Résister à Trump par le bas


Texte inédit pour le site de Ballast

Il fau­dra plus que les nababs de l’in­dus­trie cultu­relle ou le gra­tin d’Hollywood — Meryl Streep, Eminem, Beyoncé ou Madonna — pour ébran­ler Donald Trump. Il fau­dra bien plus que l’an­cienne secré­taire d’État Hillary Clinton — repré­sen­tante auto-pro­cla­mée de Wall Street1, mil­lion­naire qui applau­dit à l’in­va­sion de l’Irak et aux bom­bar­de­ments israé­liens sur la bande de Gaza — pour incar­ner l’op­po­si­tion. Celle-ci, nous rap­porte Richard Greeman, tra­duc­teur amé­ricain, direc­teur de la Fondation inter­na­tio­nale Victor Serge et cofon­da­teur du centre russe Praxis Research and Education, bat au rythme des mani­fes­ta­tions géantes qui ont défer­lé sur les principales villes du pays : retour sur un mou­ve­ment popu­laire qui entend bien tenir tête au nou­veau régime. ☰ Par Richard Greeman


Au len­de­main du dis­cours d’investiture de Donald Trump — un dis­cours violent, natio­na­liste —, des mil­lions de résistant.e.s sont descendu.e.s dans les rues de Washington, de New York et de cen­taines de villes à tra­vers les États-Unis et le monde entier. Il s’agit d’un évé­ne­ment his­to­rique sans pré­cé­dent. Selon les « experts », ils étaient, en ce same­di 21 jan­vier 2017, trois fois plus nom­breux que les par­ti­ci­pants à la céré­mo­nie offi­cielle de la veille. Tandis que Trump reprend comme slo­gan de son régime le mot d’ordre des iso­la­tion­nistes pro-fas­cistes de 1940 (« America First », L’Amérique d’abord), la grande Marche des femmes a, comme rare­ment, ras­sem­blé les foules afin d’af­fir­mer la soli­da­ri­té de tous les oppri­més — femmes, tra­vailleurs exploi­tés, mino­ri­tés eth­niques, reli­gieuses, sexuelles, vic­times civiles de guerres impé­ria­listes amé­ri­caines. Comme l’a remar­qué le cinéaste Michael Moore, « Trump est un grand uni­fi­ca­teur » ! Ces énormes masses hété­ro­clites, bien que soli­de­ment uni­fiées, se sont ras­sem­blées suite à l’initiative Facebook d’une poi­gnée de femmes ano­nymes. Contre la miso­gy­nie et le racisme affi­chés de Trump, cha­cun d’af­fir­mer que l’op­pres­sion des femmes est à la base de toutes les autres. On y a vu beau­coup de jeunes qui bat­taient le pavé pour la pre­mière fois, aux côtés de vété­rans de toutes les mani­fes­ta­tions depuis la guerre du Viêt Nam et Martin Luther King.

« Affirmer la soli­da­ri­té de tous les oppri­més : femmes, tra­vailleurs exploi­tés, mino­ri­tés eth­niques, reli­gieuses, sexuelles, vic­times civiles de guerres impé­ria­listes américaines. »

Orateurs et pan­cartes pro­cla­maient la soli­da­ri­té mutuelle entre les mou­ve­ments sociaux qu’ils repré­sen­taient, sans tou­te­fois perdre de vue leurs propres reven­di­ca­tions de groupe. La débâcle des élec­tions de 2016 et le nom de Clinton n’é­taient pas au goût du jour chez ces foules qui orien­taient leur regard et leurs luttes vers l’a­ve­nir proche. Un mou­ve­ment uni de résis­tance sem­bla naître, contre un gou­ver­ne­ment affi­chant son inten­tion de détruire tous les acquis sociaux du der­nier demi-siècle : éman­ci­pa­tion des femmes (droit à l’avortement), éman­ci­pa­tion des Noirs (droit de vote), éman­ci­pa­tion des tra­vailleurs (droit syn­di­cal), liber­té d’opinion, de presse et d’association, sécu­ri­té sociale (retraites, san­té), liber­tés civiques de toutes les mino­ri­tés oppri­mées. « Nous refu­sons de retour­ner dans les années cin­quante », assu­raient de nom­breuses pancartes.

La montée de la résistance populaire à Trump

Comment cette mani­fes­ta­tion géante, mili­tante et uni­taire, s’est-elle orga­ni­sée ? La résis­tance popu­laire à Donald Trump débu­ta le soir du 8 novembre, dès la pro­cla­ma­tion des résul­tats de l’é­lec­tion. Bouleversé.e.s, des dizaines de mil­liers d’Américain.e.s (en grande majo­ri­té des femmes) des­cen­dirent spon­ta­né­ment dans les rues des villes prin­ci­pales, aux cris de « Pas notre pré­sident ! ». Le len­de­main, des étudiant.e.s orga­ni­sèrent spon­ta­né­ment des cen­taines de grèves à tra­vers tout le pays, quit­tant leurs lycées pour mani­fes­ter dans la rue. Le sen­ti­ment d’a­bord vague de l’illé­gi­ti­mi­té de Trump devint une cer­ti­tude assez com­mune au fil des jours, à mesure que le peuple apprit que le Président-élu avait été bat­tu par près de trois mil­lions de votes — tout en pro­fi­tant de mani­pu­la­tions dou­teuses… L’éditorialiste du très modé­ré heb­do­ma­daire pro­gres­siste The Nation appe­la même à « une déso­béis­sance civile mas­sive non-vio­lente quo­ti­dienne, telle qu’on n’en a pas vue dans ce pays depuis des décen­nies ».

(AP Photo/Jose Luis Magana)

Le 9 novembre, à Hawaï, une retrai­tée amé­ri­caine de 60 ans, ahu­rie par le sexisme affir­mé de Trump, pro­po­sa sur Facebook de mani­fes­ter à Washington afin de s’opposer à son inves­ti­ture. En moins d’une nuit, l’é­vé­ne­ment fut ral­lié par des mil­liers de per­sonnes. Deux jours plus tard et des mil­liers de kilo­mètres plus loin, à New York, une autre femme lan­ça la même idée et recru­ta trois acti­vistes (dont une Palestinienne) afin de mettre sur pied une grande marche des femmes sur Washington contre le Misogyne-en-Chef. Des mil­lions de femmes et quelque deux cents orga­ni­sa­tions et col­lec­tifs leur emboi­tèrent le pas et par­vinrent, mal­gré cer­tains conflits iden­ti­taires, à s’u­nir pour entre­prendre cet exploit d’or­ga­ni­sa­tion à échelle natio­nale. Des marches sem­blables se coor­don­nèrent dans plu­sieurs villes des États-Unis et à tra­vers le monde — une nou­velle fois grâce à Internet et aux réseaux sociaux, qui per­mettent aux indi­vi­dus de sur­mon­ter l’isolement géo­gra­phique, de com­mu­ni­quer et de se ras­sem­bler en temps réel. L’incertitude quant aux résul­tats de l’é­lec­tion per­sis­tait ; des contes­ta­taires essayèrent d’obtenir un recompte dans trois États clés, où le des­tin de la Nation fut déci­dé par quelques dizaines de mil­liers de votes…

« Très divers, ces acteurs tissent de nou­velles alliances afin de tous se mobi­li­ser pour la défense des acquis obte­nus lors de la période Malcom X et Martin Luther King. »

En revanche, à Washington, les élites des deux par­tis res­pon­sables de cette débâcle anti-démo­cra­tique ten­taient de ser­rer les rangs devant la remise en ques­tion de la légi­ti­mi­té de leur « duo­pole » poli­tique. Obama, sou­riant, invi­ta Trump à la Maison-Blanche pour lui faire savoir que « nous allons main­te­nant faire tout ce que nous pou­vons pour vous aider à réus­sir, car si vous réus­sis­sez, alors le pays réus­sit ». Tentative de cal­mer le jeu, de nor­ma­li­ser la situa­tion, de bana­li­ser le mal. Mais le Donald se moque bien des règles du jeu… Il conti­nua de scan­da­li­ser l’opinion avec ses tweets ahu­ris­sants (cf. les deux mil­lions de « votes frau­du­leux » en faveur de Clinton) et ses attaques per­son­nelles répé­tées à l’en­droit de ses cri­tiques (dont Neil Young, Whoopi Goldberg, Samuel L. Jackson et le comique John Oliver).

Devant le danger, les mouvements serrent les rangs

Les mou­ve­ments sociaux — plu­tôt auto­nomes — qui com­posent le pay­sage poli­tique états-unien prirent sans tar­der la mesure de la gra­vi­té de la situa­tion. Les trois branches du gou­ver­ne­ment [le Sénat, la Chambre des repré­sen­tants et l’exé­cu­tif, ndlr] seront désor­mais aux mains de la droite répu­bli­caine réac­tion­naire du « Tea Party » et des natio­na­listes blancs. Face à ce dan­ger, les­dits mou­ve­ments com­men­cèrent à mettre de côté leurs divi­sions iden­ti­taires et à se rap­pro­cher afin de se pré­pa­rer à cette lutte de fond : la dure résis­tance des Indiens de Standing Rock et de leurs alliés contre les pétro­liers et leurs polices pri­vées a ser­vi d’avant-garde et a fini par rem­por­ter, tem­po­rai­re­ment, une bataille. Alors que le triomphe élec­to­ral de Trump entraî­nait la mul­ti­pli­ca­tion des agres­sions de rue contre les mino­ri­tés et confor­tait le scan­dale de l’im­pu­ni­té des poli­ciers qui assas­sinent des Noirs désar­més, les mou­ve­ments anti­ra­cistes, du type des #BlackLivesMatter, ampli­fiaient leur dyna­mique de résis­tance — notam­ment grâce au sou­tien et au ral­lie­ment des défen­seurs des droits des mino­ri­tés, des églises et des asso­cia­tions cultu­relles noires. Très divers, ces acteurs tissent de nou­velles alliances afin de se mobi­li­ser col­lec­ti­ve­ment pour la défense des acquis obte­nus lors de la période Malcom X et Martin Luther King. On constate la même réac­tion dans la com­mu­nau­té des mino­ri­tés sexuelles (LGBTQI). Des mil­lions de familles d’immigrés, en majo­ri­té lati­nos, déjà dure­ment per­sé­cu­tés par Obama (deux mil­lions d’ex­pul­sés, des mil­liers de femmes et enfants déte­nus dans des pri­sons pri­vées) se pré­parent aux luttes à venir. Par soli­da­ri­té, des églises, des villes et des régions leur offrent des « sanc­tuaires » et refusent de coopé­rer avec les forces fédé­rales en cas de ten­ta­tives d’expulsions.

(© James Barrett)

En pro­met­tant des créa­tions d’emplois dans la construc­tion (bâti­ments, ponts et chaus­sées) et de favo­ri­ser le tra­vail « amé­ri­cain » (entendre blanc), Trump a pu séduire tem­po­rai­re­ment un mou­ve­ment ouvrier qui, aujourd’­hui confron­té à la réa­li­té, se rend compte de l’am­pleur de l’es­cro­que­rie. Selon les son­dages, le sou­tien popu­laire au Président-élu est des­cen­du à 32 %. Le mou­ve­ment se redé­ploie en se rap­pro­chant du pré­ca­riat des mino­ri­tés sur­ex­ploi­tées à bas salaires et en met­tant en avant la reven­di­ca­tion d’un salaire mini­mum de 15 dol­lars de l’heure. De nom­breux artistes, comé­diens, musi­ciens et écri­vains pro­fitent de chaque occa­sion pour signi­fier leur oppo­si­tion — ils refusent qua­si una­ni­me­ment les invi­ta­tions à par­ti­ci­per aux spec­tacles liés à l’investiture, réduits le 20 jan­vier à des repré­sen­ta­tions d’ar­tistes « coun­try », à des chan­sons patrio­tiques et à des défi­lés de cor­ne­muses. Alors que les élites démo­crates conti­nuent de défendre le choix désas­treux d’une can­di­date éli­tiste impo­pu­laire, le séna­teur indé­pen­dant Bernie Sanders pour­suit sa croi­sade sociale-démo­crate. En interne, une jeune garde pro­gres­siste tente de prendre la direc­tion du Parti démo­crate en met­tant en avant comme chef de file, un jeune homme de cou­leur et de confes­sion musul­mane, le dépu­té du Minnesota Keith Ellison. Enfin, les auto­ri­tés publiques de nom­breuses villes, régions et États des côtes ouest et est contestent le résul­tat de l’é­lec­tion : maires, gou­ver­neurs et par­le­men­taires rejettent le prin­cipe d’une coopé­ra­tion avec les auto­ri­tés fédé­rales au nom de la défense de leur popu­la­tion et de leur ter­ri­toire, contre les dégra­da­tion à venir de la man­da­ture Trump. Prenons l’exemple d’un État com­pa­rable à la France en matière de richesses, de popu­la­tion et de ter­ri­toire : la Californie. Forte de ses sta­tuts sur la pro­tec­tion de l’en­vi­ron­ne­ment, elle vient de voter un ensemble de lois blo­quant en amont l’in­ter­ven­tion fédé­rale et a affir­mé son inten­tion de payer la défense légale de tous les immi­grés arrê­tés par le gou­ver­ne­ment fédé­ral. À tous les niveaux, les chefs d’ad­mi­nis­tra­tion incitent leurs employés à sabo­ter bureau­cra­ti­que­ment les direc­tives néfastes venant de Washington.

« Cette résis­tance auto­nome a le grand avan­tage de n’être inféo­dée à aucun par­ti poli­tique. Les démo­crates sont com­plè­te­ment dis­cré­di­tés : Clinton s’est auto­dé­truite et fait pro­fil bas. »

Face au pro­to-fas­cisme trum­pien, on voit se dres­ser un front uni, construit par le bas, de mou­ve­ments sociaux. Cette résis­tance auto­nome a le grand avan­tage de n’être inféo­dée à aucun par­ti poli­tique. Dans le pas­sé récent, la prin­ci­pale fai­blesse des grandes mani­fes­ta­tions — les mou­ve­ments anti-nucléaire, fémi­nistes, anti­ra­cistes — réside essen­tiel­le­ment dans la cap­ta­tion de ses lea­ders par le Parti démo­crate, qui les séduit et les coopte. Aujourd’hui, les démo­crates sont com­plè­te­ment dis­cré­di­tés : Clinton s’est auto­dé­truite et fait pro­fil bas ; Obama tente, à la toute der­nière minute, de sau­ver son héri­tage en gra­ciant la jeune lan­ceuse d’alerte Chelsea Manning. Mais per­sonne n’oublie que le pré­sident sor­tant a fait arrê­ter davan­tage de jour­na­listes que tous les pré­cé­dents, faci­li­tant ain­si la tâche d’un Trump en guerre contre la liber­té de la presse. Dans son émou­vant dis­cours d’adieux, Obama a essayé de se rache­ter en louant l’apport des immi­grés à la Nation — cet « expul­seur-en-chef » tente ain­si de se posi­tion­ner comme pos­sible porte-parole de l’opposition à Washington. « Pathétique », comme dirait Trump ! Seul le socia­liste Bernie Sanders en sort la tête haute. Mais le vieux séna­teur indé­pen­dant du Vermont demeure bien seul dans son camp.

Si l’esprit de ces mani­fes­ta­tions se pro­page, si l’unité des mou­ve­ments se conso­lide, si cette soli­da­ri­té s’approfondit et s’organise, cette résis­tance devien­dra his­to­rique. Mais dans quelle pers­pec­tive ? Sans conteste, les repré­sen­tants des divers mou­ve­ments qui ont pris la parole le 21 jan­vier entendent pas­ser à l’offensive. L’écrivain et cri­tique d’art John Berger écrit : « Théoriquement, les mani­fes­ta­tions démontrent la force de l’opinion ou du sen­ti­ment public ; théo­ri­que­ment, elles font appel à la conscience démo­cra­tique de l’État. Mais ceci implique une conscience qui a peu de chance d’exister. En véri­té, les mani­fes­ta­tions sont des répé­ti­tions pour une révo­lu­tion ; pas des répé­ti­tions stra­té­giques ni même tac­tiques, mais des répé­ti­tions de conscience révo­lu­tion­naire. Le délai entre les répé­ti­tions et la véri­table repré­sen­ta­tion peut être très long, mais toute mani­fes­ta­tion à laquelle manque cet élé­ment de répé­ti­tion est mieux décrite comme un spec­tacle public offi­ciel­le­ment encou­ra­gé. »

(© Gerry Broome/A.P. Images)

Nature et composition du régime Trump

Des puis­sants, sans scru­pules et déter­mi­nés. Les mil­lions d’Américains, qui n’a­vaient pas pris Trump trop au sérieux, découvrent le pro­fil décon­cer­tant des ministres qu’il a recru­tés, du haut de sa Tour de la Ve ave­nue, pour com­po­ser son gou­ver­ne­ment. De quoi réveiller peur et colère. De fait, le PDG, star de The Apprentice [émis­sion de télé-réa­li­té dont Trump était la vedette, ndlr], a ras­sem­blé autour de lui une bande d’extrémistes de droite com­po­sée de mil­lion­naires et de mil­liar­daires (dont quatre asso­ciés de Goldman Sachs), plus quatre géné­raux (un record), le tout com­plé­té par ses amis et quelques membres de sa famille. Tous blancs. C’est le gou­ver­ne­ment le plus riche de l’histoire des États-Unis. Il s’agit là, on le com­prend, d’une franche rup­ture avec le sta­tu quo du néo­li­bé­ra­lisme mon­dia­li­sé de l’ère Clinton-Bush-Obama-Union euro­péenne : nous entrons dans l’ère du « capi­ta­lisme de copi­nage » natio­na­liste et auto­ri­taire. Qu’est-ce à dire ? Au contraire du consen­sus capi­ta­liste « démo­cra­tique » (et son gou­ver­ne­ment par­le­men­taire), nous avons le pou­voir d’un chef cha­ris­ma­tique entou­ré de « copains » — favo­ris et clients avec les­quels le « boss » entre­tient des liens finan­ciers et dont les inté­rêts per­son­nels priment sur ceux de la Nation. Nous en connais­sions déjà des varié­tés asia­tiques, en Indonésie, à Hong Kong, en Corée du Sud et aux Philippines : Trump affiche d’ailleurs ouver­te­ment sa sym­pa­thie pour le pré­sident phi­lip­pin Duterte (ce der­nier dirige per­son­nel­le­ment les esca­drons de la mort qui ont récem­ment assas­si­né quelques mil­liers de citoyens sus­pec­tés d’être des dro­gués). Pourrait-on déjà par­ler d’un nou­vel « axe du mal » natio­nal-capi­ta­liste, avec le trium­vi­rat Poutine-Le Pen-Trump à sa tête ? Il est trop tôt pour le dire. Mais force est d’ad­mettre que le fameux « consen­sus de Washington », com­po­sé de pays capi­ta­listes et néo­li­bé­raux2 du Nord glo­bal enga­gés dans la mon­dia­li­sa­tion via leurs trai­tés inter­na­tio­naux, n’est plus de mise. Que ce capi­ta­lisme de copi­nage natio­na­liste puisse faci­le­ment dégé­né­rer en fas­cisme — à l’occasion, par exemple, d’une crise plus ou moins pro­vo­quée par son chef — est évident. Mais nous n’y sommes pas : il manque au régime de Trump un mou­ve­ment de masse, de base, agres­sif et organisé.

« Presque tous les ministres s’a­vèrent des enne­mis décla­rés de la mis­sion offi­cielle de leur ministère. »

Presque tous les ministres s’a­vèrent des enne­mis décla­rés de la mis­sion offi­cielle de leur minis­tère. Celle qu’ils mettent à leur agen­da ? Démanteler les fonc­tions béné­fiques du « gou­ver­ne­ment » (mot péjo­ra­tif, en langue répu­bli­caine) pour ne conser­ver pour eux que l’État (appa­reil de répres­sion). Commençons par Betsy De Vos, pro­po­sée pour le poste de ministre de l’Éducation : mul­ti­mil­liar­daire, héri­tière de la socié­té Amway, elle veut tout sim­ple­ment pri­va­ti­ser l’école publique — elle fait cam­pagne depuis long­temps en faveur des « char­ter schools » (ces écoles pri­vées béné­fi­ciant de sub­ven­tions et de locaux dans les écoles publiques) et a inves­ti des mil­lions dans une chaîne d’écoles pri­vées à but lucra­tif. Scott Pruitt, gou­ver­neur de l’Oklahoma, est nom­mé chef de l’Agence de pro­tec­tion de l’environnement — agence que Pruitt, repré­sen­tant poli­tique des inté­rêts pétro­liers, a plus de cin­quante fois atta­qué en jus­tice : il nie le rôle des humains dans le réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Rick Perry, nom­mé à l’Énergie, ren­ché­rit sur le cli­mat : le consen­sus des scien­ti­fiques serait « un gâchis de men­songes et de mani­pu­la­tions ». Cet ancien gou­ver­neur du Texas a notam­ment deman­dé l’abolition du Département de l’Énergie… qu’il va diri­ger. Aux Affaires étran­gères, Trump a nom­mé Rex Tillerson, PDG d’ExxonMobil : le roi du pétrole n’a aucune expé­rience gou­ver­ne­men­tale mais, proche de Poutine, il a long­temps diri­gé les rela­tions com­mer­ciales d’ExxonMobil avec la Russie (entre­prise dont le consor­tium est char­gé d’ex­ploi­ter l’ensemble des gise­ments de l’Arctique : elle conti­nua de tra­vailler après l’invasion de l’Ukraine, mal­gré les sanc­tions éco­no­miques amé­ri­caines contre la Russie). Conflit d’intérêts ?

Au Trésor, un ban­quier-escroc de Goldman Sachs, Steven Mnuchin, qui aurait « oublié » de décla­rer au comi­té du Sénat cent mil­lions dol­lars de pro­fits, ain­si que son rôle de direc­teur d’un fonds d’investissement dans un para­dis fis­cal. Au Commerce, « le roi de la ban­que­route », le spé­cu­la­teur Wilbur Ross, spé­cia­liste du rachat de mai­sons de petits pro­prié­taires rui­nés pen­dant la crise des sub­primes post-2008. Enfin, à la Justice, Trump pro­pose Jeff Sessions, séna­teur de l’Alabama, long­temps connu pour son racisme — au moins celui-là ne manque-t-il pas d’expérience judi­ciaire… Ancien pro­cu­reur de l’Alabama, Sessions a même été pro­po­sé en 1986 à la Cour d’Alabama du Sud ; mais — chose raris­sime — il fut débou­té par le Sénat, alors majo­ri­tai­re­ment répu­bli­cain, sur la base des témoi­gnages de ses col­lègues, rap­por­tant ses nom­breuses remarques racistes au tra­vail. Élu séna­teur, il a voté contre toutes les lois en faveur de la défense des droits civiques des Noirs, des immi­grés, des femmes et des mino­ri­tés sexuelles. Sessions a décla­ré qu’il consi­dé­rait les prin­ci­paux défen­seurs légaux des droits des Noirs et des liber­tés civiques que sont la National Association for the Advancement of Colored People et la American Civil Liberties Union comme étant « non-amé­ri­cains », sinon « com­mu­nistes ».

(© Charli Riedel)

L’injustice raciale étant le pro­blème cen­tral de la civi­li­sa­tion amé­ri­caine, c’est cette der­nière nomi­na­tion qui met le feu aux poudres. À l’occasion de l’audition devant le comi­té judi­ciaire du Sénat, est venu témoi­gner — chose sans pré­cé­dent au Capitole — le vieux dépu­té et mili­tant des droits civiques noir John Lewis. Grièvement bles­sé par la police d’Alabama durant la marche vers Selma en 1965 et très sou­vent com­pa­ré à Martin Luther King, il a été réélu qua­torze fois dépu­té de GeorgiaLe comi­té (répu­bli­cain) ne lui a cédé la parole qu’à l’is­sue d’une très longue séance afin que Lewis témoigne devant une salle presque vide. « Comme un Noir obli­gé de res­ter à l’arrière de l’autobus à l’époque de la ségré­ga­tion dans l’Alabama », a‑t-on remar­qué au terme de ladite audi­tion. Ceux qui sou­tiennent la jus­tice dans notre socié­té se demandent si l’ap­pel qu’il y lan­ça, à « la loi et l’ordre », aura aujourd’hui le même sens qu’il avait en Alabama dans ma jeu­nesse, quand on l’utilisait pour vio­ler les droits humains et civique des pauvres, des dépos­sé­dés, des gens de cou­leur… Lors d’une inter­view télé­vi­sée, le sep­tua­gé­naire a décla­ré la pré­si­dence de Trump « illé­gi­time » ; ce der­nier, comme à son habi­tude, a répon­du par quelques tweets per­son­nel­le­ment insul­tants et tota­le­ment men­son­gers. Le public a com­pris. La Justice, c’est le poste clef de l’État : c’est elle qui réprime, arrête, pour­suit en jus­tice et empri­sonne. Mais c’est aus­si elle qui nous pro­tège, qui est la gar­dienne de nos droits et de nos liber­tés. On ima­gine ce qu’elle sera sous la férule de Trump et de Sessions. Nous ne pou­vons que ser­rer nos rangs et nous pré­pa­rer à une longue lutte. Mais comme le rap­pelle Michael Moore : « La bonne nou­velle, c’est que nous sommes plus nom­breux qu’eux. » La résis­tance amé­ri­caine existe déjà.


Image de cou­ver­ture : Johnny Louis/FilmMagic


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  1. « Je vous [Wall Street, ndlr] ai repré­sen­tés pen­dant huit ans. J’ai eu d’ex­cel­lentes rela­tions avec vous et nous avons étroi­te­ment col­la­bo­ré au moment de la recons­truc­tion post-11 sep­tembre. J’y ai gagné beau­coup de res­pect pour le tra­vail que vous accom­plis­sez et les per­sonnes qui le font. » Octobre 2013.[]
  2. N’oublions pas qu’il s’agit tou­jours du capi­ta­lisme : qui ne dénonce que le « néo­li­bé­ra­lisme » devrait sérieu­se­ment repen­ser ses théo­ries.[]

REBONDS

☰ Lire l’allocution « Angela Davis appelle à la résis­tance », jan­vier 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Eryn Wise : « Nous vivons un moment his­to­rique », décembre 2016
☰ Lire notre article « Trump — Ne pleu­rez pas, orga­ni­sez-vous ! », Richard Greeman, novembre 2016
☰ Lire notre abé­cé­daire d’Angela Davis, octobre 2016
☰ Lire notre abé­cé­daire de Noam Chomsky, sep­tembre 2016
☰ Lire notre article « Black Panthers — Pour un anti­ra­cisme socia­liste », Bobby Seale (tra­duc­tion), décembre 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis : « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015
☰ Lire notre article « Luther King : plus radi­cal qu’on ne le croit ? », Thomas J. Sugrue (tra­duc­tion), mars 2015
☰ Lire notre article « Repenser le socia­lisme avec Victor Serge », Susan Weissman, novembre 2014

Richard Greeman

Traducteur américain, directeur de la Fondation internationale Victor Serge et cofondateur du centre russe Praxis Research and Education.

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