Les corps trans : entre assimilation et visibilité [2/2]


Texte inédit pour le site de Ballast

Dans le pre­mier volet de ce repor­tage réa­li­sé durant un an entre le Pérou et la France, Viviana Varin, mili­tante éco­lo­giste et fémi­niste fran­co-péru­vienne, don­nait la parole à plu­sieurs femmes trans. Dans ce second et der­nier volet, elle revient sur les impli­ca­tions de la crise sani­taire du Covid-19, et les stra­té­gies mili­tantes déployées dans les deux pays pour y faire face : l’ensemble des dis­cri­mi­na­tions que subissent les per­sonnes trans s’est en effet vu exa­cer­bé par la pan­dé­mie. Cependant, entre invi­si­bi­li­té ou assi­mi­la­tion, des pers­pec­tives d’ac­tions poli­tiques col­lec­tives existent : celles de l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, notamment.


[lire le pre­mier volet]


Au Pérou comme dans bien d’autres endroits, ce sont les dons et les dis­tri­bu­tions ali­men­taires de la com­mu­nau­té qui ont per­mis aux femmes trans tra­vailleuses du sexe de sur­vivre durant le confi­ne­ment. Le pays s’est cepen­dant illus­tré par un choix très spé­ci­fique dans les moda­li­tés du confi­ne­ment : des sor­ties alter­nées selon le genre, dès le 2 avril 2020. Les hommes pou­vaient ain­si sor­tir les lun­dis, mer­cre­dis et ven­dre­dis ; les femmes les mar­dis, jeu­di et same­dis — le dimanche était inter­dit pour tout le monde. Un confi­ne­ment « cis­gen­ré » contrô­lé par les forces de police et l’ar­mée qui a géné­ré une vague de peur et de mobi­li­sa­tion au sein de la com­mu­nau­té trans­genre péru­vienne. Malgré les consignes gou­ver­ne­men­tales aux forces de l’ordre de n’ef­fec­tuer aucun contrôle d’i­den­ti­té, de nom­breux abus ont été com­mis. Le plus emblé­ma­tique est sans doute celui sur­ve­nu le 6 avril dans un com­mis­sa­riat de Lima, lorsque des poli­ciers ont impo­sé des exer­cices phy­siques à trois femmes trans pour non-res­pect du confi­ne­ment, tout en les obli­geant à crier « Je veux être un homme1 ». Ils ont heu­reu­se­ment été mis à pied. Suite à une suc­ces­sion d’a­bus dénon­cés par des col­lec­tifs de la socié­té civile, le gou­ver­ne­ment a fina­le­ment fait marche arrière et sup­pri­mé le confi­ne­ment gen­ré le 10 avril. Cette mesure n’au­ra duré que huit jours, mais elle a ren­du visible la trans­pho­bie tant ins­ti­tu­tion­nelle que sociale, et démon­tré l’ur­gence du pro­jet de loi sur l’i­den­ti­té de genre. À l’i­mage de la toute pre­mière loi sur l’i­den­ti­té de genre adop­tée en Argentine en 2012, l’ob­jec­tif de celui-ci est de mettre en place une loi-cadre pour dépa­tho­lo­gi­ser et déju­di­cia­ri­ser les demandes de chan­ge­ment de nom et de sexe à l’é­tat civil, évi­tant ain­si les dis­cri­mi­na­tions et obs­tacles administratifs.

« Des poli­ciers ont impo­sé des exer­cices phy­siques à trois femmes trans pour non-res­pect du confi­ne­ment, tout en les obli­geant à crier Je veux être un homme. »

Malgré l’ur­gence révé­lée par la pan­dé­mie, il est dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner à l’heure actuelle que le pro­jet de loi soit approu­vé, tant l’hos­ti­li­té de la socié­té péru­vienne est grande sur les ques­tions de genre et d’o­rien­ta­tion sexuelle. 68 % de la popu­la­tion est contre l’u­nion civile et 75 % est contre le mariage gay. De plus, le Pérou est plon­gé dans une crise poli­tique grave depuis le 9 novembre der­nier et la des­ti­tu­tion du pré­sident Martin Vizacarra par le Parlement — pour soup­çons de cor­rup­tion. Son rem­pla­ce­ment par Manuel Merino a don­né lieu aux plus grandes mani­fes­ta­tions qu’ait connues le pays. La mobi­li­sa­tion sans relâche de la popu­la­tion a été vio­lem­ment répri­mée, cau­sant deux morts, des cen­taines de bles­sés et des dizaines de dis­pa­rus. Merino a fini par démis­sion­ner ; le Parlement a nom­mé Francisco Sagasti comme Président par inté­rim (le troi­sième du pays en une semaine). Celui-ci est en charge d’as­su­rer une tran­si­tion paci­fique jus­qu’aux élec­tions pré­si­den­tielles d’a­vril 2021. S’il est vrai qu’il ne fait pas par­tie de la coa­li­tion qui a orga­ni­sé le putsch contre Vizacarra, il n’y a encore aucune remise en ques­tion du pou­voir du Parlement et de ses forces néo­li­bé­rales cor­rom­pues et lar­ge­ment conser­va­trices — notam­ment celle du mou­ve­ment #ConMisHijosNoTeMetas (#NeTouchePasàMesEnfants).

Né au début des années 2010, ce mou­ve­ment se situe en pre­mière ligne des ultra-conser­va­teurs catho­liques. Il a été par­ti­cu­liè­re­ment actif depuis 2016, convo­quant des mil­liers de sympathisant·es dans les rues du Pérou en oppo­si­tion à l’en­sei­gne­ment du genre dans le pro­gramme natio­nal d’é­du­ca­tion de base. Le mou­ve­ment sou­tient qu’une telle approche, qu’il qua­li­fie d’« idéo­lo­gie de genre », vise à « homo­sexua­li­ser » les enfants péru­viens. En France, en 2013, le pro­gramme d’en­sei­gne­ment « ABCD de l’é­ga­li­té » (pro­po­sé par Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre des Droits des femmes), dont l’ob­jec­tif était de lut­ter contre le sexisme et les sté­réo­types de genre, avait fait l’ob­jet d’une cam­pagne d’op­po­si­tion simi­laire — des groupes proches de l’ex­trême droite et de la Manif pour tous avait dénon­cé une sup­po­sée « théo­rie du genre », laquelle vise­rait à per­ver­tir la jeu­nesse fran­çaise. #ConMisHijosNoTeMetas s’est lar­ge­ment expri­mé durant la pan­dé­mie. Suite à la demande des orga­ni­sa­tions trans d’une éva­lua­tion urgente de la loi sur l’i­den­ti­té de genre, le mou­ve­ment a réagi sur son compte Twitter en sou­te­nant que l’i­ni­tia­tive pré­ten­dait « tran­sexua­li­ser les enfants péru­viens ». Deux jours après les consignes du gou­ver­ne­ment quant au res­pect de l’i­den­ti­té de genre des per­sonnes trans durant le confi­ne­ment gen­ré, Christian Rosas, lea­der de #ConMisHijosNoTeMetas, a deman­dé aux forces de police de déso­béir aux ordres du gou­ver­ne­ment via son compte Facebook et plu­sieurs médias.

[DR]

En France : des corps tout aussi marginalisés

En France aus­si, l’ex­clu­sion des per­sonnes trans, notam­ment migrantes, s’est for­te­ment illus­trée lors de la crise du Covid-19. L’association Acceptess‑T a alors accro­ché une ban­de­role sur son bal­con : « Covid-19, révé­la­teur de trans­pho­bie, xéno­pho­bie, puto­pho­bie et pau­pé­ri­sa­tion. Macron cou­pable. » La soli­da­ri­té de la com­mu­nau­té et des asso­cia­tions a été le seul moyen de sou­te­nir les per­sonnes trans migrantes tra­vailleuses du sexe, tout en per­met­tant la bonne tenue du confi­ne­ment et, ain­si, frei­ner la pro­pa­ga­tion du virus. Dès le pre­mier jour, des réseaux d’in­for­ma­tion sur les gestes de pré­ven­tion à adop­ter se sont mis en place et des kits médi­caux ont été dis­tri­bués. Le Fonds d’aide sociale trans (FAST), consti­tué de dons de la com­mu­nau­té LGBTI, venait alors d’être créé afin de sou­te­nir les per­sonnes trans les plus pré­caires. Il a fina­le­ment per­mis de finan­cer les achats ali­men­taires et médi­caux, mais aus­si de venir en aide à des per­sonnes trans en rup­ture fami­liale ou iso­lées, ain­si que d’as­su­rer les relo­ca­li­sa­tions de per­sonnes mena­cées d’ex­pul­sion pour loyers impayés.

« Sur LCI, un direc­teur de recherche à l’Inserm et un chef de ser­vice de l’hô­pi­tal Cochin ont pro­po­sé de tes­ter un vac­cin contre le coro­na­vi­rus sur les popu­la­tions afri­caines et les prostituées. »

La Fédération Parapluie Rouge, consti­tuée d’une dizaine d’as­so­cia­tions de san­té com­mu­nau­taire et de travailleur·ses du sexe, a adres­sé une lettre ouverte au pré­sident Macron le 6 avril 2020, ain­si qu’à plu­sieurs ministres, dont Marlène Schiappa, afin d’a­ler­ter sur la situa­tion. La secré­taire d’État char­gée l’Égalité entre les femmes et les hommes a éga­le­ment été inter­pel­lée par 12 par­le­men­taires de la majo­ri­té, qui ont sou­te­nu l’ap­pel de la dépu­tée LREM Laurence Vanceunebrock-Mialon : elle deman­dait la créa­tion d’un fonds d’ur­gence pour les travailleur·ses du sexe. Une pro­po­si­tion clé en main puisque l’i­dée était de réorien­ter l’AFIS (l’Aide finan­cière à l’in­ser­tion sociale et pro­fes­sion­nelle), c’est-à-dire le fonds exis­tant dédié à l’ac­com­pa­gne­ment des par­cours de sor­tie de la pros­ti­tu­tion. Peu de per­sonnes fai­sant le choix de cet accom­pa­gne­ment, ce fonds est sous-uti­li­sé — l’argent public est dis­po­nible. Bien que cette demande ait concer­né avant tout la réponse à une urgence humaine et sani­taire, Marlène Schiappa a répon­du qu’il était « très com­pli­qué » pour l’État d’in­dem­ni­ser des per­sonnes qui exercent une acti­vi­té non décla­rée comme la pros­ti­tu­tion2. L’État refuse donc d’ai­der des per­sonnes qu’il a lui-même contri­bué à mar­gi­na­li­ser par ses poli­tiques. Mediapart a éga­le­ment relan­cé le cabi­net de la ministre ; la réponse fut une fin de non rece­voir, jus­ti­fiée par la non-dis­po­ni­bi­li­té de l’in­té­res­sée, acca­pa­rée par la lutte contre les vio­lences conju­gales. La défense des droits des femmes a encore une fois été uti­li­sée comme ali­bi pour jus­ti­fier l’ex­clu­sion des tra­vailleuses du sexe.

La pan­dé­mie a donc mal­heu­reu­se­ment réaf­fir­mé la hié­rar­chi­sa­tion des souf­frances et des corps. C’est dans cette logique que, le 2 avril 2020, sur LCI, un direc­teur de recherche à l’Inserm et un chef de ser­vice de l’hô­pi­tal Cochin ont pro­po­sé de tes­ter un vac­cin contre le coro­na­vi­rus sur les popu­la­tions afri­caines et les pros­ti­tuées, « parce qu’on sait qu’elles sont hau­te­ment expo­sées et qu’elles ne se pro­tègent pas ». Suite à la vague d’in­di­gna­tion pro­vo­quée par leurs pro­pos, les deux hommes ont pré­sen­té leurs excuses. Le rac­cour­ci uti­li­sé revêt cepen­dant un carac­tère raciste, « puto­phobe » et séro­phobe qui illustre, comme l’a écrit Rokhaya Diallo dans un article pour Regards, com­bien les corps consi­dé­rés comme « subal­ternes » sont rapi­de­ment déshu­ma­ni­sés pour ser­vir les corps « domi­nants ». Pour Acceptess‑T, le Covid-19 a rap­pe­lé la vul­né­ra­bi­li­té de l’en­semble des per­sonnes trans indé­pen­dam­ment de leur natio­na­li­té ou de leur classe sociale, mais aus­si indé­pen­dam­ment de leur phy­sique — même celles qua­li­fiées de « jolies », qui habi­tuel­le­ment trouvent qu’elles ne s’en sortent pas trop mal, ont été for­te­ment impac­tées, comme nous le dit Giovanna Rincón : « La crise sani­taire a cas­sé l’i­dée que le système‑D et un joli phy­sique pou­vaient suf­fire. Ça a démon­tré à quel point le pro­blème est sys­té­mique3. »

[Distribution, à Lima, de kits alimentaires aux femmes trans durant la pandémie (DR)]

La pression du « cispassing »

En France comme au Pérou, la ques­tion du phy­sique est une pré­oc­cu­pa­tion pour la plu­part des per­sonnes trans qui subissent la pres­sion du « cis­pas­sing » — c’est-à-dire le fait d’être perçu·e dans le genre de leur choix. Il s’a­git d’é­vi­ter les consé­quences engen­drées par le fait d’être visi­ble­ment trans : insultes, regards voyeu­ristes fas­ci­nés par l’avant/après, curio­si­té dépla­cée de savoir si la per­sonne a été opé­rée ou non, juge­ment quant au fait de faire « bien femme » ou « bien homme » à par­tir de normes binaires. Des regards que Katherine sent plus pesants en France qu’au Pérou : « La socié­té fran­çaise est super froide. Tout le monde te regarde comme une bête curieuse parce que tu as des formes. Et moi j’ai un cis­pas­sing facile alors, grâce à Dieu, j’ai pas trop de pro­blèmes parce que rien que les agres­sions par les regards, c’est vrai­ment dur. Surtout ici où tu peux pas répondre aux insultes à cause de la langue ! » Pour Luna comme pour d’autres, cir­cu­ler dans la ville est dif­fi­cile : « Après le tra­vail, je rentre direc­te­ment, je ne me dis jamais Tiens je vais aller me pro­me­ner. Je pré­fère ne pas m’ex­po­ser aux insultes, moque­ries ou cra­chats. Parfois tu te fais jolie et direct on te dit Combien ? Viens me sucer. Alors toute seule, j’ose pas. »

« Il s’a­git d’é­vi­ter les consé­quences engen­drées par le fait d’être visi­ble­ment trans : insultes, regards voyeu­ristes fas­ci­nés par l’avant/après, curio­si­té dépla­cée de savoir si la per­sonne a été opé­rée ou non. »

L’intériorisation de ces normes et des vio­lences subies a pour consé­quence la prise de risques dans les par­cours de tran­si­tion : auto-admi­nis­tra­tion d’hor­mones mais aus­si recours à des sub­stances aux consé­quences encore plus dra­ma­tiques. C’est le cas du « sili­cone indus­triel », dou­lou­reu­se­ment injec­té pour obte­nir des formes plus fémi­nines à moindre coût. Cette sub­stance est connue sous le nom d’« huile d’a­vion » car nor­ma­le­ment uti­li­sée comme lubri­fiant pour les tur­bines aéro­nau­tiques — toutes les femmes trans qui y ont recours l’ont appli­quée de manière clan­des­tine. Des années plus tard, la sub­stance s’in­filtre sou­vent dans les tis­sus mus­cu­laires et pro­voque de graves pro­blèmes d’œdèmes ou d’infections que les méde­cins ne peuvent pas soi­gner. Cette pres­sion est accen­tuée plus encore par le tra­vail du sexe. Cela consti­tue une nou­velle vio­lence, que Miluska Luzquiños, coor­di­na­trice de RedLacTrans au Pérou, ana­lyse sous le prisme du patriar­cat : « Le tra­vail du sexe des filles trans va au-delà de la vio­lence du tra­vail du sexe cis­genre car le patriar­cat a impo­sé des sté­réo­types fémi­nins très mar­qués, qui poussent les filles à s’ex­po­ser à la prise d’hor­mones sans sui­vi et à s’in­jec­ter de l’huile d’a­vion pour construire des corps qui répondent à la demande de l’a­che­teur. » Ce besoin de répondre aux normes et aux demandes des clients rend le milieu dan­ge­reux et concur­ren­tiel, les « jolies » étant à la fois uti­li­sées comme « appâts » et vio­lem­ment agres­sées, car consi­dé­rées comme une menace. Ce que résume Katherine : « Tout rentre par les yeux… Elles voient une fille jolie et elles pensent qu’elle va leur enle­ver le pain de la bouche. »

Dans pareil contexte, il est dif­fi­cile de construire de véri­tables ami­tiés, nous raconte Luna : « Dans la com­mu­nau­té, beau­coup de choses tournent autour du tra­vail du sexe alors on se com­prend, on est copines, mais en même temps il y a plein de cou­teaux dans le dos. Le ter­ri­toire est jaloux et c’est com­pli­qué d’a­voir de vraies amies. » Lors des per­ma­nences psy­cho­lo­giques, Xavier Mabire, psy­cho­logue au sein d’Acceptess‑T, est témoin de toute l’ambiguïté du fonc­tion­ne­ment de la com­mu­nau­té : y existe une véri­table soli­da­ri­té, une com­pré­hen­sion qui passe par les sous-enten­dus liés au tra­vail, à la culture et à la langue, mais dans laquelle on ne se fait pas de cadeau. « J’entends beau­coup d’i­so­le­ment. À moi elles me disent qu’elles sont tristes mais qu’elles ne peuvent pas le dire ailleurs, car ça sera uti­li­sé contre elles. Dans le cadre de la com­mu­nau­té, qu’on peut pen­ser être un milieu plus proche et pro­tec­teur, il n’est pas tou­jours pos­sible de par­ler de vécu affec­tif. Il y a des enjeux sur le phy­sique mais aus­si des enjeux dans le fait de déte­nir des infor­ma­tions de la vie émo­tion­nelle, qui peuvent ser­vir un rap­port concur­ren­tiel, faire l’ob­jet d’une vio­lence ou d’un chan­tage. Donc il y a un ver­rouillage de la parole. »

[Pérou (Marco Garro | OjoPúblico)]

En amont : le carcan du genre

Si les corps trans dérangent tant, c’est avant tout parce qu’ils ne sont pas clas­sables dans le sys­tème de genre. Dans les années 1990, l’i­den­ti­té trans­genre s’est en par­tie déve­lop­pée en cas­sant les codes du bina­risme de genre homme-femme. Sébastien Chauvin, socio­logue spé­cia­liste du genre à l’Université de Lausanne, l’ex­plique : il s’a­git là d’une rup­ture que les per­sonnes qui se défi­nissent comme « non-binaires » poussent aujourd’­hui encore plus loin, en ce qu’elles cassent la linéa­ri­té qui consiste à pas­ser d’une caté­go­rie de genre à une autre — à tra­vers des par­cours de tran­si­tion cor­po­relle plus ou moins pous­sés, les­quels repro­duisent les normes dicho­to­miques femme-homme. Bien que dif­fé­rentes, les iden­ti­tés non-binaires et les vécus des per­sonnes trans par­tagent la remise en ques­tion des réfé­ren­tiels binaires, et notam­ment celui de la mas­cu­li­ni­té. Ce qu’ex­prime Luna : « Nous, c’est un peu comme si on don­nait tort aux normes de l’homme com­mande et la femme obéit. »

« Les corps d’en­fants inter­sexes conti­nuent de subir des actes chi­rur­gi­caux et des trai­te­ments hormonaux. »

Elsa Dorlin, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie poli­tique et spé­cia­liste du genre, inter­roge la façon dont la science a déter­mi­né les cri­tères cor­res­pon­dant à l’un des deux sexes bio­lo­giques pos­sibles, par­mi toute une palette de carac­té­ris­tiques chro­mo­so­miques, ana­to­miques, gona­diques et hor­mo­nales qui s’ex­priment à dif­fé­rent degrés sur le plan phy­sique, chez tous les indi­vi­dus (dans l’ap­pa­rence des organes géni­taux, dans la dis­tri­bu­tion des graisses, de la pilo­si­té, de la masse mus­cu­laire ou encore de la poi­trine). Les per­sonnes inter­sexes ou trans qui ne rentrent pas dans l’une ou l’autre de ces deux caté­go­ries sont alors consi­dé­rées comme étant « né·es dans le mau­vais corps », donc comme devant bas­cu­ler vers l’un des deux côtés. Les corps d’en­fants inter­sexes conti­nuent de subir des actes chi­rur­gi­caux et des trai­te­ments hor­mo­naux visant à les rendre plus conformes aux sté­réo­types de genre binaires, y com­pris lors­qu’il n’y a aucun impé­ra­tif de san­té. Quant aux par­cours de tran­si­tion fran­çais, ils ne consi­dèrent plus la tran­si­den­ti­té comme une affec­tion men­tale depuis 2018 mais sont ali­gnés sur l’OMS, qui la défi­nit comme une « incon­gruence de genre ». Elsa Dorlin prend l’exemple du sport afin d’illus­trer l’ar­bi­traire de la norme : « Il existe une mul­ti­pli­ci­té de corps alors pour­quoi les enfer­mer dans deux caté­go­ries oppo­sées issues d’un condi­tion­ne­ment des corps à avoir des capa­ci­tés dif­fé­rentes basées sur deux sexes : l’un plus fort, l’autre plus faible ? Penser les corps dans leurs véri­tables diver­si­tés bio­lo­giques pour­rait par exemple mener à la créa­tion de caté­go­ries spor­tives tout aus­si diverses basées sur le poids ou la taille, indé­pen­dam­ment du sexe. »

Durant une confé­rence-débat en octobre 2019 où se retrouvent usager·ères d’Acceptess‑T, figures poli­tiques et chercheur·euses, Sam Bourcier, socio­logue trans et mili­tant queer, dénonce la rela­tion de cau­sa­li­té inven­tée entre sexe et genre pour jus­ti­fier les rap­ports de pou­voir du modèle néo­li­bé­ral patriar­cal : « C’est pour tous qu’il y a ce car­can de la dif­fé­rence sexuelle ! C’est une fic­tion née avec le capi­ta­lisme pour anta­go­ni­ser les deux sexes et jus­ti­fier la divi­sion du tra­vail avec la femme à la mai­son, et c’est ce que les pays colo­ni­sa­teurs ont expor­té. La dua­li­té pré­sen­tée comme état de nature est une créa­tion. » Elsa Dorlin va dans le même sens : « Une fois qu’on connaît le sexe d’une per­sonne, elle est clas­sée dans l’un des deux genres asso­ciés et la socié­té se met en marche : le Madame et le Monsieur, les règles de conju­gai­son et d’ac­cords avec le mas­cu­lin qui l’emporte, les poli­tiques de filia­tion, la défi­ni­tion des rôles de cha­cun avec l’homme dans l’es­pace public et la femme à la mai­son… » Cette natu­ra­li­sa­tion des normes binaires se voit ren­for­cée par les croyances reli­gieuses et l’in­jonc­tion à pro­créer. Une ana­lyse que par­tage Eimy, femme trans d’une qua­ran­taine d’an­nées : « Ça vient d’où ce truc d’homme et de femme ? Ça vient du bina­risme reli­gieux qui dit qu’une femme doit pro­créer et qu’en plus elle est le sexe faible et doit res­ter à la mai­son pour s’oc­cu­per des enfants. Nous les trans, on a tou­jours exis­té. Mais c’est dif­fi­cile de faire bou­ger les men­ta­li­tés. »

[AHF PERÚ]

Dépasser la recherche d’invisibilité

Pour ten­ter de pal­lier la pres­sion du cis­pas­sing et la recherche d’in­vi­si­bi­li­té qu’elle génère, Acceptess‑T a mis en place dif­fé­rentes acti­vi­tés, à com­men­cer par les fêtes d’an­ni­ver­saire men­suelles. Elles sont nées du besoin de créer des évé­ne­ments de socia­bi­li­té dans un espace qui ne soit pas le domi­cile, mais où il n’y ait pas besoin de dépen­ser de l’argent. Ces temps fes­tifs per­mettent éga­le­ment de faire le point sur la vie asso­cia­tive et les mobi­li­sa­tions à venir. Il s’a­git d’un pre­mier pas pour que les usager·ères dépassent la démarche per­son­nelle, d’ordre social ou sani­taire, afin de prendre part à la dimen­sion plus poli­tique de l’as­so­cia­tion. Acceptess‑T cherche aus­si à créer de la visi­bi­li­té avec les filles, avec, par exemple, un pro­jet de sor­ties aux musées — dif­fi­ciles à décou­vrir seules, pour des femmes trans migrantes qui fré­quentent peu le centre de la ville. L’association tra­vaille en outre à la pro­mo­tion de l’ac­ti­vi­té phy­sique (notam­ment la pis­cine, dont beau­coup se privent), pen­sée comme outil d’é­man­ci­pa­tion à par­tir du par­tage d’ex­pé­riences et d’un tra­vail sur l’es­time de soi et de son corps. L’objectif est d’ob­te­nir d’autres cré­neaux pour le vol­ley, sport très popu­laire en Amérique latine, pra­ti­qué par les filles l’é­té au bois de Boulogne — des tour­nois infor­mels y sont orga­ni­sés. L’idée est d’in­sé­rer sa pra­tique dans des espaces publics dédiés où les condi­tions d’en­traî­ne­ment pour­raient être meilleures, mais aus­si, comme le dit Eimy, où elles pour­raient appor­ter de la visi­bi­li­té : « Avec le vol­ley, d’une, phy­si­que­ment tu te sens mieux, et de deux, tu apportes de la visi­bi­li­té. Moi je l’ap­porte au quo­ti­dien et dans mon sport. »

« Ces temps fes­tifs per­mettent éga­le­ment de faire le point sur la vie asso­cia­tive et les mobi­li­sa­tions à venir. »

La façon dont elles créent de la « bonne visi­bi­li­té » est impor­tante pour elles. Elles ne se sentent pas tou­jours à l’aise avec les temps de fête et de reven­di­ca­tions que sont notam­ment la Gay Pride ou l’Existrans. Certaines se posent des ques­tions sur la façon dont y sont por­tés les mes­sages poli­tiques, et sont par­fois mal à l’aise avec le côté « débri­dé » qui, selon elles, des­sert la cause. C’est le cas d’Eimy : « Je passe tou­jours de bons moments avec mes ami·es gays, mais c’est comme si je me pro­me­nais avec une plume au car­na­val de Rio. J’adore la fête, et que chacun·e puisse être qui iel est, mais se vau­trer dans tous les sens ça ne sert à rien. C’est au jour le jour qu’il faut démon­trer que d’autres types de per­sonnes existent. » Katherine abonde : « Tout le monde sait déjà qu’on est tra­vailleuses du sexe, alors pour­quoi ren­for­cer la curio­si­té mal­saine en y allant nues ? Moi je viens d’un endroit où mon corps devait être exa­gé­ré­ment visible parce que c’é­tait mon outil de tra­vail. Je devais me conver­tir en objet sexuel, et il n’y a pas de pro­blème. Mais je ne veux pas devoir aus­si le faire pour pas­ser un pré­ten­du mes­sage. »

Des aspi­ra­tions à une « visi­bi­li­té invi­sible » légi­times, mais à double tran­chant dans un contexte de dépo­li­ti­sa­tion des marches des fier­tés et du mou­ve­ment LGBTI dans son ensemble. Dans un article pour Vice, Gianfranco Rebuccini, mili­tant queer et cher­cheur en anthro­po­lo­gie du genre et des sexua­li­tés à l’EHESS, ana­lyse les évo­lu­tions et les para­doxes de la marche des fier­tés : « La Pride a tou­jours été un évé­ne­ment fes­tif, même si plus poli­ti­sé autre­fois. Sa dépo­li­ti­sa­tion vient avec celle des mou­ve­ments LGBT : à par­tir des années 1990 et 2000, on s’est concen­tré sur la ques­tion des droits et le dia­logue avec l’État. Or il faut être digne, sérieux et en quelque sorte un peu hété­ro pour par­ler avec l’État hété­ro­sexuel, et les sub­jec­ti­vi­tés LGBT et sur­tout LGB deviennent de plus en plus straights et res­pec­tables pour se faire entendre. Cette concen­tra­tion sur les droits est à repla­cer dans l’histoire de l’épidémie du sida : c’est à par­tir de là qu’on a com­men­cé à deman­der les droits au mariage, ce qui était tout à fait juste à l’époque parce que c’était une ques­tion de sur­vie. Le pro­blème, c’est que cette ques­tion a pha­go­cy­té tout le reste. La Pride est res­tée un évè­ne­ment fes­tif mais est deve­nue une espèce de car­na­val au sens anthro­po­lo­gique du terme, le seul moment de la vie où les per­sonnes LGBT peuvent expri­mer libre­ment une inver­sion des normes dans l’espace public. » C’est de cette res­pec­ta­bi­li­té dont se nour­rissent les logiques d’ex­clu­sion des femmes trans et/ou tra­vailleuses du sexe des com­bats fémi­nistes4, mais aus­si de cer­tains cou­rants LGBTI qui déplacent l’ex­clu­sion vers de nou­veaux corps à mettre à la marge.

[Pérou (Daniella Villasana | www.daniellevillasana.com)]

Quelle place pour le « TI » de LGBTI ?

Si les per­sonnes trans­genres et inter­sexes font par­tie de la « famille » LGBTI, le lien avec leur sexua­li­té n’est pas la ques­tion prin­ci­pale. Il s’a­git avant tout pour elles d’une ques­tion d’i­den­ti­té de genre et non d’o­rien­ta­tion sexuelle. Les motifs de dis­cri­mi­na­tions étant dif­fé­rents, les agen­das de reven­di­ca­tions entre LGB et TI le sont néces­sai­re­ment aus­si. De nombreux·ses militant·es trans déplorent ce qui est dési­gné au Pérou comme un trop plein de « gay­sis­mo » au sein du mou­ve­ment LGBTI — sou­vent pré­sen­té comme un ensemble uni­forme. Leurs reven­di­ca­tions se voient volon­tiers relé­guées au second plan, notam­ment si la stra­té­gie de lutte est basée sur l’ac­cès aux droits à par­tir d’un dia­logue avec l’État, qui, en se sai­sis­sant de fenêtres légis­la­tives pour tendre vers l’é­ga­li­té, met les reven­di­ca­tions en concur­rence et poussent à la nor­ma­ti­vi­té. En France, les der­niers acquis sociaux pour les gays et les­biennes illus­trent éga­le­ment cette hié­rar­chi­sa­tion : le mariage et l’a­dop­tion, mais aus­si la toute récente PMA, excluent les per­sonnes trans. En sep­tembre 2019, l’Assemblé natio­nale a ain­si exa­mi­né le pro­jet de loi bioé­thique et déci­dé de la pri­mau­té de l’i­den­ti­té à l’é­tat civil, créant deux inéga­li­tés pour les per­sonnes trans : un homme trans pos­sé­dant un uté­rus et des ovo­cytes fonc­tion­nels mais ayant réa­li­sé son chan­ge­ment d’é­tat civil n’au­ra pas accès à la PMA ; quant aux femmes trans qui sont en couple avec une femme pou­vant conce­voir un enfant par PMA, elles se voient inter­dire la conser­va­tion de leurs gamètes avant le recours à d’é­ven­tuels trai­te­ments hor­mo­naux dans le cadre de leur tran­si­tion (ceux-ci pou­vant affec­ter leur fer­ti­li­té). La men­tion du sexe à l’é­tat civil, prin­ci­pa­le­ment jus­ti­fiée par la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions sexistes, risque jus­te­ment ici de consa­crer par la loi une dif­fé­rence de traitement.

« Les motifs de dis­cri­mi­na­tions étant dif­fé­rents, les agen­das de reven­di­ca­tions entre LGB et TI le sont néces­sai­re­ment aussi. »

Il en va de même pour la filia­tion. Le mariage gay a ouvert l’ac­cès à une filia­tion par­ta­gée par le biais de l’a­dop­tion, ce qui a per­mis la recon­nais­sance par la loi de familles homo-paren­tales qui exis­taient déjà aupa­ra­vant en dehors du cadre légal. À l’i­mage de ces familles, les familles trans­pa­ren­tales existent hors PMA et hors conser­va­tion, avec des parents trans qui ont réa­li­sé leur tran­si­tion après avoir eu leurs enfants. Cependant, ces situa­tions font face à un vide juri­dique : les hommes trans qui ont accou­ché et les femmes trans qui ont eu des enfants avec leurs com­pagnes ne peuvent deve­nir ni pères ni mères bio­lo­giques à l’é­tat civil et ne sont pas reconnu·es comme tel·les sur les actes de nais­sance de leurs enfants. En bref, rien ne pré­voit l’é­ta­blis­se­ment d’une nou­velle filia­tion pour que les familles trans­pa­ren­tales puissent exis­ter légalement.

Dans les pays occi­den­taux où le mariage gay a été adop­té, il reste donc l’ins­ti­tu­tion nor­ma­tive qui garan­tit la repro­duc­tion des normes binaires et de la famille nucléaire. Pour certain·es militant·es, le mariage et la PMA s’a­dressent en effet prin­ci­pa­le­ment à des per­sonnes pri­vi­lé­giées qui adhèrent à un cadre hété­ro­nor­ma­tif, doré­na­vant éga­le­ment homo­nor­ma­tif, auquel elles prennent part en tra­vaillant, en étant ren­tables, en consom­mant et en se repro­dui­sant. Gianfranco Rebuccini ana­lyse com­ment cer­taines mino­ri­tés sexuelles en Occident sont pas­sées de la contes­ta­tion à l’in­té­gra­tion dans les ins­ti­tu­tions publiques, mais aus­si via le mar­ché éco­no­mique : « En France comme ailleurs, le pro­ces­sus a été le même : avec cette cap­ture par l’État des sub­jec­ti­vi­tés LGBT et cette inci­ta­tion à la res­pec­ta­bi­li­té, on perd tout le reste des poli­tiques LGBT qui étaient fon­dées sur l’anticapitalisme, l’antipatriarcat et l’antiracisme, très forts dans les années 70 et 80, au moins pour les mou­ve­ments de libé­ra­tion sexuelle. La droi­ti­sa­tion est aus­si très liée au fait d’avoir cédé au dia­logue avec les entre­prises capi­ta­listes : on n’est plus dans un affron­te­ment avec l’État, les entre­prises ou le monde du tra­vail mais dans une adap­ta­tion à ces formes d’exploitation. » Dans son der­nier ouvrage, Homo Inc.orporated — Le tri­angle et la licorne qui pète, Sam Bourcier va dans le même sens et cri­tique ce « mana­ge­ment des diver­si­tés » qui, à tra­vers des poli­tiques de droits mains­tream, cache les oppres­sions et les vio­lences qu’im­pose le capi­ta­lisme à celles et ceux qui ne sont pas solubles ni dans la consom­ma­tion, ni dans la repro­duc­tion de normes binaires. Une nor­ma­li­sa­tion qui réduit autant les diver­si­tés que l’ob­jet de revendication.

[Angela Weiss | AFP | Getty Images]

Au-delà de l’assimilation : l’autodétermination

En France comme au Pérou, le prix de l’é­man­ci­pa­tion est cher à payer. Alors com­ment main­te­nir le ren­ver­se­ment du stig­mate et dépas­ser les stra­té­gies d’invisibilité ou d’as­si­mi­la­tion ? Sur le plan juri­dique, plu­sieurs pistes existent. L’une d’entre elles est la créa­tion d’une troi­sième caté­go­rie de sexe, le sexe neutre, mais elle pose la ques­tion de la volon­té des parents à ins­crire leur enfant dans cette case sans savoir ce que cela pour­rait entraî­ner en termes de dis­cri­mi­na­tion. Une autre option serait de lais­ser l’en­fant défi­nir son sexe, en appor­tant une éven­tuelle modi­fi­ca­tion à l’ins­crip­tion de nais­sance figu­rant sur l’é­tat civil. Une troi­sième piste serait la sup­pres­sion pure et simple de la men­tion du sexe à l’é­tat civil. Pour Philippe Guez, direc­teur de l’Institut d’é­tudes judi­ciaires de l’Université de Nanterre, cela ne pose­rait pas de pro­blème majeur en France car les règles de droit qui dépendent du sexe sont de moins en moins nom­breuses. Il rap­pelle qu’au XIXe siècle, les nou­veaux-nés devaient être pré­sen­tés à un offi­cier d’é­tat civil qui regar­dait s’il s’a­gis­sait d’un gar­çon, c’est-à-dire d’un sol­dat en deve­nir. Le fait d’être homme ou femme impli­quait alors un cer­tain nombre de consé­quences juri­diques qui ne sont plus d’ac­tua­li­té aujourd’­hui — entraî­nant ain­si une désexua­li­sa­tion du droit. La sup­pres­sion de la men­tion du sexe serait pos­sible sans que cela ne vienne per­tur­ber les règles en vigueur encore régies par le sexe, excep­té dans deux domaines : la filia­tion et la pari­té. C’est que le sexe est encore men­tion­né dans une pers­pec­tive de lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, via la pari­té. Mais, pour Philippe Guez, « ce n’est pas parce que vous sup­pri­mez la men­tion du sexe qu’il n’y a plus de sexe dans la vie cou­rante ».5

« Au XIXe siècle, les nou­veaux-nés devaient être pré­sen­tés à un offi­cier d’é­tat civil qui regar­dait s’il s’a­gis­sait d’un gar­çon, c’est-à-dire d’un sol­dat en devenir. »

Dans la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions, le droit prend en compte un cer­tain nombre de cri­tères comme la race, la reli­gion, l’o­rien­ta­tion sexuelle, l’i­den­ti­té de genre et le sexe, mais ces élé­ments ne sont pas consta­tés dans des docu­ments d’i­den­ti­té — sauf le sexe. Aucun docu­ment ne dit que vous êtes hétérosexuel·le, de reli­gion chré­tienne, etc. ; pour­tant, il est pos­sible de com­battre les dis­cri­mi­na­tions fon­dées sur ces cri­tères. Quant à la filia­tion, le chan­tier juri­dique et social serait plus consé­quent : en France, comme dans de nom­breux autres pays, les modes d’établissement de la filia­tion sont encore sexués, sauf pour la filia­tion adop­tive. Il fau­drait donc les réfor­mer sur le plan juri­dique. Mais c’est toute la struc­tu­ra­tion de la famille nucléaire à laquelle il fau­drait tou­cher, ce qui dépasse la ques­tion de l’é­ga­li­té des droits. À cet égard, l’a­gen­da queer se place dans le débat public au-delà de la lutte contre les dis­cri­mi­na­tions défen­due par l’a­gen­da des droits. Il défend l’i­dée de l’au­to­dé­ter­mi­na­tion pen­sée comme pro­ces­sus col­lec­tif pour décons­truire le bina­risme et les hié­rar­chi­sa­tions sociales qu’il implique. En ce sens, le genre ne concerne pas seule­ment les per­sonnes trans, inter­sexes ou non-binaires ; le genre concerne tout le monde. À par­tir de la cri­tique du sys­tème sexe/genre, la pen­sée et la pra­tique queer défendent une défi­ni­tion éten­due des sexes et des genres ain­si que des reven­di­ca­tions asso­ciées. L’agenda queer s’ancre dans la dénon­cia­tion du sys­tème capi­ta­liste et de l’en­semble des inéga­li­tés qu’il pro­duit : sexisme, exclu­sion, vio­lences à l’en­contre des femmes, des trans, des migrant·es, des per­sonnes raci­sées et, plus lar­ge­ment encore, la des­truc­tion du vivant.

Gianfranco Rebuccini défend la pers­pec­tive d’une « poli­tique queer des 99 % » : « Mais à quoi bon deman­der l’égalité des salaires si les salaires sont pour­ris pour tout le monde ? À quoi bon deman­der l’égalité de trai­te­ment au bou­lot si les condi­tions de tra­vail sont mau­vaises pour tout le monde ? Comme il y a aujourd’hui un fémi­nisme du 99 %, on a besoin d’une poli­tique queer pour le 99 % qui lutte contre l’exploitation et non pour un droit à se faire exploi­ter équi­ta­ble­ment ! Pour le droit au mariage et la PMA, c’est pareil : pour­quoi deman­der des droits qui en réa­li­té rétré­cissent les pos­si­bi­li­tés d’organiser nos familles autre­ment qu’autour du couple ? On devrait fon­der nos poli­tiques sur des pro­po­si­tions qui visent à trans­for­mer l’organisation même de la famille et du tra­vail repro­duc­tif. » Il ne s’a­git pas de noyer les reven­di­ca­tions spé­ci­fiques des per­sonnes trans dans une approche queer glo­bale, au détri­ment de reven­di­ca­tions juri­diques et médi­cales urgentes, mais de se dési­den­ti­fier des normes et des valeurs des 1 %, prin­ci­pa­le­ment basées sur l’ac­cès à des posi­tions de pou­voir. La « poli­tique queer des 99 % » ima­gine la socié­té à par­tir de ce qui est consi­dé­ré comme « à la marge » pour prendre conscience du cumul de dis­cri­mi­na­tions et de vul­né­ra­bi­li­tés que peuvent subir celles et ceux qui s’y trouvent, mais aus­si pour faire cir­cu­ler les posi­tions de pou­voir dif­fé­rem­ment et, ain­si, construire de nou­velles formes de vivre-ensemble et de libertés.


Photographie de ban­nière :  Pacific Press | LightRocket | Getty Images


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  1. Images du pro­gramme d’in­for­ma­tions télé­vi­sé 24 Horas Edición Central de Panamericana Televisión, dif­fu­sées le 7 avril 2020.[]
  2. « L’Europe face au Covid, et l’urgence pour les tra­vailleuses du sexe », À l’air libre 16, Mediapart, 8 avril 2020.[]
  3. Les pro­pos recueillis en espa­gnol ont été tra­duits par Viviana Varin. À noter que ce texte opte pour l’utilisation de l’écriture inclu­sive, sauf pour les pro­pos recueillis en fran­çais, qui ont été gar­dés tels que for­mu­lés par leurs auteur·es. Merci à Sophie Gergaud pour son tra­vail de relec­ture [ndla].[]
  4. Lire à ce sujet « Le débat sur la place des femmes trans n’a pas lieu d’être », Libération, 26 février 2020.[]
  5. Intervention de Philippe Guez dans l’é­mis­sion « Faut-il sup­pri­mer la men­tion du sexe des papiers d’identité ? », France Culture, 11 avril 2019[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Valérie Rey-Robert : « Le pro­blème, c’est la manière dont les hommes deviennent des hommes », avril 2020
☰ Lire notre article « L’homophobie, ciment de l’extrême droite espa­gnole », Arthur Brault Moreau, avril 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Grisélidis : Grisélidis : « Porter la parole des prostitué·es, avec les prostitué·es », juillet 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Couleurs Gaies : « Nos droits ne sont jamais acquis », mars 2017
☰ Lire notre article « Antiracisme et lutte contre l’homophobie : retour aux conver­gences », juillet 2015
Viviana Varin

Franco-péruvienne, militante pour le climat et féministe cisgenre alliée des luttes LGBTQI+.

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