Un liquidateur à Fukushima


Texte inédit pour le site de Ballast

Nous retrou­vons Minoru Ikeda dans un café du centre de Paris : un ancien ouvrier de la cen­trale nucléaire de Fukushima-Daiichi. Nous ten­tons quelques mots dans le trop som­maire japo­nais que nous connais­sons ; la timi­di­té d’Ikeda paraît se dis­si­per, il sou­rit. Nanako Inaba, socio­logue, l’ac­com­pagne — elle tra­dui­ra. L’homme, fac­teur de pro­fes­sion, s’é­tait por­té volon­taire pour inter­ve­nir sur le site au len­de­main de l’ac­ci­dent nucléaire qui frap­pa son pays en mars 2011 ; on les appelle, depuis Tchernobyl, les « liqui­da­teurs ». Il dénonce à pré­sent les men­songes de l’État japo­nais et n’en­tend pas que des hommes aient été « sacri­fiés » pour rien : mili­tant anti­nu­cléaire, il aspire à une prise de conscience inter­na­tio­nale et à la mise en rela­tion des tra­vailleurs du nucléaire aux quatre coins de la pla­nète. ☰ Par Djibril Maïga


Tokyo, ven­dre­di 11 mars 2011 : une jour­née comme une autre dans la plus grande ville du monde, où Minoru Ikeda tra­vaille comme pos­tier. Sa tour­née de dis­tri­bu­tion ache­vée, il revient au bureau et salue ses col­lègues ; autour d’un café, tous dis­cutent et plai­santent comme à leur habi­tude. Il ne reste à Minoru que deux années avant la retraite. Il est 14 h 45 ce jour-là quand, sou­dain, les éta­gères se mettent à trem­bler puis tombent comme des domi­nos. Le bâti­ment est pris d’un pre­mier spasme. Les corps paniquent, les têtes se heurtent, la peur se lit sur les visages : la terre s’est déchi­rée durant l’éternité d’une minute. Le Japon vient d’en­re­gis­trer l’un des plus gros séismes de son histoire1, magni­tude 9 sur l’é­chelle de Richter. C’est la pre­mière fois que Minoru fait l’ex­pé­rience d’« un aus­si long et ter­rible trem­ble­ment » dans la capi­tale ; il ajoute : « Je me suis dou­té que ça devait être plus dra­ma­tique ailleurs. »

La vague : genpastu-shinsai

« On compte les morts et les dis­pa­rus sur les côtes dévas­tées de l’est du pays et on se met en quête de pro­duits de pre­mière néces­si­té à Tokyo. »

Les trans­ports tokyoïtes sont hors-ser­vice. Minoru ne ren­tre­ra pas chez lui pour rejoindre sa famille. L’électricité, elle, fonc­tionne tou­jours ; avec ses confrères, ils constatent l’é­ten­due des dégâts par la lucarne du poste de télé­vi­sion. Personne ne se doute que, dans l’heure qui sui­vra, ce séisme engen­dre­ra un tsu­na­mi sub­mer­geant les villes côtières bor­dant le Pacifique. En défer­lant sur les habi­ta­tions et les infra­struc­tures, ces murs de vagues dépas­sant par endroit trente mètres ôte­ront la vie à quelque quinze mille per­sonnes dans le nord-est du pays et dévas­te­ront plus de dix kilo­mètres de terres. Les murailles de pro­tec­tion de la cen­trale nucléaire de Fukushima-Daiichi et de ses quatre réac­teurs en ser­vice, éri­gées à seule­ment six mètres de haut, seront balayées d’un revers de main. Dès lors, tan­dis que l’une des plus grandes cen­trales du monde est tou­chée en son cœur, la catas­trophe « natu­relle » devient une catas­trophe industrielle2. Il est 15 heures : l’a­li­men­ta­tion en élec­tri­ci­té des struc­tures de refroi­dis­se­ment de la cen­trale s’é­teint auto­ma­ti­que­ment sur les réac­teurs numé­ro 1, 2 et 3. Les sys­tèmes de secours — de simples groupes élec­tro­gènes — prennent le relais. À 15 h 30, le tsu­na­mi noie le sys­tème de refroi­dis­se­ment. Quelques heures plus tard, les barres de com­bus­tible du réac­teur numé­ro 1 com­mencent à fondre et l’en­ceinte de confi­ne­ment, sous la cha­leur et la pres­sion, se met à fuir. La nuit venue, on compte les morts et les dis­pa­rus sur les côtes dévas­tées de l’est du pays et on se met en quête de pro­duits de pre­mière néces­si­té à Tokyo. Au réveil, plus au nord, les cœurs des réac­teurs de Fukushima entrent en fusion à 2 800 degrés ; sous une telle pres­sion, l’hydrogène pré­sent dans les réac­teurs implose dans l’a­près-midi. Le toit du réac­teur numé­ro 2 part en fumée, tuant une per­sonne et en bles­sant des dizaines. Premiers rejets radio­ac­tifs, pre­miers décès direc­te­ment liés à l’accident.

Dimanche 13 mars, la pres­sion aug­mente de manière cri­tique dans les réac­teurs numé­ro 2 et 3. Il s’a­git d’é­vi­ter une seconde explo­sion. Faute de contrô­ler la situa­tion, la mul­ti­na­tio­nale TEPCO, exploi­tant la cen­trale, décide de dépres­su­ri­ser le confi­ne­ment en ouvrant les vannes : un épais nuage de vapeurs radio­ac­tives se libère dans le ciel du Japon. Cela ne change rien : le len­de­main, le toit du réac­teur numé­ro trois est souf­flé comme une plume, fai­sant de nou­veaux bles­sés. La situa­tion échappe défi­ni­ti­ve­ment au contrôle des auto­ri­tés, les­quelles décident, enfin, d’é­va­cuer la popu­la­tion des 20 kilo­mètres alen­tour. Depuis les pre­mières heures — qui deviennent vite des jours —, le Japon est comme sus­pen­du hors du temps. Encore sous le choc, sur un ter­ri­toire deve­nu chao­tique et dif­fi­ci­le­ment pra­ti­cable, des mili­taires et des sala­riés de l’en­tre­prise TEPCO se retrouvent face à une situa­tion excep­tion­nelle qu’au­cun pro­to­cole de sécu­ri­té n’a­vait anti­ci­pée. Environ un mil­lier de per­sonnes tentent, tant bien que mal, de refroi­dir les réac­teurs, de remettre l’élec­tri­ci­té en route, de faire repar­tir les pompes ou, à défaut, d’in­jec­ter de l’eau : de tout mettre en œuvre, en somme, pour évi­ter que l’ac­ci­dent n’empire. Autant d’o­pé­ra­tions réa­li­sées dans la hâte, sans pré­pa­ra­tion ni réelles infor­ma­tions, qui débou­che­ront sur de nom­breux échecs. Nul n’a oublié les images de cet héli­co­ptère mili­taire qui, pathé­ti­que­ment, ten­ta en vain de jeter des litres d’eau borée sur le cœur du réac­teur numé­ro 1. Face à cette désor­ga­ni­sa­tion avé­rée et à l’i­gno­rance feinte de TEPCO, qui ne peut ni ne veut recon­naître la gra­vi­té de la catas­trophe, l’État — avec à sa tête le Premier ministre Naoto Kan — tente de prendre la situa­tion en main. Après un échec patent, révé­lant son impuis­sance à la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, c’est au tour des pom­piers-mili­taires et de leur équipe spé­ciale d’es­sayer de refroi­dir ce mag­ma en fusion : ils réus­sissent fina­le­ment à ache­mi­ner de l’eau de mer en conti­nu, direc­te­ment sur le cœur du réac­teur. La situa­tion semble enfin « maîtrisée ».

[Août 2013 | Bloomberg]

Les bio-robots de Tchernobyl 

Cette lutte contre les vapeurs radio­ac­tives fait tra­gi­que­ment écho à la catas­trophe de Tchernobyl, en 1986. Une soixan­taine de pom­piers et mili­taires, mobi­li­sés après l’ex­plo­sion du réac­teur numé­ro 4 de la cen­trale bié­lo­russe, avaient eux aus­si ten­té d’en refroi­dir le cœur. Ignorant les risques et l’im­por­tance des pré­cau­tions à prendre, ils furent irra­diés à des doses létales ; nombre d’entre eux décé­dèrent dans les semaines qui sui­virent leur inter­ven­tion. Ce fut alors au tour de tra­vailleurs civils — ouvriers et tech­ni­ciens — d’être réqui­si­tion­nés. Dans l’URSS de l’é­poque, il était en effet envi­sa­geable pour les auto­ri­tés de réqui­si­tion­ner des cen­taines de mil­liers d’a­no­nymes afin de net­toyer la cen­trale et ses alen­tours, et ce mal­gré l’im­pré­vi­si­bi­li­té que repré­sente un cœur nucléaire entré en fusion. Des équipes se relayèrent sans relâche et per­mirent d’i­so­ler ledit cœur en construi­sant un sar­co­phage sup­po­sé étanche autour du réac­teur 4. Ces nom­breux sacrifiés3 seront nom­més « les liqui­da­teurs ». Face à la dan­ge­ro­si­té de ces tâches, il fut ten­té d’en­voyer dans la cen­trale des robots pour rem­pla­cer les humains : dans ces condi­tions extrêmes (cha­leur et haute radio­ac­ti­vi­té), les cir­cuits des machines grillèrent à leur tour, obli­geant les auto­ri­tés à faire appel à ce qu’elles nom­mèrent — non sans iro­nie — des « bio-robots » : des hommes cal­feu­trés dans des com­bi­nai­sons faites à la main, uni­que­ment recou­vertes de plomb pour pro­té­ger des radia­tions. Ne pou­vant res­ter plus de quelques minutes, voire quelques secondes, au contact des radia­tions, ces tra­vailleurs net­toyèrent, à coups de balai et de pelle, la cen­trale et son toit de débris hau­te­ment radio­ac­tifs. Ces « bio-robots » sont bien, aux yeux des auto­ri­tés en charge, ce que leur nom sug­gère : des machines, des rouages ; ces « liqui­da­teurs » sont des êtres à dis­po­si­tion, sacri­fiables, qui se ver­ront remettre, pour toute récom­pense et recon­nais­sance de leur ser­vice, une simple feuille de papier, un diplôme, insigne du mépris4.

« Jusqu’à l’ac­ci­dent, je n’é­tais pas conscient, comme la plu­part des habi­tants de Tokyo, que l’éner­gie de la ville venait de Fukushima. »

Les cen­trales construites après Tchernobyl ont vu leur sécu­ri­té ren­for­cée : la pré­sence d’en­ceintes de confi­ne­ment autour des réac­teurs nucléaires modernes, des­ti­nées à réduire les rejets radio­ac­tifs en cas d’ac­ci­dent, ont cer­tai­ne­ment per­mis de payer des consé­quences moins lourdes qu’à Tchernobyl. Le recul his­to­rique manque pour pou­voir l’af­fir­mer. Le contexte dif­fère, les consé­quences aus­si, mais les liqui­da­teurs, eux, demeu­re­ront : on les appelle en japo­nais les jen­pas­so­kuyuyi. Toutefois, de tous les liqui­da­teurs nip­pons qui ten­tèrent de jugu­ler la catas­trophe, les médias n’en ont rete­nu que cin­quante : les fameux « Fukushima Fifty ». Ce sont eux qui, le 15 mars, après l’ex­plo­sion du réac­teur, res­tèrent mal­gré les déga­ge­ments de rejets radio­ac­tifs lar­ge­ment au-delà des limites auto­ri­sées. Pour Minoru, cette his­toire des « cin­quante » est de l’ordre du roman natio­nal, du « besoin d’hé­roï­sa­tion » utile afin de dimi­nuer le nombre de tra­vailleurs expo­sés à des doses exces­sives. En réa­li­té, ce sont des mil­liers de per­sonnes qui furent envoyées à l’a­veugle dans ce casse-pipe nucléaire et absor­bèrent les radia­tions invi­sibles, et ce dès les pre­miers jours.

« Il fallait faire quelque chose »

Minoru est l’un de ces tra­vailleurs. « Jusqu’à l’ac­ci­dent, je n’é­tais pas conscient, comme la plu­part des habi­tants de Tokyo, que l’éner­gie de la ville venait de Fukushima », nous raconte-t-il. « La popu­la­tion de Fukushima assume à elle-seule tous les risques de la cen­trale nucléaire. C’est par soli­da­ri­té que j’ai tenu à faire quelque chose pour les habi­tants de Fukushima. » Suite à l’ac­ci­dent, les rues de Tokyo voient défi­ler sa popu­la­tion : d’im­por­tantes mani­fes­ta­tions — aux­quelles le pays n’est plus habi­tué — s’or­ga­nisent contre les men­songes du gou­ver­ne­ment. Mais Minoru fait par­tie des rares Tokyoïtes à faire le choix de dépas­ser cette fron­tière invi­sible qui sépare la région de Tōhoku du reste du pays. « Il fal­lait faire quelque chose sinon cela aurait pu aller très loin. Les jeunes, eux, ne pou­vaient être sacri­fiés, mais moi j’a­vais déjà 60 ans. » Devoir moral, donc, pour les géné­ra­tions sui­vantes, mais pas seule­ment : éber­lué par la ges­tion de la crise et les men­songes non-dis­si­mu­lables de son gou­ver­ne­ment, il res­sent très vite la néces­si­té de com­prendre par lui-même, de voir la réa­li­té de ses propres yeux.

[Kimimasa Mayama | Pool | Bloomberg]

La plu­part des tra­vailleurs qu’il rejoint sur place sont d’an­ciens employés de la cen­trale ; les autres sont des habi­tants du coin qui se sont enga­gés pour des rai­sons affec­tives : ayant gran­di dans cette impor­tante région agri­cole, ils dési­rent plus que qui­conque recons­truire leurs villes natales puis ren­trer chez eux. La popu­la­tion a été éva­cuée sur vingt kilo­mètres. La moti­va­tion morale est forte mais les risques inhé­rents au tra­vail de liqui­da­teur consti­tuent un frein. Pour y pal­lier et atti­rer les volon­taires, l’État et TEPCO ne lésinent pas sur les yens. « L’argent compte, et pareille­ment pour les per­sonnes qui viennent de l’extérieur de Fukushima », nous dit Minoru. « La ques­tion morale et l’argent se mêlent dans les moti­va­tions qui ont pous­sé les gens à venir tra­vailler sur Fukushima-Daiichi. » Quand Minoru arrive sur place, il n’est pas direc­te­ment employé par l’en­tre­prise mais par un sous-trai­tant, lui-même pres­ta­taire. Des entre­prises de sous-trai­tance sont convo­quées sur tous les fronts : pour la ges­tion des radia­tions, des com­bus­tibles et des déchets. « Cela forme comme une pyra­mide, avec TEPCO à la pointe. Nous étions une équipe d’une ving­taine de tra­vailleurs et il y avait au-des­sus trois com­pa­gnies sous-trai­tantes. » Afin de gérer la décon­ta­mi­na­tion et de mon­trer au reste du monde que la catas­trophe est sous contrôle, l’argent de l’État et de TEPCO coule à flots. Très vite, Minoru com­prend que la catas­trophe est une aubaine éco­no­mique pour cer­tains et que cette ingé­rence de l’argent dans une crise poli­tique crée « un sou­ci de jus­tice » : « Le gou­ver­ne­ment a déci­dé de don­ner une prime rela­tive au dan­ger radio­ac­tif, qui cor­res­pond à 20 000 yens5 par per­sonne et par jour », pour­suit Minoru. « Mais cette prime est gri­gno­tée par les têtes des dif­fé­rentes com­pa­gnies. Elles ne sont pas du tout expo­sées aux rayons ioni­sants tan­dis que nous, les tra­vailleurs qui sommes sur place et réel­le­ment expo­sés, nous ne rece­vons presque rien. » Depuis, jus­qu’à dix strates de sous-trai­tants ponc­tionnent l’argent des liqui­da­teurs — ceux qui sont employés dans les éche­lons les plus bas ne per­çoivent plus que des miettes.

« Une fois dis­pat­chés par sec­teur d’ac­ti­vi­té, cha­cun met de coté ses vête­ments civils et enfile son uni­forme, ses gants, masque et casque. »

Certaines villes alen­tour ont sai­si cette oppor­tu­ni­té juteuse : ain­si d’Iwaki, où les hôtels affichent com­plet — après leur jour­née de labeur, les tra­vailleurs y dila­pident leur paie en loyer, alcool et pachin­ko6. La pros­ti­tu­tion y fleu­rit. Le para­si­tage s’or­ga­ni­sant, le tra­vail devient de moins en moins rému­né­ra­teur mais demeure tout aus­si dan­ge­reux. Un désen­goue­ment s’a­joute à cela : l’ac­ci­dent ne fait plus la une des jour­naux ni des télé­vi­sions ; consé­quence directe : de nom­breux tra­vailleurs quittent les chan­tiers et les employés qua­li­fiés se raré­fient. Face à ce besoin de main‑d’œuvre, de nom­breux soup­çons visant les Yakuzas naissent : ils seraient accu­sés — en plus d’or­ga­ni­ser l’é­co­no­mie paral­lèle — d’a­voir mis en place un réseau de tra­vailleurs ayant recours aux déclas­sés, aux sans-abris et aux sans-papiers. Autant de qui­dams for­cés à faire le sale tra­vail et payés à vil prix.7 Minoru a enten­du par­ler de tout cela. « Il y a quelques années il y avait des sans-abris qui avaient été recru­tés à Osaka. Mais aujourd’­hui les contrôles d’i­den­ti­té des tra­vailleurs sont très durs, il serait dif­fi­cile de faire tra­vailler des per­sonnes sans papiers… » Quant aux Yakuzas, « il y en a, oui, mais ce n’est pas aus­si impor­tant que ce dont on parle ».

Nettoyer l’invisible

Août 2012. Il est entre 5 et 6 heures du matin à Fukushima. Le bus de la com­pa­gnie sous-trai­tante vient cher­cher Minoru et les autres liqui­da­teurs ; il les emmène au « J‑Village », un ancien stade de foot trans­for­mé en dor­toirs et en centre de coor­di­na­tion. Parqués sur la place prin­ci­pale, tous attendent l’ap­pel comme au temps du tra­vail à la pièce. Une fois dis­pat­chés par sec­teur d’ac­ti­vi­té, cha­cun met de coté ses vête­ments civils et enfile son uni­forme, ses gants, masque et casque. Nul ne se sépare de son dosi­mètre. « Il per­met de mesu­rer la dose d’ir­ra­dia­tion par jour, mais aus­si par mois. » Un cor­tège de navettes vient les récu­pé­rer vers 6 h 30 pour les emme­ner vers la cen­trale. Le tra­vail de Minoru consiste à décon­ta­mi­ner une zone de cinq kilo­mètres autour de la cen­trale, en par­ti­cu­lier dans la ville de Namie. Il doit déblayer l’herbe et enle­ver la terre conta­mi­née sur cinq cen­ti­mètres de pro­fon­deur, en rem­plir des sacs et la trier ; un tra­vail sisy­phéen. « J’y ai chas­sé les herbes au bord de la rivière car elles sont conta­mi­nées par la radio­ac­ti­vi­té, mais aus­si une par­tie de la terre que je raclais toute la jour­née. » Cette tech­nique fut éga­le­ment envi­sa­gée à Tchernobyl avant d’être écar­tée : ara­ser la terre sur plus de cinq cen­ti­mètres se révè­le­ra d’une inef­fi­ca­ci­té patente et d’un coût déme­su­ré — d’au­tant plus qu’il faut ensuite sto­cker tous ces déchets accu­mu­lés. L’enjeu du sto­ckage de ces débris nucléaires est l’un des prin­ci­paux pro­blèmes liés à la décon­ta­mi­na­tion : que faire de ces déchets dont la radio­ac­ti­vi­té per­dure plu­sieurs décen­nies, voire plu­sieurs siècles, selon leur composition8 ? Où et com­ment les sto­cker ? Enfin, et sur­tout, com­ment les retrai­ter ? Au Japon, dans la désor­ga­ni­sa­tion des pre­miers temps, des tonnes de sacs furent réunis puis triés chaque jour pour être enfin empi­lés dans des entre­pôts à ciel ouvert ; ces déchets étaient pro­té­gés par de simples bâches… Face à cette accu­mu­la­tion sur­réa­liste, l’une des poli­tiques adop­tées fut d’en enter­rer une par­tie dans ce que l’on peut appe­ler des « cime­tières du nucléaire » : pour le mieux, des entre­pôts enfouis et béton­nés sous terre ; autre­ment, sous seule­ment quelques cen­ti­mètres de terre… Une autre option, plus radi­cale mais autre­ment plus dan­ge­reuse, fut de les brû­ler, reje­tant par les fumées la radio­ac­ti­vi­té direc­te­ment dans les airs9.

[Mai 2012 | Tomohiro Ohsumi | Bloomberg News]

Les sacrifiés : une économie du dosage

Un point cru­cial demeure concer­nant les liqui­da­teurs dont Minoru se fait le porte-parole : les inci­dences sur la san­té des irra­dia­tions nucléaires10. Tout repose sur l’é­va­lua­tion du dosage, en fonc­tion de normes sani­taires. Mais com­ment défi­nir ce qui est de l’ordre du tolé­rable et de l’ac­cep­table concer­nant la san­té et la vie d’un indi­vi­du ? Les fac­teurs moraux et sani­taires ne fixent pas cette limite, on l’i­ma­gine, mais bien plu­tôt la (dé-)raison éco­no­mique : une éco­no­mie du dosage. En France, le seuil d’ir­ra­dia­tion pour un civil est de 1 à 6 mSv (mil­li­sie­verts) annuel ; pour les tra­vailleurs du nucléaire, cette limite est rele­vée à 20 mSv, soit trois fois plus11. Au len­de­main de la catas­trophe de Fukushima, les pre­miers liqui­da­teurs se sont fait irra­dier à des doses non-comp­ta­bi­li­sées. À la décharge de l’État et de TEPCO, ces sacri­fiés des pre­mières heures n’ont pas été expo­sés à des doses mor­telles comme le furent ceux de Tchernobyl. Néanmoins, si ces irra­dia­tions avaient été réel­le­ment comp­ta­bi­li­sées, les doses engran­gées auraient évi­dem­ment bien été au-des­sus de la norme : le 15 mars, à la suite des deux explo­sions, le débit d’ir­ra­dia­tion à l’en­trée de la cen­trale attei­gnit un pic de 11,3 mSv par heure. Un liqui­da­teur ayant tra­vaillé dans de telles condi­tions a pu absor­ber en moins de deux heures davan­tage que le taux annuel tolé­ré. Face à l’ur­gence, l’État déci­da de faire pas­ser la limite de 20 à 100 mSv par an… À titre excep­tion­nel, le 15 mars, ce seuil fut encore rele­vé à 250 mSv. Pour les volon­taires qui furent « infor­més », la pers­pec­tive de sau­ver des vies jus­ti­fia la levée de toute limite d’exposition.

« Au Japon, on laisse sim­ple­ment mou­rir les tra­vailleurs qui se sont sacri­fiés dans une totale indif­fé­rence. »

Les auto­ri­tés jouent sur le flou scien­ti­fique concer­nant la cor­ré­la­tion — pour­tant éta­blie par de nom­breuses études12 — entre irra­dia­tion et déve­lop­pe­ment de diverses pathologies13. Autant l’ir­ra­dia­tion à des doses létales est cli­ni­que­ment visible (brû­lures, vomis­se­ments menant à la mort vio­lente), autant celle à de « faibles » doses ne dévoile ses effets qu’a­près plu­sieurs années. Les mala­dies se déve­lop­pant sur le long terme, bien après le tra­vail effec­tué, pour­ront donc être consi­dé­rées comme non-pro­fes­sion­nelles. C’est de cette mau­vaise foi que le gou­ver­ne­ment et les entre­prises jouent, leur per­met­tant d’é­vi­ter la recon­nais­sance et dès lors la prise en charge des mala­dies pro­fes­sion­nelles des liqui­da­teurs. Malgré le peu d’in­for­ma­tions dont ils dis­po­saient sur la réa­li­té de la situa­tion, les liqui­da­teurs de Fukushima se ren­dirent très vite compte du danger14 : taux de radia­tion trop for­te­ment éle­vé de leurs comp­teurs, nom­breuses fuites incon­trô­lées dont ils étaient témoins, condi­tions de tra­vail non-adap­tées. Pris entre le devoir de sau­ver des vies, la région, voire la nation, et les inquié­tudes pour leur san­té, cer­tains ten­tèrent de se mobi­li­ser afin qu’une poli­tique sani­taire soit réel­le­ment mise en place : mal­gré l’in­ter­dic­tion de TEPCO et la réten­tion éta­tique, cer­tains essayèrent de sen­si­bi­li­ser la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. De nom­breux articles et témoi­gnages à visage cou­vert et sous pseu­do­nyme affluèrent dans les mois qui sui­virent : tous de témoi­gner de l’anxiété des tra­vailleurs et de leur famille et de démen­tir les com­mu­ni­qués ras­su­rants du gou­ver­ne­ment et de TEPCO. Un appel à l’i­ni­tia­tive d’une com­mu­nau­té de méde­cins japo­nais, relayé par The Lancet, deman­da ain­si à ce que des pré­lè­ve­ments san­guins soient opé­rés sur les liqui­da­teurs afin d’an­ti­ci­per sur les futures mala­dies — prin­ci­pa­le­ment héma­to­lo­giques — qu’ils auront à affron­ter. Le gou­ver­ne­ment et TEPCO refu­sèrent, jurant qu’il n’exis­tait aucun dan­ger… C’est bien une guerre de l’in­for­ma­tion qui s’en­gage entre les liqui­da­teurs et cette entre­prise cin­quan­te­naire pro­té­gée et natio­na­li­sée par l’État en 2012. Après s’être bat­tus au péril de leur vie pour l’a­ve­nir du Japon, Minoru et les liqui­da­teurs de Fukushima se retrouvent aujourd’­hui dans un autre com­bat : la pro­pa­gande d’État. « Il y a eu un mort de leu­cé­mie à Fukushima juste après l’ac­ci­dent, qui n’a pas été recon­nu. Je connais un autre tra­vailleur qui a contrac­té une leu­cé­mie. TEPCO ne veut pas la recon­naître en tant que mala­die pro­fes­sion­nelle. »

Minoru ne nous cache pas sa colère : « J’y ai tra­vaillé durant neuf mois. Quand j’ai quit­té le tra­vail, mon patron m’a don­né mon car­net où ont été consi­gnées les doses de radia­tion que j’ai reçues. J’ai appris à ce moment-là que j’a­vais 7,25 mSv au total, un chiffre au-delà du seuil tolé­rable. Normalement, pour avoir la recon­nais­sance de la mala­die pro­fes­sion­nelle, c’est 5 mSv. Mais une fois que vous avez quit­té le tra­vail, que vous n’êtes plus contrac­tua­li­sé, il est presque impos­sible de le faire recon­naître et donc d’a­voir droit à une indem­ni­sa­tion. Il devrait y avoir un sys­tème de pro­tec­tion de la san­té pour les tra­vailleurs du nucléaire, créé par l’État, comme cela a pu être le cas pour l’a­miante, par exemple. En ce moment, au Japon, on laisse sim­ple­ment mou­rir les tra­vailleurs qui se sont sacri­fiés dans une totale indif­fé­rence. » L’entreprise n’a admis des expo­si­tions anor­ma­le­ment éle­vées (plus de 100 mSv) que pour vingt-et-un tra­vailleurs. « On peut consi­dé­rer que nous avons été sacri­fiés, conclut Minoru. TEPCO et le gou­ver­ne­ment sup­posent que, parce que les tra­vailleurs ont accep­té de s’enrôler en tant que liqui­da­teurs, ils doivent en accep­ter les consé­quences. Ils cherchent tout sim­ple­ment à se déres­pon­sa­bi­li­ser afin de ne pas recon­naître l’en­jeu sani­taire lié au nucléaire, mais aus­si de ne pas avoir à don­ner les indem­ni­sa­tions aux tra­vailleurs. Le gou­ver­ne­ment veut tour­ner la page, faire comme si l’ac­ci­dent appar­te­nait au pas­sé, comme si rien ne s’é­tait pas­sé. L’accident est révo­lu : il n’ y a plus de pro­blèmes. »

[Mai 2012 | Bloomberg]

Une internationale des liquidateurs ?

Les tra­vailleurs tentent de s’or­ga­ni­ser à échelle inter­na­tio­nale. C’est l’un des enjeux du Forum social mon­dial anti­nu­cléaire, qui s’est tenu à Tokyo, Montréal puis Paris, en novembre 2017. Anciens de Tchernobyl, employés du nucléaire fran­çais, liqui­da­teurs japo­nais, asso­cia­tifs ou lan­ceurs d’a­lerte : autant d’his­toires sin­gu­lières ras­sem­blées. Minoru Ikeda avait à cette occa­sion ren­con­tré, dans la capi­tale hexa­go­nale, un ancien méca­ni­cien fran­çais du nucléaire lut­tant pour que les mala­dies des tra­vailleurs expo­sés à la radio­ac­ti­vi­té soient recon­nues comme des mala­dies pro­fes­sion­nelles, Philippe Billard. Il se ren­dit éga­le­ment à Fécamp ain­si qu’à Bure. « J’y ai appris que cinq ans après la catas­trophe, le gou­ver­ne­ment russe avait créé une loi pour la pro­tec­tion des tra­vailleurs et des habi­tants de la zone, avec des indem­ni­tés. » Il ajoute : « Au Japon, c’est le contraire. Il fau­drait qu’un réseau des tra­vailleurs du nucléaire se crée et s’or­ga­nise afin d’a­voir un poids sur les gou­ver­ne­ments pro-nucléaires. Dans chaque pays les situa­tions dif­fèrent mais, mal­gré la bar­rière de la langue, nous nous com­pre­nons mieux qu’a­vec les tra­vailleurs japo­nais d’autres sec­teurs. Nous avons du com­mun, étant dans la même situa­tion et les mêmes condi­tions. » Le visage de l’an­cien liqui­da­teur est angu­leux, sa voix est basse, sans aucune ner­vo­si­té. Il reprend une gor­gée de café et ajoute : « Avant l’ac­ci­dent, j’é­tais déjà contre le nucléaire mais ce n’é­tait que théo­rique. Après l’ac­ci­dent et mon tra­vail en tant que liqui­da­teur, j’ai com­pris le sys­tème nucléaire : une struc­ture qui est prête à sacri­fier ses propres tra­vailleurs. »

Désormais défi­ni­ti­ve­ment à la retraite, l’an­cien pos­tier nous confie n’a­voir aucun regret. « J’ai pu voir de mes propres yeux l’ac­ci­dent, les consé­quences du nucléaire et sur­tout les condi­tions des tra­vailleurs. Être le témoin de cette réa­li­té. Je n’ai vrai­ment plus aucune confiance concer­nant cette éner­gie. Maintenant, je veux par­ta­ger cette expé­rience pour aider à faire évo­luer les condi­tions de tra­vail des per­sonnes dans le nucléaire. »

Quelques six mille liqui­da­teurs tra­vaillent encore quo­ti­dien­ne­ment au déman­tè­le­ment de la cen­trale nucléaire japo­naise. Minoru Ikeda et Nanako Inaba se lèvent. Nous nous saluons ; ils s’en vont prendre un avion pour Tokyo.


Photographies de ban­nière et de vignette : Cyrille Choupas | Ballast


image_pdf
  1. On pour­ra lire « Pourquoi le Japon est une zone sis­mique ? ».
  2. Fukushima n’est pas le pre­mier acci­dent nucléaire qu’a connu le Japon : en 2007, la cen­trale de Kashiwasaki-Kariwa, située à dix kilo­mètres de l’é­pi­centre d’un impor­tant séisme, frô­lait déjà le drame nucléaire. Depuis, les Japonais ont inven­té le terme « gen­pat­su-shin­sai », qui désigne une accu­mu­la­tion de catas­trophes natu­relles menant à une catas­trophe nucléaire.
  3. Le bilan sani­taire varie encore, et dans des pro­por­tions consi­dé­rables. Comme le rap­pe­lait Libération : « Le bilan de la catas­trophe nucléaire de Tchernobyl va de 50 morts… à 1 mil­lion, selon les sources. Loin de nous la pré­ten­tion de tran­cher ici. Si l’on enlève les éva­lua­tions les plus hautes et basses, on se retrouve avec une four­chette, ou plu­tôt un râteau, allant de 4 000 à 200 000. L’ONU en 2006 rete­nait une four­chette de 4 000 à 93 000. » En 2005, l’OMS avan­çait que jus­qu’à 4 000 per­sonnes seraient décé­dées des suites de la catas­trophe de Tchernobyl ; sur 72 000 liqui­da­teurs, pour­suit-elle, 212 sont morts. Un an plus tard, Le Monde écri­vait pour sa part : « Au total, outre les mala­dies qu’elle a entraî­nées et la sté­ri­li­sa­tion d’un ter­ri­toire impor­tant, la catas­trophe de Tchernobyl pro­vo­que­ra plu­sieurs dizaines de mil­liers de morts. » Et Greenpeace d’as­su­rer que « l’accident a entraî­né 200 000 décès sup­plé­men­taires entre 1990 et 2004 ».
  4. Voir le docu­men­taire de Thomas Jonhson dif­fu­sé en 2006, La bataille de Tchernobyl.
  5. Soit 150 euros.
  6. Un jeu d’argent très popu­laire dans tout l’ar­chi­pel.
  7. Voir « Quatre ans après Fukushima – L’ombre des Yakuzas », une enquête GQ parue en février 2015.
  8. On pour­ra lire cet article à pro­pos de la durée des déchets, sur le site La Radioactivité.
  9. On pour­ra lire cet entre­tien paru en mars 2015 dans Lundi matin : « Partir de Tokyo ».
  10. « Les ini­tia­tives de mesure des radia­tions ont une longue his­toire au Japon. Juste après la catas­trophe de Tchernobyl, des acti­vistes anti-nucléaires japo­nais ont mis en place des réseaux de mesure indé­pen­dants appe­lés Radiation Disaster Alert Network (R‑DAN). Certains scien­ti­fiques les ont sou­te­nu. Les équi­pe­ments de mesure ont été four­nis par des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Ce genre d’initiatives se trans­mettent, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment. La popu­la­tion ne peut pas croire les mesures offi­cielles. À Fukushima on sait qu’elles sont géné­ra­le­ment infé­rieures à leurs propres mesures. Et puis même en dehors de Fukushima, les gou­ver­ne­ments locaux ne veulent pas mesu­rer le rayon­ne­ment radio­ac­tif, même si cer­taines zones ont des radia­tions supé­rieures aux normes de sécu­ri­té. » Toshimaru Ogura, pour Ballast.
  11. Voir les règle­men­ta­tions sur le site de l’Institut natio­nal de recherche et de sécu­ri­té pour la pré­ven­tion des acci­dents du tra­vail et des mala­dies pro­fes­sion­nelles (INRS).
  12. On pour­ra lire cet article de Mediapart paru en 2015 : « Fukushima, bilan d’une situa­tion sani­taire inquié­tante ».
  13. L’accident de Tchernobyl consti­tuait déjà une expé­rience cli­nique à grande échelle ; mal­gré les pres­sions exer­cées par les gou­ver­ne­ments russe et bié­lo­russe pour ne pas dif­fu­ser de bilan sani­taire de la catas­trophe, le recul his­to­rique et scien­ti­fique que nous avons désor­mais confirme cette cor­ré­la­tion.
  14. On pour­ra lire cet article du Monde en date du mars 2013, signé Philippe Pons : « Fukushima : dans l’en­fer des liqui­da­teurs »

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Kolin Kobayashi : « Nucléaire : on vit vrai­ment dans la folie », juin 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situa­tion de guerre », octobre 2017
☰ Lire notre article « Sahara algé­rien — des essais nucléaires aux camps de sûre­té », Awel Haouati, juin 2017
☰ Lire notre article « Bure réen­chante la lutte anti­nu­cléaire », Gaspard d’Allens, juin 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte éco­lo­gique est avant tout une lutte sociale », avril 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Nicolas Lambert : « Le public, c’est un autre mot pour dire le peuple », octobre 2017

Djibril Maïga

Surdiplômé de l'école buissonnière de Tombouctou, poète des heures perdues, journaliste cherchant la coquille, anarchiste comme « la rencontre fortuite entre une table de dissection et d'un parapluie ».

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.