base des parcelles, soit à plus grande échelle. C’est exactement ce qui s’est passé à Peyas. » À Amed, la rénovation urbaine a commencé dans le quartier de Sur, en partie dévasté par l’armée turque lors de la répression du mouvement d’autonomie déclaré à partir de décembre 2015 par une jeunesse kurde à bout. Après les endroits touchés par les combats, la rénovation s’est étendue plus largement. « Il s’agit d’un processus continu, avec des étapes de projet », poursuit l’Urbaniste. Les lieux concernés par un processus de transformation urbaine peuvent être qualifiés de deux manières : « Soit construction à risque, soit zone à risque. » Si cette dernière est retenue,« c’est la zone tout entière qui entre dans le projet de transformation urbaine. Il n’est pas nécessaire de réaliser des études à l’échelle des bâtiments ». Ainsi, au lieu d’avoir un plan pensé de manière individuelle pour chaque foyer, les habitants sont considérés comme un ensemble et soumis aux mêmes contraintes.
Mais, affirme l’Urbaniste, « de nombreux projets de transformation urbaine, du moins les plans directeurs de développement et les plans de mise en œuvre, sont contraires à la législation existante ». Par exemple, « il ne peut pas y avoir d’augmentation de la densité de population. Ce que nous appelons zones de renforcement
, c’est-à-dire des espaces consacrés à l‘éducation, la santé, les routes et les espaces verts, sont définis dans la législation en termes de mètres carrés par habitant. Ce critère ne peut être inférieur à un taux déterminé. Mais dans la pratique, c’est souvent le cas. C’est pour ça que notre action à Peyas a commencé ». Après avoir été votée par le conseil municipal, la modification du plan directeur d’aménagement a été rendue publique, avec un délai d’un mois avant le début des travaux pour que le public en prenne connaissance. C’est alors que TMMOB est intervenu. « Nous avons observé une réduction de la surface dans les zones de renforcement que je viens d’énumérer. Il était prévu que la population vivant ici augmente, mais les surfaces par habitant ont été réduites. C’est contraire à la législation. » Les urbanistes de la chambre professionnelle ont envoyé une requête à la municipalité pour demander la révision des plans proposés. Sans grand espoir.
Urbanisme et politique
Après le coup d’État manqué en juillet 20163, le gouvernement d’Erdoğan a lancé une répression sans précédent contre ses opposants. Celle-ci a visé en particulier les régions kurdes qui, pourtant, n’avaient rien à voir dans cette affaire. Nombre d’associations ont été fermées par décret et, dans les grandes villes kurdes, les maires élus sur les listes du HDP, le Parti démocratique des peuples, qui menait une politique d’opposition favorable à l’autodétermination des Kurdes, ont été limogés et remplacés par des administrateurs nommés par l’État, les kayyum. Amed, bastion du mouvement kurde, a été la première visée par cette répression. Les accusations de clientélisme et de corruption à l’égard des kayyum sont nombreuses, du fait, notamment, des intérêts économiques mis en jeu par les projets de reconstruction — marchés souvent attribués à des groupes privés du BTP, quand l’État ne s’en charge pas lui-même par le biais de l’Administration du développement du logement social (TOKI). Le régime de l’AKP a basé sa politique économique sur l’essor du secteur du bâtiment et de la construction. Dans les régions kurdes, les projets d’urbanisme répondent donc autant aux besoins d’une politique économique ultralibérale qu’à ceux des politiques sécuritaires du gouvernement. En étudiant tous les projets de constructions lancé par les différents pouvoirs publics, TMMOB a joué un rôle actif pour documenter et dénoncer les abus et les infractions à la loi. L’expertise de ces architectes, ingénieurs et urbanistes est ainsi mise au service de la société et prend une forme de contre-pouvoir face à un État autoritaire. Après le séisme, TMMOB a également fourni les preuves de malversations des entrepreneurs, souvent proches du régime, ayant conduit à fragiliser les constructions entraînant leur écroulement. L’organisation est donc devenue une cible pour les représentants de l’État, kayyum ou vali (une sorte de préfet responsable d’une région administrative).
La requête de TMMOB n’avait aucune chance d’aboutir auprès de la municipalité aux ordres du kayyum. La procédure a été portée devant les tribunaux. L’Urbaniste reprend : « Un expert a rédigé un rapport qui nous a donné raison. Une décision de sursis à exécution a été prise par le tribunal. » Les accusations n’ont pas tardé à fuser du côté des représentants de l’État. « Après l’annulation de ce plan, [le vali] a directement visé notre association professionnelle dans un discours. Il a été dit que nous avions exercé une pression idéologique pour qu’il soit annulé. Au contraire, cela n’a rien à voir avec l’idéologie, c’est entièrement la loi. L’objection que nous avons formulée sur des bases légales a également été annulée sur le fondement de l’État de droit de la République de Turquie. » L’annonce de la suspension des travaux a reçu un accueil partagé dans le quartier. « Les gens sont divisés. À tort ou à raison, il y a un groupe qui dit que cette transformation doit être faite. Il y a un groupe qui dit non. Nous, nous pensons qu’elle doit être menée de façon correcte. » Pour mieux expliquer leur démarche, les urbanistes sont retournés dans le quartier. « Nous avons réuni les habitants pour leur expliquer notre problème. Nous leur avons dit : si vous n’avez pas d’espaces verts, d’infrastructures d’éducation, de santé, personne, demain, ne pourra grandir ici. La population ne pourra pas vivre. C’est notre principal problème. Nous pensons que les espaces publics de la ville ne doivent pas être ouverts aux promoteurs pour des raisons de profits financiers, et nous agissons sur le plan juridique. Rien d’autre. »
Le régime de l’AKP a basé sa politique économique sur l’essor du secteur du bâtiment et de la construction. Dans les régions kurdes, les projets d’urbanisme répondent donc autant aux besoins d’une politique économique ultralibérale qu’à ceux des politiques sécuritaires du gouvernement.
Après avoir été suspendu, le plan a été revu. Une nouvelle version a été rendue publique en septembre 2022. Mais, là encore, elle n’a pas répondu aux attentes de TMMOB. « Le dernier plan présente des lacunes similaires. Il est à nouveau basé sur une réduction de la surface des espaces publics, malgré l’augmentation de la population. Cette fois, la zone de marché a été complètement supprimée. Les marchés sont des lieux de socialisation et d’activité économique pour les habitants du quartier. Les espaces dédiés à la santé ont été réduits. Bien que ceux consacrés à l’éducation semblent avoir augmenté, ils restent insuffisants pour la population actuelle. Les parcs et les espaces verts ont considérablement diminué en surface. Dans ce contexte, les organisations professionnelles ne peuvent rester indifférentes et fermer les yeux. Nous avons pour idéal de transformer la société, de la rendre plus correcte, plus vivable et plus durable. » Les urbanistes ont alors intenté un nouveau procès contre cette révision du plan d’aménagement, dont le verdict est à venir.
L’Urbaniste rejoint le muhtar : une politique de transformation urbaine ne peut se faire sans la consultation approfondie de tous les acteurs impliqués, et en premier lieu des habitants. « Combien de mètres carrés doit faire votre maison, combien de pièces doit-elle avoir, de quelle couleur, doit-elle avoir des toilettes alaturka ou une cuvette ? Parce ces gens vivront ici. Nous ne pouvons pas décider de la vie des autres. Combien devrait-il y avoir d’espaces verts, combien de terrains de jeux pour les enfants ?… Bien sûr, il y a des dispositions prévues par la loi, mais il est nécessaire de déterminer la forme en fonction du mode de vie des gens qui y résident. » Il faut, pour lui, chercher à donner la possibilité de rester sur place à celles et ceux qui vivent dans le quartier. « La majorité des personnes qui vivent ici n’aurait pas pu rester après ce projet. La Chambre des urbanistes estime que la loi ne prévoit rien à ce sujet. En d’autres termes, nous ne disposons pas d’une base juridique obligeant à maintenir les habitants sur place. »
Maintenir la population implique de penser aux coûts du projet, non seulement pour la construction, mais aussi pour la vie sur place après. L’Urbaniste craint que la rénovation du quartier ne s’accompagne d’un processus de gentrification qui en chassera les habitants actuels. « Vous avez complètement démoli un endroit et vous l’avez remplacé par de nouveaux bâtiments. Vous avez plus ou moins réussi à garder les personnes qui y vivent. Les loyers augmentent. De 1 000 ou 2 000 lires auparavant, ils atteignent maintenant 10 000 ou 15 000 lires. Mais quand quelqu’un qui n’habite pas là voit un loyer de 15 000 lires ici alors qu’ils sont de 20 000 lires dans le reste de la ville, il vient et y loue un logement. Il appelle ses amis et les informe. Ceux-ci débarquent à leur tour. Or quelqu’un qui peut payer un loyer de 15 000 lires gagne généralement beaucoup plus d’argent que les habitants d’origine du quartier. Au bout d’un certain temps, les habitudes des personnes qui gagnent plus d’argent commencent à s’imposer. L’épicier ne vendait pas de fromage kaşar auparavant. Il commence à en proposer. Le vendeur de simit se met à faire des sandwichs. »
Les premiers habitants du quartier se retrouvent obligés de changer leurs habitudes de consommation. Et, rapidement, ils ne peuvent plus assumer les nouveaux coûts que cela implique. Pour l’Urbaniste, les projets de transformation urbaine doivent aussi prévoir cet aspect économique et social, et proposer des solutions aux personnes vivant sur place pour qu’elles ne se retrouvent pas poussées à déménager. Pour autant, l’Urbaniste est prudent. « Nous ne romançons pas la précarité. Nous pensons que chaque personne a un droit fondamental à un logement décent. Mais pas avec cet urbanisme erroné. Sinon, après avoir résolu le problème de ghettoïsation dans cette partie de la ville, ceux-ci ne feront que se reproduire plus loin. Il s’agit d’une question de développement. J‘ai changé les bâtiments, j’ai changé les gens qui vivent ici, la langue a changé, la culture a changé. Mais ça ne résout rien. Car il y a une réalité : les personnes qui habitent ici existent bel et bien. »
Les premiers habitants du quartier se retrouvent obligés de changer leurs habitudes de consommation. Et, rapidement, ils ne peuvent plus assumer les nouveaux coûts que cela implique.
Il cite l’exemple du succès mitigé d’un projet de rénovation urbaine qu’il a mené dans un quartier d’Istanbul. Ses habitants y avaient « développé une culture. Dans les conditions de l’époque, des gens qui gagnaient beaucoup moins que le salaire minimum avaient en quelque sorte éliminé l’argent de leur quotidien. Une vie communautaire s’était mise en place. Les nouveaux logements ne permettaient pas de la poursuivre. Même si c’est répréhensible, les gens qui vivaient ici utilisaient l’électricité et l’eau illégalement, ils n’avaient pas de frais de conciergerie, de redevance, ils se chauffaient avec des poêles et du charbon. » Mais à l’arrivée dans leur nouveau quartier, les habitants se sont trouvés confrontés à des frais supplémentaires. Rapidement, les dépenses ont pesé sur leur budget. « Savez-vous ce qu’ont fait les gens ? Au bout d’un certain temps, ils sont tous partis des nouvelles constructions. Parce qu’ils ne pouvaient plus assumer de vivre ici. Ils ne gagnaient pas l‘argent nécessaire. » L’homme a tiré les leçons de cet échec : impossible d’« isoler les gens de leur culture et de leurs liens sociaux pour les déplacer dans un autre endroit. Il aurait fallu leur offrir des espaces de vie là où ils étaient, conformément à leurs propres structures socio-économiques, à leur propre culture et à leurs préférences personnelles. C’est le propre d’un État social, c’est sa nécessité ». Sinon, ajoute-t-il, la transformation urbaine n’est liée qu’au profit. « Après avoir ouvert le quartier au développement, sa valeur a été multipliée par dix. La personne qui se trouve déjà dans une situation précaire, qui vit dans une construction illégale, ne peut pas acheter sur place. Quelqu’un d’autre le remplace alors. Pour moi, nous sommes sur le point de vivre une situation similaire à Peyas. »
Signe que le capitalisme n’invente rien dans sa gestion spatiale des classes laborieuses, les mots de l’Urbaniste trouvent un étrange écho avec ceux de George Orwell, près d’un siècle plus tôt. Dans Le Quai de Wigan, celui-ci décrit le déplacement des ouvriers vivant dans des taudis vers des logements sociaux fraichement construits pour eux : « Il est d’autres facteurs qui rendent coûteuse la vie dans ces logements, qu’on soit avec ou sans emploi. Pour commencer, en raison des loyers plus élevés, les magasins sont beaucoup plus chers et assez peu nombreux. Puis, […] il faut davantage de combustible pour se chauffer. Ensuite il y a le supplément de dépense occasionné, pour celui qui travaille, par les frais de transport […]. La disparition des taudis entraîne un éparpillement de la population. [C]’est très bien de procurer des habitations décentes à des gens qui vivaient dans des taudis, mais il est désolant qu’en raison du caractère propre de notre époque on juge en même temps nécessaire de les dépouiller des derniers vestiges de leur liberté. Les gens en sont parfaitement conscients4. »
Des conditions de vie précaires
Quelques jours après ma rencontre avec l’Urbaniste, Mehmet Çoban m’emmène visiter le quartier. Nous faisons un premier arrêt au salon de thé ; des hommes jouent au okey ou aux cartes, buvant thé noir sur thé noir. Sourires et salutations de bienvenue. L’un d’eux lâche : « Ici nous sommes des partisans du BDP » — il utilise l’ancien nom de ce qui s’appelle à présent le DBP, Parti démocratique des régions, composante politique kurde de l’alliance de partis d’opposition rassemblés au sein du HDP. En me livrant cette information, l’homme sous-entend que l’état du quartier et la situation de ses habitants est intrinsèquement lié à leur condition de Kurdes. Dans les rues de Peyas, contrairement aux nouveaux quartiers où vivent les classes moyennes, on entend principalement parler kurde, et pas turc. Si ces hommes sont désœuvrés en plein après-midi d’un jour de semaine, c’est que la situation économique des habitants est précaire. Quand ils ne sont pas au chômage, la plupart d’entre eux sont embauchés dans la construction, la restauration ou l’agriculture comme travailleurs saisonniers. « Il n’y a pas de travail dans le quartier, il faut en sortir », me dit Mehmet. Assis à une table contre laquelle il a posé sa béquille, un vieil homme fabrique des tesbih, chapelets de perles qu’il revendra plus tard. Derrière lui, deux femmes et des fillettes en vêtements colorés reviennent d’un mariage.
Dans la rue, Mehmet veut que je le prenne en photo avec des enfants qui tapent dans un ballon, et aussitôt se pressent devant l’objectif à grands renforts de doigts tendus en signe de victoire. Il salue les uns et les autres, prend des nouvelles des familles, me désigne des ordures empilées et déversées à même le sol, se plaint que la mairie d’arrondissement n’assure pas correctement la propreté du quartier. Et encore, ajoute-t-il : les éboueurs seraient passés récemment. « Est-ce que ce sont des conditions pour vivre ? Regarde les enfants, après ils tombent malades. » Dans une cour, une femme entre deux âges s’apprête à faire du pain dans un tandur, le four traditionnel d’où s’échappe des flammes. Nous grimpons sur la colline. La scène grise d’il y a deux hivers est à présent teintée d’un jaune automnal. Du linge sèche sur les toits en contrebas. Des fumées accrochent la lumière. Dans les jardins, les feuilles des arbres jaunissent lentement. Loin à l’horizon, derrière les immeubles qui cernent le quartier, on distingue la plaine et les montagnes. Mehmet désigne l’énorme bâtiment rutilant de la mairie d’arrondissement. Construit en bordure du quartier, il lui tourne le dos. Plus loin l’école, trop petite, la mosquée, un lieu important du quartier… Alors que nous prenons le chemin du retour, Mehmet me montre un groupe de jeunes hommes adossés à une maison, en train de fumer ce qui n’est probablement pas du tabac. Il soupire. « Que faire avec tous ces jeunes ? Beaucoup se droguent ou volent parce qu’ils sont au chômage. Il est difficile d’étudier parce qu’il y a de la drogue, de la prostitution, de la pollution… » Le muhtar a d’ailleurs essayé, avec l’aide d’une association, de réaliser des activités de prévention.
Dans les quartiers visés par les transformations urbaines, il n’est, en effet, pas rare d’observer une explosion de la consommation de stupéfiants et de la petite criminalité. Le mouvement kurde d’Amed dénonce une politique délibérée des autorités. Une semaine avant, l’Urbaniste m’expliquait : « Un nouvel article a été ajouté à la loi sur les transformations urbaines. Il dit que si une zone est vulnérable en termes de sécurité, elle peut devenir une zone de transformation urbaine, une zone à risque. » Dans ce cas, les habitants n’ont plus leur mot à dire. Au lieu d’une étude au cas par cas, la zone est considérée dans sa globalité et les règles d’indemnisation sont les mêmes pour tous — souvent revues au rabais. En cas de refus des procédures d’expulsion peuvent être lancées et les personnes déplacées contre leur volonté. Un tel scénario alimente les craintes de Mehmet. « J’aime les gens d’ici », clame le muhtar. « On me reproche parfois de ne pas faire assez, ou bien les pouvoirs se plaignent de mes critiques, mais je ne suis pas la mairie. Si j’en avais les moyens, je nettoierais les rues, je ferais repeindre les maisons à neuf. Et j’aurais fait construire une tour Eiffel sur la colline ! Si l’État voulait nous aider il pourrait facilement répondre à nos besoins. » Un habitant croisé lors de notre visite résume, amer : « Il n’y a pas de problèmes là où il y a de la justice. Nous avons peut-être gagné la République, mais en tant que peuple kurde nous avons perdu la justice et la liberté. »
Ce texte est le cinquième volet d’une série au long cours :
★ « Kurdistan Nord : effacer la mémoire des morts » [juin 2023]
★ « Drogue et contre-insurrection au Kurdistan Nord » [février 2022]
★ « Guerre de l’eau et des mémoires au Kurdistan Nord » [janvier 2022]
★ « À Diyarbakır : effacer la mémoire et réécrire l’histoire » [avril 2021]
Photographies de bannière et de vignette : Loez | Ballast
- Ayşe Seda Yüksel, « Rescaled localities and redefined class relations : neoliberal experience in south-east Turkey », dans Zeynep Gambetti et Joost Jongerden (ed.), The Kurdish Issue in Turkey : a Spatial Perspective, Routledge, 2015.[↩]
- Parti de la justice et du développement, qui suit une doctrine liée à l’islam politique auquel appartient Erdoğan.[↩]
- Dans la nuit du 15 ou 16 juillet 2016, un coup d’État a lieu en Turquie. Très vite, la responsabilité du leader religieux Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdoğan exilé en Pennsylvanie après être tombé en disgrâce, est pointée du doigt. Le coup d’État échoue et, aussitôt, les autorités lancent une vague de répression qui vise toute l’opposition, y compris les progressistes qui n’ont rien à voir avec le mouvement güleniste.[↩]
- George Orwell, Le Quai de Wigan, Ivrea, 1995 [1937].[↩]
REBONDS
☰ Lire notre traduction « Dix ans de révolution : la leçon du Rojava », Matt Broomfield, avril 2023
☰ Lire notre article « Toulouse : quand on veut raser un quartier », Loez, janvier 2023
☰ Voir notre portfolio « Turquie : après le séisme », Loez, mars 2023
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