La Bulgarie de Vladimir Vasilev, un rapport intime à l’exil [portfolio]


À l’écart des cir­cuits tou­ris­tiques qui sillonnent l’es­pace bal­ka­nique, et bien qu’elle soit membre de l’Union euro­péenne depuis 2007, la Bulgarie reste peu mise en images. Depuis sa posi­tion d’exi­lé en France, le pho­to­graphe Vladimir Vasilev pro­pose un regard atten­tif aux contra­dic­tions de son pays d’o­ri­gine. Il s’ap­plique à sai­sir la vie quo­ti­dienne de popu­la­tions vic­times de la frac­tu­ra­tion sociale héri­tée de la sor­tie bru­tale du giron sovié­tique, dans les années 1990. Une expo­si­tion de sa série « T(H)RACES », pré­sen­tée en ce moment à Sofia dans la gale­rie Synthesis, met en valeur ces images issues d’un long tra­vail d’immersion : per­sonnes âgées, Roms, exi­lés de l’intérieur aban­don­nés par un État cor­rom­pu pour­voyeur d’i­né­ga­li­tés. Si les Bulgares s’exilent par mil­liers, leur atta­che­ment à cette terre demeure : en témoigne ain­si le tra­vail, fruit d’une double volon­té d’exil et de res­ti­tu­tion, du pho­to­graphe. En dia­logue avec ce der­nier, la réa­li­sa­trice Cécile Canut — qui, avec l’au­trice Stefka Stefanova Nikolova, tra­vaille dans le ghet­to rom Nadezha de Sliven depuis plus de quinze ans — et Alain Hobé — qui a lon­gue­ment séjour­né en Bulgarie —, livrent ici leur regard sur sa démarche photographique.


Vladimir Vasilev ne donne aucun indice, il ne donne aucun titre à ses images au sein desquelles une intrigue se noue. Qui sont ces gens ? Que font-ils ? D’où vient cette femme engoncée dans une robe à traîne au milieu d’une fête, tenant bizarrement sa caméra sous des ballons roses, debout dans un décor kitsch, parmi les mines défaites de convives attablés ? Pourquoi filme-t-elle encore avec ce gros appareil sur la tête alors que son regard fatigué a quitté le viseur ? Pourquoi ce lourd appareil alors même qu'elle paraît négliger l’image ? Une incompréhension s’installe : on ne sait pas quoi penser de ce qu’on voit, même si on saisit qu’on ne pourra en rester au sourire que suscite cette bizarrerie. Parce qu’il s’y joue quelque chose de plus. Cette image, à l’évidence, est le produit d’une rencontre. Elle met en avant la nécessité pour des populations marginalisées de trouver leur place dans une histoire contemporaine qui les ignore. Car il s'agit ici d’un mariage rom, d’une femme rom. Nous sommes peut-être en fin de soirée, lorsque s’éternisent ces banquets pour lesquels les familles ont dépensé la totalité de leurs économies. De sorte qu’on peut mesurer l’impératif photographique de Vladimir Vasilev, qui, pour prendre part à la cérémonie, s’est nécessairement immergé dans le quotidien de cette population. En effet les Gadjé, c’est-à-dire les non-Roms, sont très rarement présents dans les cérémonies roms : la grande majorité des Bulgares ont assimilé un discours raciste tsiganophobe et la discrimination des Roms est devenue la règle. Les uns ne fréquentent pas les autres.

Un homme-grenouille marche sous la neige au milieu d'immeubles, visiblement exténué. Vladimir Vasilev explique qu'il s'agit là du « jet de la croix du Christ dans l’eau glacée, le 6 janvier », une tradition autour de laquelle un pope jette une croix dans l’eau glacée d’un lac, ici le lac artificiel de Droujba, pour célébrer le baptême du Christ par saint Jean. Au cours de ce rituel, au péril de leur santé, des jeunes se battent pour plonger et récupérer l’objet sacré afin de gagner les faveurs divines sous le regard et la protection d’hommes-grenouilles recrutés pour, au besoin, les repêcher. D’abord tenu à l’écart de l’action, Vladimir Vasilev a pu rapporter cette image qui, bien qu’en marge des péripéties proprement dites, rend compte de l’extravagance d’un rituel transposant les eaux du Jourdain dans celles d’un lac gelé de Sofia : c’est cette marge elle-même qui, pointant une solitude, dit la centralité finalement affective dont sont témoins ces individus poussés dans l’absurdité d’un moment, d’une époque ou d’une histoire.

Voilà une autre de ces photographies sans effets, prises à hauteur d'homme, sans cadre, qui soulèvent par leur incongruité le questionnement du public. Ici un jeune garçon aux couleurs de la Bulgarie (« Blanc-vert-rouge, on retrouve souvent ces couleurs dans mes photos », lance Vladimir Vasilev), accompagne une truie sur une route vide aux abords de ce qui semble être un terrain vague : la route ne dit rien de sa provenance et rien de sa destination, tandis que les pylônes et la clôture grillagée suggèrent un environnement péri-urbain. Que fait-il là, sur ce bitume, plutôt que dans une cour de ferme ? On pourrait penser que ce non-sens, ou plutôt cette marginalisation du sens, est ce qui donne sens au quotidien. Tout se passe comme si le hors-champ photographique, qui est un hors-champ historique, se complexifiait jusqu’à s’épaissir, s’obscurcir pour mieux ramener le regard vers l’image : comme si toute l’histoire, à chaque fois, se concentrait en elle, en son milieu. Comme si son étrangeté constituait le réceptacle d’un vécu désordonné, contrarié, perturbant.

« Ça c’est la Bulgarie, ça c’est ma Bulgarie, ça c’est peut-être la Bulgarie ! », déclare Vladimir Vasilev en montrant cette photo de paysage. Un paysage dans lequel les humains ont laissé leur trace, en l’occurrence des habitations. Car ce sont encore des hommes et des femmes que parle le photographe. Et son travail interroge : qui sont les plus fous ? les Bulgares d’hier qui ont construit des maisons posées comme un Spoutnik sur une végétation morne ? ou bien ceux d’aujourd’hui qui rehaussent leur demeure d’une Trabant trônant au-dessus de la porte d’entrée ?

En raison de différentes formes d'assujettissement du pays à des puissances extérieures (les Ottomans pendant près de cinq siècles, les soviétiques de 1941 à 1989, les Occidentaux avec l’entrée dans l’Europe en 2007), certains, en Bulgarie, considèrent être dépourvus d'une histoire propre et s'en remettent parfois à une mélancolie nationaliste : celle de la « Bulgarie des trois mers », cette grande Bulgarie d’avant le traité de Berlin qui n’a pas duré très longtemps. Pour autant, ne pourrait-on pas voir dans le travail de Vladimir Vasilev une volonté de montrer une réalité pleine de complexités, de vacillations, de contradictions, réalité qui n'est pas sans rapport avec les humiliations et dominations subies au cours de l'Histoire ? Une volonté de documenter une société qui occupe singulièrement son époque.

Les photographies de Vladimir Vasilev témoignent de la nécessité de s’arranger au mieux d’un présent déréglé, se préservant ainsi de la frivolité du simple sourire ou du regard furtif. Car celles et ceux qu’il rencontre au cours de ses séjours, que son regard retient, composent avec un devenir chimérique. Ils font avec une matérialité qui ne les ménage pas : ils n’ont pas le choix, parce qu’à la différence de celui qui les photographie, ils n’ont pas pris le chemin de l’exil. Leur réalité est aussi celle, au départ, d’une acceptation du sort natal. Et tout le monde se retrouve dans une situation difficilement assumable, un désordre au sein duquel il faut organiser son existence ou sa survie. Tout le monde est aux prises avec un milieu mal maîtrisé, mais habité pourtant. Dans ces photographies, il n’y a pas de personnages mais des personnes qui habitent, et cohabitent : avec leurs semblables, avec un environnement, avec l’époque qui les accable. Avec leur folie douce, aussi. Cette maison construite tout à l’envers et montée sur son toit, cette maison délirante, au-delà du futurisme, construite au milieu d’un champ et ceinturée d’une grille aux pointes acérées, ne dit-elle pas beaucoup d’une passion sans mesure et jalousement gardée ? Ne témoigne-t-elle pas d’une volonté de distinction, qui est un désir de renversement du quotidien dans un environnement sans lustre ?

Il faut dire que l’Histoire, ses vestiges et ses cicatrices, sont encore partout. Témoin : un avion de chasse, vestige d’une fierté militaire tombée en désuétude, installé dans une enceinte scolaire à des fins d’endoctrinement patriotique, et joyeusement détourné de son objet par des enfants ravis d’en faire un dispositif de jeu. Le thème de l’enfance jouant innocemment parmi des restes de la guerre est un thème connu. Sauf que là, s’il y a bien un reste, il n’y a pas eu de guerre. Et ce chasseur de l’aviation bulgare se trouve pris dans un anachronisme redoublé : s’il n’a rien à faire là, c’est aussi qu’il n’a jamais rien eu à faire nulle part. Ce n’est pas la guerre qui est ici dénoncée, moquée, rabaissée, c’est la prétention viriliste à la penser nécessaire : c’est une histoire qui, bien que ridicule au regard de la vitalité des enfants qui ne l’ont pas connue, n’en a pas moins entravé le devenir du pays.

Le dispositif photographique que choisit Vladimir Vasilev (focale normale, cadrage centré, plan moyen, lumière naturelle, sans retouches, etc.) participe de la matérialité, de la trivialité des faits de chaque jour. Ce cadrage est commun, c’est celui d’une banale photo de famille. Les gens photographiés sont saisis dans un environnement du quotidien. Dans un monde qui leur appartient. Dans un pays qui est celui où le photographe a vécu sa jeunesse. Certaines de ces personnes sont proches : son père, sa grand-mère... D’autres sont des inconnus. Mais toujours le photographe les saisit à hauteur d’homme, ou de femme. À hauteur de corps. Il fait valoir une continuité du photographe à ses sujets, disant la volonté chez lui de garder la mesure de ce qu’il photographie. Mesure de la douleur, par exemple, de l’inexprimable douleur, dans cette image où une vieille femme malade, ou mourante, ou même morte, est entourée de proches étrangement à son chevet où traînent un crucifix de fortune et un Rubik’s Cube : présence d’une transcendance un peu bricolée, intrusion d’un hasard sans gratitude. Cruauté du présent.

L’image donne à voir, sans artifice, la dureté des situations. Ne pas styliser, ne pas légender, c’est ne pas affabuler. Refuser l’esthétisme du plan recherché, c’est rester au plus près des situations. L’absence d’effets est celle du sujet brut, saisi dans son intimité. Nulle dramatisation facile mais une série, rythmée, de tragi-comédies muettes. Désœuvrement, solitude, égarement… Chacun des habitants a son histoire et chaque image aussi, une histoire unique, que Vladimir Vasilev retient comme recueillant en elle le bric-à-brac de toute une vie. C’est ce que les photographies de Vladimir Vasilev font voir l’une après l’autre. De manière répétée. Avec entêtement. L’entêtement du photographe à capter ces moments déroutants, qui répond à celui des sujets photographiés pris dans une quotidienneté visiblement insoluble : une impasse aux faux airs de chemin de traverse, où chacun s’imagine partir, alors que le voyage se fait sur place. Au sein de ce réel auquel les individus se confrontent et qui paraît inextricable, incohérent, déconcertant.

Il y a cette vieille femme, les yeux dans le vague, assise sur sa banquette comme on pourrait la voir en face de soi dans une salle d’attente à la tapisserie en trompe-l’œil. On la voit, assis soi-même, dans cette égalité de position, comme ces personnes que le hasard d’un rendez-vous médical conduit à fréquenter dans une salle muette : on partage un instant son sort, qu’on voudrait aussi ne pas partager plus longtemps. On voit également devant elle ces sacs remplis de feuilles triées, si tristes en regard de la nature rieuse du mur qui est, au fond, dans son dos, comme un défi lancé à la pesanteur des existences besogneuses. Quelque chose ne tourne pas rond dans ces images au format familier : l’extravagance des situations est mise en valeur, paradoxalement, par la normalité du dispositif photographique. Comme si l’observateur se trouvait tranquillement installé au milieu d’une situation pas du tout tranquille. Il y a l’irruption aussi soudaine qu’inexplicable d’une anomalie dans la continuité des événements. Quelque chose comme un non-sens assumé, parfois féroce, s’installe : une inconvenance ordinaire, un suspens de l’ordre des choses, une fausseté appliquée, autant d’éléments qui sont les signaux d’une société troublée. 

Les photographies de Vladimir Vasilev sont celles d’habitants (d’habitats parfois, mais évocateurs de leurs occupants) que la difficulté des circonstances rend discrètement héroïques : tout le monde y va de sa trouvaille, ou du seul désir d’affirmer sa présence. Une présence singulière en ceci que chacune et chacun, dans un décor souvent foutraque, s’expose sans beaucoup de retenue dans son anonymat, celui par lequel Vladimir Vasilev ne laisse rien voir du lien, de parenté parfois, qui l’unit à celles et ceux qu’il photographie. Que penser de cet homme de religion, à sa table, devant les reliefs ou les préparatifs d’un repas, rayon laser en main, dirigeant vers nulle part sa lumière un peu magique ? Est-il, cet éclat aveuglant, la marque d’un pouvoir qu’il ne détient pas ? Est-il, ce pope, l’homme d’une incrédulité, d’un désenchantement, d’un désarroi partagés par ses contemporains ?

La religion tient une place importante en Bulgarie. Après avoir été totalement interdite pendant la période communiste, elle est revenue en force. Elle prend pied jusqu’au plus haut sommet de l’État. Pourtant, dans la vie quotidienne, sa présence est déroutante. À l’exemple de ce pope apportant sa bénédiction à une voiture démantibulée dans un garage de campagne. La religion orthodoxe est-elle omniprésente au point que ses prêtres en viennent à officier dans des lieux d’un sordide industriel ? Il est clair qu’une autre rationalité nourrit la conduite de la population en Bulgarie. Et si chaque image, à hauteur d’homme, aux faux airs de photo souvenir, introduit une familière aberration, ce n’est pas seulement pour rappeler le silence de ces vies ignorées. C’est aussi pour faire entendre que nulle bonne parole n’est attendue : il n’y a rien à attendre des promesses. Les Bulgares rencontrés par Vladimir Vasilev, à son retour au pays, sont sans promesses autres que celles qu’ils formulent à eux-mêmes : ils sont les habitants d’une désertion politique. Ce qu’on pourrait considérer comme une autre version de l’exil. Mais intérieur cette fois. Intime, et résolu.

Le rapport à l’Histoire et l’attachement au pays ne cessent de se dire, sur les murs, dans les intérieurs, dont témoigne la permanence des couleurs nationales bulgares partout présentes. Le monument de Bouzloudja, cette ancienne salle des congrès du Parti communiste en forme d’énorme soucoupe posée au milieu du Balkan, continue par exemple de susciter l’intérêt de nombreux curieux. Il est devenu, depuis la chute du régime inféodé à l’URSS et celle du parti, l’objet de revendications multiples, évoluant au fil des années. Le fameux « Prolétaires de tous les pays unissez-vous » y figure toujours, en lettres massives. À côté, l’écriture en anglais du mot d’ordre « Forget your past », naguère inscrite comme un rappel à l’oubli du Passé communiste, s’est vue retouchée : « Never forget your past », voit-on écrit maintenant. Comme s’il était devenu désormais clair qu’on n’en finirait pas avec ce passé. Comme s’il fallait aussi se savoir à chaque fois sous l’effet d’une injonction à l’amour pour ce pays mal reconnu, à son présent où rien n’est jamais sûr, où rien n’est facilement acquis. Une désorientation qui serait celle aussi de l’exilé qui a quitté le point central, originel, de son existence. Et n’est-ce pas tout compte fait ce qui retient encore le photographe à celles et ceux que sa photographie saisit : ce commun d’une oscillation sans fin ?


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REBONDS

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Cécile Canut

Réalisatrice de documentaires et chercheure en anthropologie du langage, Cécile Canut a récemment publié Provincialiser la langue, langage et colonisation (éditions Amsterdam) et Langue (Anamosa).

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Alain Hobé

Auteur, Alain Hobé a publié Lieu commun aux éditions Fissile, et collabore régulièrement à la revue Lignes. Il est également musicien et monteur de films.

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