L’émancipation kurde face aux pouvoirs syriens


Texte inédit pour le site de Ballast

Le Rojava1 est par­fois accu­sé, depuis l’é­cla­te­ment de la contes­ta­tion popu­laire en 2011 et la guerre civile qui s’en­sui­vit, de com­pli­ci­té avec le régime de Bachar el-Assad. Pour com­prendre la place des Kurdes en Syrie, et plus lar­ge­ment dans la région, il importe de reve­nir sur une his­toire par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe : c’est à cette seule lumière qu’il devient pos­sible de démê­ler les rela­tions des révo­lu­tion­naires kurdes avec le pou­voir syrien, l’État turc voi­sin et les rebelles majo­ri­tai­re­ment arabes. ☰ Par Raphaël Lebrujah


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L’arrivée de l’État-nation et du capi­ta­lisme au Moyen-Orient ont bou­le­ver­sé pro­fon­dé­ment les rap­ports entre com­mu­nau­tés. Les pre­mières révoltes kurdes contre l’Empire otto­man ont com­men­cé au début du XIXe siècle, en réac­tion à une série de réformes de moder­ni­sa­tion de l’Empire (sur le modèle occi­den­tal de la cen­tra­li­sa­tion du pou­voir). S’ensuivit la chute des prin­ci­pau­tés kurdes et la fin de leur auto­no­mie poli­tique — cer­taines tri­bus kurdes sun­nites furent inté­grées au sein de l’ap­pa­reil répres­sif de l’Empire otto­man, via la créa­tion, au début des années 1890, du corps contre-insur­rec­tion­nel des Hamidiés (ce der­nier joue­ra un rôle essen­tiel dans le géno­cide des chré­tiens d’Orient et divi­se­ra les Kurdes, per­met­tant ain­si au pou­voir de mar­gi­na­li­ser les alé­vis, les yézi­dis et cer­tains sun­nites réfrac­taires). Il s’a­git pour les auto­ri­tés impé­riales de la Sublime Porte de struc­tu­rer un État-nation uni­fié autour d’une iden­ti­té musul­mane sun­nite et otto­mane. La ten­ta­tive, par les Jeunes-Turcs, d’im­por­ter au sein de l’Empire otto­man un sys­tème poli­tique ins­pi­ré du jaco­bi­nisme et de la IIIe République fran­çaise s’a­vère d’une vio­lence inouïe à l’en­contre des mino­ri­tés. Les chré­tiens, qui com­posent alors envi­ron 20 % de la popu­la­tion du Moyen-Orient, sont les plus tou­chés (ils ont aujourd’­hui qua­si­ment dis­pa­ru) ; le géno­cide armé­nien, déclen­ché en 1915, en est la consé­quence la plus bru­tale ; puis vient le tour des Kurdes, par­tiel­le­ment épar­gnés puisque majo­ri­tai­re­ment musul­mans et sunnites.

« Héritage que les puis­sances anglaises et fran­çaises vont entre­te­nir afin d’as­su­rer leur domi­na­tion sur le Moyen-Orient. »

La Première Guerre mon­diale met un terme à cette volon­té d’ho­mo­gé­néi­sa­tion des Jeunes-Turcs. La dés­in­té­gra­tion de l’Empire otto­man, actée par le trai­té de Sèvres, laisse un héri­tage de haine entre les com­mu­nau­tés reli­gieuses et eth­niques. Héritage que les puis­sances fran­çaises et anglaises vont entre­te­nir afin d’as­su­rer leur domi­na­tion sur le Moyen-Orient : les pre­mières inves­tissent rapi­de­ment les côtes syriennes et liba­naises ; les secondes, la Mésopotamie et la Palestine. Sur le sol de la future « Turquie », la guerre fait rage depuis 1919 entre l’in­dé­pen­dan­tiste natio­na­liste Mustapha Kemal — bien­tôt connu sous le nom d’Atatürk — et le sul­tan otto­man d’Istanbul, alors épau­lé par des puis­sances euro­péennes sou­cieuses de déman­te­ler l’Anatolie. Le sou­tien des Kurdes va être déci­sif dans la vic­toire du lea­der indé­pen­dan­tiste, qui, par ses dis­cours, appelle à la lutte contre les enva­his­seurs chré­tiens en vue de ras­sem­bler les musul­mans, Kurdes com­pris. Le sul­ta­nat est abo­li en 1922 ; la République de Turquie est pro­cla­mée, forte d’un par­ti unique, un an plus tard ; le cali­fat dis­pa­raît en 1924. Le trai­té d’Angora (ancien nom d’Ankara), signé entre la France et la Turquie du nou­veau pré­sident Atatürk, éta­blit la fron­tière nord de la Syrie — et donc la sépa­ra­tion entre le Kurdistan de l’Ouest (Rojava) et celui du Nord (Bakur).

L’État fran­çais divise dès lors son espace man­da­taire en cinq États : l’État du Liban, l’État alouite (sur la côte autour de Lattakié et de Tartous), l’État du Djebel druze (autour de la région de Suwayda, dans le sud syrien fron­ta­lier avec la Jordanie), l’État de Damas et, enfin, celui d’Alep. Ce der­nier regroupe la grande majo­ri­té des zones kurdes de Syrie. Les auto­ri­tés fran­çaises sou­tiennent cer­taines forces tri­bales kurdes afin de pro­té­ger la fron­tière nord du pays des incur­sions turques. Raqqa devient ain­si l’une des prin­ci­pales bases de la tri­bu kurde des Millis, anciens Hamidiés, recon­ver­tie en force sup­plé­tive. L’État mul­ti­con­fes­sion­nel et mul­tieth­nique du sand­jak d’Alexandrette est mis en place en 1923, avant d’être annexé par la Turquie en 1938. Le ter­ri­toire syrien ne tarde pas à être mena­cé par les vel­léi­tés turques, au nord (la Turquie n’ac­cepte pas la pré­sence fran­çaise en Syrie), et par les Anglais, au sud comme à l’est (la monar­chie bri­tan­nique sou­tient très lar­ge­ment le bloc natio­na­liste arabe contre la pré­sence fran­çaise). L’État fran­çais sou­tient quant à lui les mino­ri­tés, face à une majo­ri­té arabe sun­nite de plus en plus natio­na­liste et hos­tile. Il ren­force, dans les années 1930, la posi­tion de Damas dans l’ad­mi­nis­tra­tion colo­niale et se struc­ture autour de bureau­crates arabes damas­cènes. Les notables kurdes syriens se plaignent régu­liè­re­ment, auprès des auto­ri­tés fran­çaises, des menaces émises par nombre de fonc­tion­naires natio­na­listes arabes, sou­cieux d’ho­mo­gé­néi­sa­tion eth­nique : chas­ser les Kurdes de Syrie une fois l’in­dé­pen­dance gagnée… Des ten­sions virant par­fois à la révolte.

[29 octobre 2016, Recep Tayyip Erdogan rend hommage à Atatürk | UMIT BEKTAS | REUTERS]

De l’indépendance au parti Baas

L’indépendance de la Syrie est pro­cla­mée le 17 avril 1946. Les der­niers occu­pants fran­çais se retirent du ter­ri­toire, chas­sés par le bloc natio­na­liste. Mais, dans les zones majo­ri­tai­re­ment kurdes du pays, ce départ est loin d’être tou­jours vécu comme une libé­ra­tion : la région de Djézireh, qui compte une forte mino­ri­té syriaque2, est l’une des der­nières à tom­ber aux mains des natio­na­listes syriens — elle est lit­té­ra­le­ment mise à sac (les rap­ports des ren­sei­gne­ments fran­çais feront état d’in­tenses pillages des com­merces chré­tiens et kurdes ain­si que d’une résis­tance farouche des troupes sup­plé­tives locales). Le bloc natio­na­liste est alors per­çu comme un nou­vel enva­his­seur. S’ensuivra, pour la République syrienne, une situa­tion instable mar­quée par une suc­ces­sion de coups d’États.

« Les Kurdes sont dépeints comme des sau­vages à qui l’on nie, du reste, toute sin­gu­la­ri­té lin­guis­tique et cultu­relle — ils ne sont d’ailleurs pas recon­nus comme un peuple… »

Les trois grands cou­rants de pen­sée du monde arabe vont s’y affron­ter ; deux sont encore majo­ri­taires aujourd’­hui : le pan­ara­bisme et le pan­is­la­misme — reste un pôle com­mu­niste, lar­ge­ment mar­gi­na­li­sé de nos jours. Tous les par­tis poli­tiques au pou­voir depuis l’in­dé­pen­dance appar­tiennent ou sont proches du pan­ara­bisme et du pan­is­la­misme : dans les deux cas, les Kurdes et les autres mino­ri­tés se voient exclus. Le pre­mier rejette par prin­cipe l’i­dée d’un État mul­tieth­nique et nie tout droit aux Kurdes ; le second a voca­tion à englo­ber l’en­semble des popu­la­tions musul­manes (sun­nites, dans ce cas), dont la majo­ri­té des Kurdes fait par­tie, mais ces der­niers sont régu­liè­re­ment accu­sés de « mécréance » — pour nombre d’entre eux, la foi vient après l’i­den­ti­té cultu­relle. De plus, les par­tis poli­tiques kurdes qui mobi­lisent le corps social au Kurdistan adoptent une ligne sécu­laire (s’il existe bien quelques par­tis isla­mistes kurdes, ils demeurent très mino­ri­taires). En 1958, les pan­arabes l’emportent avec la mise en place de la République arabe unie, actant la fusion de l’État syrien et égyp­tien — la Turquie, ayant mena­cé d’en­va­hir et d’an­nexer la Syrie, a pous­sé le par­le­ment de cette der­nière à sem­blable manœuvre. Les Syriens le vivent comme une colo­ni­sa­tion. Cette répu­blique est éphé­mère ; elle dure jus­qu’en 1961 mais revêt un aspect majeur : la pre­mière pla­ni­fi­ca­tion de dépor­ta­tion et d’assimilation for­cée com­man­di­tée par les auto­ri­tés égyp­tiennes elles-mêmes. Il s’a­git de chas­ser les Arabes alaouites de la côte afin de les rem­pla­cer par des Arabes sun­nites et, dans le même temps, d’a­ra­bi­ser les Kurdes des terres agri­coles du nord syrien. Si ce plan ne peut être mis en œuvre — seul un vil­lage alaouite est dépor­té au Rojava —, il marque en pro­fon­deur les mino­ri­tés syriennes. Le par­ti Baas — socia­liste et natio­na­liste pan­arabe — finit par prendre le pou­voir en 1963 ; ses lea­ders sont des offi­ciers issus de mino­ri­tés reli­gieuses, dont un cer­tain Hafez el-Assad, alaouite.

« Anéantir le danger kurde »

Bien des divi­sions vont secouer le par­ti Baas, de 1963 à l’accession au pou­voir de la ten­dance « néo-mar­xiste » por­tée par Assad sept ans plus tard. Un « enne­mi de l’in­té­rieur » soude cepen­dant toutes les ten­dances : les Kurdes. Le Kurdistan est ain­si pré­sen­té comme un « deuxième Israël », à même de pro­vo­quer une « Nakba », une catas­trophe, comme celle que vécut la Palestine en 1948. Les Kurdes sont dépeints comme des sau­vages à qui l’on nie, du reste, toute sin­gu­la­ri­té lin­guis­tique et cultu­relle — ils ne sont d’ailleurs pas recon­nus comme « un peuple »… Une poli­tique d’une grande vio­lence s’a­bat sur eux. L’un des théo­ri­ciens du net­toyage eth­nique se nomme Mohammed Taleb Hilal, père du plan dit de l’« abla­tion »3. Pensé au début des années 1960, il se donne pour but d’« anéan­tir le dan­ger kurde » : un héri­tage des natio­na­listes syriens et des pogroms anti-kurdes et chré­tiens. Une poli­tique dite de « cein­ture arabe » s’instaure4 : elle impose le « socia­lisme arabe » aux Kurdes en confis­quant leurs terres pour les faire culti­ver par des « colons arabes » dans des fermes d’État. Déportations (vers des zones moins fer­tiles), empri­son­ne­ment sys­té­ma­tique des lea­ders, répres­sion des par­tis kurdes (notam­ment le Parti démo­cra­tique du Kurdistan syrien, tou­jours actif de nos jours), ins­tau­ra­tion d’une poli­tique de sous-déve­lop­pe­ment en matière d’é­du­ca­tion et de ser­vice public, inter­dic­tion de la langue kurde, pri­va­tion d’ac­cès à l’emploi… 120 000 Kurdes sont, en sus, pri­vés de la natio­na­li­té syrienne en août 19625 : ils n’ont plus aucun droit, même pas celui de dor­mir à l’hôtel (leurs des­cen­dants en feront les frais : on compte envi­ron 300 000 Kurdes apa­trides à l’aube de la révo­lu­tion syrienne de 2011). La situa­tion des Kurdes syriens peut à maints égards être com­pa­rée à celle des juifs sous le régime de Vichy — bien des membres du régime baa­siste n’ont d’ailleurs jamais caché leur sym­pa­thie pour le fas­cisme ni leur farouche antisémitisme6.

[Portrait de Bachar el-Assad | AFP]

L’arrivée d’Hafez el-Assad au pou­voir n’a pas assou­pli cette poli­tique de répres­sion, quoi qu’en disent bien des livres d’his­toire. Elle s’ac­cé­lère même au début des années 1970, avant d’être délais­sée, trois ans plus tard, au pro­fit d’une menace jugée autre­ment plus impor­tante aux yeux du régime : les Frères musul­mans. La résis­tance kurde syrienne sort pour le moins affai­blie de cette séquence.

De la détente à la répression

Le par­ti Baas réoriente sa poli­tique. Dans le but de désta­bi­li­ser son voi­sin turc, il accueille Abdullah Öcalan, le lea­der du Parti des tra­vailleurs du Kurdistan (PKK), juste avant le coup d’État turc de 1980. Le PKK orga­nise des réunions à Damas et ins­talle des camps d’en­traî­ne­ment mili­taire au Liban, dans la val­lée de la Bekaa ; les pre­miers temps, le Front démo­cra­tique pour la libé­ra­tion de la Palestine (FDLP) se charge de l’ins­truc­tion mili­taire. Mais cela relève davan­tage, pour l’État syrien, d’un accord de « lais­ser faire » que d’une véri­table alliance stra­té­gique — le régime conti­nue de craindre, en silence, la pos­sible révolte de sa propre mino­ri­té kurde… Le PKK s’al­lie aux forces arabes contre Israël : c’est là son épreuve du feu — onze de ses com­bat­tants tom­be­ront en mar­tyr face à Tsahal7. Les révo­lu­tion­naires kurdes, contrai­re­ment à leurs confères du PDK basé dans le Kurdistan ira­kien, ont en effet adop­té une ligne anti­sio­niste et pro-pales­ti­nienne claire. Mais l’an­née 1988 marque une rup­ture entre les Kurdes, le « monde arabe » et la Palestine : la majo­ri­té des lea­ders pales­ti­niens vont approu­ver l’opé­ra­tion géno­ci­daire Anfal menée par Saddam Hussein contre les Kurdes d’Irak…

« Le régime conduit par Bachar el-Assad, au pou­voir depuis quatre ans, réprime vio­lem­ment sa mino­ri­té kurde : 43 morts, des cen­taines de bles­sés et des mil­liers d’arrestations. »

Dans les années 1990, la guerre fait rage au Kurdistan turc et ira­kien. La pres­sion se fait plus forte sur le lea­der du PKK héber­gé en Syrie. Le régime d’Assad père est mis en dif­fi­cul­té, notam­ment par la construc­tion de bar­rages par la Turquie et le contrôle de l’eau opé­rée par cette der­nière. Fort d’ac­cords pas­sés entre Ankara et Damas et de l’in­sis­tance de nom­breuses grandes puis­sances inter­na­tio­nales, Öcalan est expul­sé de Syrie en 1998 puis cap­tu­ré au Kenya lors d’une opé­ra­tion fomen­tée, notam­ment, par les ser­vices secrets turcs, amé­ri­cains et israé­liens. C’est le début d’une reprise de ten­sion entre les Kurdes du PKK et l’État syrien. L’ancêtre du Parti de l’u­nion démo­cra­tique (PYD), homo­logue syrien kurde du PKK, est alors fon­dé : il devient en 2003 le par­ti que l’on connaît aujourd’­hui, fer de lance de la future révo­lu­tion du Rojava. Un chan­ge­ment radi­cal de stra­té­gie poli­tique s’o­père : les auto­ri­tés révo­lu­tion­naires kurdes aban­donnent leur ligne « indé­pen­dan­tiste » et portent désor­mais, en Turquie comme en Syrie, une franche reven­di­ca­tion auto­no­miste et fédé­rale. Durant cette période, les Kurdes de Syrie, qui repré­sentent envi­ron 15 % de la popu­la­tion, s’or­ga­nisent. Le PYD et le PKK gagnent une véri­table base popu­laire dans le nord du pays — le Rojava — et struc­turent ain­si la résis­tance. Un inci­dent éclate en 2004, dans la ville de Qamichlo, entre une équipe de foot­ball arabe de Deiz-Ezzor (région pro-Baas ira­kien de Syrie) et une équipe kurde. Les Arabes bran­dissent des por­traits de Saddam Hussein ; la police tire sur les Kurdes ; des émeutes éclatent dans tout le Rojava. Le régime conduit par Bachar el-Assad, au pou­voir depuis quatre ans, réprime vio­lem­ment sa mino­ri­té kurde : 43 morts, des cen­taines de bles­sés et des mil­liers d’ar­res­ta­tions. Renaît ain­si la lutte des Kurdes syriens. Ankara et Damas inten­si­fient leur col­la­bo­ra­tion, dési­reux d’é­cra­ser les Kurdes et leurs orga­ni­sa­tions poli­tiques révo­lu­tion­naires. Le PYD — porte-dra­peau du confé­dé­ra­lisme démo­cra­tique  — consti­tue la cible prin­ci­pale de cette répres­sion, qui fera de nom­breux morts. À la veille de la révo­lu­tion, c’est plus de 1 500 de ses mili­tants que l’on compte der­rière les bar­reaux du régime syrien, bien connu pour son usage de la torture.

Et vient la révolution

Les Kurdes de Syrie et le PYD par­ti­cipent ample­ment aux mou­ve­ments de contes­ta­tion visant le régime baa­siste à par­tir de l’an­née 2011. Mechaal Tamo, figure kurde de l’op­po­si­tion à Assad, est assas­si­né. La ques­tion de la mili­ta­ri­sa­tion du conflit se pose : le PYD refuse la voie armée, redou­tant l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la révolte par des puis­sances étran­gères8. Le régime syrien prend peur, essor de la contes­ta­tion oblige, et tente de divi­ser cette der­nière : en libé­rant des dji­ha­distes puis en lais­sant les Kurdes par­tiel­le­ment inves­tir les can­tons d’Afrin, de Kobané et de Djézireh, for­mant ain­si les trois espaces auto-admi­nis­trés du Rojava9 — c’est la révo­lu­tion du Rojava, née le 19 juillet 2012, conti­nui­té de la révo­lu­tion syrienne. Sous la pres­sion, le régime de Bachar el-Assad libère des pri­son­niers poli­tiques et rati­fie le retour des oppo­sants poli­tiques en exil. Le pro­ces­sus éman­ci­pa­teur lan­cé au Rojava s’a­vance contre l’État-nation et s’é­di­fie à rebours de l’en­semble des poli­tiques jus­qu’a­lors menées dans la région : sur le ter­rain, les avan­cées démo­cra­tiques, plu­ra­listes, fémi­nistes et sociales sont manifestes.

[Fête kurde, mars 2015, Diyarbakir (Turquie) | Ulas Tosun | Getty Images]

Fruit du pan­ara­bisme et du pan­is­la­misme, le racisme sys­té­mique qui vise les Kurdes domine encore une par­tie de la popu­la­tion arabe syrienne. La rébel­lion n’est pas exempte de cet héri­tage poli­tique et cultu­rel raciste ; le sou­tien turc aux groupes isla­mistes armés accen­tue cette oppo­si­tion10. Si le PYD pro­pose de nom­breux accords de coopé­ra­tion avec la rébel­lion, en échange de la recon­nais­sance de l’au­to­no­mie des régions à majo­ri­té kurde, cela se voit sys­té­ma­ti­que­ment refu­sé. « Les sala­fistes et les Frères musul­mans finan­cés par les puis­sances du Golfe répandent leur haine au quo­ti­dien. Des mes­sages de digni­taires reli­gieux ou de mili­taires de l’ASL [Armée syrienne libre] appellent les Syriens à pas­ser les Alaouites au hachoir. […] L’ASL, c’est un label recou­vrant une réa­li­té très com­plexe, une mul­ti­tude de groupes. Et les Kurdes constatent que des élé­ments se récla­mant de l’ASL les agressent. C’est la rai­son pour laquelle ils ont créé leurs propres milices de sécu­ri­té11 », ana­lyse ain­si Rhodi Mellek, porte-parole du PYD, dès juin 2013. Trois mois plus tard, des com­bat­tants de l’ASL, alliés à Al-Qaïda, tirent au mor­tier sur des quar­tiers kurdes d’Alep et 13 groupes rebelles annoncent que le com­bat uni­taire contre Assad doit être « fon­dé sur la cha­ria12 », avant de s’as­so­cier avec l’or­ga­ni­sa­tion dji­ha­diste Front al-Nosra. Cette der­nière fai­sait d’ailleurs « pres­sion depuis le début du mois du rama­dan sur les habi­tants pour qu’ils observent le jeûne » et s’en « prenai[t] aux femmes ne por­tant pas le voile, ce qui est le cas des com­bat­tantes kurdes13 »… La rup­ture est défi­ni­tive14. Certains groupes de l’ASL rejoignent tou­te­fois l’al­liance plu­ri-eth­nique for­mée par les Unités de défenses du peuple (YPG) contre Daech : les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS). La révo­lu­tion du Rojava, direc­te­ment mena­cée par Daech et l’aile isla­miste hégé­mo­nique de la rébel­lion sou­te­nue par la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite, n’en­tend pas divi­ser ses forces et envoyer ses troupes contre le régime, qui occupe tou­jours cer­tains ter­ri­toires du nord de la Syrie. Le PYD et le régime d’Assad finissent par mettre en place une sorte de « pacte de non-agres­sion » : real­po­li­tik oblige. Le pou­voir syrien rêve pour­tant d’en finir avec cette alter­na­tive auto­nome révo­lu­tion­naire sur son sol, ain­si qu’il ne cesse de le répéter15, mais le rap­port de force mili­taire ne le lui per­met pas.

Un avenir incertain

« Des com­bat­tants de l’ASL, alliés à Al-Qaïda, tirent au mor­tier sur des quar­tiers kurdes d’Alep et 13 groupes rebelles annoncent que le com­bat uni­taire contre Assad doit être fon­dé sur la cha­ria. »

Tout au long de la guerre civile syrienne, les rela­tions entre le régime Assad et les ins­tances révo­lu­tion­naires du Rojava seront jalon­nées d’af­fron­te­ments et de conflits. En 2012, des com­bats vio­lents opposent les YPG et l’ar­mée arabe syrienne dans la ville de Derik, qui compte une forte mino­ri­té chré­tienne. En 2013, le quar­tier kurde alé­pin de Sheikh Maqsoud, défen­du par les YPG, est sou­mis à un déluge de feu de la part du régime : les forces gou­ver­ne­men­tales seront défaites dans une san­glante guerre urbaine. À Qamishlo, deux ans plus tard, des sup­plé­tifs de l’État syrien essaient d’en­rô­ler des jeunes kurdes de force : en découlent des heurts armés et l’in­tru­sion des YPG dans la pri­son du régime afin d’en libé­rer les pri­son­niers. Après plu­sieurs jours d’af­fron­te­ments, le régime signe un accord qui chasse de la ville les Forces de défense natio­nale, un groupe para­mi­li­taire à sa botte — la gar­ni­son de l’ar­mée d’État est éga­le­ment for­te­ment réduite. Puis vient, en 2016, la bataille d’Hassaké, capi­tale pro­vin­ciale d’où sont expul­sées les troupes du régime. Ces épi­sodes sont les points culmi­nants d’ac­cro­chages récur­rents qui auraient pu tour­ner à l’af­fron­te­ment géné­ra­li­sé. Tout, poli­ti­que­ment et phi­lo­so­phi­que­ment, oppose le pro­jet révo­lu­tion­naire, fémi­niste, com­mu­na­liste, éco­lo­giste et démo­cra­tique du Rojava à l’État syrien, fas­ciste et raciste. Pourquoi, dès lors, aucun des deux camps n’a, pour l’ins­tant, cédé aux sirènes d’une guerre totale ?

De nom­breux accords, instables et offi­cieux, ont ins­tau­ré une inter­dé­pen­dance. Sur le plan éco­no­mique, le Rojava est le gre­nier à blé de la Syrie ; de nom­breux gise­ments pétro­liers jalonnent son ter­ri­toire. Afin de limi­ter l’im­por­ta­tion d’es­sence, le régime, qui s’est mas­si­ve­ment appro­vi­sion­né auprès de l’Iran, achète le pétrole du Rojava. Des échanges com­mer­ciaux sont occa­sion­nel­le­ment auto­ri­sés entre les zones sous contrôle de l’État syrien et le Rojava, notam­ment via l’aé­ro­port de Qamishlo : une véri­table bouf­fée d’air éco­no­mique pour un ter­ri­toire auto­nome assié­gé de toutes parts. Des dépla­ce­ments des YPG sont éga­le­ment auto­ri­sés sur le ter­ri­toire gou­ver­ne­men­tal — et réci­pro­que­ment —, prin­ci­pa­le­ment dans le cadre du com­bat contre de com­muns enne­mis : les dji­ha­distes et l’ar­mée turque. Au fil du temps, le Rojava s’est impo­sé en garant des fron­tières nord de la Syrie contre une inva­sion tur­co-dji­ha­diste. Les rela­tions sont ain­si déter­mi­nées par le besoin mutuel de sur­vivre, dans une guerre civile longue et san­glante. Les deux par­ties n’i­gnorent pas que cela n’au­ra qu’un temps…

[Rebelles d'Alep, Front al-Nosra | Guillaume Briquet | CITIZENSIDE]

Les ten­sions risquent en effet de s’accentuer for­te­ment entre les deux bel­li­gé­rants. La bataille d’Afrin, début 2018, a mon­tré au monde entier que l’État syrien n’a pas vou­lu s’im­po­ser ni acti­ver sa défense anti-aérienne, pré­fé­rant lais­ser l’ar­mée turque — et ses par­te­naires issus des rangs de la rébel­lion syrienne et du jiha­disme — vio­ler ses fron­tières, piller et tuer mas­si­ve­ment des civils. Si des milices pro-Assad sont venues prê­ter main-forte au Rojava cou­rant février, il ne s’a­git que de quelques cen­taines d’hommes au sol, tout au plus… Dans le même temps, l’installation de bases occi­den­tales — amé­ri­caines, fran­çaises et anglaises — au Rojava n’est pas pour plaire aux auto­ri­tés de Damas, ni à leurs alliés russes, qui ont quant à eux don­né leur feu vert à l’in­va­sion turque du ter­ri­toire syrien. Le régime ira­nien, doté de moyens de pres­sion sur le régime d’Assad, n’est pas prêt à entendre par­ler d’autonomie démo­cra­tique plu­ri-eth­nique : la République isla­mique d’Iran compte une mino­ri­té kurde très active en son sein… Les États-Unis demeurent dans le nord de la Syrie pour contrer l’in­fluence de l’Iran : ils escomptent, d’une part, pous­ser les FDS et l’État syrien à un affron­te­ment total et, de l’autre, inci­ter le PYD à rompre tout lien avec le PKK et sa « mai­son mère », le mont ira­kien Qandil. La révo­lu­tion sociale du Rojava consti­tue­ra à terme une menace exis­ten­tielle aux yeux du pou­voir de Bachar el-Assad : elle four­nit la preuve que des com­mu­nau­tés eth­niques et reli­gieuses peuvent s’au­to-admi­nis­trer et vivre en paix, que les femmes ont la pos­si­bi­li­té de s’é­man­ci­per du patriar­cat et qu’une Syrie fédé­rale, décen­tra­li­sée et laïque serait une alter­na­tive enviable pour l’en­semble des popu­la­tions. Ce « pacte de non-agres­sion », ban­cal et de cir­cons­tance, n’a rien chan­gé à la posi­tion du régime en la matière : les Kurdes doivent disparaître.


Photographie de ban­nière : Rojava, Commune internationaliste
Photographie de vignette : Syrie, Andrea DiCenzo | Al


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  1. Et plus par­ti­cu­liè­re­ment le Parti de l’u­nion démo­cra­tique (PYD), les Unités d’au­to­dé­fense (YPG/J) et les Forces démo­cra­tiques syriennes (FDS).
  2. Aujourd’hui pré­sente dans le gou­ver­no­rat d’Hassaké.
  3. Voir Sabri Cigerli, Les Kurdes et leur his­toire, L’Harmattan, 1999.
  4. Voir Julie Gauthier, « Syrie : le fac­teur kurde », Outre-Terre, vol. no 14, no. 1, 2006, pp. 217–231.
  5. Suite au décret n° 93 du 23 août 1962, entré en vigueur le 5 octobre 1962.
  6. Songeons par exemple au rôle cen­tral d’Aloïs Brunner dans l’or­ga­ni­sa­tion des ser­vices de répres­sion d’Assad ou à Moustapha Tlass, géné­ral et pilier anti­sé­mite du régime.
  7. « Expliquez-nous… le PKK », France Info, 27 juillet 2015.
  8. « Dès le début des affron­te­ments, les Kurdes ont sou­te­nu que les pro­blèmes ne pou­vaient être réso­lus par la guerre et la vio­lence et sou­li­gné leur oppo­si­tion aux inter­ven­tions exté­rieures. Ainsi, ils n’ont pas pris part à cette guerre et se sont concen­trés sur leur auto­dé­fense et la pro­tec­tion de leur région. Ils ont tou­jours dénon­cé le régime syrien et sont entrés en rela­tion avec l’opposition à ce régime. Cependant, l’opposition sou­te­nue par l’État et le gou­ver­ne­ment turcs a igno­ré les Kurdes et refu­sé d’entendre leurs reven­di­ca­tions. Elle est même allée jusqu’à mener des attaques contre les Kurdes, à l’instar des forces du régime. Les Kurdes ont ain­si déve­lop­pé leur orga­ni­sa­tion et leurs forces d’autodéfense et opté pour une troi­sième voie par la mise en œuvre du pro­jet d’autonomie démo­cra­tique, qui vise à ce que les Kurdes et les autres peuples vivant dans le Kurdistan du sud-ouest (Kurdistan de Syrie), Arméniens, Arabes, Tchétchènes, Turkmènes, Assyriens, Syriaques, etc., puissent vivre ensemble. » Adem Uzun, Nouvelles d’Arménie, 2014.
  9. « En Turquie, le retrait du régime de nos régions est très mal per­çu : après l’autonomisation du Kurdistan d’Irak, la Syrie ? Et très vite, la Turquie a exci­té les popu­la­tions arabes syriennes en leur fai­sant croire que le PYD avait signé des accords avec le régime, en en fai­sant des traîtres à la Révolution. Le départ pré­ci­pi­té des forces mili­taires loya­listes de la plu­part des zones kurdes n’était lié qu’à la néces­si­té stra­té­gique de les concen­trer sur des fronts jugés plus urgents. » Rhodi Mellek, « Il n’y aura aucune solu­tion à la crise syrienne sans réso­lu­tion du dos­sier kurde », Jeune Afrique, 14 juin 2013.
  10. « Les com­bat­tants isla­mistes déployés à Ras-Al-Aïn ne cachent pas leur hos­ti­li­té aux Kurdes du PYD. La révo­lu­tion pour la liber­té s’est trans­for­mée en guerre de reli­gion. Il y a beau­coup de com­bat­tants étran­gers qui se réclament d’Al-Qaida et sont aidés par la Turquie, affirme Kamiran Hassan, membre du Conseil du Kurdistan occi­den­tal, une ins­ti­tu­tion affi­liée au PYD. […] La diri­geante locale des milices YPG, Nujin Deriki, avait été cap­tu­rée. J’ai été tor­tu­rée et livrée par l’Armée libre à la Turquie, affirme cette femme, ren­con­trée le 23 novembre à Kamichliyé. J’ai été déte­nue à Hatay [Antioche] six jours par les ser­vices de ren­sei­gne­ments turcs avant d’être relâ­chée. » Guillaume Perrier, « En Syrie, Kurdes et rebelles entrent en conflit », Le Monde, 29 novembre 2012.
  11. Rhodi Mellek, « Il n’y aura aucune solu­tion à la crise syrienne sans réso­lu­tion du dos­sier kurde », op. cit.
  12. « Syrie : d’im­por­tants groupes rebelles prônent la cha­ria et rejettent la Coalition natio­nale », Le Monde.fr avec AFP, 25 sep­tembre 2013.
  13. « Syrie : les Kurdes infligent une cui­sante défaite aux jiha­distes », dépêche AFP, 17 juillet 2013.
  14. « Les groupes armés menant des attaques aveugles contre la zone [majo­ri­tai­re­ment kurde] de Sheikh Maqsoud font par­tie de la coa­li­tion mili­taire de Fatah Halab, qui inclut : le Mouvement isla­mique d’Ahrar ash Sham, l’Armée de l’islam, le Front al Shamia, la bri­gade du sul­tan Murad, les bataillons du sul­tan Fatih, les bataillons Fa Istaqim Kama Omirt, les bataillons Nour al Deen Zinki, la bri­gade 13, la bri­gade 16, le 1er régi­ment (al Foj al Awal) et les bataillons Abu Omara. » Amnesty International, « Syrie. Des groupes armés d’opposition com­mettent des crimes de guerre à Alep », 13 mai 2016.
  15. Laurent Lagneau, « Combat contre l’EI : Pour Bachar el-Assad, les com­bat­tants kurdes syriens sont des « traîtres » », opex360, 18 décembre 2017.

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec le Conseil démo­cra­tique kurde en France, jan­vier 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Olivier Grojean : « Le PKK n’est pas une ins­ti­tu­tion mono­li­thique », décembre 2017
☰ Lire notre ren­contre avec la Représentation du Rojava, juillet 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « La démo­cra­tie radi­cale contre Daech », Dilar Dirik, mai 2017
☰ Lire notre entre­tien avec Chris Den Hond : « Les Kurdes sont en train d’écrire leur propre his­toire », mai 2017
☰ Lire notre tra­duc­tion « Quelle révo­lu­tion au Rojava ? », avril 2017


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Raphaël Lebrujah

Suite à ses recherches et ses voyages au Kurdistan, il s'est spécialisé sur la question kurde et le Confédéralisme démocratique. Il est l'auteur de Comprendre le Rojava dans la guerre civile syrienne.

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