Relire le Manifeste du parti communiste, 175 ans après


Peu de livres ont eu autant d’im­pact que le Manifeste du par­ti com­mu­niste. Rédigé par le jeune Marx à la demande de la Ligue des com­mu­nistes, il est publié ano­ny­me­ment à la fin du mois de févier 1848. « Bien que le Manifeste soit notre œuvre com­mune, j’es­time néan­moins de mon devoir de consta­ter que la thèse prin­ci­pale, qui en consti­tue le noyau, appar­tient à Marx », expli­que­ra son cama­rade Engels. Le suc­cès n’est pas immé­diat ; il sera tra­duit au fil des ans et régu­liè­re­ment enri­chi d’une pré­face. Ainsi peut-on lire dans celle de l’é­di­tion alle­mande de 1872 : « Étant don­né les pro­grès immenses de la grande indus­trie dans les vingt-cinq der­nières années et les pro­grès paral­lèles qu’a accom­plis, dans son orga­ni­sa­tion en par­ti, la classe ouvrière, étant don­né les expé­riences, d’a­bord de la révo­lu­tion de Février, ensuite et sur­tout de la Commune de Paris qui, pen­dant deux mois, mit pour la pre­mière fois aux mains du pro­lé­ta­riat le pou­voir poli­tique, ce pro­gramme est aujourd’­hui vieilli sur cer­tains points. » Les Éditions sociales l’ont récem­ment réédi­té. L’écrivain Éric Vuillard le pré­face — saluant « l’un des grands textes éman­ci­pa­teurs de l’Histoire du monde » — et la phi­lo­sophe Isabelle Garo l’in­tro­duit lon­gue­ment. Nous publions un extrait du texte de cette dernière.


Le Manifeste n’a […] rien d’un trai­té de phi­lo­so­phie poli­tique et sa noto­rié­té ulté­rieure occulte ce que fut son rôle réel : der­rière le texte monu­ment, c’est donc le texte évé­ne­ment qu’il importe de faire resur­gir. Brochure des­ti­née à une large dif­fu­sion, le Manifeste entre­prend de décrire les bou­le­ver­se­ments intro­duits par le déve­lop­pe­ment du capi­ta­lisme afin de pré­ci­ser les condi­tions et les buts de son abo­li­tion. Son émer­gence consiste dans une his­toire de longue durée, dont les luttes de classes sont le moteur mais qui conduisent fina­le­ment au dépas­se­ment iné­luc­table de ce mode de pro­duc­tion aus­si puis­sant qu’inégalitaire. Mais Marx ne se contente pas d’annoncer la révo­lu­tion, il sou­ligne la néces­si­té de l’action poli­tique, au sens neuf du terme, ain­si que l’importance déci­sive que revêt la prise de conscience, comme condi­tion de la vic­toire des classes domi­nées. Surtout, il énonce une thèse majeure qui dis­tingue le com­mu­nisme de tout col­lec­ti­visme qui nie­rait la dimen­sion indi­vi­duelle : tout à l’inverse, il s’agit de construire « une asso­cia­tion dans laquelle le libre déve­lop­pe­ment de cha­cun est la condi­tion du libre déve­lop­pe­ment de tous ».

Intervention poli­tique à part entière, le Manifeste vise ain­si à scel­ler l’union de la théo­rie et de l’histoire, trans­for­mant l’une en même temps que l’autre, l’une par l’autre. Construit en quatre par­ties, il com­mence par bros­ser un sai­sis­sant tableau d’ensemble de l’histoire humaine pour y ins­crire l’essor de la bour­geoi­sie et la mon­tée du pro­lé­ta­riat. Cette ana­lyse vise à ins­crire le com­mu­nisme dans le cadre de cette his­toire puis à défi­nir, dans un deuxième temps, le rôle spé­ci­fique des com­mu­nistes sur le plan poli­tique, réfu­tant au pas­sage les idées reçues à leur pro­pos. Dans un troi­sième cha­pitre, Marx s’arrête sur les dif­fé­rents cou­rants du socia­lisme et du com­mu­nisme exis­tant à son époque, avant de pré­ci­ser dans la der­nière par­tie le rôle des com­mu­nistes, leurs rap­ports avec les autres forces poli­tiques et la por­tée de la révo­lu­tion qui s’annonce.

« Marx s’efforce d’esquisser plus net­te­ment les voies de la trans­for­ma­tion pos­sible et nécessaire. »

Il s’agit bien de four­nir aux mili­tants, non pas de simples élé­ments de pro­pa­gande, mais de véri­tables outils de com­pré­hen­sion et de réflexion stra­té­gique, de défendre des mesures pro­gram­ma­tiques sans pro­po­ser pour autant de des­crip­tion du monde à venir. Et c’est bien ce qu’énonce son titre : le terme de « mani­feste » nomme la rup­ture avec les « caté­chismes » des orga­ni­sa­tions ouvrières clan­des­tines, dont le texte d’Engels res­tait trop proche. Inventant sa forme inédite, il est enca­dré par des for­mules ramas­sées et per­cu­tantes, pro­mises à une longue pos­té­ri­té, qui témoignent de sa nature d’intervention insé­pa­ra­ble­ment théo­rique et poli­tique. Il s’ouvre en effet sur deux inci­pit suc­ces­sifs, demeu­rés aus­si célèbres l’un que l’autre : « un spectre hante l’Europe, le spectre du com­mu­nisme », pro­clame son pré­am­bule, tan­dis que sa pre­mière par­tie s’ouvre sur l’affirmation que « l’histoire de toute socié­té jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes ». Mais le spectre a voca­tion à deve­nir autre chose que la grande peur des domi­nants et à appa­raître pour ce qu’il est, une puis­sance en construc­tion. Quant au terme de « com­mu­niste » que men­tionne le titre, sa nature de qua­li­fi­ca­tif et non de sub­stan­tif importe éga­le­ment : il ne s’agit pas de décrire par avance un monde à naître, le com­mu­nisme, mais de sus­ci­ter et d’accompagner l’action de ceux qui sont les arti­sans de cette construc­tion et qu’il s’agit de ras­sem­bler. Quand à sa der­nière phrase, elle est tout sauf une conclu­sion : « pro­lé­taires de tous les pays, unis­sez-vous ! »

Le Manifeste est déci­dé­ment un texte sans pré­cé­dent, tant par sa forme que par son conte­nu. Mais, si son souffle excep­tion­nel est celui de Marx qui n’a alors pas trente ans, sa teneur est aus­si le pro­duit des longs débats col­lec­tifs qui ont pré­pa­ré la rédac­tion finale. Sans s’y sub­sti­tuer mais en les com­plé­tant de ses propres ana­lyses, Marx s’efforce d’esquisser plus net­te­ment les voies de la trans­for­ma­tion pos­sible et néces­saire. Cette néces­si­té n’est pas celle d’un scé­na­rio qui se dérou­le­rait sans coup férir, mais plu­tôt, sur la base d’une révo­lu­tion jugée désor­mais iné­luc­table, l’énoncé d’une exi­gence his­to­rique et humaine qui semble alors à por­tée de main. Aux yeux de Marx et d’Engels, dès l’époque de sa pre­mière expan­sion, le capi­ta­lisme appelle son dépas­se­ment : accrois­se­ment de la pro­duc­tion à une échelle sans pré­cé­dent, au prix du bou­le­ver­se­ment de toutes les rela­tions sociales anté­rieures, exploi­ta­tion nue et bru­tale, colo­ni­sa­tion, conquête du mar­ché mon­dial et pillage des richesses, mais aus­si sur­ve­nue de crises pério­diques et crois­santes, déve­lop­pe­ment des besoins humains à mesure même que les pro­duc­teurs se trouvent comme jamais écra­sés par une orga­ni­sa­tion du tra­vail qui vise le pro­fit et sa cap­ta­tion par une mino­ri­té, toutes ces consé­quences forment des contra­dic­tions his­to­riques mas­sives qui appellent et rendent pos­sible une nou­velle orga­ni­sa­tion de la vie sociale.

[Vasile Dobrian]

Sur le ter­rain des luttes de classe, la mon­tée en puis­sance de la bour­geoi­sie s’est accom­pa­gnée de sa conquête pro­gres­sive de la sou­ve­rai­ne­té poli­tique, la condui­sant à édi­fier des États qui ne sont que des comi­tés de ges­tion à son ser­vice, pense alors Marx. Mais, enchaî­née à l’essor conti­nuel de la pro­duc­tion, elle ne peut se conten­ter de ses acquis et doit s’emparer du monde entier pour échap­per aux crises éco­no­miques récur­rentes. Elle doit domi­ner les forces de la nature, déve­lop­per sans trêve les forces pro­duc­tives et s’annexer l’activité humaine dans son ensemble, fai­sant ain­si naître la classe qui la détrônera.

Pour Marx, cet essor des forces pro­duc­tives capi­ta­listes a fait explo­ser le cadre féo­dal et ses vieux rap­ports sociaux ossi­fiés mais il est voué à se pour­suivre au-delà de son moment bour­geois : les crises répé­tées, la misère popu­laire qu’elles engendrent au milieu de l’accumulation sans pré­cé­dent des richesses, sont la preuve que l’heure est venue d’en finir avec une telle orga­ni­sa­tion de la vie sociale. Cependant, la condi­tion de ce dépas­se­ment n’est pas seule­ment sociale, elle est poli­tique, elle implique l’organisation des pro­lé­taires en tant que « mou­ve­ment auto­nome de l’immense majo­ri­té dans l’intérêt de l’immense majo­ri­té ». Il faut sou­li­gner que les classes ne sont pas pour Marx des enti­tés stables mais des dyna­miques, défi­nies et redé­fi­nies par le conflit per­ma­nent qui les oppose ou les fédère. Leur trans­for­ma­tion interne pré­pare des bou­le­ver­se­ments majeurs. Ainsi Marx pense-t-il qu’une frac­tion éclai­rée de la bour­geoi­sie peut se ral­lier au pro­lé­ta­riat. Mais il repère aus­si une contre-ten­dance à cette uni­té, la concur­rence que se font les ouvriers entre eux et qui empêche leur uni­té. Le Manifeste pro­pose une ana­lyse com­plexe et non linéaire des rap­ports de classe, qui esquisse de pos­sibles alliances pro­vi­soires ou durables entre classes ou frac­tions de classes, dépen­dant tou­jours des situa­tions concrètes et nationales.

« Le Manifeste est l’expression de cette vision du monde des oppri­més : l’optimisme extrême qui tra­verse ce texte reflète sa voca­tion mili­tante tout autant que l’immense espoir popu­laire qui le porte. »

Au total, les contra­dic­tions gigan­tesques engen­drées par ce capi­ta­lisme inva­sif ouvrent la voie à une révo­lu­tion de tout l’édifice poli­tique et social, qui s’inscrit, elle aus­si, dans la longue his­toire des luttes de classes qu’évoque Marx dans des lignes brillantes. Sur ce plan, l’analyse mar­xienne pré­sente par endroit un carac­tère net­te­ment déterministe :

la bour­geoi­sie pro­duit avant tout ses propres fos­soyeurs. Sa chute et la vic­toire du pro­lé­ta­riat sont éga­le­ment inévi­tables ». Marx prête ain­si une forme de néces­si­té à la réso­lu­tion de la contra­dic­tion entre la crois­sance des forces pro­duc­tives capi­ta­listes et les rap­ports de pro­duc­tion pro­prié­taires qui les entrave. Et c’est à la révo­lu­tion à venir qu’il trans­pose une logique emprun­tée à la Révolution fran­çaise, dont l’histoire le pas­sionne : « les armes dont la bour­geoi­sie s’est ser­vie pour abattre la féo­da­li­té se retournent à pré­sent contre la bour­geoi­sie elle-même.

Néanmoins les dif­fé­rences sont à ses yeux nom­breuses entre ces deux moments révo­lu­tion­naires : d’une part, le pro­lé­ta­riat, exploi­té et oppri­mé, incarne pré­ci­sé­ment à ce titre l’exigence de l’émancipation col­lec­tive. La révo­lu­tion à venir est sans pré­cé­dent, por­tant au pou­voir une classe qui a pour mis­sion non d’instaurer sa domi­na­tion mais d’abolir tout rap­port de classe ain­si que toute mono­po­li­sa­tion du pou­voir poli­tique sous la forme d’un État sépa­ré. D’autre part, elle implique le déve­lop­pe­ment de la conscience indi­vi­duelle et col­lec­tive, per­met­tant la construc­tion d’un pro­jet por­tée par une orga­ni­sa­tion ouvrière. Le Manifeste est l’expression de cette vision du monde des oppri­més : l’optimisme extrême qui tra­verse ce texte reflète sa voca­tion mili­tante tout autant que l’immense espoir popu­laire qui le porte. Marx pressent cepen­dant que le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire sui­vra un cours long et heur­té. Le Manifeste fait ain­si de la stra­té­gie l’un de ses objets d’analyse tout en en pro­cé­dant, concré­ti­sant ain­si la défi­ni­tion ouverte et dyna­mique qu’en don­nait L’Idéologie alle­mande : « le com­mu­nisme n’est pour nous ni un état qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réa­li­té devra se régler. Nous appe­lons com­mu­nisme le mou­ve­ment réel qui abo­lit l’état actuel. Les condi­tions de ce mou­ve­ment résultent des pré­misses actuel­le­ment exis­tantes ».

[Vasile Dobrian]

Il faut rap­pe­ler que le com­mu­nisme, au sens moderne du terme, est appa­ru à la fin du XVIIIe siècle et qu’il s’est construit autour de l’objectif cen­tral de la « com­mu­nau­té des biens ». L’option com­mu­niste s’ancre dans la tra­di­tion issue de Gracchus Babeuf et se dis­tingue par la radi­ca­li­té supé­rieure de sa visée : sup­pri­mer l’injustice sociale et l’exploitation qui en est la cause en conqué­rant l’État afin de le trans­for­mer. Mais la cohé­rence doc­tri­nale supé­rieure du com­mu­nisme a pen­dant long­temps pour contre­par­tie la fai­blesse de sa base sociale et sa ten­dance à l’abstraction doc­tri­nale. Marx a com­men­cé par vive­ment cri­ti­quer ce com­mu­nisme de pre­mière géné­ra­tion, qu’il qua­li­fie de « gros­sier », cen­tré sur la dénon­cia­tion de la pro­prié­té et sur des objec­tifs redis­tri­bu­tifs, délais­sant de ce fait la ques­tion de la réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion, de la socié­té et de l’État ain­si que celle des formes d’organisation de la classe ouvrière. Le Manifeste sou­ligne que « le com­mu­nisme n’enlève à per­sonne le pou­voir de s’approprier des pro­duits sociaux ; il n’ôte que le pou­voir de s’assujettir, par cette appro­pria­tion, le tra­vail d’autrui ».

C’est donc à un com­mu­nisme en pleine muta­tion qu’il se ral­lie et c’est à sa trans­for­ma­tion qu’Engels et lui vont dès lors œuvrer acti­ve­ment. De sorte que la redé­fi­ni­tion de la poli­tique qui se joue à tra­vers ces lignes, pré­pa­rée par les réflexions anté­rieures de Marx, fran­chit ici un palier nou­veau en rai­son de cette séquence excep­tion­nelle où théo­rie et his­toire, sans pour autant fusion­ner, se ren­contrent. Dès la Question juive et la Contribution à la cri­tique de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, Marx s’était orien­té vers une cri­tique de l’État en tant qu’instance sépa­rée, scin­dée de la vie éco­no­mique et sociale. Mais il ne s’agit pas pour autant de faire de l’État une ins­tance illu­soire, à sup­pri­mer pure­ment et sim­ple­ment : il s’agit d’engager un pro­ces­sus de réap­pro­pria­tion des fonc­tions dont il opère la confis­ca­tion et de réor­ga­ni­ser col­lec­ti­ve­ment et ration­nel­le­ment la vie éco­no­mique et sociale. Mais s’agit-il encore de politique ?

« Mais la cohé­rence doc­tri­nale supé­rieure du com­mu­nisme a pen­dant long­temps pour contre­par­tie la fai­blesse de sa base sociale et sa ten­dance à l’abstraction doctrinale. »

La réponse est com­plexe en rai­son de l’ambivalence durable du terme de « poli­tique » sous la plume de Marx. D’un côté, « toute lutte des classes est une lutte poli­tique ». De l’autre, si l’État bour­geois est consi­dé­ré comme l’essence même de la poli­tique, ils sont alors tous deux voués à dis­pa­raître. En 1843, Marx consi­dé­rait que, lors de la Révolution fran­çaise, « les Français ont com­pris cela au sens où, dans la vraie démo­cra­tie, l’État poli­tique dis­pa­raî­trait1 ». Dans le Manifeste, c’est le com­mu­nisme qui désigne la poli­tique enten­due comme élan, comme « conquête de la démo­cra­tie » qui déborde toute logique ins­ti­tu­tion­nelle. L’abolition de l’État condui­ra à la for­ma­tion d’un « pou­voir public », forme d’autogouvernement dont Marx affirme qu’elle per­dra son carac­tère poli­tique, autre­ment dit sa dimen­sion d’instrument de classe. Par-delà les cri­tiques tra­di­tion­nelles de la pro­prié­té pri­vée, la pers­pec­tive de la réap­pro­pria­tion qu’il des­sine porte bien plus lar­ge­ment et radi­ca­le­ment sur les rap­ports sociaux eux-mêmes. Et s’il s’agit d’abolir les ins­tru­ments qui servent à mono­po­li­ser l’ensemble des acti­vi­tés sociales en faveur de la bour­geoi­sie, cette règle s’applique aus­si aux idées et au savoir. Sur ce plan aus­si, le Manifeste incarne par avance ce qu’il reven­dique : un autre régime de la connais­sance impli­qué dans l’action. Cette réap­pro­pria­tion concerne non les idées domi­nantes exis­tantes (pas plus qu’il ne s’agit de se réap­pro­prier l’État tel qu’il est), mais le tra­vail intel­lec­tuel en tant qu’activité sociale.

Le rôle propre des com­mu­nistes est jus­te­ment à redé­fi­nir sous cet angle : ils sont la « frac­tion la plus réso­lue des par­tis ouvriers de tous les pays », qui ont « sur le reste de la masse du pro­lé­ta­riat l’avantage d’une intel­li­gence claire des condi­tions, de la marche et des résul­tats géné­raux du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien ». Cette réor­ga­ni­sa­tion d’ensemble des thèses anté­rieures s’effectue sous la condi­tion d’une révo­lu­tion vic­to­rieuse : en février 1848, bien plus tôt que ne le pen­saient Marx et Engels, c’est à Paris que la révo­lu­tion se déclenche et non en Allemagne, mais quelques mois plus tard, elle recule par­tout en Europe face aux forces réac­tion­naires qui finissent par l’écraser au prin­temps 1849. Le dérou­le­ment his­to­rique réel met­tra en évi­dence la per­ti­nence du Manifeste mais aus­si cer­taines de ses limites : plu­sieurs thèses seront aus­si­tôt remises par Marx sur le métier. Ainsi, l’idée que le capi­ta­lisme, par oppo­si­tion au féo­da­lisme, rend visible et défi­ni­ti­ve­ment fla­grante la domi­na­tion sociale, ain­si que son corol­laire d’« une sim­pli­fi­ca­tion des anta­go­nismes de classe » seront remises en cause même si, dès le Manifeste, l’unité de la classe ouvrière est pen­sée comme le résul­tat d’un labeur poli­tique et non comme un pro­ces­sus spon­ta­né. Il en résulte que classe et orga­ni­sa­tion ne coïn­cident donc pas, même si la notion de « par­ti » désigne ici prin­ci­pa­le­ment la classe en tant que groupe mobi­li­sé que les struc­tures par­ti­sanes aident à conscientiser.

[Vasile Dobrian]

Marx revien­dra éga­le­ment sur l’idée que la bour­geoi­sie « se façonne un monde à sa propre image », ayant sup­po­sé hâti­ve­ment que la conquête capi­ta­liste du monde rimait avec une homo­gé­néi­sa­tion des rap­ports de pro­duc­tion à l’échelle de la pla­nète, géné­ra­li­sa­tion pen­sée comme la condi­tion sine qua non de leur abo­li­tion ulté­rieure. À par­tir des années 1850, en rai­son d’une atten­tion plus grande por­tée aux socié­tés non occi­den­tales, Marx cor­ri­ge­ra cette concep­tion de l’histoire. Il revien­dra de même sur sa convic­tion que, très vite, le capi­ta­lisme ne par­vien­dra plus à sur­mon­ter les crises pério­diques qu’il engendre et que sa fin est proche. Pourtant dès le Manifeste, en contre­point de cette ten­dance déter­mi­niste, Marx sou­ligne le rôle déci­sif des acteurs his­to­riques, confé­rant sa mis­sion propre à une orga­ni­sa­tion ouvrière capable d’orienter et d’intensifier le conflit social en affron­te­ment poli­tique : « la bour­geoi­sie n’a pas seule­ment for­gé les armes qui la met­tront à mort ; elle a pro­duit aus­si les hommes qui manie­ront ces armes les ouvriers modernes, les pro­lé­taires ». Il ne faut pas oublier que ce texte s’adresse à des lec­teurs qu’il s’agit d’enrôler dans la lutte com­mu­niste, effort qui serait inutile si la conscience poli­tique était vouée à pro­gres­ser par elle-même, mais inutile aus­si si le suc­cès ne s’entrevoyait pas, au moment où Marx rédige ces lignes.

Par la suite, on a pu juger le Manifeste en déca­lage avec les aspi­ra­tions natio­nales carac­té­ri­sant la révo­lu­tion de 1848 en Europe et à tra­vers le monde. Pourtant, si la ques­tion des natio­na­li­tés n’est pas cen­trale, elle y est bien pré­sente. Marx défend un inter­na­tio­na­lisme qui est à ses yeux une dimen­sion consti­tu­tive de la révo­lu­tion com­mu­niste, mais il n’ignore pas pour autant le fait natio­nal, bien au contraire : « Les ouvriers n’ont pas de patrie », mais le pro­lé­ta­riat doit tout d’abord s’ériger en « classe natio­nale », puisque « le pro­lé­ta­riat de chaque pays doit bien enten­du en finir avant tout avec sa propre bour­geoi­sie ». Il s’efforce de conce­voir les luttes natio­nales comme des formes momen­ta­nées de la mobi­li­sa­tion révo­lu­tion­naire et non des buts en soi, à rebours de la mon­tée future des natio­na­lismes au sein même des orga­ni­sa­tions ouvrières.

Quant à la ques­tion de l’État, elle don­ne­ra lieu à un rema­nie­ment pro­fond, sa conquête cédant la place à la pers­pec­tive du « bris » néces­saire d’un appa­reil irré­cu­pé­rable. Parallèlement, Marx révi­se­ra en pro­fon­deur la ques­tion stra­té­gique des alliances, après que les cou­rants démo­crates bour­geois se sont retour­nés contre le pro­lé­ta­riat. Il en vien­dra éga­le­ment à consi­dé­rer que les com­mu­nistes ne sont pas une simple frac­tion interne mais qu’ils ont voca­tion à orien­ter le « par­ti » ouvrier dans son ensemble2. Une telle réflexion stra­té­gique n’est jamais doc­tri­naire mais tou­jours liée aux cir­cons­tances déter­mi­nées qui font de l’action poli­tique une inter­ven­tion au sein d’une situa­tion concrète : le Manifeste inau­gure cette approche, bien loin de vou­loir tran­cher une fois pour toutes le rôle des communistes.


Illustrations de ban­nière et de vignette : Vasile Dobrian


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  1. Karl Marx, Contribution à la cri­tique de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel, œuvre inache­vée écrite en 1844 et publiée 1927 [ndlr].[]
  2. Voir Jean Quétier, « L’Adieu aux Marx, théo­ri­cien du par­ti », in Karl Marx, Sur le par­ti révo­lu­tion­naire, Paris, Éditions sociales, 2023 ain­si que Stathis Kouvélakis, « Événement et stra­té­gie révo­lu­tion­naire », in Karl Marx et Friedrich Engels, Sur la Commune de Paris. Textes et contro­verses, Paris, Éditions sociales, 2021.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Demain, le com­mu­nisme ? », Victor Cartan, juin 2023
☰ Lire notre article « Détruire le capi­ta­lisme : Lordon et Bookchin, une dis­cus­sion croi­sée », Victor Cartan, avril 2003
☰ Lire notre article « Deux ou trois idées pour la pro­chaine révo­lu­tion », Victor Cartan, avril 2023
☰ Lire notre dis­cus­sion avec Paul Guillibert : vers un « com­mu­nisme du vivant » ?, mars 2022
☰ Lire notre article « Vers la révo­lu­tion éco­so­cia­liste », Michael Löwy, jan­vier 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « Je pra­tique à la fois chris­tia­nisme et com­mu­nisme », juin 2019

Isabelle Garo

Philosophe marxiste et coanimatrice de la revue Contretemps.

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