Traduction d’un article paru dans Jabobin
Les élections législatives de juin 2024 ont marqué le retour d’une préoccupation pour le milieu rural dans l’agenda des partis de la gauche électorale. Ceux-ci ont été souvent accusés de délaisser les campagnes et leurs habitant·es, laissant un espace que la droite et l’extrême droite n’ont pas hésité à s’accaparer. Les racines d’une telle absence sont lointaines et s’en défaire sera d’autant plus ardu. La place des paysans et la question de leur intégration dans la lutte de classe étaient déjà peu présentes dans les écrits de Karl Marx. Pourquoi un tel oubli ? Daniel Finn, rédacteur en chef du média socialiste Jacobin et auteur de Par la poudre et par la plume — Histoire politique de l’IRA est revenu sur ce sujet dans un article que nous traduisons.
Dans le Manifeste du parti communiste, Karl Marx et Friedrich Engels n’avaient pas grand-chose à dire sur l’agriculture. Et le peu qu’ils ont dit a souvent été source de confusion. Prenons l’exemple d’un passage célèbre de la première partie du Manifeste : « La bourgeoisie a soumis la campagne à la domination des villes. Elle a créé des villes gigantesques ; elle a considérablement augmenté la population urbaine par rapport à la population rurale, et a ainsi sauvé une partie considérable de la population de l’abrutissement de la vie des champs. »
Cette dernière phrase, mordante, est tirée de la traduction anglaise de Samuel Moore de 1888 et a depuis longtemps pris une existence autonome. Mais comme l’a souligné le théoricien marxiste Hal Draper, elle repose sur une traduction erronée du terme allemand idiotismus : « Au XIXe siècle, l’allemand conservait encore la signification grecque originale des formes basées sur le mot idiotes : une personne privée, retirée des préoccupations publiques (communautaires), apolitique dans le sens originel d’isolement de la communauté élargie. » Dans ce sens original du terme, a noté Draper, ce dont la population rurale devait être sauvée n’était pas un état de stupidité abjecte, mais plutôt de « la mise à l’écart privatisée d’un mode de vie isolé de la société dans son ensemble : la stase classique de la vie paysanne ». Qu’il s’agisse ou non d’une description exacte de la condition du paysan, il ne s’agissait certainement pas d’une insulte.
« Karl Marx et Friedrich Engels n’avaient pas grand-chose à dire sur l’agriculture. Et le peu qu’ils ont dit a souvent été source de confusion. »
Vers la fin de la première section du Manifeste, Marx et Engels désignent la paysannerie comme l’un des groupes sociaux condamnés à disparaître face au développement capitaliste :
De toutes les classes qui se trouvent aujourd’hui face à la bourgeoisie, seul le prolétariat est une classe réellement révolutionnaire. Les autres classes périclitent et finissent par disparaître face à l’industrie moderne. [S]i elles sont révolutionnaires, elles le sont en vue de leur transfert prochain dans le prolétariat ; elles défendent ainsi non pas leurs intérêts présents, mais leurs intérêts futurs, elles abandonnent leur propre point de vue pour se placer sur celui du prolétariat.
Marx attachait une grande importance à la dernière partie de ce passage. Lorsque les deux factions du mouvement socialiste allemand se sont unies sur la base du programme de Gotha en 1875, il a critiqué avec véhémence une de ses phrases qui affirmait que « l’émancipation du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, par rapport à laquelle toutes les autres classes ne sont qu’une masse réactionnaire ». Il a rappelé à ses camarades allemands l’affirmation du Manifeste selon laquelle les paysans et les membres de la classe moyenne inférieure peuvent devenir révolutionnaires « en vue de leur transfert imminent dans le prolétariat » et leur a demandé avec insistance : « Avons-nous déclaré aux artisans, petits fabricants, etc. et paysans lors des dernières élections : par rapport à nous, vous formez, avec la bourgeoisie et les seigneurs féodaux, une seule et même masse réactionnaire ? »
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ses réflexions sur le cycle de révolution et de contre-révolution en France de 1848 à 1851, Marx a lancé une autre phrase mémorable en suggérant que « la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom à peu près de la même façon qu’un sac de pommes de terre ». Elle est tirée d’une longue discussion sur la population rurale en France, qui constituait alors la grande majorité de ceux qui vivaient à l’intérieur de ses frontières. En Angleterre, pionnière du capitalisme industriel, les deux cinquièmes de la population vivaient déjà dans des villes d’au moins 5 000 habitants en 1850 ; en France, ce même chiffre était inférieur à 15 %.
Marx estimait que la condition sociale de la paysannerie française, devenue petite propriété dans le sillage de la révolution un demi-siècle plus tôt, l’empêchait de développer un sentiment « d’identité collective » : « Les paysans avec de petites parcelles forment une masse énorme. Ils vivent dans la même situation, mais ils ne sont pas unis par beaucoup de relations entre eux. Leur mode de production les isole les uns des autres au lieu de les amener à un commerce réciproque. Cet isolement est encore augmenté par le mauvais état des moyens de communication français et par la pauvreté des campagnards. »
« Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx a suggéré que
la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs de même nom à peu près de la même façon qu’un sac de pommes de terre. »
Pour Marx, ce paysage social explique la victoire écrasante de Napoléon III, neveu de l’empereur post-révolutionnaire, aux élections présidentielles de 1848. Il nuance toutefois cette description de la paysannerie comme une classe fondamentalement incapable de mener une action politique indépendante : « Les trois années qu’avait duré la pénible domination de la République parlementaire avaient délivré une partie des paysans français de l’illusion napoléonienne et leur avait inspiré des idées révolutionnaires, encore superficielles, il est vrai ; mais la bourgeoisie avait repoussé les campagnards avec violence chaque fois qu’ils s’étaient mis en mouvement. »
Le Dix-huitième Brumaire décrit les forces économiques qui s’abattent sur la paysannerie au milieu du XIXe siècle : « l’usurier de la ville remplaça le seigneur féodal, l’hypothèque succéda aux charges féodales du sol, le capital bourgeois prit la place du bien-fonds aristocratique ». Selon Marx, cela signifie que l’intérêt des paysans « ne se trouve donc plus comme sous Napoléon en accord, mais en opposition avec les intérêts de la bourgeoisie, du capital ». Les petits paysans français allaient désormais « trouver leurs alliés et leurs chefs naturels dans le prolétariat des villes dont la tâche est de renverser l’ordre bourgeois ».
Trains et chariots
Si c’est là le tableau que Marx brosse des rapports de classes agraires en France, qui a connu une vaste redistribution des terres après la révolution de 1789, qu’en est-il des pays où les grands propriétaires terriens ont encore la mainmise ? Marx et Engels s’intéressent d’autant plus à la question foncière qu’elle recoupe les deux mouvements nationaux pour lesquels ils éprouvent le plus de sympathie : ceux de la Pologne et de l’Irlande.
Lors d’une réunion organisée en février 1848 pour commémorer le soulèvement de Cracovie de 1846, Marx a félicité les dirigeants révolutionnaires polonais d’avoir reconnu qu’« il ne pouvait y avoir de Pologne démocratique sans l’abolition de tous les droits féodaux et sans un mouvement agraire qui transformerait les paysans de propriétaires terriens contraints de payer un tribut en propriétaires terriens libres et modernes ». Plus tard dans l’année, Engels reprend le même argument lors d’un débat sur la Pologne à l’assemblée de Francfort : « Les vastes terres agricoles entre la Baltique et la mer Noire ne peuvent être libérées de la barbarie patriarcale-féodale que par une révolution agraire qui transformera les serfs et les paysans astreints au travail obligatoire en propriétaires terriens libres, une révolution qui sera identique à la Révolution française de 1789 dans les districts ruraux. »
« Marx et Engels s’intéressent d’autant plus à la question foncière qu’elle recoupe les deux mouvements nationaux pour lesquels ils éprouvent le plus de sympathie : ceux de la Pologne et de l’Irlande. »
En 1870, Marx évoque la nécessité urgente d’une révolution agraire en Irlande, où « la question de la terre a été jusqu’à présent la seule forme que la question sociale ait prise ». Il pensait qu’il serait beaucoup plus facile de porter un coup à l’aristocratie terrienne britannique en Irlande que sur son propre territoire, car la propriété de la terre était « une question d’existence, une question de vie ou de mort pour la majorité du peuple irlandais », et était « inséparable de la question nationale ». La « révolution agraire » que Marx et Engels considéraient comme vitale pour la Pologne et l’Irlande ne serait pas socialiste, même si Marx espérait que l’indépendance irlandaise et son impact sur l’aristocratie précipiteraient le renversement de l’ordre social en Grande-Bretagne. Quel rôle attendaient-ils des paysans dans la transition du capitalisme au socialisme ? Lorsque l’anarchiste russe Mikhaïl Bakounine l’a accusé d’être hostile à la paysannerie, Marx a répondu dans une série de notes sur Étatisme et anarchie de Bakounine, qu’il a rédigées en 1874 :
Là où le paysan existe en masse comme propriétaire privé, là où il forme même une majorité plus ou moins considérable, comme dans tous les États du continent européen occidental, là où il n’a pas disparu et n’a pas été remplacé par le salarié agricole, comme en Angleterre, les cas suivants s’appliquent : soit il entrave chaque révolution ouvrière, il la ruine, comme il l’a fait autrefois en France, soit le prolétariat (car le paysan propriétaire n’appartient pas au prolétariat, et même là où sa condition est prolétarienne, il croit ne pas l’être) doit, en tant que gouvernement, prendre des mesures par lesquelles le paysan voit sa condition immédiatement améliorée, de façon à le gagner à la révolution ; des mesures qui donneront au moins la possibilité de faciliter le passage de la propriété privée de la terre à la propriété collective, afin que le paysan y arrive de lui-même, pour des raisons économiques.
Marx a insisté sur le fait qu’il était essentiel de ne pas « frapper le paysan à la tête », par exemple en « proclamant l’abolition du droit d’héritage ou l’abolition de sa propriété ». De telles mesures ne seraient possibles que dans une situation où « le métayer capitaliste a chassé les paysans, et où le vrai cultivateur est aussi bien un prolétaire, un ouvrier salarié, que l’est un ouvrier de la ville ». Bien qu’il ait mis en garde contre toute initiative visant à priver les paysans des terres qu’ils possèdent déjà, Marx a également rejeté « l’élargissement de la distribution de terres simplement par l’annexion par les paysans des plus grands domaines, comme dans la campagne révolutionnaire de Bakounine ».
En 1894, Engels a tenu à aborder la question de la terre comme un problème pour les mouvements socialistes naissants en France et en Allemagne. Comme Marx, il souligne l’importance d’éviter la coercition dans les relations avec le petit paysan, qu’il définit comme un agriculteur possédant « un lopin de terre qui n’est pas plus grand, en règle générale, que ce que lui et sa famille peuvent cultiver, et qui n’est pas plus petit que ce qui peut subvenir aux besoins de la famille » :
Lorsque nous serons en possession du pouvoir d’État, il ne nous viendra pas à l’idée d’exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans compensation), comme nous devrons le faire dans le cas des grands propriétaires terriens. Notre tâche à l’égard du petit paysan consiste, en premier lieu, à faire passer son entreprise privée et sa propriété privée au statut de coopérative, non pas par la force, mais par l’exemple et l’offre d’une assistance sociale à cet effet.
« Engels partait du principe que l’agriculture paysanne était condamnée face au développement capitaliste. »
Engels partait du principe que l’agriculture paysanne était condamnée face au développement capitaliste, car les grandes exploitations seraient plus efficaces et feraient un meilleur usage de la technologie. Le mouvement socialiste devrait, selon lui, leur offrir « la possibilité d’introduire eux-mêmes la production à grande échelle » au lieu de chercher à préserver le modèle actuel de propriété foncière : « La production capitaliste à grande échelle est absolument sûre d’écraser leur système impuissant et désuet de petite production comme un train écrase une charrette à bras. »
Les paysans et la révolution
Marx et Engels ont fait ces commentaires dans de courts articles polémiques ou dans des ouvrages qui traitaient principalement d’autres questions. C’est le soi-disant pape du marxisme, Karl Kautsky, qui a publié un livre complet intitulé La Question agraire en 1899. En discutant de l’évolution de l’agriculture sous le capitalisme, Kautsky met en doute l’idée que la production à petite échelle est nécessairement condamnée : « Après un certain temps, les avantages de la grande exploitation commencent à être dépassés par les inconvénients de la distance, et toute nouvelle extension de la surface cultivée réduit la rentabilité de la terre. » Bien qu’il continue de penser que les grandes unités agricoles peuvent, en règle générale, faire un meilleur usage de la technologie, il dépeint une interdépendance mutuelle entre les petites et les grandes exploitations, les secondes dépendant des premières qui lui servent de source de main-d’œuvre.
Lorsque la première traduction anglaise de La Question agraire est finalement parue en 1988, les sociologues Hamza Alavi et Teodor Shanin ont encensé Kautsky pour avoir reconnu la façon dont le système capitaliste pouvait incorporer des formes de production paysanne qui l’avaient précédé de longue date, « même s’il semblait troublé par l’ambiguïté d’un phénomène qui faisait partie du capitalisme sans être pleinement capitaliste ». Cependant, ils ont affirmé que Kautsky s’était trompé à long terme lorsqu’il a parlé des avantages typiques de l’agriculture à grande échelle. Grâce aux développements ultérieurs, il n’était plus nécessaire de déployer des équipes d’ouvriers agricoles pour tirer parti des techniques agricoles modernes : « Une exploitation familiale n’est pas nécessairement avantagée par rapport à une grande entreprise, mais elle n’est pas non plus exclue de l’utilisation des nouvelles technologies. »
L’analyse théorique de l’agriculture par Kautsky est plus subtile que les conclusions politiques qu’il en tire. Comme Engels, il rejette l’idée de faire appel aux petits exploitants en leur promettant de maintenir leur position : « Rien ne serait plus dangereux et cruel que d’éveiller chez eux des illusions sur l’avenir de la petite exploitation paysanne. » Kautsky insiste sur le fait que la social-démocratie restera toujours « un parti prolétarien et urbain, un parti de progrès économique » qui ne peut aspirer qu’à obtenir la neutralité des paysans plutôt que leur soutien actif dans la lutte contre le capitalisme. Envisageant la période qui suivra sa prise de pouvoir, il rejoint Marx et Engels en soulignant la nécessité pour un parti socialiste de gouverner les campagnes par consentement :
Compte tenu de l’intérêt qu’un régime socialiste aura à ce que la production agricole se poursuive sans interruption, compte tenu de la haute importance sociale que la population paysanne atteindra, il est inconcevable que l’expropriation forcée soit choisie comme moyen d’éduquer la paysannerie aux avantages d’une agriculture plus avancée. Et s’il existe des branches de l’agriculture ou des régions où le petit établissement reste plus avantageux que le grand, il n’y aura pas la moindre raison de les contraindre à se conformer au modèle de la grande exploitation.
« Dans les dernières années de sa vie, Marx a évoqué l’idée que la commune rurale pourrait fournir la base d’une transition vers le socialisme en Russie sans phase de développement capitaliste dans les campagnes. »
En esquissant cette vision politique, Kautsky avait à l’esprit des pays comme l’Allemagne, où il était le principal théoricien du mouvement social-démocrate. L’importance de l’agriculture dans l’économie allemande diminue au cours des dernières décennies du XIXe siècle, alors que le pays devient une société essentiellement urbaine et industrielle. Lorsque Otto von Bismarck a fondé l’Empire allemand en 1871, les deux tiers de sa population se trouvaient dans des zones rurales ; en 1910, ce chiffre n’était plus que de 40 %. En Russie, en revanche, la grande majorité de la population vivait encore à la campagne, ce malgré la croissance industrielle de villes comme Saint-Pétersbourg et Moscou. Lors du premier recensement russe, en 1897, moins de 14 % des sujets du tsar vivaient dans les villes. Les paysans de l’Empire russe, pour la plupart producteurs de céréales, n’ont été libérés du servage qu’en 1861.
Dans les dernières années de sa vie, Marx a évoqué l’idée que la commune rurale, ou mir, pourrait fournir la base d’une transition vers le socialisme en Russie sans phase de développement capitaliste dans les campagnes. Marx pensait que cela serait possible à condition que la révolution russe converge avec la révolution dans le reste de l’Europe. Cependant, ses disciples russes, tels que Georgi Plekhanov, ont insisté sur le fait que la Russie devait devenir pleinement capitaliste, à la ville comme à la campagne, avant que le socialisme ne soit à l’ordre du jour. Les deux factions de la social-démocratie russe, les Bolcheviks et les Mencheviks, considéraient toutes deux le prolétariat industriel croissant comme la principale force révolutionnaire de la société russe, tandis que les Révolutionnaires socialistes (SR), issus du mouvement populiste de la fin du XIXe siècle, avaient une base plus solide dans la paysannerie.
Les révolutions russes de 1905 et 1917 ont suscité les plus grandes vagues d’agitation rurale depuis le soulèvement mené par Emelian Pougatchev au XVIIIe siècle. Contrairement à la rébellion de Pougatchev, la contestation des grands propriétaires terriens et de l’État Romanov convergeait désormais avec un mouvement révolutionnaire urbain. C’est cette combinaison de forces sociales qui a fait tomber le régime tsariste en 1917. En traînant les pieds sur la question de la réforme agraire, le gouvernement provisoire s’est aliéné la paysannerie et a ouvert la voie à une seconde révolution en octobre de la même année.
Les Bolcheviks n’avaient pas l’intention de commettre la même erreur et ont agi rapidement pour faciliter la redistribution des terres. En 1919, 81 millions d’hectares, soit 96,8 % de toutes les terres agricoles, avaient été transférés aux paysans. Selon l’historien Ronald Grigor Suny, environ 86 % d’entre eux possédaient des parcelles de taille moyenne, d’une superficie comprise entre 11 et 21 acres. Moins de 6 % d’entre eux possédaient des parcelles plus petites, tandis que 2 % seulement avaient des propriétés plus grandes. La révolution agraire a détruit la base économique de l’ancienne classe dirigeante et a permis aux paysans de soutenir le nouveau gouvernement, du moins temporairement.
Coercition et calamité
« La révolution agraire a détruit la base économique de l’ancienne classe dirigeante et a permis aux paysans de soutenir le nouveau gouvernement, du moins temporairement. »
La popularité des Bolcheviks ne durera pas longtemps. En mai 1918, le gouvernement soviétique a imposé ce qu’il a appelé une « dictature alimentaire », en vertu de laquelle les excédents agricoles dépassant un niveau déterminé seraient confisqués. En théorie, les paysans devaient être indemnisés sous forme d’argent, de biens ou de crédits ; en pratique, ces indemnisations se sont rarement concrétisées. Les paysans ont souvent réagi en cachant leurs céréales ou en prenant les armes. Les Bolcheviks ont tenté de mobiliser les paysans pauvres contre les plus riches, qu’ils appelaient koulaks, mais sans grand succès.
Lorsqu’ils ont pris le pouvoir dans les derniers mois de 1917, les Bolcheviks ont d’abord formé une coalition avec l’aile gauche des socialistes-révolutionnaires. Cependant, les SR de gauche ont quitté le gouvernement au cours du premier semestre 1918 en raison de leur opposition au traité de Brest-Litovsk qui mettait fin à la guerre avec l’Allemagne. Si les Bolcheviks avaient pu préserver leur alliance avec un parti plus solidement implanté dans les campagnes, cela aurait peut-être permis de limiter les méthodes coercitives qui se sont avérées, de leur propre aveu, contre-productives. Comme l’observe l’universitaire Steve Smith, il y avait toujours des limites strictes à ce qui était possible dans ces circonstances :
Même si les Bolcheviks n’avaient pas pris une seule miette de céréales aux paysans, ces derniers n’auraient guère été incités à produire plus que ce qui était nécessaire à leur subsistance, puisqu’il n’y avait pas de produits manufacturés à acheter et que l’argent n’avait presque plus de valeur. Même en Sibérie, où le régime [contre-révolutionnaire] de Koltchak disposait d’excédents bien plus importants et où il n’y avait pas de réquisition forcée, le manque de produits manufacturés, l’inflation et le chaos du système monétaire ont conduit les paysans à garder les céréales et à réduire leurs surfaces ensemencées.
Smith note que, malgré l’hostilité des paysans à l’égard des Bolcheviks, ces derniers étaient « certainement considérés comme le moindre des deux maux » par rapport à leurs opposants Russes blancs, qui voulaient revenir sur les saisies de terres de 1917 et des années suivantes : « En fait, c’est la volonté de la population rurale de se ranger derrière les Bolcheviks chaque fois qu’une prise de pouvoir par les Russes blancs menaçait qui a fait que, tant que la guerre civile a duré, l’agitation rurale endémique n’a pas constitué une menace sérieuse pour le pouvoir bolchevique. »
Après la défaite des Blancs, les Bolcheviks ont dû faire face à plus de cinquante soulèvements paysans majeurs, de l’Ukraine à la Sibérie. Ils les ont réprimés par la force, mais cette agitation rurale a été l’un des principaux facteurs qui les ont incités à adopter la Nouvelle politique économique (NEP) en 1921. Lénine a défendu la politique de réquisition des céréales comme une nécessité malheureuse, « imposée par l’extrême pauvreté, la ruine et la guerre », mais a insisté sur le fait qu’une nouvelle approche était nécessaire à mesure que le système soviétique se consolidait :
Nous sommes encore tellement ruinés et écrasés par le fardeau de la guerre (qui n’a finie qu’hier et pourrait recommencer demain, en raison de la rapacité et de la malice des capitalistes) que nous ne pouvons pas donner aux paysans des produits manufacturés en échange de toutes les céréales dont nous avons besoin. Conscients de cela, nous introduisons l’impôt en nature, c’est-à-dire que nous prendrons le minimum de céréales dont nous avons besoin (pour l’armée et les travailleurs) sous forme d’impôt et obtiendrons le reste en échange de produits manufacturés.
« S’il y a une leçon à tirer de l’histoire de la pensée marxiste sur la question agraire, c’est de se rappeler l’importance vitale d’écouter attentivement les demandes et les besoins des personnes qui y vivent réellement. »
D’une manière générale, ce raisonnement gradualiste a guidé la politique agricole soviétique jusqu’à la fin des années 1920, lorsque Staline a imposé un changement de cap radical après avoir vaincu ses opposants au sein du parti bolchevique. La ruée soudaine vers la collectivisation a entraîné une famine en Ukraine et au Kazakhstan, qui a coûté la vie à des millions de personnes. Elle a fait chuter la production agricole et le niveau de vie dans les campagnes pendant une génération, renforçant l’hostilité des paysans à l’égard de l’État soviétique et de ses fermes collectives. C’est pourtant ce modèle calamiteux que Staline a présenté au Komintern comme la seule voie viable vers la transformation de l’agriculture. En Europe de l’Est, les régimes soutenus par l’Union soviétique se sont lancés dans des programmes de collectivisation coercitive à partir de la fin des années 1940, dont beaucoup ont été abandonnés par la suite.
En Chine, au moment de la révolution de 1949, la prépondérance rurale était encore plus grande qu’en Russie trois décennies plus tôt, avec moins de 10 % de la population vivant dans les villes. Les communistes sont arrivés au pouvoir en organisant une armée de paysans pour combattre leurs adversaires nationalistes, avec la promesse d’une redistribution des terres comme principal attrait. Ils ont tenu leur promesse après la révolution, mais le programme de réforme agraire était à peine achevé que Mao Zedong a poussé à une industrialisation massive, financée par l’exploitation des campagnes. Il en résulta une nouvelle famine catastrophique. Après la mort de Mao, la Chine s’est également éloignée du modèle agricole d’inspiration soviétique.
Les expériences agricoles lancées par Staline et ses disciples ont consisté à jeter le bébé tout en avalant l’eau du bain. Ils ont repris du marxisme l’hypothèse selon laquelle l’agriculture à grande échelle était nécessairement plus efficace, mais ont ignoré tous les avertissements de Marx, Engels et Kautsky sur la nécessité de gagner la paysannerie au lieu de s’appuyer sur la force brute.
Un monde urbain
Depuis la première moitié du XXe siècle, l’équilibre entre les villes et les campagnes s’est profondément modifié dans le monde entier. Aujourd’hui, 55 % de la population mondiale vit dans des zones urbaines, un chiffre qui, selon l’ONU, devrait atteindre 68 % d’ici à 2050. L’urbanisation ne se limite plus à des régions comme l’Europe et l’Amérique du Nord ; les deux tiers de la population chinoise sont urbains, de même que près de neuf Brésiliens sur dix. L’Afrique devrait être plus urbaine que rurale d’ici 2033.
Si les révolutions paysannes du type de celles qui ont eu lieu en Chine ou au Viêt Nam au cours du XXe siècle ne sont plus à l’ordre du jour, cela ne signifie pas que les luttes sur et autour de la terre ont perdu leur importance politique. Depuis le début du siècle, le syndicat des cultivateurs de coca en Bolivie, le Mouvement des sans terre au Brésil et les agriculteurs indiens qui se sont opposés aux lois agricoles néolibérales de Narendra Modi ont tous démontré la vitalité persistante des mobilisations sociales dans les campagnes. S’il y a une leçon contemporaine à tirer de l’histoire de la pensée marxiste sur la question agraire, c’est certainement de se rappeler l’importance vitale d’étudier correctement ce qui se passe dans les campagnes au lieu d’essayer d’y imposer des formules abstraites, et d’écouter attentivement les demandes et les besoins des personnes qui y vivent réellement.
Article traduit de l’anglais par la rédaction de Ballast | Daniel Finn, « Marxism and the Agrarian Question », Jacobin, 7 août 2024
Photographies de vignette et de bannière : extraites de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930–36 | Library of Congress
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