Kolin Kobayashi : « Nucléaire : on vit vraiment dans la folie »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Le pre­mier Forum mon­dial anti­nu­cléaire s’est tenu à Tokyo en 2016. Le jour­na­liste japo­nais Kolin Kobayashi, basé à Paris et cor­res­pon­dant pour Days Japan, s’y est impli­qué depuis la pre­mière heure. Nous le retrou­vons dans un café du centre de la capi­tale, qui accueillit sa troi­sième édi­tion en novembre 2017 et réunit des inter­ve­nants et des mili­tants de Russie, d’Espagne, du Niger, des deux Amériques et bien sûr du Japon. Le Forum s’a­che­va alors à Bure, dans la Meuse. En plus d’a­ler­ter sur les dan­gers intrin­sèques du nucléaire, Kobayashi aspire à mettre en lumière les tra­vailleurs expo­sés dans un pays où d’im­por­tants séismes sont à pré­voir, alors même que ce der­nier conti­nue de comp­ter les vic­times « col­la­té­rales » de l’ac­ci­dent nucléaire de Fukushima en 2011. « On n’en parle pas ; autre­ment, on serait pani­qués. »


[lire en espagnol]


L’ancien Premier ministre japo­nais Naoto Kan a fait savoir qu’il s’était aper­çu, au len­de­main de l’ex­plo­sion de la cen­trale, que le secré­taire géné­ral de l’agence de sûre­té nucléaire n’était pas un « spé­cia­liste de l’énergie nucléaire » mais un éco­no­miste ! Une méta­phore à valeur globale ?

Oui. La situa­tion était réel­le­ment chao­tique car les auto­ri­tés japo­naises n’étaient pas du tout prêtes à affron­ter un acci­dent nucléaire majeur. Le gou­ver­ne­ment ne pou­vait pas ima­gi­ner un acci­dent de l’ampleur de Tchernobyl. Ils n’ont pas su gérer la situa­tion et je crois que rien n’a chan­gé, jusqu’à aujourd’hui. La situa­tion est la même ! C’est de toute façon ingé­rable, un acci­dent de cet ordre. Mais le lob­by nucléaire inter­na­tio­nal essaie de mon­trer qu’il est capable de prendre en main un acci­dent nucléaire et en parle comme s’il s’agissait d’un risque natu­rel à gérer, à l’instar d’un typhon ou d’un séisme. L’accident nucléaire majeur est comp­té par­mi ces risques ; un par­mi d’autres, en somme : ça, c’est le dis­cours offi­ciel. Mais c’est incom­pa­rable ! Deux ans après le 11 mars 2011, dans la ville de Sendai, un grand Symposium inter­na­tio­nal a été mis en place avec les orga­ni­sa­tions onu­siennes. Malgré le fait qu’il s’a­gisse d’un acci­dent qui nous laisse encore aujourd’hui dans un état d’urgence, ils n’ont abso­lu­ment pas par­lé de Fukushima. C’est incroyable, n’est-ce pas ?

Quelle est la situa­tion des 130 000 per­sonnes dépla­cées au Japon à cause de la situa­tion nucléaire, et qu’on invite à revenir ?

« Le lob­by nucléaire inter­na­tio­nal essaie de mon­trer qu’il est capable de prendre en main un acci­dent nucléaire et en parle comme s’il s’agissait d’un risque natu­rel à gérer. »

On a 100 000 per­sonnes qui sont dépla­cées à l’intérieur et à l’extérieur du dépar­te­ment de Fukushima. Pour quelles rai­sons les auto­ri­tés japo­naises décident-elles de faire reve­nir ces réfu­giés ? C’est un pro­blème social et éco­no­mique extrê­me­ment impor­tant. Ils menacent de cou­per les sub­ven­tions aux réfu­giés qui sont par­tis ailleurs et qui ne revien­draient pas. Les auto­ri­tés essaient de dire : fina­le­ment, les consé­quences radio­ac­tives ne sont pas si impor­tantes que ça, vous pou­vez reve­nir, il fau­dra juste faire atten­tion à ne pas man­ger d’aliments conta­mi­nés, à ne pas pas­ser dans tels ou tels quar­tiers un peu conta­mi­nés ; ain­si, vous pour­rez conti­nuer à vivre. Mais la popu­la­tion vivait majo­ri­tai­re­ment de la terre ; les gens étaient pay­sans et agri­cul­teurs, le dépar­te­ment était l’un des plus impor­tants centres agri­coles… Il y a le vil­lage d’Iitate : c’é­tait un foyer de l’agriculture bio­lo­gique ! Juste après l’accident, tout a été conta­mi­né. Un docu­men­taire est d’ailleurs consa­cré à cette ques­tion : Iitaté, chro­nique d’un vil­lage conta­mi­né, du réa­li­sa­teur Doi Toshikuni. On ne peut pas net­toyer la forêt, la mon­tagne ou les champs ; on ne peut pas tout raser, sou­le­ver 30 cen­ti­mètres de terre et la mettre ailleurs. Alors on net­toie un peu comme ça, à la manière d’une salu­ta­tion diplo­ma­tique, mais pas plus.

C’est une manière pour le gou­vernent de mini­mi­ser la catastrophe ?

Bien sûr. Il ne faut pas lais­ser pani­quer la popu­la­tion et de ne pas créer une crise économique.

Cela prend-il auprès de la majo­ri­té de la population ?

Il y a quelques agri­cul­teurs par­ti­cu­liè­re­ment atta­chés à leur ter­roir. Certains, déses­pé­rés, se sont sui­ci­dés. D’autres essaient de col­la­bo­rer avec des scien­ti­fiques afin de mini­mi­ser la conta­mi­na­tion radio­ac­tive et remettre leurs champs en état. Des agri­cul­teurs âgés ne peuvent plus vivre dans une mai­son pré­fa­bri­quée d’en moyenne 29,7 m² prê­tée par l’État ; ils sont tel­le­ment trau­ma­ti­sés… Ceux qui avaient des mai­sons de famille appar­te­nant à leurs parents, à leurs grands-parents, accueillant leurs enfants et petits enfants, ceux-là se retrouvent tous dans un foyer. Résignés et conscients que, même atteints de mala­dies can­cé­ri­gènes dues à la radio­ac­ti­vi­té, ils n’ont plus long­temps à vivre. Ceux-là se résignent, et reviennent.

[25 février 2016, Okuma, Japon (Christopher Furlong | Getty Images)]

Ils savent qu’ils ne vont donc pas léguer ces terres à leur famille.

La majo­ri­té des agri­cul­teurs, conscients de tout cela, savent très bien qu’après leur géné­ra­tion, ce sera ter­mi­né. Les jeunes ne revien­dront plus.

Que peuvent-ils trans­mettre aux géné­ra­tions futures ?

Les jeunes ont peur de subir la conta­mi­na­tion et les familles avec enfants ne veulent pas reve­nir. Alors les vil­lages, même s’ils étaient déjà petits — 6 000 per­sonnes vivaient à Iitaté avant l’accident, 400 main­te­nant —, sont consti­tués en majo­ri­té d’une popu­la­tion de per­sonnes de plus de 65 ans qui, une fois morts, n’auront per­sonne der­rière eux. Hasegawa Kenichi était fer­mier ; il a choi­si de reve­nir avec sa mère de plus de 80 ans atteinte de la mala­die d’Alzheimer pour conti­nuer à vivre ailleurs que dans une baraque pré­fa­bri­quée. Il est tout à fait conscient que son vil­lage et sa mai­son sont com­plè­te­ment conta­mi­nés. Mais il s’y est rési­gné. C’est assez tragique.

Comment gérer cette contra­dic­tion cen­trale entre l’ur­gence sécu­ri­taire de la cen­trale et la pro­tec­tion des tra­vailleurs livrés à son exposition ?

« Il est tout à fait conscient que son vil­lage et sa mai­son sont com­plè­te­ment conta­mi­nés. Mais il s’y est résigné. »

En réa­li­té, ils ne les pro­tègent pas. L’efficacité éco­no­mique est prio­ri­taire. Les tra­vailleurs qui sont dans des zones d’irradiations fortes, des zones à risques, ne sont pas les sala­riés offi­ciels de TEPCO [mul­ti­na­tio­nale japo­naise et, avant sa natio­na­li­sa­tion, plus grand pro­duc­teur pri­vé mon­dial d’élec­tri­ci­té, ndlr] : on fait appel à des sous-trai­tants. En France éga­le­ment, il y a des sala­riés « offi­ciels » qui ne vont pas — sauf cas excep­tion­nels — dans des endroits dan­ge­reux. Au Japon, il y a dix étages de sous-trai­tance. TEPCO demande à une socié­té géné­rale de gérer l’ensemble des étages. Et, au final, l’entreprise qui se trouve au der­nier étage n’a aucun contact avec TEPCO. La ges­tion et le contrôle de la san­té des tra­vailleurs qui tra­vaillent actuel­le­ment à Fukushima Daiichi — 6 000 per­sonnes, tous les jours ! — ne sont aucu­ne­ment ration­nels ni convain­cants. Personne ne prend en charge cela.

Sont-ils sou­te­nus par des orga­ni­sa­tions syndicales ?

Les syn­di­cats offi­ciels liés à Tepco sont com­plè­te­ment pro-nucléaires — comme ici, en France. Le syn­di­ca­lisme existe peu dans des entre­prises de moins de 50 per­sonnes. Il y a bien une asso­cia­tion de sou­tien aux tra­vailleurs nucléaires (il s’a­git en fait de plu­sieurs asso­cia­tions regrou­pées pour for­mer une asso­cia­tion solide1) qui entre en contact avec eux et leur four­nit un car­net pour docu­men­ter leur car­rière, dans lequel ils doivent repor­ter les postes qu’ils ont occu­pés, pen­dant com­bien de temps, à quels endroits ils sont pas­sés, com­bien de doses reçues, etc. Ce car­net est utile pour archi­ver leur état de san­té. Normalement, c’est aux auto­ri­tés japo­naises de le four­nir à tous les tra­vailleurs, même à ceux qui ne tra­vaille­ront que dix jours : c’est utile sur le long terme. On sait que cer­tains can­cers se déclarent au bout de 30 ans ; après Hiroshima, des can­cers liés aux radia­tions se sont décla­rés après un demi-siècle.

[Fukushima Daiichi Nuclear Power Plant (Christopher Furlong | Getty Images)]

Il n’y a pas d’examens médi­caux obligatoires ?

L’association pro­pose ce car­net décla­ra­tif car les patrons des petites entre­prises sous-trai­tantes demandent aux tra­vailleurs tem­po­raires de ne pas révé­ler les doses réelles reçues. Les sala­riés le savent, et savent aus­si qu’en décla­rant le chiffre de doses réelles ils ne pour­ront pas tra­vailler le jour sui­vant — puisque son seuil de radia­tion est dépas­sé. L’exposition va dépendre des zones où ils seront envoyés. Si untel est envoyé dans une zone très conta­mi­née, il pour­ra tra­vailler d’une traite seule­ment une heure, voire dix minutes par jour ; d’autres, qui font des tra­vaux de décon­ta­mi­na­tion dans les vil­lages, peuvent tra­vailler plus long­temps. Ils doivent faire des cou­pures plus ou moins contrô­lées. Ceux qui ont besoin d’argent, comme les tra­vailleurs jour­na­liers, camouflent et magouillent donc les chiffres. Vous avez dû entendre par­ler des mafieux japo­nais, les Yakuzas, qui démarchent pour trou­ver des tra­vailleurs pré­caires prêts à mourir…

Ces tra­vailleurs se déclarent « prêts à mourir » ?

« Ceux qui ont besoin d’argent, comme les tra­vailleurs jour­na­liers, camouflent et magouillent donc les chiffres. »

Non, mais ils savent que c’est un risque à prendre. Ce sont des tra­vailleurs pré­caires qui s’entassent dans cer­tains quar­tiers popu­laires et cherchent tous les jours du tra­vail. Ces gens-là sont malades phy­si­que­ment ; les mis­sion­naires de sous-trai­tants, les Yakuzas, pro­posent beau­coup d’argent contre le fait d’être « prêts à mourir ».

L’opinion publique japo­naise est-elle cor­rec­te­ment infor­mée du sort des tra­vailleurs du nucléaire ?

Officiellement par­lant, les Japonais ne sont de toute façon pas infor­més ; ça reste une zone invi­sible, sauf pour les mili­tants, les cher­cheurs et ceux qui s’intéressent d’eux-mêmes à ces pro­blèmes. Le reste de la popu­la­tion n’est pas au cou­rant. Mais des scan­dales éclatent par­fois ça car cela concerne éga­le­ment les Yakuzas et les embauches illé­gales, sans fiches de salaire offi­cielles, etc. Cela reste de l’ordre du fait divers social, comme il y en a tous les jours : ça passe et on oublie.

Un fait divers et jamais un pro­blème éco­no­mique et structurel ? 

Voilà.

À com­bien s’é­lèvent les salaires pro­po­sés aux travailleurs ? 

C’est flou. La socié­té qui embauche pré­lève une marge sala­riale : au bout des dix étages, la marge pré­le­vée devient impor­tante et le sala­rié touche à peine plus que le SMIC2. L’État avait pro­mis une sub­ven­tion spé­ciale pour les tra­vailleurs du nucléaire mais cet argent a été tota­le­ment absor­bé par les entre­prises. C’est illé­gal. Une prime qui dépen­dait de l’endroit où tra­vaillait la per­sonne (700 à 800 euros par mois).

[Un employé de TEPCO sur le site de la centrale de Fukushima, le 10 février 2016 (AFP | POOL | Toru Hanai]

L’État japo­nais s’est donc ser­vi de l’argent des impôts pour engrais­ser des entre­prises sous-trai­tantes et sous-payer des individus ?

Oui.

Sans mou­ve­ment de contestation ?

C’est comme en France ! La grande majo­ri­té des gens sont pris en otage par cette idée reçue que, sans le nucléaire, notre vie et notre civi­li­sa­tion moderne ne fonc­tion­ne­ra plus, qu’il n’y aura pas assez d’énergie pour les hôpi­taux, les écoles…

Le Japon avait réagi en fer­mant, pour un temps, toutes les centrales… 

Avant cela, le Japon était cou­vert par le nucléaire à hau­teur de 35 %. On est loin des 75 % de la France. Il est plus facile de le conver­tir en élec­tri­ci­té conven­tion­nelle, fioul, char­bon, hydro-énergie…

Quels liens éco­no­miques existent entre l’ingénierie fran­çaise et japonaise ?

« Le nucléaire civil et le nucléaire mili­taire sont le rec­to-ver­so d’une pièce de mon­naie : il n’y a pas de dif­fé­rence, c’est une continuité. »

Le Japon avait depuis le début des années 1970 une conven­tion de coopé­ra­tion avec la France. S’y échangent des savoirs-faire, notam­ment au sujet des réac­teurs. Les Japonais tra­vaillent bien davan­tage avec l’ingénierie amé­ri­caine mais le lob­by indus­triel nucléaire fran­çais a com­men­cé à être plus pré­sent — notam­ment sur la ques­tion du retrai­te­ment. Il y a une usine de retrai­te­ment au Japon, celle de Rokkasho, qui est entiè­re­ment de tech­no­lo­gie fran­çaise. C’est pour ça qu’Areva y était pré­sent : pour échan­ger mutuel­le­ment des tech­no­lo­gies. Il y a un lien fort actuel­le­ment parce que le Japon veut conqué­rir la poten­tia­li­té du nucléaire mili­taire pour être élu comme membre du Conseil de sécu­ri­té. Sans tête nucléaire, on est balayés ! Les membres du club sont liés au nucléaire, donc ce sont des liens forts. Actuellement, ASTRID est un nou­veau pro­jet de qua­trième géné­ra­tion des réac­teurs ; c’est le pro­lon­ge­ment de Superphénix. C’est une inven­tion fran­co-japo­naise. Les Japonais avaient un sur­gé­né­ra­teur de pro­to­type Monju qui a raté — comme Superphénix —, mais ils veulent conti­nuer d’investir.

Superphénix était sup­po­sé recy­cler le nucléaire appau­vri uti­li­sé par les cen­trales prin­ci­pales pour recréer de l’énergie…

Ils fabriquent des com­bus­tibles Mox en mélan­geant du plu­to­nium puis recyclent à chaque fois ce plu­to­nium pour refa­bri­quer du Mox et en remettre dans le réac­teur. Ça, c’était le plan écrit sur la table. Mais ça ne fonc­tionne pas ! En France, c’est aus­si un pro­blème puisque Superphénix ne marche plus. On n’a plus besoin de faire un retrai­te­ment. La rai­son d’être de l’usine de la Hague est remise en cause. Que faire, alors ? Pour le lob­by indus­triel nucléaire, il faut avan­cer dans cette direc­tion en disant que le plu­to­nium n’est, au fond, pas des­ti­né au nucléaire mili­taire mais sera uti­li­sé pour la paix ! Le nucléaire civil et le nucléaire mili­taire sont le rec­to-ver­so d’une pièce de mon­naie : il n’y a pas de dif­fé­rence, c’est une conti­nui­té. Le pre­mier réac­teur nucléaire inven­té pour faire des bombes ato­miques fran­çaises a été déve­lop­pé, non démo­cra­ti­que­ment, sur l’usage civil de toutes les cen­trales nucléaires. Puis les Français ont expé­ri­men­té le type amé­ri­cain, pour reve­nir à leur propre tech­no­lo­gie. Malgré les dif­fé­rences tech­niques entre nucléaire mili­taire et civil, ils reposent sur le même prin­cipe : la fis­sion est contrô­lée dans une cen­trale alors qu’on laisse volon­tai­re­ment dépas­ser une masse cri­tique dans une bombe atomique.

[Site de stockage de Tomioka, dans la préfecture de Fukushima (Toru Hanai | Reuters)]

On parle d’un élé­ment chi­mique plus acces­sible que l’u­ra­nium, le tho­rium, comme d’un pos­sible « nucléaire propre » et plus éthique. Qu’en est-il ?

Il est dit qu’avec le tho­rium il y aurait moins de pol­lu­tion. Mais il y a tou­jours un déchet qui reste et on n’a pas de solu­tion pour le déchet du tho­rium ! C’est comme à Bure, où l’on enfouit des déchets à 500 mètres en sous-sol. Mais ima­gi­nons que des tun­nels se cassent, qu’il y ait des explo­sions (comme ce fut le cas aux États-Unis il y a 60 ans, et on n’en parle pas) qui génèrent une grande conta­mi­na­tion… La ques­tion du déchet nucléaire reste la plus impor­tante car elle est sans solu­tion. Le Japon est un pays tel­le­ment sis­mique qu’il n’y a pas d’endroit solide pour cacher de tels déchets ! Ce n’est pas comme en Finlande. Et si le mag­ma de notre pla­nète bouge… Pour le moment, n’ayant pas vrai­ment de solu­tion, la plus rai­son­nable reste de sto­cker à la sur­face et de surveiller.

En 2015, on dénom­brait 700 000 tonnes de déchets nucléaires autour de la cen­trale de Fukushima Daiichi

« Dans un pays libé­ral et capi­ta­liste comme le Japon, com­ment vou­driez vous embau­cher 800 000 per­sonnes pour faire un sar­co­phage autour de trois réacteurs ? »

On se trouve dans une situa­tion très pré­caire. Dans les trois pre­miers réac­teurs de Fukushima Daiichi, il y a des pis­cines au som­met des bâti­ments. C’est une construc­tion de style amé­ri­caine : ils n’ont pas créé une struc­ture adap­tée à un pays comme le Japon. Après le séisme, l’étanchéité des pis­cines s’est fra­gi­li­sée. Et il y a 1 500 blocs de com­bus­tibles qui sont sto­ckés et dont on ne sait pas quoi faire. Il aurait fal­lu creu­ser un trou et les mettre dans le sol, dans un endroit sûr, mais l’accident de Fukushima a géné­ré une radio­ac­ti­vi­té si forte qu’on n’a pas encore de robot capable d’effectuer ces tâches — et de loin ! Les tra­vailleurs du nucléaire ne peuvent pas aller dans ces zones : on ne peut rien y faire. En cas de nou­veau séisme à cet endroit, il fau­dra, comme le disait Naoto Kan, éva­cuer les popu­la­tions de la région de Fukushima et de celle de Tokyo. Comment ferait-on, tech­ni­que­ment et économiquement ?

Pourtant, un autre séisme est annon­cé dans les vingts années à venir…

On vit vrai­ment dans la folie… On n’en parle pas ; autre­ment, on serait pani­qués. À Fukushima Daiichi, la radio­ac­ti­vi­té conti­nue de se dif­fu­ser car il n’y a pas de confi­ne­ment. Ce qui a été accom­pli à Tchernobyl l’a été au détri­ment de com­bien de tra­vailleurs morts ? Entre 500 000 et 800 000 per­sonnes ont tra­vaillé et sont mortes ou tom­bées gra­ve­ment malades pour cimen­ter. Et soyons clair : c’est grâce à eux que l’Europe a été sau­vée ! Mais c’était l’époque de l’Union sovié­tique, qui pou­vait ordon­ner au peuple de venir « aider ». Dans un pays libé­ral et capi­ta­liste comme le Japon, com­ment vou­driez vous embau­cher 800 000 per­sonnes pour faire un sar­co­phage autour de trois réacteurs ?

Serait-ce sou­hai­table ?

On ne peut pas exi­ger cela…

[Un bateau et des déchets abandonnés, à Namie, février 2015 (Toru Hanai |Reuters)]

Y a‑t-il eu des études effec­tuées sur la faune et la flore autour de Fukushima ?

« Le risque zéro n’existe pas », entend-on chez tous les offi­ciels des orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. Il y a des scien­ti­fiques qui ont appor­té la preuves de mal­for­ma­tions dans les gènes de plantes, de papillons, d’a­ni­maux — de même qu’à Tchernobyl, dont il existe des études pous­sées. Celles-ci devraient être recon­nues inter­na­tio­na­le­ment mais le lob­by nucléaire domine le débat et affirme qu’il n’y a pas de vic­times de la radio­ac­ti­vi­té. C’est le dis­cours qu’on entend au Japon.

Vous êtes impli­qué dans l’or­ga­ni­sa­tion du Forum social anti­nu­cléaire : c’est en effet assez rare que soient réunis au même endroit dif­fé­rents acteurs sur ces questions…

Dans l’opinion géné­rale de la popu­la­tion fran­çaise et japo­naise, il est dit que c’est une ques­tion pure­ment scien­ti­fique et tech­nique, une affaire de chan­ge­ment de cap éner­gé­tique. Mais, je le redis, la ques­tion du nucléaire est insé­pa­rable de la ques­tion mili­taire et civile. Il faut vrai­ment sai­sir le nucléaire dans sa glo­ba­li­té. Dès qu’il y a un acci­dent majeur, il y a des consé­quences énormes sur la san­té, l’économie, la poli­tique et la socié­té : il faut com­prendre l’ensemble des phé­no­mènes. Pour dis­cu­ter de cette glo­ba­li­té, il n’est pas suf­fi­sant de faire seule­ment une confé­rence anti­nu­cléaire pour par­ler d’un côté de la sureté nucléaire et de l’autre des déchets. Il faut par­ler de l’ensemble des pro­blèmes. La struc­ture du Forum social mon­dial per­met d’a­bor­der toutes les ques­tions scien­ti­fiques, sociales, éco­no­miques et poli­tiques : il tend à créer un réseau inter­na­tio­nal afin de glo­ba­li­ser les contes­ta­tions des popu­la­tions citoyennes, des mili­tants et des scien­ti­fiques pour dire qu’il est inac­cep­table de conti­nuer avec le nucléaire.


Entretien réa­li­sé aux côtés de l’é­quipe de Radio par­leur, qui a réa­li­sé ce repor­tage à Bure.
Photographie de ban­nière : Christopher Furlong
Portrait de vignette : Cyrille Choupas |Ballast


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  1. L’Association de sou­tien pour évi­ter l’irradiation pro­fes­sion­nelle.
  2. En 2015, le salaire horaire mini­mum était à Tokyo de 6,9 € et à Okinawa de 5,4 — la moyenne natio­nale se por­tant à 6,2. En 2018, le salaire men­suel moyen est de 2 161,49 €.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Michaël Ferrier : « Fukushima, c’est une situa­tion de guerre », octobre 2017
☰ Lire notre article « Sahara algé­rien — des essais nucléaires aux camps de sûre­té », Awel Haouati, juin 2017
☰ Lire notre article « Bure réen­chante la lutte anti­nu­cléaire », Gaspard d’Allens, juin 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte éco­lo­gique est avant tout une lutte sociale », avril 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Nicolas Lambert : « Le public, c’est un autre mot pour dire le peuple », octobre 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Razmig Keucheyan : « C’est à par­tir du sens com­mun qu’on fait de la poli­tique », février 2016

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