Quand le Nord s’inspire du Sud…


Texte inédit pour le site de Ballast

Nous avions publié, au mois de juillet, un article sur le Buen Vivir basé sur les tra­vaux de l’économiste équa­to­rien Alberto Acosta : une « nou­velle orga­ni­sa­tion civi­li­sa­tion­nelle », venue du monde indi­gène andin et de ses pra­tiques popu­laires, en lutte contre la gou­ver­nance capi­ta­liste. La fon­da­trice du Labo déco­lo­nial nous a adres­sé une réponse, comme un écho, cri­tique mais cama­ra­desque : ledit article fait l’im­passe sur le rôle pré­pon­dé­rant des femmes dans la mise en œuvre de ce concept — nous la publions bien volon­tiers. ☰ Par Paolina Caro-Astorga


« Ils disent de nous que nous courbons l’échine.
Ils ignorent que nous conversons avec la terre. »
Benvenuto Chanagay

lencas5Quand je suis arri­vée en France de mon Chili natal, au début des années 1980, j’en­ten­dais sou­vent cette phrase : « L’Amérique est en avance. » J’avais beau n’a­voir que dix piges, et scot­cher sur Starsky et Hutch le dimanche comme tous les gosses, le ter­reau cultu­rel et poli­tique où j’a­vais pous­sé m’a­vait déjà appris à me méfier des phrases inache­vées. Je pen­sais : « Pourquoi ils appellent Amérique les USA ? » Et puis « En avance ?… OK, mais pour aller où ? » Aujourd’hui, nous connais­sons la des­ti­na­tion du « rêve amé­ri­cain », puisque nous y sommes. Un monde où 85 hommes détiennent autant de richesses que la moi­tié de la popu­la­tion mon­diale, mais où la lutte des classes fait office de relique ; un monde où, dans un des cinq pays les plus riches et « déve­lop­pés », la France, pour ne pas la nom­mer, une femme meurt tous les trois jours sous les coups d’un homme de son entou­rage ; un monde où la blan­cheur de la peau demeure la meilleure pro­tec­tion contre les crimes poli­ciers1 ; un monde où la pla­nète est si pol­luée que les cor­dons ombi­li­caux sont satu­rés de pes­ti­cides, où des éco­sys­tèmes sont rava­gés et des catas­trophes qua­li­fiées de « natu­relles », un monde où l’on assiste à la catas­trophe huma­ni­taire de mil­lions de migrants cher­chant refuge auprès d’une Europe opu­lente et amné­sique, à la pri­va­ti­sa­tion des biens publics et la publi­ca­tion de la pri­va­ci­té, à l’a­to­mi­sa­tion des socia­bi­li­tés, à l’a­no­mie et à la soli­tude des métro­poles, à la menace ter­ro­riste ampli­fiée par les États qui y trouvent une for­mi­dable aubaine pour faire pas­ser leurs réformes impo­pu­laires et cri­mi­na­li­ser toute forme de radi­ca­li­té… Bref, une plou­to­cra­tie pré­fas­ciste, dont Trump est la par­faite illus­tra­tion. Il est des des­ti­na­tions où il vau­drait mieux se perdre en route, car une fois par­tis, peut-on encore rebrous­ser chemin ?

Tournant décolonial

« Il est des des­ti­na­tions où il vau­drait mieux se perdre en route, car une fois par­tis, peut-on encore rebrous­ser chemin ? »

Pas mal d’an­nées plus tard, en effec­tuant des recherches biblio­gra­phiques, je tombe sur les tra­vaux de Ramón Grosfoguel, socio­logue por­to­ri­cain tra­vaillant sur les racines du racisme. Je prends une de ces claques. De celles qui vous décollent l’es­prit et lui font faire des bonds, en vous don­nant les mots et concepts pour nom­mer et énon­cer clai­re­ment ce qui jusque-là res­tait au bord des lèvres, vous pro­cu­rant ce sen­ti­ment dif­fus de ne pas être assez, ou pas à sa place… Je découvre ain­si le « tour­nant déco­lo­nial » : un cou­rant de pen­sée trans­dis­ci­pli­naire venu d’Amérique Latine, une cri­tique acerbe et sys­té­mique du mythe « intra-euro­péen », et non pas uni­ver­sel comme on nous l’a tou­jours pré­sen­té2. Récit mythi­fié, dif­fu­sé pla­né­tai­re­ment depuis des siècles, et ce par tous les moyens, du plus cultu­rel­le­ment subli­mé au plus sau­va­ge­ment san­glant — afin de convaincre l’Humanité tout entière du carac­tère intrin­sè­que­ment civi­li­sa­teur de cette pro­vince du monde, l’Europe. Le pos­tu­lat de base de l’ap­proche déco­lo­niale peut être résu­mé ain­si : bien que la colo­ni­sa­tion soit ache­vée (même s’il reste de véri­tables colo­nies sur la pla­nète : le Sahara Occidental, la Palestine occu­pée, Puerto Rico, les Dom-Tom…), la colo­nia­li­té, elle, demeure vivace.

Véritable matrice invi­sible jamais nom­mée, mais qui construit nos sub­jec­ti­vi­tés et manières d’agir. Car même si les anciennes colo­nies ont désor­mais leurs États et admi­nis­tra­tions, et qu’elles exercent plus ou moins leur sou­ve­rai­ne­té, les sub­jec­ti­vi­tés et com­por­te­ments res­tent colo­ni­sés, c’est-à-dire télé­gui­dés par des pat­terns construits socia­le­ment. Affectant non seule­ment ceux des ex-colo­ni­sé-e‑s, mais aus­si ceux des ex-colon-ne‑s, tels des logi­ciels ins­tal­lés dans le disque dur d’un ordi­na­teur, des pro­grammes soli­de­ment ancrés — comme le sont les sys­tèmes de clas­si­fi­ca­tion et de hié­rar­chi­sa­tion entre êtres humains, ces échelles de valeurs construites de toutes pièces, avec le sou­tien actif de l’intel­li­gent­sia afin de légi­ti­mer l’as­ser­vis­se­ment et le pillage de l’Amérique et de l’Afrique, crimes contre l’hu­ma­ni­té sans les­quels point de révo­lu­tion indus­trielle en Europe3. De rien. C’est que Déesse Modernité et Dieu Progrès récla­maient des sacri­fices : si 1492 est la date de la « décou­verte du Nouveau Monde » pour les Européens, elle est pour les peuples du Sud la date du début de leur fin… La Nakba [« Catastrophe », en arabe : expul­sion-exode des Palestiniens en 1948, ndlr] des peuples amé­rin­diens. Savez-vous com­ment les indi­gènes appellent la civi­li­sa­tion euro­péenne ? « La civi­li­sa­tion de mort. » Car c’est bien la colo­ni­sa­tion moderne qui va per­mettre l’ac­cu­mu­la­tion pri­mi­tive du capi­tal chère à Marx, tout en sor­tant l’Europe d’un sys­tème féo­dal, et en don­nant nais­sance à un sys­tème-monde dont les racines sont génocidaires.

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« Los Lencas, el pueblo de Lempira », par Leonel Estrada

Dans l’ordre des abo­mi­na­tions, c’est d’a­bord un fémi­ni­cide sys­té­mique qui va tra­ver­ser l’Europe durant plus de deux siècles, avec la « chasse aux sor­cières » et ses enclo­sures — soit la dépos­ses­sion des femmes pay­sannes, non pas du démon, mais de leurs savoirs et terres, puis l’extermination de plus de cent mil­lions d’êtres humains sur les terres d’Abya Yala [nom choi­si en 1992 par les nations indi­gènes d’Amérique pour dési­gner l’Amérique, ndlr], sui­vie par la dépor­ta­tion de mil­lions d’Africains, et la mise en escla­vage des non-Blancs qui par­ve­naient à sur­vivre. C’est ain­si que va se des­si­ner, au fil des siècles, cette fron­tière invi­sible, cette ligne de démar­ca­tion qui sec­tionne la monde en deux par­ties : d’un côté, une « zone d’être » éclai­rée par la lumi­neuse Civilisation, l’Humanisme et La Citoyenneté, de l’autre, la « zone de non être »4 obs­cure, sau­vage, bar­bare, le néant. En France, la pers­pec­tive déco­lo­niale est qua­si tota­le­ment pas­sée sous silence. Phénomène que l’on peut aisé­ment com­prendre, car c’est une débou­lon­neuse — de héros, de grands hommes, pen­seurs et mythes… L’Histoire offi­cielle, en somme, celle écrite par les vain­queurs. Les Lumières et son uni­ver­sa­lisme de conquête sont mis à nu, l’al­liance fruc­tueuse entre ego conqui­ro et ego cogi­to dévoi­lée au grand jour, ébré­chant mécham­ment le modèle d’é­man­ci­pa­tion à la fran­çaise. Dès lors, une hypo­thèse s’es­quisse : une gauche bâtie sur un mythe est-elle une gauche en miettes ?

Gauche en galère cherche rivage pour accoster

« Ne pas inter­ro­ger et décons­truire l’Histoire, de son émer­gence et évo­lu­tion, nous paraît, à nous, acti­vistes déco­lo­niales, un leurre, un vœu pieux, une entre­prise vouée à l’échec. »

Aujourd’hui, nom­breuses sont les ini­tia­tives et ten­ta­tives pour essayer de sau­ver la gauche, lui don­ner un nou­veau souffle. Or, ne pas inter­ro­ger et décons­truire l’Histoire, de son émer­gence et évo­lu­tion, nous paraît, à nous, acti­vistes déco­lo­niales, un leurre, un vœu pieux, une entre­prise vouée à l’é­chec. Il y a peu, Ballast publiait un article sur le prin­cipe du « Buen Vivir », phi­lo­so­phie prag­ma­tique venue elle aus­si d’Amérique Latine, mais qui, étran­ge­ment, sus­cite davan­tage d’in­té­rêt dans les milieux de la gauche-qui-se-cherche, que la pers­pec­tive déco­lo­niale — alors qu’elles sont si étroi­te­ment liées —, soit pour en tirer les ensei­gne­ments, soit pour ten­ter de l’a­dap­ter ici (avec des tra­duc­tions plus ou moins heu­reuses, quand ça ne frise pas l’ap­pro­pria­tion cultu­relle). Le Buen Vivir émerge sur la scène poli­tique lati­no-amé­ri­caine dans les années 2000, sous la forme d’une pro­po­si­tion en oppo­si­tion totale au capi­ta­lisme, en pre­nant appui sur des prin­cipes pré-colo­niaux por­tés par des orga­ni­sa­tions indi­gé­nistes qui, depuis les années 1980, sont en lutte pour la récu­pé­ra­tion des terres, puis, dans les années 1990, pour la récu­pé­ra­tion de droits fondamentaux.

Ses prin­cipes et valeurs sont : réci­pro­ci­té, inter­dé­pen­dance, diver­si­té, com­mu­nau­té, spi­ri­tua­li­té, uni­ci­té, équi­té — pas seule­ment entre êtres humains, mais avec l’ensemble des êtres vivants du Cosmos… Des pré­cur­seurs de l’an­tis­pé­cisme, en quelque sorte. Au cœur de cette cos­mo­vi­sion, la Pachamama, la Terre-Mère nour­ri­cière, notre mère à tous, dont les prin­ci­pales gar­diennes sont les femmes, leurs corps comme la terre por­tant et don­nant la vie. Le ter­ri­toire est dès lors conçu comme une exten­sion du corps, du corps des femmes, corps à conqué­rir. Au moment du choc des civi­li­sa­tions, le vrai, pas celui qu’on essaie de nous implan­ter dans le crâne aujourd’­hui, ce sont deux visions tota­le­ment oppo­sées qui se sont fait face. Sauf que l’une avait la poudre. Et comme dans toute guerre colo­niale, les terres et les ventres des femmes furent le butin de guerre par excel­lence, le champ de bataille de pré­di­lec­tion pour asser­vir tout un conti­nent. Nous avons donc, d’un côté, des hommes dont le but exis­ten­tiel est d’acquérir des richesses de manière indé­fi­nie — et ce par tous les moyens, notam­ment en exploi­tant la terre5 —, et, de l’autre, des femmes gar­diennes d’une vision du monde où la terre est la Mère Cosmique, aimée, res­pec­tée, vénérée.

« Los Lencas, el pueblo de Lempira », par Leonel Estrada

Dans la vision euro­péenne, la Culture doit domes­ti­quer la Nature ; dans la vision amé­rin­dienne, la Nature est la matrice où vivent ses enfants qui créent la Culture, en inter­agis­sant entre eux et en har­mo­nie avec elle. Nous savons laquelle des deux visions a gagné mais, comble du cynisme his­to­rique, les vain­queurs cherchent aujourd’­hui à sau­ver leur modèle cri­mi­nel en s’ins­pi­rant de celui des vain­cu-e‑s. C’est dans cette ten­dance-là que le Buen Vivir arrive en France, dans le giron du « socia­lisme du XXIe siècle », mais aus­si et sur­tout dans le giron déco­lo­nial, pas­sé, lui, tota­le­ment sous silence (à l’ins­tar des femmes, acti­vistes et pen­seuses, qui donnent corps au concept, et qui le paient de leur vie).

Féminicides politiques

Le 2 mars 2016, Berta Cáceres, fon­da­trice et coor­di­na­trice du COPINH (Conseil popu­laire indi­gène du Honduras), est assas­si­née chez elle par des mer­ce­naires. Sa com­mu­nau­té, le peuple Lenca, est consi­dé­ré comme le gar­dien des cours d’eau, rivières et fleuves. Berta se bat­tait contre le pro­jet Aguazarce, bar­rage hydro­élec­trique dans le nord du pays, et dénon­çait le « pou­voir trans­na­tio­nal oli­gar­chique » ayant fomen­té le coup d’État de 2009 et ayant pris les com­mandes du pays — impo­sant des mesures des­truc­trices de l’en­vi­ron­ne­ment et des com­mu­nau­tés, dépla­cées de force de leurs ter­ri­toires sécu­laires, sacrés et pour­voyeurs de condi­tions de vie dignes pour l’exis­tence même de la com­mu­nau­té. Pour les Lencas, dans les cours d’eau vivent les esprits fémi­nins, les femmes de la com­mu­nau­té en sont les gar­diennes, donc les cibles à abattre pour que Dieu Progrès conti­nue son gros-œuvre.

« Trois fémi­ni­cides poli­tiques en l’es­pace de quatre mois, trois femmes qui lut­taient dans la phi­lo­so­phie du Buen Vivir, met­tant en acte, via leurs pra­tiques quo­ti­diennes, un concept. »

Brésil, 21 juin 2016. Est retrou­vé le corps ligo­té de Nilce de Souza Magalhães, la « Nicinha ». Dirigeante du Mouvement popu­laire de défense des per­sonnes affec­tées par les bar­rages, au bord du lac arti­fi­ciel créé par le bar­rage Jirau, géré par le consor­tium Energia Sustentável do Brasil (ESBR), auquel elle s’était confron­tée pour défendre les droits de sa com­mu­nau­té. Elle était signa­lée dis­pa­rue depuis jan­vier. Le 7 juillet 2016 est assas­si­née Lesbia Urquía, une autre acti­viste du COPIHN, qui se bat­tait contre un autre pro­jet de bar­rage hydro­élec­trique dans le dépar­te­ment de La Paz : son corps est retrou­vé dans un lieu appe­lé « Mata Mulas », là où on tue les mules… Trois fémi­ni­cides poli­tiques en l’es­pace de quatre mois, trois femmes qui lut­taient dans la phi­lo­so­phie du Buen Vivir, met­tant en acte, via leurs pra­tiques quo­ti­diennes, un concept qui, par ailleurs, per­met à ces Messieurs de faire de belles car­rières dans les uni­ver­si­tés occi­den­tales… Trois mères de famille et de leurs com­mu­nau­tés dont le cou­rage ne rentre pas dans des mots. Alors, faire le constat de leur invi­si­bi­li­sa­tion dans les com­mu­ni­ca­tions qui font l’é­loge du concept est une injus­tice de plus. La fameuse double peine des domi­né-e‑s, d’au­tant plus injuste que le Buen Vivir est un pro­ces­sus de libé­ra­tion vis-à-vis du modèle « capi­ta­liste-racial-patriar­cal », por­té par de mul­tiples orga­ni­sa­tions dans toute l’Amérique latine, aux appel­la­tions diverses, mais avec la même âme.

À savoir qu’il s’a­git avant tout d’une expé­rience vécue. C’est-à-dire, à la fois, pen­sée-sen­sa­tion-sen­ti­ment, et non pas une idée abs­traite pro­duit d’un pro­ces­sus pure­ment intel­lec­tuel et indi­vi­duel, mais au contraire basée sur des appren­tis­sages col­lec­tifs char­gés de sens, c’est-à-dire, de direc­tion, de sen­sa­tion et de signi­fi­ca­tion. Une pen­sée cri­tique qui émane de la péri­phé­rie et qui s’é­la­bore depuis l’in­car­na­tion des expé­riences vécues, subies, agies. D’où la cen­tra­li­té du corps dans cette cos­mo­vi­sion, conçu comme un espace de vie ayant sa propre tem­po­ra­li­té, habi­tat pri­vi­lé­gié de la parole et des liens de filia­tion avec les ancêtres et des­cen­dants, lieu élec­tif de l’Être en tant qu’é­tat et pro­ces­sus, « ser y estar6 », concep­tion qui met aus­si le doigt sur l’im­por­tance du corps dans la construc­tion des oppres­sions. D’où le cri de ral­lie­ment : « Nuestro ter­ri­to­rio cuer­po-tier­ra no se vende, se recu­pe­ra y se defiende7. »

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« Los Lencas, el pueblo de Lempira », par Leonel Estrada

Inspiration ou pillage ?

La socio­logue boli­vienne Silvia Rivera Cusicanqui est très cri­tique à l’en­contre de ce qu’elle dénonce comme étant une conti­nui­té colo­niale : des hommes, vivant en Europe, tra­vaillant dans les uni­ver­si­tés occi­den­tales, s’ap­pro­prient des savoirs et des pra­tiques du quo­ti­dien d’hommes et de femmes indi­gènes — autre­ment dit les res­ca­pé-e‑s du pire géno­cide qu’ait connu l’Histoire —, afin d’en tirer des béné­fices per­son­nels. Et, donc, après les res­sources natu­relles, ce sont les res­sources cultu­relles et intel­lec­tuelles que le Nord Global conti­nue à prendre, à se ser­vir allè­gre­ment dans le Sud Global8. Car, désor­mais, c’est une nou­velle car­to­gra­phie qui se déploie, met­tant en avant la non-loca­li­té spa­tiale du pou­voir : il y a du Sud Global en Europe, là où sont entas­sés les migrants, comme à Calais, là où sont par­qués les immi­grés, dans les cités… et du Nord Global dans les grandes métro­poles du monde entier, et dans les uni­ver­si­tés occidentalisées.

« Nous vous pro­po­sons de faire d’une pierre trois coups en visant le cœur de ce monstre qui ter­ro­rise nos vies depuis si long­temps, pour enfin chan­ger d’ère. »

Pour la socio­logue, oui, l’a­ca­dé­mie peut s’in­té­res­ser au « Sumak Kawsay » [Buen Vivir en que­chua, ndlr], mais en deman­dant la per­mis­sion et la vali­da­tion aux com­mu­nau­tés qui en sont les dépo­si­taires, afin d’é­vi­ter de repro­duire les domi­na­tions colo­niales du sys­tème capi­ta­liste-racial-patriar­cal, mais aus­si d’é­vi­ter les tra­duc­tions biai­sées — comme, par exemple, la phrase de son homo­logue por­tu­gais Boaventura de Sousa Santos qui, pour expli­quer le concept, dit « Je ne peux pas gagner, si tu ne gagnes pas », et qui, au regard des fon­da­men­taux de ce « pro­jet poli­tique de vie9 » fait office de contre­fa­çon mal faite… Alors l’é­pi­cu­rien « socia­lisme gour­mand10 », c’est sans com­men­taire… Car le Buen Vivir à la fran­çaise existe — enfin, il serait plus juste de dire qu’il a exis­té, vu l’en­tre­prise de sac­cage qu’il subit depuis trente ans. Après la Seconde Guerre mon­diale, les « jours heu­reux » du Conseil natio­nal de la Résistance, pro­gramme tenant sur dix pages et des­ti­né à rendre la vie plus belle, plus juste, plus digne, la dimen­sion spi­ri­tuelle et éco­lo­gique en moins… Mais, alors, d’où vien­dra l’is­sue qui ré-enchan­te­ra le monde ?

Pour nous, acti­vistes déco­lo­niales, il est clair que nous sommes en plein virage — d’où les nom­breuses sor­ties de route. Et nous savons aus­si que nous ne ver­rons pas l’a­bou­tis­se­ment de notre vivant de ce tour­nant ; nous avons aus­si tout à fait conscience que l’on n’a­bat pas un sys­tème vieux de 524 ans en quelques décen­nies : il est ques­tion de chan­ge­ment de para­digmes et d’é­chelles, de valeur, et de gran­deur. Mais pour nous, une chose est cer­taine, c’est que s’il reste une chance à ce monde glo­ba­li­sé de se méta­mor­pho­ser (comme le sou­haite Edgar Morin) ou (comme ambi­tionne de faire la revue Ballast) de ras­sem­bler ce qu’il y a de plus fécond dans les trois prin­ci­paux mou­ve­ments d’é­man­ci­pa­tion nés en Europe dans le giron de la révo­lu­tion indus­trielle — le com­mu­nisme, le socia­lisme et l’a­nar­chisme —, il va fal­loir com­po­ser avec ce qui pour nous est et sera la grande aspi­ra­tion révo­lu­tion­naire du XXIe siècle, c’est-à-dire la déco­lo­nia­li­té. Peut-être même que nous fini­rons par adop­ter un suf­fixe en ‑isme, et ce dans l’ob­jec­tif clair et pré­cis de réno­ver les uto­pies et de détruire le sys­tème capi­ta­liste-racial-patriar­cal. Cette chi­mère à trois têtes qui sait par­fai­te­ment s’a­dap­ter à tous les contextes humains, poly­morphe et coriace, chan­geant d’ap­pa­rence en fonc­tion de l’en­vi­ron­ne­ment et des situa­tions. Attaquées sépa­ré­ment, une des trois têtes prend les com­mandes, visi­bi­li­sant un type de domi­na­tion, les deux autres mises en sour­dine conti­nuent à nour­rir celle qui fait face tout en assu­rant les arrières : com­bat­tues iso­lé­ment, les trois têtes consti­tuent une enti­té invin­cible. Nous, nous vous pro­po­sons de « faire d’une pierre trois coups » en visant le cœur de ce monstre qui ter­ro­rise nos vies depuis si long­temps, pour enfin chan­ger d’ère. Rien de moins.


Toutes les pho­to­gra­phies de l’ar­ticle sont extraites de la série « Los Lencas, el pue­blo de Lempira », signée Leonel Estrada.
Photographie de ban­nière : DR.


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  1. Pas de chiffres offi­ciels en France où les sta­tis­tiques eth­niques sont inter­dites ; ici, le tra­vail d’un col­lec­tif qui réper­to­rie les morts : http://www.urgence-notre-police-assassine.fr/123663553.[]
  2. Penser l’en­vers obs­cur de la moder­ni­té. Une antho­lo­gie de la pen­sée déco­lo­niale lati­no-amé­ri­caine, C. Bourguignon Rougier, P. Colin, R. Grosfoguel, Presses Universitaires de Limoges et du Limousin, 2014.[]
  3. Voir Les Veines ouvertes de l’Amérique Latine, Eduardo Galeano, Plon, 1981.[]
  4. Voir Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon, publié au Seuil en 1952.[]
  5. La non-exploi­ta­tion de la terre était un cri­tère d’in­fra-huma­ni­sa­tion des indi­gènes par les colons.[]
  6. En espa­gnol, le verbe être se dit ser (état) et estar (pro­ces­sus).[]
  7. « Notre ter­ri­toire-corps-terre, ne se vend pas, il se récu­père et se défend. »[]
  8. Variante plus moderne et poli­ti­que­ment appro­priée de la notion de « tiers-monde » : com­prend les pays du monde en « déve­lop­pe­ment », dont la plu­part sont dans l’hé­mi­sphère Sud.[]
  9. El Utziläj K’aslemal-El Ranxaquil K’aslemal, « El Buen Vivir », Confluencia Nuevo B’aqtun.[]
  10. Selon la for­mule de Paul Ariès.[]

REBONDS

☰ Lire notre article « Le Buen Vivir : qu’est-ce donc ? », Émile Carme, juillet 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Zahra Ali : « Décoloniser le fémi­nisme », juin 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Jean Malaurie : « Nous vivons la crise mon­diale du Progrès », juin 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Aurélie Leroy : « Croire en une conscience fémi­niste unique est dépas­sé », mars 2016
☰ Lire notre article « Ngô Văn, éloge du double front », Émile Carme, mars 2016
☰ Lire notre article « Contre la crois­sance infi­nie », Uri Gordon (tra­duc­tion), février 2016
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis : « Nos luttes mûrissent, gran­dissent », mars 2015
☰ Lire notre article « Tuer pour civi­li­ser : au cœur du colo­nia­lisme », Alain Ruscio, novembre 2014

Paolina Caro-Astorga

Psychologue sociale et thérapeute.

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