Maria Attanasio : « L’écriture doit être une expérience de vérité et une parole de liberté »


Entretien inédit | Ballast | Série « Italie : des écrivaines et leurs luttes »

Maria Attanasio est née en 1943, dans la petite ville sici­lienne de Caltagirone, où s’ancrent la plu­part de ses récits. Depuis quelques années, les édi­tions Ypsilon se sont lan­cées dans leur publi­ca­tion, grâce à leur tra­duc­tion en fran­çais de Laura Brignon et Eugenia Fano. Trois nous sont acces­sibles à ce jour : Concetta et ses femmes, un lumi­neux témoi­gnage à pro­pos de la créa­tion d’une sec­tion fémi­nine du Parti com­mu­niste ita­lien ; C’était en l’an 1698 qu’ad­vint dans la ville le fait mémo­rable, la chro­nique de la vie et du juge­ment de Francisca, « homme dehors et femme dedans », aux temps de l’Inquisition ; La Fille de Marseille, le roman d’une figure oubliée de l’é­po­pée gari­bal­dienne, Rosalie Montmasson. Trois livre, c’é­tait plus qu’as­sez pour enta­mer un dia­logue avec l’é­cri­vaine et poète com­mu­niste. Cinquième et der­nier volet de notre série « Italie : des écri­vaines et leurs luttes ». 


[qua­trième volet : « Amelia en fragments »]


Quelle pers­pec­tive adopte-t-on sur l’histoire récente de l’Italie lorsque l’on naît, comme vous, en 1943, dans « la ville aux ravins d’argile et à l’architecture baroque — à l’intérieur de la Sicile, par­mi les Héréens », « entre la guerre fas­ciste et les bombes amé­ri­caines » ?

Celle d’une res­ca­pée, à notre époque où un vent de fas­cismes far­dés de moder­ni­té revient souf­fler sur tout l’Occident ; un vent de droite très auto­ri­taire — au pou­voir en Italie — qui tend à réta­blir la bar­ba­rie sociale en mena­çant toute pen­sée diver­gente et des droits qui sem­blaient intou­chables. Que cela puisse arri­ver, c’était impen­sable pour ma géné­ra­tion, qui dans les années 1960–1970 a été la pro­ta­go­niste d’un pro­ces­sus de prise de conscience et de lutte pour se libé­rer de toute subal­ter­ni­té, poli­tique, sociale, de genre.

Et pour moi, née en Sicile, cela a signi­fié se débar­ras­ser de siècles de vio­lence et de dis­cri­mi­na­tion, non seule­ment effec­tive mais ins­ti­tu­tion­na­li­sée ; par exemple, le crime d’honneur, à savoir tuer sa femme quand on la décou­vrait avec son amant, était fré­quent, et consi­dé­ré comme un délit mineur. Une res­ca­pée, donc. Qui, cepen­dant, ne se résigne pas à l’extinction, et essaie, avec l’arme dont elle dis­pose — l’écriture — d’affronter ce pré­sent comme elle peut.

Votre pre­mier récit, C’était en l’an 1698 qu’advint dans la ville le fait mémo­rable, est un por­trait exal­tant de Caltagirone, votre ville natale. « L’appartenance à cette spa­tia­li­té cir­cons­crite, vibrante d’histoire et d’histoires, est à l’origine de mon écri­ture », dites-vous ailleurs. Qu’a en propre cette ville dont l’existence est si néces­saire à votre travail ?

« Un vent de droite très auto­ri­taire tend à réta­blir la bar­ba­rie sociale en mena­çant toute pen­sée diver­gente et des droits qui sem­blaient intouchables. »

Dans mon enfance dans les années 1950, dans un contexte de guerre froide et de pau­vre­té, le mythe d’une Amérique où le bien-être et le bon­heur régnaient était un levier qui pous­sait sou­vent les parents à confier leurs enfants à un proche, à un ami qui avait émi­gré, dans la pers­pec­tive d’un ave­nir meilleur ; moi, une parente de « Broukline » a deman­dé que je vienne, mais mes parents ont refu­sé. Je me demande encore ce qu’auraient été ma vie et mon écri­ture si j’étais allée en Amérique. J’aurais été une autre Maria, avec une autre écri­ture ; ou, plus pro­ba­ble­ment, une Maria sans écriture.

Pour moi, la Sicile — et plus pré­ci­sé­ment Caltagirone, où je suis née et où je vis — n’est pas seule­ment la toile de fond mais la condi­tion pri­mor­diale de mes récits, nés de la dérive ano­nyme du vécu, qui vibre, latent, dans les cou­lisses sta­tiques des places et cou­vents, des venelles et bâti­ments de ma ville ; et ce, dès le pre­mier, C’était en l’an 1698 qu’advint dans la ville le fait mémo­rable — l’histoire d’une veuve, pauvre mais pay­sanne expé­ri­men­tée, qui au XVIIe siècle, bra­vant les lois ter­ribles de son temps, se déguise en homme pour aller tra­vailler à la cam­pagne, puis reven­dique cou­ra­geu­se­ment devant l’inquisiteur sa digni­té de femme et la liber­té de faire ce tra­vail. Quand, en lisant une chro­nique de l’époque, j’ai décou­vert cet épi­sode, j’ai éprou­vé le besoin impé­ra­tif de racon­ter l’histoire de Francisca, l’homme-femme ; frag­ment exem­plaire d’une mémoire col­lec­tive occul­tée — et plus pré­ci­sé­ment fémi­nine, muette pen­dant des mil­lé­naires — qui dit non, résis­tant cou­ra­geu­se­ment à l’injustice de la grande Histoire.

[Joseph Stella, extrait de Collage No. 21, 1920]

Dans les pre­mières pages de Concetta et ses femmes, vous écri­vez avoir sou­hai­té, très jeune, vous « intro­duire sans média­tion au cœur de l’histoire ». Ça vous a menée au Parti com­mu­niste ita­lien (PCI), dont vous n’êtes par­tie qu’en 1991, lorsque celui-ci aban­donne son nom et se trans­forme en Parti démo­crate de la gauche. Est-ce à ce moment-là que la média­tion lit­té­raire vous a paru oppor­tune, au moment où, jus­te­ment, le par­ti auquel vous par­ti­ci­piez dis­pa­raît sous sa forme originelle ?

L’écriture de Concetta et ses femmes a eu lieu dans les années 1990, au moment où les diri­geants his­to­riques de l’ex-PCI — qui avaient été jusqu’à quelques années aupa­ra­vant d’obéissants exé­cu­teurs acri­tiques des direc­tives cen­trales — pre­naient leurs dis­tances avec l’identité de classe du par­ti au nom d’un œcu­mé­nisme poli­tique oppor­tu­niste. Plus que judi­cieuse, son écri­ture nous a sem­blé néces­saire, à Concetta et moi : pour nous-mêmes, pour de nom­breux cama­rades du par­ti, et sur­tout pour de nom­breuses femmes de Caltagirone, qui pour la pre­mière fois étaient pro­ta­go­nistes dans l’affirmation de leurs droits.

De fait, ce livre est le récit d’un pro­fond par­tage d’action et d’idéal qui, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, nous a vues réunies — et beau­coup de femmes avec nous — dans les rues et les ruelles de la ville ; d’un mili­tan­tisme doté d’une forte dimen­sion de classe et de genre, ancré dans le pro­lé­ta­riat et le sous-pro­lé­ta­riat urbain avec une lutte — quar­tier par quar­tier, mai­son par mai­son — pour l’obtention de l’eau, de l’électricité, des droits déniés à une com­mu­nau­té. Et celui — encore plus dif­fi­cile, presque épique — pour ne pas être can­ton­nées, en tant que femmes, au simple rôle de figu­rantes bien com­modes dans un par­ti alors for­te­ment machiste qui, de plus, avait déjà à l’époque ten­dance à nouer des alliances qui occul­taient les rai­sons de son exis­tence. Chose sur laquelle Concetta La Ferla, fai­sant son entrée à la pre­mière per­sonne dans ce livre, avec sa voix très per­son­nelle, insiste. Et moi avec elle.

Vous enta­mez l’écriture de ce livre en 1993, et notez avoir choi­si « le camp de ceux qui n’avaient pas honte de se dire com­mu­niste ». En reve­nant sur l’histoire de la pre­mière sec­tion fémi­nine qui a secoué votre ville dans les années 1960 et 1970, ce livre vous a‑t-il per­mis de rap­pe­ler ce que vous enten­diez par ce mot, communisme ?

« Un besoin de le cla­ri­fier, mais aus­si de le réaf­fir­mer : je suis communiste. »

Un besoin de le cla­ri­fier, mais aus­si de le réaf­fir­mer : je suis com­mu­niste. Ce n’est pas une éti­quette de par­ti, vu qu’il n’existe plus de gauche qui s’affirme comme telle ; toute l’histoire du PCI a été refou­lée en même temps que son nom. Et par­ler de com­mu­nisme aujourd’hui fait l’effet d’une archéo­lo­gie poli­tique. Pourtant, ce n’est que de la myo­pie — voire une céci­té volon­taire — dans cette phase his­to­rique de guerres, sou­ve­rai­nismes, géno­cides et migrants jetés à la mer comme des poids morts.

La révo­lu­tion digi­tale est en train de bou­le­ver­ser entiè­re­ment l’organisation du tra­vail, l’identité des classes, les moda­li­tés de rela­tions, la clé inter­pré­ta­tive et sen­ti­men­tale même des mots ; par exemple, le mot ami : avant, il avait un nom, un visage, une his­toire, main­te­nant il suf­fit d’un clic pour avoir des dizaines d’amis digi­taux incon­nus. Tout change, mais domi­nés et domi­nants, pauvres et riches, inéga­li­tés et dis­cri­mi­na­tions sont tou­jours là. Et même, ces der­nières se sont aggra­vées avec la dic­ta­ture de la tech­no­fi­nance : la pola­ri­sa­tion de tous les pou­voirs — poli­tique, éco­no­mique et d’information, qui est son noyau — aux mains d’une poi­gnée de gens, Elon Musk par exemple.

[Joseph Stella, extrait de Collage No. 8, 1922]

À tout cela, il fau­drait oppo­ser la refon­da­tion d’une pen­sée et d’une action poli­tique, anta­go­niste, en construi­sant des outils alter­na­tifs d’information, de par­ti­ci­pa­tion et de lutte ; en par­tant d’en bas : des ban­lieues, des nou­veaux pauvres, de la demande de jus­tice et de pre­mier rôle his­to­rique des Tiers et Quart mondes. C’est pour­quoi je conti­nue plus que jamais d’être com­mu­niste et espère un Marx du troi­sième millénaire.

« Instantané, mon amour pour les viriles ver­tus publiques et les aimables ver­tus domes­tiques de Rosalia Montmasson » écri­vez-vous à la fin de La Fille de Marseille. L’amour ou l’amitié pour vos per­son­nages, que vous les ayez connus ou ren­con­trés dans les archives, est-elle néces­saire pour en faire la matière de vos livres ?

Rosalie Montmasson, ça a été pour moi l’amour au pre­mier regard ; mais aus­si une stu­peur abso­lue, un décon­cer­te­ment, quand par hasard — sur une plaque fanée à côté d’un palais flo­ren­tin — j’ai décou­vert son exis­tence et sa pré­sence par­mi les 1 089 che­mises rouges de la glo­rieuse expé­di­tion des Mille de Garibaldi ; un évé­ne­ment épique, fon­da­teur pour l’Unité d’Italie, mais décli­né exclu­si­ve­ment au mas­cu­lin dans les manuels d’histoire et dans la mémoire natio­nale. Disparue, effa­cée, la pré­sence de la seule femme par­mi les Mille. Chercher, savoir, est deve­nu pour moi une idée fixe, une obses­sion ; et quelle indi­gna­tion, quelle rage en décou­vrant la double vio­lence, poli­tique et de genre, mise en œuvre par son mari, le très puis­sant et monar­chiste chef du gou­ver­ne­ment : une dam­na­tio memo­riae qui s’est pro­lon­gée pen­dant plus de cent cin­quante ans pour Rosalia Montmasson, conspi­ra­trice répu­bli­caine et intré­pide com­bat­tante. D’où ma recherche longue de cinq ans — qui a été pas­sion et adhé­sion — pour lui rendre jus­tice his­to­rique et visi­bi­li­té exis­ten­tielle ; et Rosalie est deve­nue l’inséparable com­pagne de mon quotidien.

« C’est cela, le sens du récit, pour moi : être dedans, en faire exis­ten­tiel­le­ment partie. »

Il s’est pas­sé la même chose pour Francisca, l’homme-femme, et pour les pro­ta­go­nistes de mes livres pré­cé­dents ; seule­ment des femmes qui ont réel­le­ment exis­té, des per­sonnes que j’ai du mal à appe­ler per­son­nages, de la même façon que j’aurais du mal à appe­ler ain­si ma mère, mon mari ou un obs­cur ancêtre, même si j’écrivais sur eux. Ce n’est pas seule­ment un pro­ces­sus d’identification lit­té­raire, mais un démé­na­ge­ment émo­tion­nel dans cette sœur incon­nue, qui du fond du temps appelle. C’est cela, le sens du récit, pour moi : être dedans, en faire exis­ten­tiel­le­ment par­tie. Rosalia, plus que les autres, conti­nue de vivre en moi ; bien que je l’aie retrou­vée, je n’arrive pas à me faire à l’injustice qu’elle a subie : je conti­nue à me mettre en colère, à m’indigner, comme si c’était moi qui étais concer­née, ma vie. Aujourd’hui.

Beaucoup de choses relient les pro­ta­go­nistes de C’était en l’an 1698…, de Concetta et ses femmes et de La Fille de Marseille. Entre autres, la fidé­li­té à leurs idées, la loyau­té envers leurs enga­ge­ments alors même que leurs cama­rades d’hier ou leur époque ont pris des voies contraires, une réso­lue liber­té, un anti­con­for­misme assu­mé. Ces réso­nances étaient-elles vou­lues ou sont-elles appa­rues une fois La Fille de Marseille publié, presque vingt ans après Concetta et ses femmes et vingt-cinq ans après C’était en l’an 1698… ?

Pour pou­voir m’écrire au pré­sent, j’ai tou­jours res­sen­ti l’exigence de des­cendre dans l’histoire inex­plo­rée des mères — en mettre des frag­ments en lumière — afin de com­prendre l’époque de l’exclusion du lan­gage qui l’a carac­té­ri­sée ; déchif­frer et don­ner un nom à ma généa­lo­gie de genre occul­tée, retrou­vant sou­vent — y com­pris ici, dans les mon­tagnes de l’arrière-pays sici­lien où j’habite — une his­toire non pas de rési­gna­tion mais de rébel­lion contre la dis­cri­mi­na­tion, l’injustice.

[Joseph Stella, Ardiatic Figs, 1938]

C’est pour­quoi, para­doxa­le­ment, mes récits his­to­riques prennent l’aspect d’une auto­bio­gra­phie dépla­cée dans d’autres his­toires, à d’autres époques : pas seule­ment à celle, par­ta­gée et contem­po­raine de moi, de Concetta La Ferla, ou dans la cohé­rence poli­tique et morale de Rosalia Montmasson au XIXe siècle, mais aus­si dans les micro­his­toires de résis­tance quo­ti­dienne remon­tant à l’époque baroque tar­dive de Francisca, Catarina, Annarcangela, Ignazia. En racon­tant des his­toires du pas­sé, je me raconte au pré­sent, à tra­vers une parole plus dense d’histoire et de vécu, qui prend la forme d’une écri­ture de la pré­sence : plan­tée dans le contem­po­rain, dont elle se laisse tra­ver­ser et avec lequel, inévi­ta­ble­ment, elle se confronte. Et, sou­vent, s’affronte.

On devine votre méthode lorsque vous dites, dans La Fille de Marseille, recons­ti­tuer « à tra­vers les docu­ments de vété­rans et de mémo­ria­listes, et un peu d’imagination, la sin­gu­lière his­toire de Rosalia Montmasson ». Où et com­ment inter­vient l’imagination dans cette démarche ?

Ce n’est pas moi qui choi­sis les his­toires à racon­ter mais, au contraire, elles qui s’établissent en moi et me demandent la parole. À l’exception de Rosalia Montmasson, actrice effa­cée de la grande Histoire, les autres femmes de mes récits naissent d’un geste, d’un petit détail du vécu, res­tés coin­cés dans quelques lignes de vieilles chro­niques ou dans un livre d’histoire locale ; c’est de là que germe ma ten­sion expres­sive pour redon­ner vie à ces exis­tences — per­dues dans la mer du déjà été — qui en ont été des pro­ta­go­nistes, mais dont sou­vent on n’indique même pas le nom.

« Ce n’est pas moi qui choi­sis les his­toires à racon­ter mais, au contraire, elles qui s’établissent en moi et me demandent la parole. »

Pour défi­nir l’historicité d’une vie, il faut faire des recherches dans des archives et des biblio­thèques, mais seule la fic­tion lit­té­raire — en com­blant les zones d’ombre — rem­plit le silence du vécu, qu’aucune archive n’enregistre ni ne trans­met ; elle est par­ti­cu­liè­re­ment indis­pen­sable quand il s’agit de micro­his­toires, dont aucune trace docu­men­taire ne sub­siste ; mais aus­si de vies volon­tai­re­ment bif­fées, comme celle de Rosalia Montmasson.

Au sujet de Francisca, la pro­ta­go­niste de C’était en l’an 1698…, à part son nom et celui de l’inquisiteur, je savais seule­ment que c’était une jeune veuve sans res­sources. J’ai donc dû lui inven­ter une famille, une sœur, ima­gi­ner ses rela­tions avec son mari, don­ner une consis­tance intel­lec­tuelle et émo­tion­nelle à ses mou­ve­ments, à son choix. Ce n’est qu’en recons­ti­tuant à tra­vers l’imaginaire lit­té­raire le pos­sible de sa vie — avec la contex­tua­li­sa­tion his­to­rique requise, évi­dem­ment — que j’ai pu lui redon­ner parole et existence.

Si les archives et les jour­naux de l’époque ont été fon­da­men­taux pour retrou­ver le rôle his­to­rique de Rosalia Montmasson, c’est une intense péné­tra­tion empa­thique qui m’a per­mis de mar­cher, voir, pen­ser à ses côtés sur les champs de bataille, dans la fureur de la tra­hi­son, dans le déses­poir de l’abandon, et de recons­ti­tuer à tra­vers la fic­tion lit­té­raire — à par­tir de petits indices docu­men­taires — les zones muettes de sa biographie.

[Joseph Stella, extrait de Collage No. 8, 1922]

Un solide socle his­to­rique sou­tient ces trois ouvrages — l’Inquisition et ses résis­tances, l’expédition des Mille menée par Garibaldi et la construc­tion de la répu­blique ita­lienne, les luttes sociales de la seconde moi­tié du XXe siècle. Mais vous écri­vez éga­le­ment de la poé­sie, qui n’est pas encore tra­duite en fran­çais. L’histoire, la poli­tique, viennent-elles aus­si impré­gner vos recueils poé­tiques ?

Il m’est dif­fi­cile de répondre à cette ques­tion. Je le ferai avec une cita­tion, dont je ne suis pas sûre qu’elle soit cor­recte, mais je crois que c’est Rafael Alberti qui a affir­mé qu’on peut aus­si faire la révo­lu­tion en par­lant de la neige. Et lui, le socia­lisme et la révo­lu­tion, il savait ce que c’était.

Je n’ai jamais cru au réa­lisme socia­liste dans la prose et encore moins dans la poé­sie ; per­son­nel­le­ment, j’estime que, pour être ce qu’elle est, et donc poli­tique, l’écriture — et la poé­sie en par­ti­cu­lier — doit être une expé­rience de véri­té (ce qui ne signi­fie pas réa­li­té tout court) et une parole de liber­té ; et pour moi, dans ce sens, el limo­ne­ro des vers de Machado est poli­tique, tout comme la force implo­sive des Sonnets de l’amour obs­cur de Lorca, la démul­ti­pli­ca­tion exis­ten­tielle de Pessoa, « L’infini » de Leopardi, le « Howl » d’Allen Ginsberg ; et je pour­rais conti­nuer en citant beau­coup, vrai­ment beau­coup de poètes qui m’ont fait regar­der et vivre d’une façon nou­velle les sen­ti­ments, les choses, l’histoire. Le monde.

« C’est sur le cours ano­nyme et humain des géné­ra­tions que je me penche, j’y cherche des traces, m’y reflète, avec tout ce que je suis. »

Oui, c’est vrai, mes his­toires ont à voir avec la grande Histoire, mais c’est la par­tie occul­tée de cette der­nière qui m’attire et me motive ; c’est sur le cours ano­nyme et humain des géné­ra­tions que je me penche, j’y cherche des traces, m’y reflète, avec tout ce que je suis : mon into­lé­rance envers l’injustice, mon ima­gi­naire, mon lan­gage. Qui dans mes vers tra­duit sou­vent la vie en métaphore.

D’ailleurs, sépa­rez-vous ces espaces, poé­sie et nar­ra­tion, ou cher­chez-vous à les faire se ren­con­trer, par­fois, tou­jours, sur les pages d’un même livre ?

Je suis arri­vée très tard à la prose : à presque cin­quante ans ! Par contre, j’ai com­men­cé à écrire de la poé­sie dès l’adolescence ; ini­tia­le­ment, une pure confes­sion sen­ti­men­tale, qui s’est ensuite trans­for­mée en expres­sion : une parole qui ne veut pas seule­ment don­ner leur nom aux choses, mais tra­duire leur noyau de véri­té, fon­de­ment sou­vent occul­té de leur exis­tence, de leurs rela­tions, de leur révé­la­tion ; un lan­gage de liber­té abso­lue qui ne sup­porte aucun condi­tion­ne­ment, ni édi­to­rial, ni de lec­to­rat et encore moins de clar­té lin­guis­tique. De ce fait, le pas­sage de la poé­sie à la prose n’a pas été facile pour moi ; habi­tuée à un rap­port de liber­té incon­di­tion­nelle — et, à la fois, de néces­si­té abso­lue — avec la parole poé­tique, il a été ardu de la plier au récit.

[Joseph Stella, extrait de Collage No. 21, 1920]

En écri­vant en prose, tout me sem­blait condi­tion­né, super­flu, jusqu’à ce que les his­toires de vie effa­cées qui pres­saient en moi, qui vou­laient à tout prix être racon­tées, finissent par for­cer mon lan­gage ; avec un peu d’humilité, la parole de la poé­sie s’est trans­for­mée en temps, en nar­ra­tion, en cédant un peu de sa liber­té à la cohé­rence de la com­po­si­tion, aux moti­va­tions du per­son­nage. Mais la pra­tique de la poé­sie — par ailleurs, je conti­nue à en écrire — est une dépen­dance dont on ne se défait jamais, car il ne s’agit pas seule­ment de parole écrite, mais de regard, d’une autre manière de se per­ce­voir et de per­ce­voir le monde. De le per­ce­voir et de le dire.

Aujourd’hui encore, quand je m’apprête à écrire un récit, je me com­porte comme si j’écrivais une poé­sie : je pars d’une sorte de chaos émo­tion­nel pour arri­ver — à pas de four­mi ! — à la défi­ni­tion d’histoires, de per­son­nages ; et avec le même angle lin­guis­tique : par­fois, je passe des semaines à cher­cher le bon mot, à déci­der si je vais pla­cer tel adjec­tif avant ou après tel sub­stan­tif, à dépla­cer une phrase, à insé­rer une cita­tion. À notre époque de vitesse édi­to­riale et scrip­tu­rale — où cer­tains auteurs publient un livre tous les six mois — mon écri­ture-escar­got est com­plè­te­ment inac­tuelle : en moyenne, un livre tous les cinq ans. Mais je n’ai pas d’alternative, hor­mis le silence.

Vous écri­vez à pro­pos de la poète Amelia Rosselli que « la poé­sie [n’é­tait] pas pour elle un rôle à per­for­mer, mais une condi­tion de l’existence. Dans la parole, à tra­vers la parole. » Qu’entendez-vous par là ? Et cela vaut-il aus­si pour vous ?

« Même un tor­chon de cui­sine peut se trans­for­mer en poésie. »

Dans la poé­sie d’Amelia — extra­or­di­naire poé­sie : elle est consi­dé­rée comme un des plus grands poètes ita­liens du XXe siècle —, il y a l’intransitivité d’une vie qui ne se trans­for­mait jamais en futur ; le pas­sé étant pour elle un dra­ma­tique pré­sent sans issue. Hormis à tra­vers la parole de la poésie.

J’ai été bien plus chan­ceuse qu’Amelia, car je n’ai pas vécu la tra­gé­die de la dic­ta­ture fas­ciste dans ma chair, mais pour moi non plus l’écriture n’a jamais été un rôle ou un simple choix sty­lis­tique, ni dans la prose, ni dans la poé­sie ; mais une condi­tion de conti­nui­té entre le lan­gage et l’existence, où se trouvent indis­so­lu­ble­ment fon­dus — pour recou­rir à une expres­sion désuète — l’intime et le poli­tique, le concep­tuel et l’imaginaire, mon his­toire et l’Histoire.

J’écris parce que je suis vivante, avec une rela­tion très intense avec l’existant et ses formes qui n’exclut rien ; toute chose qui me touche pro­fon­dé­ment peut deve­nir écri­ture : la nature, le sen­ti­ment, l’éros, l’Histoire, de petits évé­ne­ments du quo­ti­dien. De ce fait, même un tor­chon de cui­sine peut se trans­for­mer en poésie.

Nous avons accès à vos livres grâce aux tra­duc­tions d’Eugenia Fano et de Laura Brignon, ain­si qu’au tra­vail des édi­tions Ypsilon. Quel rap­port entre­te­nez-vous avec vos livres ren­dus dans une autre langue que l’italien ? Avec le public qui les lit ?

Je les regarde, je les inter­roge, je les aime sans exac­te­ment les com­prendre. Et je remer­cie l’éditrice d’Ypsilon, ses deux tra­duc­trices, qui leur ont redon­né vie avec un nou­vel habit lin­guis­tique. Je suis très curieuse de savoir quelle sera l’approche des lec­teurs fran­çais vis-à-vis de mes récits his­to­riques : j’attends, racontez-moi !


Un grand mer­ci à Nicolas Gallet pour avoir tra­duit les ques­tions du fran­çais vers l’i­ta­lien et à Laura Brignon pour avoir tra­duit les réponses de l’i­ta­lien vers le français.
 Illustration de ban­nière : Joseph Stella, extrait de Collage No. 11, 1933


image_pdf

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Pierre Bergounioux : « La lit­té­ra­ture est par essence dis­si­dente », jan­vier 2024
☰ Lire notre entre­tien avec Catherine Poulain : « Brûler encore, brû­ler jusqu’au bout », mai 2023
☰ Lire notre entre­tien avec David Bosc : « Montrer ce que serait une vie juste », jan­vier 2023
☰ Lire notre article « La langue retrou­vée », Eugenia Fano, juin 2021
☰ Lire notre article « 1917 Decameron », Sandra Lucbert, avril 2020
☰ Lire notre article « Goliarda Sapienza : vivre abso­lu­ment », David Guilbaud, février 2019


Lire les autres articles de la série :
Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

Découvrir d'autres articles de



Nous sommes un collectif entièrement militant et bénévole, qui refuse la publicité. Vous pouvez nous soutenir (frais, matériel, reportages, etc.) par un don ponctuel ou régulier.