À Diyarbakır : un village perdu dans la ville


Texte inédit | Ballast

Le 29 octobre 2023, la République de Turquie fêtait ses 100 ans et, quelques semaines plus tôt, bom­bar­dait des cibles kurdes en Syrie comme en Irak. Autant de frappes qui enten­daient répondre à la der­nière attaque menée par le PKK — le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan — contre les forces de police d’Ankara. Le pré­sident turc, Recep Tayyip Erdoğan, a aus­si­tôt décla­ré que « les scé­lé­rats qui menacent la paix et la sécu­ri­té des citoyens n’ont pas atteint leurs objec­tifs et ne les attein­dront jamais ». Le 19 novembre der­nier, le minis­tère de la Défense annon­çait l’exécution de quatre membres de l’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire anti­co­lo­nia­liste. Ce sont là les formes les plus visibles du com­bat his­to­rique qui oppose le mou­ve­ment kurde orga­ni­sé au pou­voir assi­mi­la­tion­niste turc. Mais la guerre se mène éga­le­ment à bas bruit, via l’ingé­nie­rie sociale. De nom­breux plans de trans­for­ma­tion urbaine sont mis en œuvre par Ankara, en par­ti­cu­lier dans la ville de Diyarbakır (Amed, en kurde), usuel­le­ment qua­li­fiée de capi­tale du Kurdistan. Se pen­cher sur le cas du quar­tier de Peyas, situé en son cœur, per­met de com­prendre com­ment une dyna­mique glo­bale de gen­tri­fi­ca­tion des quar­tiers popu­laires et de relé­ga­tion de leurs habi­tants s’entrecroise avec la lutte du peuple kurde pour sa sur­vie. Un repor­tage du pho­to­jour­na­liste Loez.


Amed, 2021. J’ai décou­vert le quar­tier de Peyas il y a quelques années, un jour de ciel gris et de neige, alors que je m’étais éga­ré dans les ave­nues rec­ti­lignes des quar­tiers modernes de la ville. Tout à coup une éclair­cie, comme une clai­rière, s’était faite dans la forêt de hauts immeubles imper­son­nels. Ils avaient lais­sé la place à de petites mai­sons de un ou deux étages construites de bric et de broc, en piteux état pour cer­taines, entou­rées d’un mur abri­tant un jar­din pour d’autres. Alors que je m’enfonçais dans le quar­tier, les grandes rues rec­ti­lignes deve­naient ruelles étroites rap­pe­lant celles de Sur, la vieille ville d’Amed.

Peyas ren­voie l’image, inat­ten­due au milieu de cette métro­pole, d’un vil­lage de cam­pagne. L’air sen­tait la fumée et par­fois le fumier. À un croi­se­ment, un four à pain col­lec­tif atten­dait qu’on y allume une flam­bée récon­for­tante. Il fai­sait un froid humide et, dans les rues, on croi­sait davan­tage de poules que de pas­sants. Mes pas ont fini par m’amener face à la col­line plan­tée au centre du quar­tier. Couverte de tombes, elle sert de cime­tière. Les anciennes pierres noires sans ins­crip­tions montrent qu’il exis­tait pro­ba­ble­ment bien avant le vil­lage. J’ai grim­pé l’escalier de ciment glis­sant menant à son som­met. De là-haut, Peyas appa­rais­sait comme une île, petit vil­lage entiè­re­ment cein­tu­ré par des immeubles. Une incon­grui­té, dans cette ville à l’urbanisme galo­pant ces vingt der­nières années : les nou­velles construc­tions se répandent comme l’eau d’un verre ren­ver­sé sur sa par­tie Nord-ouest — le Sud est fer­mé par l’aéroport mili­taire, et l’Est par le fleuve Dicle.

Alors que je contem­plais le quar­tier du haut de la col­line, un groupe d’enfants m’a entou­ré. À cause de la neige, les écoles étaient fer­mées : pour les élèves, c’était donc jour de fête. Dans les cris et les rires, ils s’élançaient sur la pente ennei­gée et se lais­saient glis­ser jusqu’en bas. Ma pré­sence inat­ten­due les a intri­gués. Le plus âgé, un ado­les­cent d’une quin­zaine d’années, la mine sérieuse, est venu échan­ger quelques mots. D’abord les ques­tions essen­tielles : quelle équipe de foot sou­tiens-tu ? (s’en est sui­vie la décli­nai­son des villes fran­çaises, apprises à tra­vers les matchs de cham­pion­nat) ; et la France c’est com­ment ? ; et les gilets jaunes, alors ? Il m’offre une ciga­rette que je décline. Autour, les plus jeunes tour­billonnent. J’ai repris mon che­min. Dans une rue plus large, je suis tom­bé nez à nez avec un trou­peau de mou­tons. Le cla­que­ment de leurs sabots sur le bitume se mêlait aux bêle­ments et aux cris du ber­ger qui les emme­nait paître. Un peu plus loin, quelques hommes dés­œu­vrés buvaient du thé, assis sur de petits tabou­rets devant un maga­sin au rideau tiré. Ils m’ont invi­té à les rejoindre. La plu­part étaient sans tra­vail. La conjonc­ture éco­no­mique était mau­vaise — elle est encore pire main­te­nant, et l’avenir, sombre. Je les ai quit­tés alors que la neige recom­men­çait à tom­ber. En m’éloignant je suis retom­bé sur les mou­tons, qui pais­saient dans un petit parc au pied d’une tour de douze étages. À côté des enfants jouaient au toboggan.

Un quartier délaissés par les pouvoirs publics

Quelques années plus tard, à la mi-automne, j’ai ren­dez-vous avec Mehmet Çoban, le muh­tar du quar­tier. Il m’accueille dans le petit local qui lui sert de bureau. Au mur, un grand pan­neau offi­ciel avec les por­traits d’Erdoğan et de Mustafa Kemal, des docu­ments, des cou­pures de presse et des pho­tos, deux plans en grand for­mat. Âgé d’une cin­quan­taine d’années, l’homme est grand, soli­de­ment bâti. Une épaisse mous­tache gri­son­nante sur­monte sa mâchoire car­rée. Comme il l’explique, les muh­tar sont un pont entre les habi­tants d’un quar­tier et la muni­ci­pa­li­té ou les ser­vices de l’État. Ils sont élus, et ont éga­le­ment un rôle dans la réso­lu­tion des conflits ; ils visitent les per­sonnes malades, âgées, aident les plus pré­caires, par exemple les ber­gers du quar­tier à trou­ver où faire brou­ter leurs trou­peaux. L’homme aime se mettre en avant. Pour autant, il semble effec­ti­ve­ment ne pas ména­ger sa peine, témoigne d’une véri­table pas­sion pour son rôle et d’un atta­che­ment sin­cère à son quartier.

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Comme il le répète à plu­sieurs reprises, « il tra­vaille beau­coup ». Pour cela, il touche une indem­ni­té équi­va­lente au SMIC local. Lors de notre entre­tien, son télé­phone sonne à inter­valles régu­liers. Une mère de famille se pré­sente avec sa fille pour obte­nir un ren­dez-vous médi­cal, un retrai­té vient s’asseoir, un homme passe la tête… Le muh­tar prend le temps de s’adresser à cha­cun tout en repre­nant notre dis­cus­sion entre deux inter­rup­tions. Avant d’être élu en 2019, il s’occupait de la mai­son de thé fami­liale, un lieu de socia­li­sa­tion dans le quar­tier. Et alors que les élec­tions locales approchent, il compte bien se repré­sen­ter. Il me confie ne pas avoir été à l’école. Adolescent de 14 ans au moment de son arri­vée à Peyas, il était trop âgé pour y être accep­té. Il par­lait alors à peine turc. Il s’est ins­truit au gré des ses­sions de cours du soir. Mehmet Çoban a fait par­tie de la pre­mière vague de familles, 72 à l’époque, qui se sont ins­tal­lées là en 1983. Il n’y avait rien aux alen­tours. Peu à peu le vil­lage s’est éten­du avec l’arrivée de familles venues de Mardin, Bingöl, de Van, dans les années 1990 — période de la sale guerre dans les régions kurdes où l’armée turque a vidé mas­si­ve­ment les vil­lages afin de regrou­per leurs habi­tants dans les centres urbains pour mieux les contrô­ler. Les nou­veaux venus se sont ins­tal­lés là où ils ont trou­vé de la place. Ils ont construit eux-mêmes leur loge­ment avec les maté­riaux qu’ils ont récu­pé­ré. Contrairement aux pre­miers foyers qui se sont ins­tal­lés, ils n’ont pas reçu de titre de propriété.

Au milieu des années 1990, la qua­trième vague d’urbanisation à Amed atteint le dis­trict de Kayapınar, où se trouve Peyas, qui est alors encore un vil­lage iso­lé. La zone est requa­li­fiée en bele­diye, l’équivalent d’un arron­dis­se­ment dans une ville fran­çaise. Selon la cher­cheuse Ayşe Seda Yüksel, l’endroit devient « un para­dis de la construc­tion à la fin des années 1990. La popu­la­tion a été mul­ti­pliée par trente au cours des vingt der­nières années, et Kayapınar devrait accueillir plus de 240 000 per­sonnes au cours de la pro­chaine décen­nie. Comparé à des zones à forte den­si­té […] Kayapınar est moins peu­plé et se com­pose de blocs d’ap­par­te­ments et de com­mu­nau­tés fer­mées dis­per­sés autour de parcs, de centres com­mer­ciaux et d’ar­tères plus impor­tantes1. » Cet urba­nisme implique un tis­su social très dif­fé­rent de celui du vil­lage de Peyas.

À l’é­poque, il y avait peu d’aménagements urbains : « On tra­ver­sait le vil­lage, il n’y avait pas d’as­phalte, le che­min était boueux. Autour ça s’est construit, puis ils ont démo­li des mai­sons après avoir expul­sé les habi­tants pour construire la grande route. Quand on est arri­vés là-bas ils nous ont regar­dés comme si on était riches »

Yezdan est arri­vé enfant dans un des immeubles nou­vel­le­ment construit autour de Peyas, au début des années 2000. À l’é­poque, il y avait peu d’aménagements urbains : « On tra­ver­sait le vil­lage, il n’y avait pas d’as­phalte, le che­min était boueux. Autour ça s’est construit, puis ils ont démo­li des mai­sons après avoir expul­sé les habi­tants pour construire la grande route. Quand on est arri­vés là-bas ils nous ont regar­dés comme si on était riches, alors qu’on venait de Bağlar [quar­tier très popu­laire d’Amed, nda] », se sou­vient le jeune homme. Ce choc de classes sociales res­sen­ti par les habi­tants a pro­vo­qué une aug­men­ta­tion de la petite cri­mi­na­li­té, notam­ment des vols. Si les habi­tants ont consi­dé­ré les per­sonnes venues peu­pler les immeubles construits autour de leur vil­lage comme pri­vi­lé­giées, à l’inverse, ces nou­veaux arri­vants ont très vite regar­dé de haut les vil­la­geois de Peyas. Aujourd’hui encore, qua­li­fié de « ghet­to », le quar­tier a mau­vaise répu­ta­tion. Là-bas, « les gens sont pauvres, mais ils se sont construits de belles mai­sons avec jar­dins, qu’ils ne sont pas prêts à lâcher. Certains ont déjà dû par­tir à cause de la guerre, ils ne sont pas prêts à revivre ça. Beaucoup y sou­tiennent le mou­ve­ment kurde ». Les slo­gans tra­cés à la bombe sur les murs ne laissent pas de doute à ce sujet (« Jeunesse réveille-toi, devant nous il y a la révo­lu­tion »).

Le muh­tar ne tourne pas autour du pot : il est content qu’on s’intéresse à Peyas et se plaint de l’abandon des pou­voirs publics. D’emblée la conver­sa­tion aborde la ques­tion des pro­jets de réno­va­tion du quar­tier. Les condi­tions de vie y sont mal­ai­sées : « 5 000 per­sonnes vivent ici dans la misère. Nous man­quons d’infrastructures, il n’y a pas de gaz domes­tique, pas d’internet, pas de ser­vices publics. Beaucoup d’habitants n’ont pas de titre de pro­prié­té. La pro­pre­té des rues est un pro­blème. On se sent sous-citoyens. Les pou­voirs publics nous méprisent. Nous sommes res­tés un vil­lage au milieu d’une immense métro­pole. Nous vou­lons une réno­va­tion du quar­tier, ou obte­nir des titres de pro­prié­té. Nous avons construit nos mai­sons avec notre argent, mais désor­mais nous n’avons pas les moyens d’aller vivre ailleurs» Mehmet Çoban s’inquiète de voir se repro­duire ce qui s’est pas­sé dans le quar­tier de Sur, dont les habi­tants ont été expro­priés et indem­ni­sés à une valeur net­te­ment infé­rieure à celle acquise par leur loge­ment. Face à l’inflation expo­nen­tielle ces der­nières années et à l’explosion des loyers qui a sui­vi, les nou­veaux loge­ments qui y ont été construits sont hors de leurs moyens. « Nous devons res­ter pro­prié­taires. Peut-être qu’il n’y a pas besoin de démo­li­tion s’ils nous donnent le gaz natu­rel, Internet et un titre de pro­prié­té », affirme l’élu, qui conclut : « S’il y a des­truc­tion, on veut de meilleurs bâti­ments, le mieux de ce qui se fait. On veut un beau pro­jet pour nos enfants. La concertation doit réunir toutes les per­sonnes concer­nées : muh­tar, imam, mai­rie, archi­tectes… Si le tra­vail n’est pas fait sérieu­se­ment, ça ne nous inté­resse pas. »

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Des projets de rénovations insatisfaisants

Un pre­mier pro­jet de réno­va­tion a été ren­du public en décembre 2020. Mais les plans pro­po­sés par la mai­rie ont été reto­qués après qu’une action en jus­tice a été ini­tiée par les urba­nistes de la chambre des ingé­nieurs et archi­tectes d’Amed (TMMOB), une orga­ni­sa­tion pro­fes­sion­nelle consi­dé­rée comme une struc­ture d’opposition par les pou­voirs publics à la botte de l’AKP2. Je ren­contre le copré­sident de la Chambre des urba­nistes, une com­po­sante de TMMOB, dans un café moderne du nord de la ville à quelques cen­taines de mètres de Peyas. Après avoir pris cette fonc­tion, il a été licen­cié de l’entreprise qui l’employait. Il gagne à pré­sent sa vie en ven­dant des bou­teilles de gaz mais songe à arrê­ter son man­dat pour reprendre des acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles en lien avec ses qua­li­fi­ca­tions. Je l’appellerai ici l’Urbaniste.

Il m’ex­plique que les pro­jets de trans­for­ma­tion urbaine touchent plu­sieurs quar­tiers d’Amed. Il faut en avoir une vue d’ensemble, affirme-t-il, exa­mi­ner ce qui se passe à l’échelle de la ville « et même des pro­vinces envi­ron­nantes, dont la popu­la­tion est majo­ri­tai­re­ment kurde. Il y a un conflit dans ces régions. Dans les villes les plus tou­chées par la guerre, des pro­jets de pla­ni­fi­ca­tion ont été déve­lop­pés sous l’étiquette de réno­va­tion urbaine. Il y a plu­sieurs rai­sons à ça. Le fait que le parc immo­bi­lier exis­tant a été endom­ma­gé, mais aus­si que l’exis­tant a sou­vent été construit sans per­mis, illé­ga­le­ment ». S’il recon­naît que cela implique des construc­tions qui ne res­pectent pas les normes de sécu­ri­té, il ajoute qu’« il y a aus­si des rai­sons poli­tiques » : les auto­ri­tés « pensent que la culture de ces régions, et des per­sonnes y vivant, devrait dis­pa­raître. Les endroits ne sont pas choi­sis au hasard. Sur et Kaynartepe sont deux lieux conflic­tuels. Peyas est un quar­tier qu’on peut qua­li­fier de ghet­to. La majo­ri­té des construc­tions à Peyas est illé­gale. Personne n’a envie de construire illé­ga­le­ment. Ça se pro­duit quand quelqu’un n’a pas d’en­droit où loger, est dans une mau­vaise situa­tion éco­no­mique, sociale, et n’a pas d’autre alter­na­tive ».

« Il y a un conflit dans ces régions. Dans les villes les plus tou­chées par la guerre, des pro­jets de pla­ni­fi­ca­tion ont été déve­lop­pés sous l’étiquette de réno­va­tion urbaine. »

En Turquie, le fait d’avoir construit sans per­mis n’empêche pas les habi­tants d’avoir accès aux ser­vices publics de base : eau, élec­tri­ci­té, gaz. À Peyas, l’a­che­mi­ne­ment de ce der­nier n’a pas été mis en place. Une fois ces ser­vices pour­vus, les habi­tants, même sans exis­tence offi­cielle, ont des droits en cas de pro­jet de trans­for­ma­tion urbaine, affirme l’Urbaniste. « Ces construc­tions illé­gales sont visées par les pro­grammes de trans­for­ma­tions urbaines soit sur la base des par­celles, soit à plus grande échelle. C’est exac­te­ment ce qui s’est pas­sé à Peyas. » À Amed, la réno­va­tion urbaine a com­men­cé dans le quar­tier de Sur, en par­tie dévas­té par l’armée turque lors de la répres­sion du mou­ve­ment d’autonomie décla­ré à par­tir de décembre 2015 par une jeu­nesse kurde à bout. Après les endroits tou­chés par les com­bats, la réno­va­tion s’est éten­due plus lar­ge­ment. « Il s’a­git d’un pro­ces­sus conti­nu, avec des étapes de pro­jet », pour­suit l’Urbaniste. Les lieux concer­nés par un pro­ces­sus de trans­for­ma­tion urbaine peuvent être qua­li­fiés de deux manières : « Soit construc­tion à risque, soit zone à risque. » Si cette der­nière est rete­nue,« c’est la zone tout entière qui entre dans le pro­jet de trans­for­ma­tion urbaine. Il n’est pas néces­saire de réa­li­ser des études à l’é­chelle des bâti­ments ». Ainsi, au lieu d’avoir un plan pen­sé de manière indi­vi­duelle pour chaque foyer, les habi­tants sont consi­dé­rés comme un ensemble et sou­mis aux mêmes contraintes.

Mais, affirme l’Urbaniste, « de nom­breux pro­jets de trans­for­ma­tion urbaine, du moins les plans direc­teurs de déve­lop­pe­ment et les plans de mise en œuvre, sont contraires à la légis­la­tion exis­tante ». Par exemple, « il ne peut pas y avoir d’aug­men­ta­tion de la den­si­té de popu­la­tion. Ce que nous appe­lons zones de ren­for­ce­ment, c’est-à-dire des espaces consa­crés à l’édu­ca­tion, la san­té, les routes et les espaces verts, sont défi­nis dans la légis­la­tion en termes de mètres car­rés par habi­tant. Ce cri­tère ne peut être infé­rieur à un taux déter­mi­né. Mais dans la pra­tique, c’est sou­vent le cas. C’est pour ça que notre action à Peyas a com­men­cé ». Après avoir été votée par le conseil muni­ci­pal, la modi­fi­ca­tion du plan direc­teur d’a­mé­na­ge­ment a été ren­due publique, avec un délai d’un mois avant le début des tra­vaux pour que le public en prenne connais­sance. C’est alors que TMMOB est inter­ve­nu. « Nous avons obser­vé une réduc­tion de la sur­face dans les zones de ren­for­ce­ment que je viens d’é­nu­mé­rer. Il était pré­vu que la popu­la­tion vivant ici aug­mente, mais les sur­faces par habi­tant ont été réduites. C’est contraire à la légis­la­tion. » Les urba­nistes de la chambre pro­fes­sion­nelle ont envoyé une requête à la muni­ci­pa­li­té pour deman­der la révi­sion des plans pro­po­sés. Sans grand espoir.

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Urbanisme et politique

Après le coup d’État man­qué en juillet 20163, le gou­ver­ne­ment d’Erdoğan a lan­cé une répres­sion sans pré­cé­dent contre ses oppo­sants. Celle-ci a visé en par­ti­cu­lier les régions kurdes qui, pour­tant, n’a­vaient rien à voir dans cette affaire. Nombre d’associations ont été fer­mées par décret et, dans les grandes villes kurdes, les maires élus sur les listes du HDP, le Parti démo­cra­tique des peuples, qui menait une poli­tique d’opposition favo­rable à l’autodétermination des Kurdes, ont été limo­gés et rem­pla­cés par des admi­nis­tra­teurs nom­més par l’État, les kayyum. Amed, bas­tion du mou­ve­ment kurde, a été la pre­mière visée par cette répres­sion. Les accu­sa­tions de clien­té­lisme et de cor­rup­tion à l’égard des kayyum sont nom­breuses, du fait, notam­ment, des inté­rêts éco­no­miques mis en jeu par les pro­jets de recons­truc­tion — mar­chés sou­vent attri­bués à des groupes pri­vés du BTP, quand l’État ne s’en charge pas lui-même par le biais de l’Administration du déve­lop­pe­ment du loge­ment social (TOKI). Le régime de l’AKP a basé sa poli­tique éco­no­mique sur l’essor du sec­teur du bâti­ment et de la construc­tion. Dans les régions kurdes, les pro­jets d’urbanisme répondent donc autant aux besoins d’une poli­tique éco­no­mique ultra­li­bé­rale qu’à ceux des poli­tiques sécu­ri­taires du gou­ver­ne­ment. En étu­diant tous les pro­jets de construc­tions lan­cé par les dif­fé­rents pou­voirs publics, TMMOB a joué un rôle actif pour docu­men­ter et dénon­cer les abus et les infrac­tions à la loi. L’expertise de ces archi­tectes, ingé­nieurs et urba­nistes est ain­si mise au ser­vice de la socié­té et prend une forme de contre-pou­voir face à un État auto­ri­taire. Après le séisme, TMMOB a éga­le­ment four­ni les preuves de mal­ver­sa­tions des entre­pre­neurs, sou­vent proches du régime, ayant conduit à fra­gi­li­ser les construc­tions entraî­nant leur écrou­le­ment. L’organisation est donc deve­nue une cible pour les repré­sen­tants de l’État, kayyum ou vali (une sorte de pré­fet res­pon­sable d’une région administrative).

La requête de TMMOB n’avait aucune chance d’aboutir auprès de la muni­ci­pa­li­té aux ordres du kayyum. La pro­cé­dure a été por­tée devant les tri­bu­naux. L’Urbaniste reprend : « Un expert a rédi­gé un rap­port qui nous a don­né rai­son. Une déci­sion de sur­sis à exé­cu­tion a été prise par le tri­bu­nal» Les accu­sa­tions n’ont pas tar­dé à fuser du côté des repré­sen­tants de l’État. « Après l’an­nu­la­tion de ce plan, [le vali] a directe­ment visé notre asso­cia­tion pro­fes­sion­nelle dans un dis­cours. Il a été dit que nous avions exer­cé une pres­sion idéo­lo­gique pour qu’il soit annu­lé. Au contraire, cela n’a rien à voir avec l’i­déo­lo­gie, c’est entiè­re­ment la loi. L’objection que nous avons for­mu­lée sur des bases légales a éga­le­ment été annu­lée sur le fon­de­ment de l’État de droit de la République de Turquie. » L’annonce de la sus­pen­sion des tra­vaux a reçu un accueil par­ta­gé dans le quar­tier. « Les gens sont divi­sés. À tort ou à rai­son, il y a un groupe qui dit que cette trans­for­ma­tion doit être faite. Il y a un groupe qui dit non. Nous, nous pen­sons qu’elle doit être menée de façon cor­recte. » Pour mieux expli­quer leur démarche, les urba­nistes sont retour­nés dans le quar­tier. « Nous avons réuni les habi­tants pour leur expli­quer notre pro­blème. Nous leur avons dit : si vous n’a­vez pas d’espaces verts, d’infrastruc­tures d’é­du­ca­tion, de san­té, per­sonne, demain, ne pour­ra gran­dir ici. La popu­la­tion ne pour­ra pas vivre. C’est notre prin­ci­pal pro­blème. Nous pen­sons que les espaces publics de la ville ne doivent pas être ouverts aux pro­mo­teurs pour des rai­sons de pro­fits finan­ciers, et nous agis­sons sur le plan juri­dique. Rien d’autre. »

Le régime de l’AKP a basé sa poli­tique éco­no­mique sur l’essor du sec­teur du bâti­ment et de la construc­tion. Dans les régions kurdes, les pro­jets d’urbanisme répondent donc autant aux besoins d’une poli­tique éco­no­mique ultra­li­bé­rale qu’à ceux des poli­tiques sécu­ri­taires du gouvernement.

Après avoir été sus­pen­du, le plan a été revu. Une nou­velle ver­sion a été ren­due publique en sep­tembre 2022. Mais, là encore, elle n’a pas répon­du aux attentes de TMMOB. « Le der­nier plan pré­sente des lacunes simi­laires. Il est à nou­veau basé sur une réduc­tion de la sur­face des espaces publics, malgré l’aug­men­ta­tion de la popu­la­tion. Cette fois, la zone de mar­ché a été com­plè­te­ment sup­pri­mée. Les mar­chés sont des lieux de socia­li­sa­tion et d’activité éco­no­mique pour les habi­tants du quar­tier. Les espaces dédiés à la san­té ont été réduits. Bien que ceux consa­crés à l’é­du­ca­tion semblent avoir aug­men­té, ils res­tent insuf­fi­sants pour la popu­la­tion actuelle. Les parcs et les espaces verts ont consi­dé­ra­ble­ment dimi­nué en sur­face. Dans ce contexte, les orga­ni­sa­tions pro­fes­sion­nelles ne peuvent res­ter indif­fé­rentes et fermer les yeux. Nous avons pour idéal de trans­for­mer la socié­té, de la rendre plus cor­recte, plus vivable et plus durable. » Les urba­nistes ont alors inten­té un nou­veau pro­cès contre cette révi­sion du plan d’aménagement, dont le ver­dict est à venir.

L’Urbaniste rejoint le muh­tar : une poli­tique de trans­for­ma­tion urbaine ne peut se faire sans la consul­ta­tion appro­fon­die de tous les acteurs impli­qués, et en pre­mier lieu des habi­tants. « Combien de mètres car­rés doit faire votre mai­son, com­bien de pièces doit-elle avoir, de quelle cou­leur, doit-elle avoir des toi­lettes ala­tur­ka ou une cuvette ? Parce ces gens vivront ici. Nous ne pou­vons pas déci­der de la vie des autres. Combien devrait-il y avoir d’espaces verts, com­bien de ter­rains de jeux pour les enfants ?… Bien sûr, il y a des dis­po­si­tions pré­vues par la loi, mais il est néces­saire de déter­mi­ner la forme en fonc­tion du mode de vie des gens qui y résident» Il faut, pour lui, cher­cher à don­ner la pos­si­bi­li­té de res­ter sur place à celles et ceux qui vivent dans le quar­tier. « La majo­ri­té des per­sonnes qui vivent ici n’aurait pas pu rester après ce pro­jet. La Chambre des urba­nistes estime que la loi ne pré­voit rien à ce sujet. En d’autres termes, nous ne dis­po­sons pas d’une base juri­dique obli­geant à main­te­nir les habi­tants sur place. »

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Maintenir la popu­la­tion implique de pen­ser aux coûts du pro­jet, non seule­ment pour la construc­tion, mais aus­si pour la vie sur place après. L’Urbaniste craint que la réno­va­tion du quar­tier ne s’accompagne d’un pro­ces­sus de gen­tri­fi­ca­tion qui en chas­se­ra les habi­tants actuels. « Vous avez com­plè­te­ment démo­li un endroit et vous l’a­vez rem­pla­cé par de nou­veaux bâti­ments. Vous avez plus ou moins réus­si à gar­der les per­sonnes qui y vivent. Les loyers aug­mentent. De 1 000 ou 2 000 lires aupa­ra­vant, ils atteignent main­te­nant 10 000 ou 15 000 lires. Mais quand quel­qu’un qui n’ha­bite pas là voit un loyer de 15 000 lires ici alors qu’ils sont de 20 000 lires dans le reste de la ville, il vient et y loue un loge­ment. Il appelle ses amis et les informe. Ceux-ci débarquent à leur tour. Or quel­qu’un qui peut payer un loyer de 15 000 lires gagne géné­ra­le­ment beau­coup plus d’argent que les habi­tants d’origine du quar­tier. Au bout d’un cer­tain temps, les habi­tudes des per­sonnes qui gagnent plus d’argent com­mencent à s’im­po­ser. L’épicier ne ven­dait pas de fro­mage kaşar aupa­ra­vant. Il com­mence à en pro­po­ser. Le ven­deur de simit se met à faire des sand­wichs. »

Les pre­miers habi­tants du quar­tier se retrouvent obli­gés de chan­ger leurs habi­tudes de consom­ma­tion. Et, rapi­de­ment, ils ne peuvent plus assu­mer les nou­veaux coûts que cela implique. Pour l’Urbaniste, les pro­jets de trans­for­ma­tion urbaine doivent aus­si pré­voir cet aspect éco­no­mique et social, et pro­po­ser des solu­tions aux per­sonnes vivant sur place pour qu’elles ne se retrouvent pas pous­sées à démé­na­ger. Pour autant, l’Urbaniste est pru­dent. « Nous ne roman­çons pas la pré­ca­ri­té. Nous pen­sons que chaque per­sonne a un droit fon­da­men­tal à un loge­ment décent. Mais pas avec cet urba­nisme erro­né. Sinon, après avoir réso­lu le pro­blème de ghet­toïsation dans cette par­tie de la ville, ceux-ci ne feront que se repro­duire plus loin. Il s’a­git d’une ques­tion de déve­lop­pe­ment. J’ai chan­gé les bâti­ments, j’ai chan­gé les gens qui vivent ici, la langue a chan­gé, la culture a chan­gé. Mais ça ne résout rien. Car il y a une réa­li­té : les per­sonnes qui habitent ici existent bel et bien»

Les pre­miers habi­tants du quar­tier se retrouvent obli­gés de chan­ger leurs habi­tudes de consom­ma­tion. Et, rapi­de­ment, ils ne peuvent plus assu­mer les nou­veaux coûts que cela implique.

Il cite l’exemple du suc­cès miti­gé d’un pro­jet de réno­va­tion urbaine qu’il a mené dans un quar­tier d’Istanbul. Ses habi­tants y avaient « déve­lop­pé une culture. Dans les condi­tions de l’é­poque, des gens qui gagnaient beau­coup moins que le salaire mini­mum avaient en quelque sorte éli­mi­né l’argent de leur quo­ti­dien. Une vie com­mu­nautaire s’était mise en place. Les nou­veaux loge­ments ne per­mettaient pas de la pour­suivre. Même si c’est répré­hen­sible, les gens qui vivaient ici uti­lisaient l’élec­tri­ci­té et l’eau illé­galement, ils n’avaient pas de frais de concier­ge­rie, de rede­vance, ils se chauf­faient avec des poêles et du char­bon. » Mais à l’arrivée dans leur nou­veau quar­tier, les habi­tants se sont trou­vés confron­tés à des frais sup­plé­men­taires. Rapidement, les dépenses ont pesé sur leur bud­get. « Savez-vous ce qu’ont fait les gens ? Au bout d’un cer­tain temps, ils sont tous par­tis des nou­velles construc­tions. Parce qu’ils ne pou­vaient plus assu­mer de vivre ici. Ils ne gagnaient pas l’argent néces­saire» L’homme a tiré les leçons de cet échec : impos­sible d’« iso­ler les gens de leur culture et de leurs liens sociaux pour les dépla­cer dans un autre endroit. Il aurait fal­lu leur offrir des espaces de vie là où ils étaient, confor­mé­ment à leurs propres struc­tures socio-éco­no­miques, à leur propre culture et à leurs pré­fé­rences per­son­nelles. C’est le propre d’un État social, c’est sa néces­si­té ». Sinon, ajoute-t-il, la trans­for­ma­tion urbaine n’est liée qu’au pro­fit. « Après avoir ouvert le quar­tier au déve­lop­pe­ment, sa valeur a été mul­ti­pliée par dix. La per­sonne qui se trouve déjà dans une situa­tion pré­caire, qui vit dans une construc­tion illé­gale, ne peut pas ache­ter sur place. Quelqu’un d’autre le rem­place alors. Pour moi, nous sommes sur le point de vivre une situa­tion simi­laire à Peyas. »

Signe que le capi­ta­lisme n’invente rien dans sa ges­tion spa­tiale des classes labo­rieuses, les mots de l’Urbaniste trouvent un étrange écho avec ceux de George Orwell, près d’un siècle plus tôt. Dans Le Quai de Wigan, celui-ci décrit le dépla­ce­ment des ouvriers vivant dans des tau­dis vers des loge­ments sociaux frai­che­ment construits pour eux : « Il est d’autres fac­teurs qui rendent coû­teuse la vie dans ces loge­ments, qu’on soit avec ou sans emploi. Pour com­men­cer, en rai­son des loyers plus éle­vés, les maga­sins sont beau­coup plus chers et assez peu nom­breux. Puis, […] il faut davan­tage de com­bus­tible pour se chauf­fer. Ensuite il y a le sup­plé­ment de dépense occa­sion­né, pour celui qui tra­vaille, par les frais de trans­port […]. La dis­pa­ri­tion des tau­dis entraîne un épar­pille­ment de la popu­la­tion. [C]’est très bien de pro­cu­rer des habi­ta­tions décentes à des gens qui vivaient dans des tau­dis, mais il est déso­lant qu’en rai­son du carac­tère propre de notre époque on juge en même temps néces­saire de les dépouiller des der­niers ves­tiges de leur liber­té. Les gens en sont par­fai­te­ment conscients4. »

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Des conditions de vie précaires

Quelques jours après ma ren­contre avec l’Urbaniste, Mehmet Çoban m’emmène visi­ter le quar­tier. Nous fai­sons un pre­mier arrêt au salon de thé ; des hommes jouent au okey ou aux cartes, buvant thé noir sur thé noir. Sourires et salu­ta­tions de bien­ve­nue. L’un d’eux lâche : « Ici nous sommes des par­ti­sans du BDP » — il uti­lise l’ancien nom de ce qui s’appelle à pré­sent le DBP, Parti démo­cra­tique des régions, com­po­sante poli­tique kurde de l’alliance de par­tis d’opposition ras­sem­blés au sein du HDP. En me livrant cette infor­ma­tion, l’homme sous-entend que l’état du quar­tier et la situa­tion de ses habi­tants est intrin­sè­que­ment lié à leur condi­tion de Kurdes. Dans les rues de Peyas, contrai­re­ment aux nou­veaux quar­tiers où vivent les classes moyennes, on entend prin­ci­pa­le­ment par­ler kurde, et pas turc. Si ces hommes sont dés­œu­vrés en plein après-midi d’un jour de semaine, c’est que la situa­tion éco­no­mique des habi­tants est pré­caire. Quand ils ne sont pas au chô­mage, la plu­part d’entre eux sont embau­chés dans la construc­tion, la res­tau­ra­tion ou l’agriculture comme tra­vailleurs sai­son­niers. « Il n’y a pas de tra­vail dans le quar­tier, il faut en sor­tir », me dit Mehmet. Assis à une table contre laquelle il a posé sa béquille, un vieil homme fabrique des tes­bih, cha­pe­lets de perles qu’il reven­dra plus tard. Derrière lui, deux femmes et des fillettes en vête­ments colo­rés reviennent d’un mariage.

Dans la rue, Mehmet veut que je le prenne en pho­to avec des enfants qui tapent dans un bal­lon, et aus­si­tôt se pressent devant l’objectif à grands ren­forts de doigts ten­dus en signe de vic­toire. Il salue les uns et les autres, prend des nou­velles des familles, me désigne des ordures empi­lées et déver­sées à même le sol, se plaint que la mai­rie d’arrondissement n’assure pas cor­rec­te­ment la pro­pre­té du quar­tier. Et encore, ajoute-t-il : les éboueurs seraient pas­sés récem­ment. « Est-ce que ce sont des condi­tions pour vivre ? Regarde les enfants, après ils tombent malades. » Dans une cour, une femme entre deux âges s’apprête à faire du pain dans un tan­dur, le four tra­di­tion­nel d’où s’échappe des flammes. Nous grim­pons sur la col­line. La scène grise d’il y a deux hivers est à pré­sent tein­tée d’un jaune autom­nal. Du linge sèche sur les toits en contre­bas. Des fumées accrochent la lumière. Dans les jar­dins, les feuilles des arbres jau­nissent len­te­ment. Loin à l’horizon, der­rière les immeubles qui cernent le quar­tier, on dis­tingue la plaine et les mon­tagnes. Mehmet désigne l’énorme bâti­ment ruti­lant de la mai­rie d’arrondissement. Construit en bor­dure du quar­tier, il lui tourne le dos. Plus loin l’école, trop petite, la mos­quée, un lieu impor­tant du quar­tier… Alors que nous pre­nons le che­min du retour, Mehmet me montre un groupe de jeunes hommes ados­sés à une mai­son, en train de fumer ce qui n’est pro­ba­ble­ment pas du tabac. Il sou­pire. « Que faire avec tous ces jeunes ? Beau­coup se droguent ou volent parce qu’ils sont au chô­mage. Il est dif­fi­cile d’é­tu­dier parce qu’il y a de la drogue, de la pros­ti­tu­tion, de la pol­lu­tion… » Le muh­tar a d’ailleurs essayé, avec l’aide d’une asso­cia­tion, de réa­li­ser des acti­vi­tés de prévention.

Dans les quar­tiers visés par les trans­for­ma­tions urbaines, il n’est, en effet, pas rare d’observer une explo­sion de la consom­ma­tion de stu­pé­fiants et de la petite cri­mi­na­li­té. Le mou­ve­ment kurde d’Amed dénonce une poli­tique déli­bé­rée des auto­ri­tés. Une semaine avant, l’Urbaniste m’ex­pli­quait : « Un nou­vel article a été ajou­té à la loi sur les trans­for­ma­tions urbaines. Il dit que si une zone est vul­né­rable en termes de sécu­ri­té, elle peut deve­nir une zone de trans­for­ma­tion urbaine, une zone à risque. » Dans ce cas, les habi­tants n’ont plus leur mot à dire. Au lieu d’une étude au cas par cas, la zone est consi­dé­rée dans sa glo­ba­li­té et les règles d’indemnisation sont les mêmes pour tous — sou­vent revues au rabais. En cas de refus des pro­cé­dures d’expulsion peuvent être lan­cées et les per­sonnes dépla­cées contre leur volon­té. Un tel scé­na­rio ali­mente les craintes de Mehmet. « J’aime les gens d’ici », clame le muh­tar. « On me reproche par­fois de ne pas faire assez, ou bien les pou­voirs se plaignent de mes cri­tiques, mais je ne suis pas la mai­rie. Si j’en avais les moyens, je net­toie­rais les rues, je ferais repeindre les mai­sons à neuf. Et j’au­rais fait construire une tour Eiffel sur la col­line ! Si l’État vou­lait nous aider il pour­rait faci­le­ment répondre à nos besoins. » Un habi­tant croi­sé lors de notre visite résume, amer : « Il n’y a pas de pro­blèmes là où il y a de la jus­tice. Nous avons peut-être gagné la République, mais en tant que peuple kurde nous avons per­du la jus­tice et la liber­té. »


Ce texte est le cin­quième volet d’une série au long cours :
  « Kurdistan Nord : effa­cer la mémoire des morts » [juin 2023] 
« Drogue et contre-insur­rec­tion au Kurdistan Nord » [février 2022]
  « Guerre de l’eau et des mémoires au Kurdistan Nord » [jan­vier 2022]
« À Diyarbakır : effa­cer la mémoire et réécrire l’histoire » [avril 2021]


Photographies de ban­nière et de vignette : Loez | Ballast


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  1. Ayşe Seda Yüksel, « Rescaled loca­li­ties and rede­fi­ned class rela­tions : neo­li­be­ral expe­rience in south-east Turkey », dans Zeynep Gambetti et Joost Jongerden (ed.), The Kurdish Issue in Turkey : a Spatial Perspective, Routledge, 2015.[]
  2. Parti de la jus­tice et du déve­lop­pe­ment, qui suit une doc­trine liée à l’is­lam poli­tique auquel appar­tient Erdoğan.[]
  3. Dans la nuit du 15 ou 16 juillet 2016, un coup d’État a lieu en Turquie. Très vite, la res­pon­sa­bi­li­té du lea­der reli­gieux Fethullah Gülen, ancien allié d’Erdoğan exi­lé en Pennsylvanie après être tom­bé en dis­grâce, est poin­tée du doigt. Le coup d’État échoue et, aus­si­tôt, les auto­ri­tés lancent une vague de répres­sion qui vise toute l’op­po­si­tion, y com­pris les pro­gres­sistes qui n’ont rien à voir avec le mou­ve­ment güle­niste.[]
  4. George Orwell, Le Quai de Wigan, Ivrea, 1995 [1937].[]

REBONDS

☰ Voir notre port­fo­lio « Newroz, ou le droit d’exister », Wad, mai 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « Dix ans de révo­lu­tion : la leçon du Rojava », Matt Broomfield, avril 2023
☰ Lire notre article « Toulouse : quand on veut raser un quar­tier », Loez, jan­vier 2023
☰ Voir notre port­fo­lio « Turquie : après le séisme », Loez, mars 2023
☰ Lire notre tra­duc­tion « La pri­son­nière poli­tique Leyla Güven s’adresse au monde », avril 2022
☰ Lire notre article « Pour Sêal », Loez, octobre 2021

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Loez

(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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