Entretien inédit pour le site de Ballast
C’est au local de Couleurs Gaies, association LGBT de Metz, que Matthieu Gatipon Bachette, son président, nous donne rendez-vous. Un bar associatif et une vaste bibliothèque, dans la seconde partie dudit local, presque aussi spacieuse. On imagine sans mal les diverses réunions qui s’y tiennent et les projets qui s’y construisent — l’association ne manque pas de dynamisme ni de réactivité et entend rompre avec la raideur d’un certain militantisme : la lutte peut aussi avoir le sourire. Quatre ans après les défilés rose et bleu de la Manif pour Tous, nous posons quelques questions à ce collectif qui tient à mener « le pari de la visibilité ».
Affiches de prévention contre le Sida retirées par certaines mairies, local LGBT attaqué à Strasbourg, agression homophobe à Metz… La fin 2016 ne fut pas enthousiasmante…
On vit dans une société qui se dit tolérante mais, en réalité, l’homosexualité est circonscrite à des espaces restreints. C’est quelque chose qui, finalement, ne doit pas se voir. Nous faisons au contraire le pari de la visibilité, en voulant démontrer que les peurs des gens vis-à-vis de l’homosexualité sont infondées. Depuis le Mariage pour tous, la parole homophobe s’est libérée, tandis que certains souhaitaient restreindre les droits des gays (sans pour autant se dire homophobes !)… Ces agressions sont aussi le résultat d’un climat instauré par des politiques qui tiennent des propos homophobes et portent en cela une lourde responsabilité, tout comme les médias. Tout le monde ou presque connaît Ludovine de La Rochère, mais pas Aurore Foursy, la présidente de l’inter-LGBT ! J’ai conscience que tout ceci est également le résultat d’un rapport de force. Cela dit, l’intérêt pour la question homosexuelle progresse dans les couches les plus jeunes de la société et c’est ce qui nous encourage, nous fait espérer, nous prouve que notre militantisme n’est pas vain et qu’il porte ses fruits. Lorsqu’il y a des agressions, qu’il s’agisse de s’en prendre à un local, à une personne physiquement ou verbalement, c’est malheureusement monnaie courante, ce qui est vital c’est qu’il y ait une réponse politique. Nous nous efforçons de faire notre part. Malheureusement, pour faire de la démagogie, il y a du monde, mais pour la pédagogie, beaucoup moins !
De quelle manière agit concrètement votre organisation ?
« L’intérêt pour la question homosexuelle progresse dans les couches les plus jeunes de la société et c’est ce qui nous encourage, nous fait espérer. »
Dans les écoles, premièrement, où l’on voit 3 000 élèves par an en moyenne en Lorraine ! En tant qu’association complémentaire de l’enseignement public, nous avons beaucoup de facilités pour intervenir dans les établissements scolaires. En plus de nos bénévoles, une camarade qui fait son service civique travaille en tant que volontaire pour l’association, grâce à notre partenariat avec la Ligue de l’enseignement. Nous sommes partie prenante du collectif Laïcité 57, comme d’associations antiracistes, car nous avons conscience de la nécessité d’articuler les luttes. Nous disposons d’un local où nous écoutons ceux qui en ont besoin pour les conseiller, les aider dans la découverte de leur sexualité, les problèmes que cela peut engendrer au sein de la société ou dans leur entourage, bref, dans leur vie ! Nous avons donc un volet pédagogique, un volet social et un volet plus politique : nous nous portons partie civile lors d’agressions, nous nous mobilisons dans la rue pour les dénoncer, comme pour dénoncer l’homophobie d’où qu’elle vienne (réactionnaires divers, extrême droite…). Nous prévenons, informons, dénonçons, luttons pour l’égalité des droits par tous les moyens pertinents dont nous disposons. Nos droits ne sont jamais acquis et ils disparaissent si on ne les défend pas. Cela vaut pour la lutte des gays comme pour les autres luttes. Si on ne s’occupe pas de politique, alors la politique s’occupe de nous ! Concernant les canaux utilisés, nous nous appliquons vraiment à rompre avec un militantisme « austère » en essayant d’être le plus accessible possible : cela peut passer par un bar au sein du local — il s’agit aussi de s’adapter au virage numérique désormais complémentaire du militantisme « classique ». Les réactionnaires ont eu un coup d’avance sur nous, là-dessus ; il a fallu rattraper le retard. Il est très important pour une association comme la nôtre de ne pas être larguée sur ce terrain-là.
Certains vous ont reproché votre affiche contre le FN, qui mentionnait « toutes les folles ne sont pas au Front »…
Cette affiche a davantage plu à un public de militants. Des gens ont compris où on voulait en venir ; d’autres ont sans doute été gênés qu’on s’attaque à l’extrême droite… car il y a bien des gays qui, malheureusement, sont d’extrême droite ! Nous avons décidé de nous réapproprier ce qui est une insulte dans la bouche de certains ; pas dans la nôtre ! J’ai sincèrement du mal à saisir ce qu’il y a de négatif dans cette formulation et la gêne que ça a pu occasionner… même si je peux concevoir le cheminement. Mais si certains gays — qu’on n’amalgame pas à des « folles » — s’assument en tant que « folles », en quoi est-ce gênant ? Quoi qu’il en soit, nous parlons au nom de notre association. Je ne suis pas le grand manitou de la « communauté gay » !
La doctrine des religions monothéistes s’oppose à l’homosexualité : sont-elles, aujourd’hui encore, à compter au nombre de vos adversaires ?
Il est certain que le dogme de ces religions n’est a priori guère favorable à l’émancipation homosexuelle ! Mais les religions sont surtout des instruments : on peut faire dire beaucoup de choses à des textes écrits il y a des siècles ! On argumente contre le clergé, ici, non en tant que représentant d’une religion mais parce que son discours s’oppose à notre émancipation. Il existe des mouvements d’églises « inclusives », par exemple — ce n’est donc pas toujours et forcément un antagonisme. Quand nous nous réunissons devant l’évêché, c’est parce qu’il accueille Civitas, pas parce qu’ils sont chrétiens. Quand l’UOIF fait de la propagande en amalgamant zoophilie et homosexualité, nous avons organisé un rassemblement pour protester, et c’est encore à cause de leur homophobie, pas d’autre chose. Quand c’est un homme politique qui tient des propos homophobes, on les dénonce avec la même vigueur ! Nous ne nous demandons pas à quelle religion appartiennent les homophobes et s’ils en ont une.
Comment avez-vous analysé l’émergence de la Manif pour Tous ? Une peur de voir le « modèle familial » traditionnel disparaître ?
« Quand on conquiert de nouveaux droits, tout le monde en profite. Nous avons obtenu le Pacs, et énormément d’hétéros en profitent ! »
Ces gens n’ont rien à craindre… On ne milite pas pour que tout le monde devienne homosexuel. J’ajouterais que ce schéma familial traditionnel est quand même une illusion, et de tout temps ! La famille est une institution qui évolue, loin du modèle figé, immuable, que certains voudraient nous vendre. On peut aussi constater qu’on ne vit généralement plus avec ses parents vieillissants au foyer, comme c’était le cas il y a encore pas si longtemps. Ce modèle n’a pas non plus forcément la même définition dans d’autres pays du monde. Quoi qu’il en soit, le mariage homo ne remet de toute façon aucunement en question le schéma familial « classique » ou considéré comme tel… Chacun est bien libre de faire ce qu’il veut, et c’est heureux ! Nous réclamons des droits, nous ne sommes pas là pour les retirer à d’autres. Globalement, ces gens qui ont déversé leur haine contre Le Mariage pour tous sont les mêmes qui avaient fait à l’époque campagne contre le Pacs, contre l’avortement, contre le divorce. Quand on conquiert de nouveaux droits, tout le monde en profite. Nous avons obtenu le Pacs, et énormément d’hétéros en profitent ! Mais pour ça, il faut être ensemble, se mobiliser et lutter — les progrès sociaux et sociétaux ne tombent pas du ciel.
Pourquoi une telle confusion et une telle surdité lors du débat sur les questions de genre ?
On a beaucoup de retard sur cette question du genre. Aux États-Unis et au Canada, c’est abordé à l’université ; en France, on instrumentalise ce débat… Soyons clairs : personne ne nie la réalité biologique qui fait que l’on naît avec un sexe masculin ou féminin. Mais le sexe biologique et le genre sont deux choses distinctes. Lorsqu’une construction sociale implique qu’on impose du bleu aux jeunes garçons et du rose aux petites filles, ou qu’on offre une petite cuisinière aux filles et un Action Man aux garçons, c’est quand même une manière claire de faire passer un message, non ? Si un homme veut avoir une « identité de femme », ça n’enlève encore une fois aucun droit à personne, et ça n’empêche personne d’être ce qu’il veut être. Ce serait bien que tout le monde comprenne ça ! Quand Farida Belghoul dit qu’on va apprendre la masturbation à des gamins, en plein délire complotiste sur cette « théorie du genre », c’est terrifiant, en plus d’être faux. Malheureusement, il y a des gens pour y croire…
Dans le mouvement ouvrier d’avant Mai 1968, l’homophobie était très présente — et n’a jamais totalement disparu. Le penseur communiste libertaire Daniel Guérin racontait : « Ce dont les gens de mon espèce avaient, en ces temps, le plus à souffrir, c’était la crainte permanente de perdre la considération, de susciter le mépris, ou même la répugnance, de ceux de nos camarades qui nous eussent pris en flagrant délit de tendances homosexuelles. » Vous vous contentez des progrès indéniables que l’on peut observer depuis ou vous estimez la tâche encore immense ?
On peut se satisfaire des évolutions juridiques pour les gays mais, effectivement, il faut que ça se traduise dans les comportements ! C’est drôle, car j’ai grandi à Rosselange, dans un environnement marqué par les paysages d’usines. J’ai vu ce qu’on attend d’un garçon dans le monde ouvrier et l’image qu’on en a. En 1968, il y a eu beaucoup d’échanges, entre militants du Front homosexuel d’action révolutionnaire et militants communistes, par exemple. Aujourd’hui, on est moins dans l’interpellation politique et davantage dans l’éducation. Nous voyons depuis quelques années, et nous nous en réjouissons, des syndicats à la Gay Pride — c’était moins évident, avant. On a eu le cas il y a quelque temps d’un trans qui travaillait à l’usine : il y rencontrait des problèmes d’homophobie et le problème a été résolu après en avoir parlé, après que la personne a pu être conseillée. Même dans ces milieux réputés difficiles, les choses ont évolué et continuent d’évoluer. Il ne faut rien lâcher. Ce type de milieu reproduit comme les autres ce que produit la société. Il y a des progrès, mais il reste du travail. Il faut reconnaître que le militantisme gay se cantonne beaucoup aux couches moyennes de centre-ville. Cela s’explique : les grandes villes sont plus ouvertes à ce niveau, et beaucoup de gays vivant dans des coins reculés, plus ruraux, plus ouvriers, migrent en centre-ville (ce qu’un hétéro n’aura jamais à faire !) pour tenter de vivre leur sexualité tranquillement. Et les centres-villes sont plutôt réservés aux couches moyennes supérieures, c’est certain.
Pourquoi le grand public a-t-il une vision uniquement festive et dépolitisée de la Gay Pride ?
Nous assumons totalement le fait de rendre visible ce qui d’habitude ne l’est pas. La Gay Pride est une réappropriation de l’espace public par ceux qui en sont exclus : avant, les médias ne montraient que le coté exubérant ; le politique passait à la trappe. Mais ça va mieux. Il faut comprendre que le folklore et l’autodérision sont aussi des manières de dénoncer les choses. Les gens savent pourquoi ils sont là, au-delà de cet aspect « carnavalesque ». Les non militants peuvent s’y retrouver, et cela permet d’avoir un écho médiatique considérable. Il faut bien comprendre qu’on ne cherche absolument pas la respectabilité : il y a des gens qui voudront être comme tout le monde, d’autres non, et c’est leur droit ! Si ce genre d’initiatives heurte certains, libre à eux de travailler à organiser autre chose !
Bannière : Première apparition dans une manifestation « institutionnelle » (le 1er mai 1971) du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire et du Mouvement de libération des Femmes.
REBONDS
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