Traduction d’un article de UnHerd | Ballast
L’année 2022 a marqué les dix ans de la révolution du Rojava. Elle appartient désormais « au patrimoine mondial des révolutionnaires1 » — aux côtés des révolutions russe et espagnole ou de la lutte de libération anticolonialiste du Vietnam. Dernière révolution victorieuse en date, elle a, en toute logique, éveillé l’attention d’une large part des militants pour l’émancipation. Mais d’une large part seulement : les critiques, voire les désaveux complets, ne manquent pas. Si ses partisans saluent son cadre doctrinal (le confédéralisme démocratique, le communalisme écologique et le socialisme post-soviétique) et ses avancées concrètes (soumises au contexte pour le moins contraignant d’une guerre civile, d’une occupation militaire et de rivalités impérialistes), ses détracteurs lui reprochent généralement ses négociations tactiques avec le pouvoir étasunien et la dictature d’Assad ou, en dépit du pluralisme ethnoculturel revendiqué, son supposé nationalisme kurde. Le journaliste Matt Broomfield a vécu trois ans au Rojava. Il dresse aujourd’hui un premier bilan en forme de soutien lucide. Nous le traduisons.
Qui a raison ?
Entre 2018 et 2020, j’ai vécu trois ans au Rojava, cette région gouvernée par l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES). Chaque jour, ou presque, j’ai entendu un point de vue différent sur les succès de la révolution. Les commandants militaires étasuniens considèrent la région comme un allié utile contre Daech et un contrepoids à l’influence iranienne. Les Kurdes, les femmes et les villageois chrétiens et yézidis se montrent, pragmatiquement, reconnaissants à l’endroit de l’AANES car celle-ci garantit les normes les plus élevées de la Syrie en matière de droits de l’Homme et de prestations humanitaires, face au nettoyage ethnique de la Turquie et de Daech. Pourtant, certains volontaires anarchistes sont partis, découragés : leur vision idéalisée de la révolution du Rojava s’est heurtée à la réalité de la pauvreté de masse, d’un engagement politique limité et d’un appareil sécuritaire de plus en plus important. Beaucoup d’autres sont restés, acceptant les « contradictions » idéologiques comme faisant partie du processus révolutionnaire. Depuis 2013, il est devenu évident que la révolution n’aurait jamais pu survivre sans remplir un certain nombre de devoirs apparemment contradictoires.
« Beaucoup d’autres sont restés, acceptant les
contradictionsidéologiques comme faisant partie du processus révolutionnaire. »
Le Rojava est parvenu à l’autonomie après que le soulèvement syrien de 2011–2012 a vu les forces du régime [Assad] se retirer des régions kurdes du pays. Cela a permis aux combattants kurdes fidèles à Abdullah Öcalan, leur chef emprisonné depuis plus de vingt ans par le pouvoir turc, de descendre dans le nord de la Syrie, depuis les montagnes, où ils étaient engagés de longue date dans une guérilla acharnée contre la Turquie. Là-bas, tout cadre dévoué vivait forcément de manière communautaire et frugale ; les Kurdes qui ont passé du temps « dans les montagnes » parlent avec nostalgie de la camaraderie et de la relation holistique avec la nature qu’ils y ont trouvées. Mais, au Rojava, ces responsables politiques se sont retrouvés chargés non seulement de repousser Daech, le Front al-Nosra (une ramification d’Al-Qaïda) et les forces armées turques, mais aussi d’établir une société capable de faire vivre des millions de personnes.
Ces partisans de toujours y ont vu une justification triomphante de leur lutte. Une femme d’une quarantaine d’années m’a raconté, les yeux brillants, que dans le groupe dans lequel elle avait suivi sa formation initiale, 38 des 40 Kurdes avaient perdu la vie en combattant la Turquie pour qu’une patrie kurde libérée émerge soudain de l’autre côté de la frontière syrienne. En privé, cependant, les militants kurdes admettent souvent leur frustration face à une population locale rétive, peu intéressée par les nobles idéaux et la rhétorique de leur leader [Abdullah Öcalan]. Des idées telles que celles d’Öcalan n’avaient jamais été mises en œuvre à une telle échelle. Après avoir été capturé en 1999 par les services de renseignement turcs (MIT), Öcalan, dont le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) luttait initialement pour un État kurde indépendant et socialiste, a pris connaissance des travaux de l’anarchiste étasunien Murray Bookchin. S’inspirant de sa théorie de l’« écologie sociale », Öcalan a développé une critique du socialisme d’État, également inspirée par la pensée féministe. Le leader kurde en est ainsi venu à préconiser une « fédération de fédérations » — un réseau décentralisé de communes locales qui, par l’intermédiaire de municipalités, prendraient des décisions au consensus dans le cadre d’un régime démocratique, le tout fondé sur une relation réactualisée avec le monde naturel et sur une économie coopérative.
[Al Yaroubiyeh (frontière Irak-Syrie), octobre 2014, combattantes arabes des YPJ | Loez]
Les écrits d’Öcalan sont empreints d’un certain mysticisme. Ils ont été transmis au monde extérieur depuis la prison insulaire d’Imrali en lieu et place des conclusions de sa défense au tribunal. L’absence de références qui en découle rend ses arguments difficiles à déchiffrer : ses ouvrages sont parsemés de spéculations historiques sentencieuses, souvent précédées de l’avertissement « Pourrait-il s’agir de… ? ». L’intelligence du leader incarcéré consiste plutôt à distiller les analyses complexes de Bookchin en maximes accessibles au public kurde. Il déploie un récit bookchinien de l’Histoire comme l’expansion constante de la « hiérarchie », depuis la tribu patriarcale-gérontocratique jusqu’à la modernité capitaliste en passant par la cité-État. Cette téléologie est ensuite reliée au destin du peuple kurde, longtemps dépossédé de sa patrie mésopotamienne. Öcalan présente son peuple comme l’héritier de la « société naturelle » idyllique du Croissant fertile2.
Son idée ? Qu’un réseau de communes autonomes se développe parallèlement aux États autoritaires qui occupent aujourd’hui les terres kurdes [Iran, Syrie, Turquie et Irak, ndlr] et finissent par les supplanter. Mais, comme l’a fait remarquer Rosa Luxemburg après octobre 1917, les révolutions ne grandissent pas petit à petit : elles sont éjectées dans le monde en pleine croissance et en poussant des cris stridents. Au Rojava, Öcalan est respecté comme un symbole de la libération des Kurdes et des femmes, mais peu lu par les civils ; Bookchin n’est, lui, connu que de la nomenklatura kurde, et ce de manière indirecte. La réalité, sous la forme de guerres interethniques, de pénuries de pain et de ressources énergétiques limitées s’est immédiatement immiscée dans la vision quelque peu utopique d’Öcalan. Il est évident que sans les revenus du marché noir du pétrole, l’administration appauvrie du Rojava n’aurait jamais pu empêcher des millions de personnes de mourir de faim. Les ambitions de construire une économie plus verte en passant à une agriculture plus localisée et coopérative et à des sources d’énergie renouvelables ont été contrariées par un certain nombre de facteurs : le barrage turc sur l’Euphrate et le contrôle des principales infrastructures hydrauliques ; le détournement de l’électricité vers les zones contrôlées par Assad et les milices djihadistes soutenues par la Turquie ; les dommages causés par la guerre aux barrages et aux raffineries de pétrole ; l’embargo qui empêche les importations industrielles. D’où le spectacle improbable d’une « révolution verte » financée par la richesse pétrolière. (Serait-ce possible… ?)
« Les tensions arabo-kurdes constituent la principale crise interne à laquelle le Rojava est confronté aujourd’hui. Mais elles sont aussi à l’origine de ses moments les plus démocratiques et révolutionnaires. »
Sur le plan économique, l’AANES a également été contrainte de procéder avec prudence, en expropriant les biens du régime syrien mais en laissant largement intacts les biens et les capitaux privés. Les revenus du pétrole subventionnent le diesel et le pain bon marché : ces efforts touchent bien plus de personnes que la dissémination des coopératives. Les tentatives sporadiques de développement de l’autarcie agricole sont limitées dans leur efficacité par l’embargo économique ainsi que la dépendance forcée et continue à l’égard des contrebandiers, qui apportent les armes dont les Kurdes ont besoin pour repousser la Turquie mais qui, dans le même temps, inondent les marchés avec du bouillon de poulet turc bon marché, des tongs et des cigarettes. De même, la pression économique, les priorités données à la défense nationale et les défis de la gestion de populations locales conservatrices et parfois ouvertement pro-Daech ont entravé les efforts de l’AANES pour promouvoir une véritable participation politique à la base.
L’AANES a pris des mesures impressionnantes pour remettre en question les normes patriarcales profondément ancrées en introduisant des programmes de gouvernance, de justice réparatrice et d’éducation sociale dirigés par des femmes, même dans les anciens bastions de Daech. Mais le transfert du pouvoir de décision est partiel et contradictoire. J’ai assisté à des réunions communales dans la région kurde de la Djezireh. Ici, les habitants se plaignent de la réparation des routes, du pain et des prix abusifs, mais, en l’absence d’appels à des investissements plus importants dans les infrastructures, les Kurdes s’alignent largement sur l’AANES. Diriger une économie ou conduire une guerre nécessite une politique centralisée, et la plupart des habitants se contentent de laisser ces questions à leurs dirigeants, ne se rendant à la commune que pour collecter les bons pour le pain et l’huile subventionnés. Paradoxalement, c’est dans les régions arabes conservatrices récemment libérées de Daech que l’AANES a été contrainte, à plusieurs reprises — par le biais de consultations publiques remarquablement ouvertes, de pressions exercées par des fédérations tribales conservatrices et de manifestations —, de repenser, de réviser ou de défendre ses positions sur des questions telles que l’éducation des femmes, la conscription, la détention d’individus liés à Daech et les relations avec Assad. Ni Öcalan ni Bookchin n’ont envisagé la scène dont j’ai été témoin à Raqqa, où des cheikhs tribaux se sont disputés avec des militantes kurdes à propos du programme de l’école primaire. Mais ces controverses épineuses sont l’âme d’une démocratie unique. Ces tensions arabo-kurdes constituent la principale crise interne à laquelle le Rojava est confronté aujourd’hui. Mais elles sont aussi à l’origine de ses moments démocratiques et révolutionnaires les plus authentiques.
Avec sa clairvoyance typique, Bookchin a reconnu que « toute communauté autogérée qui tente de vivre dans l’isolement et de développer l’autosuffisance risque d’adopter une mentalité de clocher, voire raciste ». Le chauvinisme arabe aurait pu être un obstacle à surmonter pour les « Kurdes », mais en réalité leur relation fracturée avec ces communautés voisines crée un véritable fédéralisme — même s’il est imparfait.
[Manbidj, avril 2018 : Fatma et Hassan sont co-présidents, arabe et kurde, d'une réunion de communes. Au-dessus, le portrait d'Abu Leila, commandant arabe respecté au sein de l'Armée syrienne libre puis des Forces démocratiques syriennes|Loez]
Les contributions les plus intéressantes d’un nouveau recueil d’essais, Social Ecology and the Rojava Revolution, ne sont pas les esquisses des idéaux de Bookchin et d’Öcalan mais bien les analyses récentes du terrain au Rojava. Comme l’a écrit Bookchin dans son anthologie Qu’est-ce que l’écologie sociale ? (1993), « les nouvelles attitudes écologiques resteront vaporeuses si elles ne sont pas concrétisées par des institutions réelles et objectives ». Ce trotskyste devenu anarchiste et iconoclaste serait certainement assez ouvert d’esprit pour considérer la révolution du Rojava dans ses propres termes.
Bookchin a, à plusieurs reprises, retourné la maxime de Marx « la révolution sociale […] ne peut pas tirer sa poésie du passé mais seulement de l’avenir » contre les marxistes eux-mêmes. Et les écocapitalistes. Mais alors qu’il a mis en garde contre « la glorification de l’Histoire » et le désir de revenir au « communisme primitif » et aux modes d’organisation sociale prélapsaires3, Bookchin s’est risqué, en pratique, à valoriser un idéal historique inaccessible. Comme le montre l’expérience du Rojava, la restauration approximative de la « société naturelle » par le biais de communes villageoises et de coopératives locales est noble, en théorie, mais impraticable et insuffisante à cette échelle. L’« utopisme » de Bookchin ne devient pas réalité lorsqu’il est appliqué dans des enclaves de gauche asociales et isolées, maintenues pures par ceux qu’il a qualifiés d’ « anarchistes de style de vie », et encore moins via le « primitivisme mystifié » du catastrophisme traditionaliste de droite, mais lorsque les conditions matérielles en font une nécessité pour les gens ordinaires. Ledit recueil d’essais cite en exemple le remarquable village autonome de femmes Jinwar — un exemple de l’écologie sociale du Rojava en action. Mais un modèle plus représentatif de l’identité politique unique de la région pourrait être le camp de réfugiés que j’ai visité au sud de Tel Abyad, une ville saisie et nettoyée ethniquement par les forces turques en 2019. Ici, Arabes, Turkmènes et Kurdes (dont certains ont été déplacés trois fois par la guerre) doivent vivre côte à côte et régler leurs griefs par l’intermédiaire du comité de réconciliation local. C’est là, et non dans la Djezireh relativement aisée, que la grande coopérative agricole en pleine expansion constitue une véritable bouée de sauvetage pour les familles démunies.
« Sans une décennie de lutte armée et sans la guerre contre Daech, le Rojava n’aurait jamais pu réussir à mobiliser un tel mouvement de masse. »
Comme la plupart des volontaires internationaux au Rojava est suffisamment lucide pour le reconnaître, tout effort immédiat visant à mettre en œuvre des idéaux similaires en Occident ne peut réussir à grande échelle. Sans une décennie de lutte armée — fondée sur la base d’une identité nationale violemment réprimée — et sans la guerre contre Daech — qui a servi de base à la construction d’un consensus politique transethnique —, le Rojava n’aurait jamais pu réussir à mobiliser un tel mouvement de masse. Et encore moins à unir des peuples si récemment en guerre. C’est plutôt à la faveur d’une catastrophe climatique et d’un recul de la globalisation que nous verrons émerger de nouveaux Rojavas dans les terra nullia laissées par des États en perte de vitesse. La dialectique de l’Histoire conduira certains d’entre nous à l’anarchisme et, sans doute, à des alternatives plus autoritaires.
Bookchin a abordé avec une certaine réticence la question de savoir « comment aller d’ici à là », dans les deux dernières pages de son opus majeur, L’Écologie de la liberté. Se référant à une théorie marxiste de la crise historique, il a indiqué que des « formes d’organisation libertaires » véritablement efficaces restent encore à développer. Dix ans après la révolution, c’est peut-être la leçon la plus importante que le Rojava a à offrir : ce n’est que lorsque le consensus politique régional est fracturé par des tensions internes et externes extrêmes qu’émergent de véritables opportunités de le remodeler.
Traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Matt Broomfield, « Is Rojava a socialist utopia? The Syrian polity was built on a web of contradictions », UnHerd, 28 mars 2023.
Photographies de bannière et de vignette : Loez
- Enguerran Carrier, Kurdistan : il était une fois la révolution, Syllepse, 2022.↑
- Région du Proche-Orient, qui s’étend de la mer Morte au golfe Persique en passant par le sud de la Turquie, le nord de l’Irak et l’Iran occidental.↑
- Caractéristique du temps précédant la chute d’Adam et Ève, dans la religion chrétienne [ndlr].↑
REBONDS
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