Newroz, ou le droit d’exister [portfolio]


Photoreportage inédit | Ballast

Ces jours-ci, le monde a les yeux tour­nés vers la Turquie. Dimanche pro­chain, 14 mai, aura lieu le pre­mier tour de l’é­lec­tion pré­si­den­tielle : face au pré­sident sor­tant Erdoğan, chef d’une union ouver­te­ment fas­ciste, se tient Kemal Kılıçdaroğlu, meneur d’une coa­li­tion hété­ro­clite sou­cieuse de tour­ner cette page sombre de l’his­toire du pays. « Erdoğan face à la ten­ta­tion incen­diaire », « Erdoğan peut-il vrai­ment perdre ? », « la fin de l’ère Erdoğan ? », inter­roge la presse fran­çaise. Sur les pla­teaux de télé­vi­sion, le Premier ministre turc lance : « Le sujet de l’é­lec­tion, c’est le PKK. » C’est-à-dire le Parti des tra­vailleurs du Kurdistan — l’or­ga­ni­sa­tion révo­lu­tion­naire kurde en lutte, notam­ment, pour les droits démo­cra­tiques, poli­tiques et cultu­rels de la mino­ri­té kurde. Tournons donc le regard un peu plus loin, à quelques kilo­mètres de là. Sulaymaniyah, région auto­nome du Kurdistan en Irak. Une femme attend un bus : direc­tion les monts Qandil, fief du PKK, pour fêter Newroz (le nou­vel an). Pickups chargés, des cen­taines de familles se rendent chaque année dans les mon­tagnes pour sou­te­nir leurs com­bat­tants. Une mili­tante dit : « Newroz, c’est le jour où on peut crier au monde entier qu’on existe. » Un pho­to­re­por­tage signé Wad.


Montagnes de Qandil, région autonome du Kurdistan en Irak, mars 2023. Ces chaînes de montagnes, qui partent de la pointe sud-est de la Turquie et s’étendent le long de la frontière entre l’Iran et l’Irak, sont une base arrière du PKK. Considéré comme organisation terroriste par de nombreux pays, ce mouvement lutte pour la reconnaissance des droits du peuple kurde et pour un Moyen-Orient démocratique. Ici, les gens disent que « sans la guérilla, il n’y aurait pas de Kurdistan aujourd’hui. Tant que les montagnes sont protégées, la communauté est hors de danger ».

Checkpoint sur la route de col qui mène aux montagnes de Qandil. Entouré de photos de martyrs, le portrait d’Abdullah Öcalan, fondateur et leader du Parti des travailleurs du Kurdistan, détenu sur l’île-prison d’İmralı au nord-ouest de la Turquie depuis 1999. Autour de lui flottent les drapeaux du YJA Star (Unité des femmes libres, branche militaire féminine du PKK), du KCK (Union des communautés du Kurdistan, groupement de plusieurs organisations kurdes au niveau international), du PKK et du HPG (Forces de défense du peuple, branche armée du PKK).

Cimetière des martyrs Mehmet Karasungur, dans les montagnes de Qandil. Les personnes en route pour célébrer Newroz s'arrêtent pour rendre hommage aux martyrs. « Şehid Namerîn : les martyrs ne meurent pas, ils ouvrent la route pour nous », m’explique un membre de Malbata Şehîdan, une organisation qui soutient les familles de martyrs. « Ils se sont battus pour tout le monde, pour la liberté, pour la libération des femmes. On se souvient de tous ceux qui partent. Ils vivront en nous pour toujours. » Le corps d'Evîn Goyî, assassinée le 23 décembre 2022 à Paris a été transféré ici ; il sera bientôt enterré dans la nouvelle partie du cimetière. La communauté kurde attend toujours que la lumière soit faite sur cette affaire et que le secret défense soit levé sur l’homicide de trois militantes kurdes à Paris en 2013.

Des visiteurs au milieu des ruines du hameau de Zargelê. En chemin pour Newroz, des sympathisants sont venus rendre hommage aux victimes des bombardements : le 1er août 2015, l’aviation turque pilonne des habitations à Zargelê, faisant huit victimes civiles, dont plusieurs enfants. Şilan Şakir, militante kurde, raconte que « les maisons n’ont pas été reconstruites, les décombres ont été laissés tels quels, comme une preuve de la violence de l’État turc qui s’en prend aux civils pour atteindre le PKK ». Un camarade de Şilan Şakir m’explique, en citant Mao : « La guérilla doit se déplacer parmi les gens comme un poisson nage dans la mer. Aujourd’hui, le régime turc, qui n’arrive pas à attraper le poisson, a décidé de vider les rivières. » Et Şilan de reprendre : « Les habitants de Qandil sont conscients du danger qu’ils courent en restant ici, mais ils ne partent pas, ils restent et affirment que s’ils doivent mourir, ils mourront ici. »

Local de la municipalité de Qandil. Şilan Şakir, membre du bureau des relations diplomatiques des femmes kurdes, se tient aux côtés de la représentante des groupes de femmes. C’est là, au milieu des photos de martyrs, que se tiennent les conseils populaires, des réunions qui rassemblent les porte-paroles des soixante-trois villages de la région de Qandil. Parmi ces représentants, la moitié sont des femmes. Elles s’organisent aussi entre elles, en groupes autonomes. Une mise en pratique du confédéralisme démocratique d’Abdullah Öcalan : un système alternatif à l’État-nation, d’auto-organisation et d’autodéfense basé sur des principes écologiques et libertaires.

Les préparatifs de Newroz à la veille de la célébration. Depuis 1923 et le traité de Lausanne (démembrement de l’Empire ottoman, où le Kurdistan et l’Arménie n’obtiennent pas leur autonomie), Newroz a pris une dimension beaucoup plus politique. Cette fête a d’ailleurs longtemps été interdite dans les quatre parties du Kurdistan car elle est très symbolique de la culture et de l’identité kurde.

Départ pour une marche aux flambeaux, menée par « la jeunesse », de jeunes militants kurdes ou internationaux qui s’organisent en groupes autonomes. La légende de Newroz raconte que Kawa le forgeron se serait opposé au roi tyran Dihak. Après l’avoir tué, il aurait allumé un feu en haut des montagnes. C’est pourquoi le feu est aujourd’hui encore un symbole de résistance et de liberté dans la culture kurde.

La danse, govend en kurde, est un élément central de Newroz. Spontanément, dès les premières notes, les personnes se rapprochent et forment de grands cercles en se tenant par la main ou par le petit doigt. Épaules serrées, on avance ensemble, soudés et confiants. Ici, danser est une force qui rassemble et qui porte.

Certaines personnes viennent fêter Newroz sans nécessairement afficher leur soutien au PKK. Aujourd’hui, en Irak, le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est administré par deux principaux partis : l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Bafel Talabani (au sud-est dans la région de Soulaymaniyeh) et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de Masrour Barzani (au nord-ouest dans la région d’Erbil), allié de la Turquie et de l’OTAN. L’UPK, allié de fait du PKK, ne peut pas ouvertement soutenir le mouvement, sous la pression d’Ankara. Ces divisions viennent ternir l’espoir d’une unité du Kurdistan.

Des familles traversent le lit d’une rivière pour rejoindre la scène. Un père de famille me confie au sujet de la situation au Kurdistan irakien : « Le PKK est notre seul espoir. » Azadî, un militant kurde qui m’accompagne, lui répond : « Le PKK n’est pas une solution en soi, le parti ne va pas venir et régler tous vos problèmes. C’est à la population de se rassembler et commencer à s’organiser autour de valeurs communes, à s’auto-administrer, parallèlement à l’État et aux partis en place. La révolution n’est pas un modèle théorique, c’est une manière de vivre. »

Une famille en tenues traditionnelles venue fêter Newroz à Qandil. Un rendez-vous annuel pour célébrer le printemps et l’espoir de la libération du peuple kurde.

La foule brave le froid et la pluie pour assister aux concerts sous les drapeaux du parti. « La bonne nouvelle, c’est que les drones de l’armée turque ne volent pas quand il pleut », me glisse Azadî. « Cette année il y aura moins de monde, m’explique-t-il. Les tremblements de terre qui ont touché le Rojava et le Kurdistan Nord ont tué des familles entières. Les chiffres officiels parlent de 50 000 morts, mais en réalité on peut parler du double. »

Sur scène, le groupe Awazê Çiya, très apprécié pour ses morceaux à la gloire de la guérilla et en l’honneur des martyrs.

Un groupe de jeunes gens chante en cœur « Çerxa Şoreşê », « La Roue de la révolution », une chanson à la gloire des martyrs et de la résistance. Avant 2015 et le regain de violence de l'État turc contre le PKK, Newroz était l'occasion pour les familles des membres de la guérilla de se retrouver dans les montagnes pendant quelques heures. Aujourd'hui ce n'est plus possible : l'intensité des combats menés dans cette zone pourrait mettre les familles en danger. Au milieu de la foule, je rencontre un couple de parents qui arrivent d'Allemagne ; ils sont venus à Qandil dans l'espoir d'obtenir des informations concernant leur fils : « Il a rejoint les rangs de la guérilla, nous n'avons pas de nouvelles de lui depuis sept ans », me confie sa mère. Un peu plus tard dans la journée, un homme en moto s'arrête en les voyant. Il vient leur parler, il connaît leur fils, il l'a vu dans les montagnes il y a un peu plus d'un an.

Deux jeunes Kurdes en charge de la sécurité font une maraude sur le site. On les appelle les « asayish » (« sécurité », en kurde). Le lieu est suffisamment sécurisé grâce aux checkpoints présents sur tous les accès routiers, ainsi qu’aux asayish qui se mêlent à la foule ou, comme ici en motocross, pour être plus mobiles.

« Newroz c’est un jour sacré, c’est le début d’une nouvelle année, une occasion pour le peuple kurde d’obtenir sa liberté et un statut indépendant », me confie Jiyan Qadir. Elle vient du village de Kesre, dans la région de Balakayati, près d’Erbil.

Vallée de Qandil, lieu de célébration de Newroz. Les visiteurs viennent de toutes les parties du Kurdistan, notamment du Bakur, au sud de la Turquie, où le peuple kurde ne peut pas librement célébrer Newroz. Le 20 mars dernier, à Jandairis près d’Afrin, dans la province d’Alep, le groupe djihadiste pro-turc Ahrar al-Charkiya a tué quatre civils kurdes d’une même famille alors qu’ils allumaient un feu pour célébrer Newroz. Ils s’appelaient Farhadin Othman, 43 ans, Ismail Othman, 38 ans, Mohamed Othman, 42 ans et son fils Mohamed, 18 ans. Face à ces violences, beaucoup me diront que « Newroz n’est pas juste une célébration, mais un acte de résistance ».


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Wad

Photographe indépendante (reportage et documentaire) basée entre la France et le Liban. « J'ai besoin de prendre le temps avec les gens, de vivre avec eux, de comprendre leur réalité. Immersion, confiance et respect, pour raconter au mieux leurs histoires. »

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