Le marxisme aux paysans


Traduction d’un article paru dans Jabobin

Les élec­tions légis­la­tives de juin 2024 ont mar­qué le retour d’une pré­oc­cu­pa­tion pour le milieu rural dans l’a­gen­da des par­tis de la gauche élec­to­rale. Ceux-ci ont été sou­vent accu­sés de délais­ser les cam­pagnes et leurs habitant·es, lais­sant un espace que la droite et l’ex­trême droite n’ont pas hési­té à s’ac­ca­pa­rer. Les racines d’une telle absence sont loin­taines et s’en défaire sera d’au­tant plus ardu. La place des pay­sans et la ques­tion de leur inté­gra­tion dans la lutte de classe étaient déjà peu pré­sentes dans les écrits de Karl Marx. Pourquoi un tel oubli ? Daniel Finn, rédac­teur en chef du média socia­liste Jacobin et auteur de Par la poudre et par la plume — Histoire poli­tique de l’IRA est reve­nu sur ce sujet dans un article que nous tra­dui­sons.


Dans le Manifeste du par­ti com­mu­niste, Karl Marx et Friedrich Engels n’a­vaient pas grand-chose à dire sur l’a­gri­cul­ture. Et le peu qu’ils ont dit a sou­vent été source de confu­sion. Prenons l’exemple d’un pas­sage célèbre de la pre­mière par­tie du Manifeste : « La bour­geoi­sie a sou­mis la cam­pagne à la domi­na­tion des villes. Elle a créé des villes gigan­tesques ; elle a consi­dé­ra­ble­ment aug­men­té la popu­la­tion urbaine par rap­port à la popu­la­tion rurale, et a ain­si sau­vé une par­tie consi­dé­rable de la popu­la­tion de l’a­bru­tis­se­ment de la vie des champs. »

Cette der­nière phrase, mor­dante, est tirée de la tra­duc­tion anglaise de Samuel Moore de 1888 et a depuis long­temps pris une exis­tence auto­nome. Mais comme l’a sou­li­gné le théo­ri­cien mar­xiste Hal Draper, elle repose sur une tra­duc­tion erro­née du terme alle­mand idio­tis­mus : « Au XIXe siècle, l’al­le­mand conser­vait encore la signi­fi­ca­tion grecque ori­gi­nale des formes basées sur le mot idiotes : une per­sonne pri­vée, reti­rée des pré­oc­cu­pa­tions publiques (com­mu­nau­taires), apo­li­tique dans le sens ori­gi­nel d’i­so­le­ment de la com­mu­nau­té élar­gie. » Dans ce sens ori­gi­nal du terme, a noté Draper, ce dont la popu­la­tion rurale devait être sau­vée n’é­tait pas un état de stu­pi­di­té abjecte, mais plu­tôt de « la mise à l’é­cart pri­va­ti­sée d’un mode de vie iso­lé de la socié­té dans son ensemble : la stase clas­sique de la vie pay­sanne ». Qu’il s’a­gisse ou non d’une des­crip­tion exacte de la condi­tion du pay­san, il ne s’a­gis­sait cer­tai­ne­ment pas d’une insulte.

« Karl Marx et Friedrich Engels n’a­vaient pas grand-chose à dire sur l’a­gri­cul­ture. Et le peu qu’ils ont dit a sou­vent été source de confusion. »

Vers la fin de la pre­mière sec­tion du Manifeste, Marx et Engels dési­gnent la pay­san­ne­rie comme l’un des groupes sociaux condam­nés à dis­pa­raître face au déve­lop­pe­ment capitaliste :

De toutes les classes qui se trouvent aujourd’­hui face à la bour­geoi­sie, seul le pro­lé­ta­riat est une classe réel­le­ment révo­lu­tion­naire. Les autres classes péri­clitent et finissent par dis­pa­raître face à l’in­dus­trie moderne. [S]i elles sont révo­lu­tion­naires, elles le sont en vue de leur trans­fert pro­chain dans le pro­lé­ta­riat ; elles défendent ain­si non pas leurs inté­rêts pré­sents, mais leurs inté­rêts futurs, elles aban­donnent leur propre point de vue pour se pla­cer sur celui du prolétariat.

Marx atta­chait une grande impor­tance à la der­nière par­tie de ce pas­sage. Lorsque les deux fac­tions du mou­ve­ment socia­liste alle­mand se sont unies sur la base du pro­gramme de Gotha en 1875, il a cri­ti­qué avec véhé­mence une de ses phrases qui affir­mait que « l’é­man­ci­pa­tion du tra­vail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, par rap­port à laquelle toutes les autres classes ne sont qu’une masse réac­tion­naire ». Il a rap­pe­lé à ses cama­rades alle­mands l’af­fir­ma­tion du Manifeste selon laquelle les pay­sans et les membres de la classe moyenne infé­rieure peuvent deve­nir révo­lu­tion­naires « en vue de leur trans­fert immi­nent dans le pro­lé­ta­riat » et leur a deman­dé avec insis­tance : « Avons-nous décla­ré aux arti­sans, petits fabri­cants, etc. et pay­sans lors des der­nières élec­tions : par rap­port à nous, vous for­mez, avec la bour­geoi­sie et les sei­gneurs féo­daux, une seule et même masse réac­tion­naire ? »

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, ses réflexions sur le cycle de révo­lu­tion et de contre-révo­lu­tion en France de 1848 à 1851, Marx a lan­cé une autre phrase mémo­rable en sug­gé­rant que « la grande masse de la nation fran­çaise est consti­tuée par une simple addi­tion de gran­deurs de même nom à peu près de la même façon qu’un sac de pommes de terre ». Elle est tirée d’une longue dis­cus­sion sur la popu­la­tion rurale en France, qui consti­tuait alors la grande majo­ri­té de ceux qui vivaient à l’in­té­rieur de ses fron­tières. En Angleterre, pion­nière du capi­ta­lisme indus­triel, les deux cin­quièmes de la popu­la­tion vivaient déjà dans des villes d’au moins 5 000 habi­tants en 1850 ; en France, ce même chiffre était infé­rieur à 15 %.

Marx esti­mait que la condi­tion sociale de la pay­san­ne­rie fran­çaise, deve­nue petite pro­prié­té dans le sillage de la révo­lu­tion un demi-siècle plus tôt, l’empêchait de déve­lop­per un sen­ti­ment « d’i­den­ti­té col­lec­tive » : « Les pay­sans avec de petites par­celles forment une masse énorme. Ils vivent dans la même situa­tion, mais ils ne sont pas unis par beau­coup de rela­tions entre eux. Leur mode de pro­duc­tion les isole les uns des autres au lieu de les ame­ner à un com­merce réci­proque. Cet iso­le­ment est encore aug­men­té par le mau­vais état des moyens de com­mu­ni­ca­tion fran­çais et par la pau­vre­té des cam­pa­gnards. »

« Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx a sug­gé­ré que la grande masse de la nation fran­çaise est consti­tuée par une simple addi­tion de gran­deurs de même nom à peu près de la même façon qu’un sac de pommes de terre. »

Pour Marx, ce pay­sage social explique la vic­toire écra­sante de Napoléon III, neveu de l’empereur post-révo­lu­tion­naire, aux élec­tions pré­si­den­tielles de 1848. Il nuance tou­te­fois cette des­crip­tion de la pay­san­ne­rie comme une classe fon­da­men­ta­le­ment inca­pable de mener une action poli­tique indé­pen­dante : « Les trois années qu’avait duré la pénible domi­na­tion de la République par­le­men­taire avaient déli­vré une par­tie des pay­sans fran­çais de l’illusion napo­léo­nienne et leur avait ins­pi­ré des idées révo­lu­tion­naires, encore super­fi­cielles, il est vrai ; mais la bour­geoi­sie avait repous­sé les cam­pa­gnards avec vio­lence chaque fois qu’ils s’é­taient mis en mou­ve­ment. »

Le Dix-hui­tième Brumaire décrit les forces éco­no­miques qui s’a­battent sur la pay­san­ne­rie au milieu du XIXe siècle : « l’usurier de la ville rem­pla­ça le sei­gneur féo­dal, l’hypothèque suc­cé­da aux charges féo­dales du sol, le capi­tal bour­geois prit la place du bien-fonds aris­to­cra­tique ». Selon Marx, cela signi­fie que l’in­té­rêt des pay­sans « ne se trouve donc plus comme sous Napoléon en accord, mais en oppo­si­tion avec les inté­rêts de la bour­geoi­sie, du capi­tal ». Les petits pay­sans fran­çais allaient désor­mais « trou­ver leurs alliés et leurs chefs natu­rels dans le pro­lé­ta­riat des villes dont la tâche est de ren­ver­ser l’ordre bour­geois ».

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Trains et chariots

Si c’est là le tableau que Marx brosse des rap­ports de classes agraires en France, qui a connu une vaste redis­tri­bu­tion des terres après la révo­lu­tion de 1789, qu’en est-il des pays où les grands pro­prié­taires ter­riens ont encore la main­mise ? Marx et Engels s’in­té­ressent d’au­tant plus à la ques­tion fon­cière qu’elle recoupe les deux mou­ve­ments natio­naux pour les­quels ils éprouvent le plus de sym­pa­thie : ceux de la Pologne et de l’Irlande.

Lors d’une réunion orga­ni­sée en février 1848 pour com­mé­mo­rer le sou­lè­ve­ment de Cracovie de 1846, Marx a féli­ci­té les diri­geants révo­lu­tion­naires polo­nais d’a­voir recon­nu qu’« il ne pou­vait y avoir de Pologne démo­cra­tique sans l’a­bo­li­tion de tous les droits féo­daux et sans un mou­ve­ment agraire qui trans­for­me­rait les pay­sans de pro­prié­taires ter­riens contraints de payer un tri­but en pro­prié­taires ter­riens libres et modernes ». Plus tard dans l’an­née, Engels reprend le même argu­ment lors d’un débat sur la Pologne à l’as­sem­blée de Francfort : « Les vastes terres agri­coles entre la Baltique et la mer Noire ne peuvent être libé­rées de la bar­ba­rie patriar­cale-féo­dale que par une révo­lu­tion agraire qui trans­for­me­ra les serfs et les pay­sans astreints au tra­vail obli­ga­toire en pro­prié­taires ter­riens libres, une révo­lu­tion qui sera iden­tique à la Révolution fran­çaise de 1789 dans les dis­tricts ruraux. »

« Marx et Engels s’in­té­ressent d’au­tant plus à la ques­tion fon­cière qu’elle recoupe les deux mou­ve­ments natio­naux pour les­quels ils éprouvent le plus de sym­pa­thie : ceux de la Pologne et de l’Irlande. »

En 1870, Marx évoque la néces­si­té urgente d’une révo­lu­tion agraire en Irlande, où « la ques­tion de la terre a été jus­qu’à pré­sent la seule forme que la ques­tion sociale ait prise ». Il pen­sait qu’il serait beau­coup plus facile de por­ter un coup à l’a­ris­to­cra­tie ter­rienne bri­tan­nique en Irlande que sur son propre ter­ri­toire, car la pro­prié­té de la terre était « une ques­tion d’exis­tence, une ques­tion de vie ou de mort pour la majo­ri­té du peuple irlan­dais », et était « insé­pa­rable de la ques­tion natio­nale ». La « révo­lu­tion agraire » que Marx et Engels consi­dé­raient comme vitale pour la Pologne et l’Irlande ne serait pas socia­liste, même si Marx espé­rait que l’in­dé­pen­dance irlan­daise et son impact sur l’a­ris­to­cra­tie pré­ci­pi­te­raient le ren­ver­se­ment de l’ordre social en Grande-Bretagne. Quel rôle atten­daient-ils des pay­sans dans la tran­si­tion du capi­ta­lisme au socia­lisme ? Lorsque l’a­nar­chiste russe Mikhaïl Bakounine l’a accu­sé d’être hos­tile à la pay­san­ne­rie, Marx a répon­du dans une série de notes sur Étatisme et anar­chie de Bakounine, qu’il a rédi­gées en 1874 :

Là où le pay­san existe en masse comme pro­prié­taire pri­vé, là où il forme même une majo­ri­té plus ou moins consi­dé­rable, comme dans tous les États du conti­nent euro­péen occi­den­tal, là où il n’a pas dis­pa­ru et n’a pas été rem­pla­cé par le sala­rié agri­cole, comme en Angleterre, les cas sui­vants s’ap­pliquent : soit il entrave chaque révo­lu­tion ouvrière, il la ruine, comme il l’a fait autre­fois en France, soit le pro­lé­ta­riat (car le pay­san pro­prié­taire n’ap­par­tient pas au pro­lé­ta­riat, et même là où sa condi­tion est pro­lé­ta­rienne, il croit ne pas l’être) doit, en tant que gou­ver­ne­ment, prendre des mesures par les­quelles le pay­san voit sa condi­tion immé­dia­te­ment amé­lio­rée, de façon à le gagner à la révo­lu­tion ; des mesures qui don­ne­ront au moins la pos­si­bi­li­té de faci­li­ter le pas­sage de la pro­prié­té pri­vée de la terre à la pro­prié­té col­lec­tive, afin que le pay­san y arrive de lui-même, pour des rai­sons économiques.

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Marx a insis­té sur le fait qu’il était essen­tiel de ne pas « frap­per le pay­san à la tête », par exemple en « pro­cla­mant l’a­bo­li­tion du droit d’hé­ri­tage ou l’a­bo­li­tion de sa pro­prié­té ». De telles mesures ne seraient pos­sibles que dans une situa­tion où « le métayer capi­ta­liste a chas­sé les pay­sans, et où le vrai culti­va­teur est aus­si bien un pro­lé­taire, un ouvrier sala­rié, que l’est un ouvrier de la ville ». Bien qu’il ait mis en garde contre toute ini­tia­tive visant à pri­ver les pay­sans des terres qu’ils pos­sèdent déjà, Marx a éga­le­ment reje­té « l’é­lar­gis­se­ment de la dis­tri­bu­tion de terres sim­ple­ment par l’an­nexion par les pay­sans des plus grands domaines, comme dans la cam­pagne révo­lu­tion­naire de Bakounine ».

En 1894, Engels a tenu à abor­der la ques­tion de la terre comme un pro­blème pour les mou­ve­ments socia­listes nais­sants en France et en Allemagne. Comme Marx, il sou­ligne l’im­por­tance d’é­vi­ter la coer­ci­tion dans les rela­tions avec le petit pay­san, qu’il défi­nit comme un agri­cul­teur pos­sé­dant « un lopin de terre qui n’est pas plus grand, en règle géné­rale, que ce que lui et sa famille peuvent culti­ver, et qui n’est pas plus petit que ce qui peut sub­ve­nir aux besoins de la famille » :

Lorsque nous serons en pos­ses­sion du pou­voir d’État, il ne nous vien­dra pas à l’i­dée d’ex­pro­prier par la force les petits pay­sans (que ce soit avec ou sans com­pen­sa­tion), comme nous devrons le faire dans le cas des grands pro­prié­taires ter­riens. Notre tâche à l’é­gard du petit pay­san consiste, en pre­mier lieu, à faire pas­ser son entre­prise pri­vée et sa pro­prié­té pri­vée au sta­tut de coopé­ra­tive, non pas par la force, mais par l’exemple et l’offre d’une assis­tance sociale à cet effet.

« Engels par­tait du prin­cipe que l’a­gri­cul­ture pay­sanne était condam­née face au déve­lop­pe­ment capitaliste. »

Engels par­tait du prin­cipe que l’a­gri­cul­ture pay­sanne était condam­née face au déve­lop­pe­ment capi­ta­liste, car les grandes exploi­ta­tions seraient plus effi­caces et feraient un meilleur usage de la tech­no­lo­gie. Le mou­ve­ment socia­liste devrait, selon lui, leur offrir « la pos­si­bi­li­té d’in­tro­duire eux-mêmes la pro­duc­tion à grande échelle » au lieu de cher­cher à pré­ser­ver le modèle actuel de pro­prié­té fon­cière : « La pro­duc­tion capi­ta­liste à grande échelle est abso­lu­ment sûre d’é­cra­ser leur sys­tème impuis­sant et désuet de petite pro­duc­tion comme un train écrase une char­rette à bras. »

Les paysans et la révolution

Marx et Engels ont fait ces com­men­taires dans de courts articles polé­miques ou dans des ouvrages qui trai­taient prin­ci­pa­le­ment d’autres ques­tions. C’est le soi-disant pape du mar­xisme, Karl Kautsky, qui a publié un livre com­plet inti­tu­lé La Question agraire en 1899. En dis­cu­tant de l’é­vo­lu­tion de l’a­gri­cul­ture sous le capi­ta­lisme, Kautsky met en doute l’i­dée que la pro­duc­tion à petite échelle est néces­sai­re­ment condam­née : « Après un cer­tain temps, les avan­tages de la grande exploi­ta­tion com­mencent à être dépas­sés par les incon­vé­nients de la dis­tance, et toute nou­velle exten­sion de la sur­face culti­vée réduit la ren­ta­bi­li­té de la terre. » Bien qu’il conti­nue de pen­ser que les grandes uni­tés agri­coles peuvent, en règle géné­rale, faire un meilleur usage de la tech­no­lo­gie, il dépeint une inter­dé­pen­dance mutuelle entre les petites et les grandes exploi­ta­tions, les secondes dépen­dant des pre­mières qui lui servent de source de main-d’œuvre.

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Lorsque la pre­mière tra­duc­tion anglaise de La Question agraire est fina­le­ment parue en 1988, les socio­logues Hamza Alavi et Teodor Shanin ont encen­sé Kautsky pour avoir recon­nu la façon dont le sys­tème capi­ta­liste pou­vait incor­po­rer des formes de pro­duc­tion pay­sanne qui l’a­vaient pré­cé­dé de longue date, « même s’il sem­blait trou­blé par l’am­bi­guï­té d’un phé­no­mène qui fai­sait par­tie du capi­ta­lisme sans être plei­ne­ment capi­ta­liste ». Cependant, ils ont affir­mé que Kautsky s’é­tait trom­pé à long terme lors­qu’il a par­lé des avan­tages typiques de l’a­gri­cul­ture à grande échelle. Grâce aux déve­lop­pe­ments ulté­rieurs, il n’é­tait plus néces­saire de déployer des équipes d’ou­vriers agri­coles pour tirer par­ti des tech­niques agri­coles modernes : « Une exploi­ta­tion fami­liale n’est pas néces­sai­re­ment avan­ta­gée par rap­port à une grande entre­prise, mais elle n’est pas non plus exclue de l’u­ti­li­sa­tion des nou­velles tech­no­lo­gies. »

L’analyse théo­rique de l’a­gri­cul­ture par Kautsky est plus sub­tile que les conclu­sions poli­tiques qu’il en tire. Comme Engels, il rejette l’i­dée de faire appel aux petits exploi­tants en leur pro­met­tant de main­te­nir leur posi­tion : « Rien ne serait plus dan­ge­reux et cruel que d’é­veiller chez eux des illu­sions sur l’a­ve­nir de la petite exploi­ta­tion pay­sanne. » Kautsky insiste sur le fait que la social-démo­cra­tie res­te­ra tou­jours « un par­ti pro­lé­ta­rien et urbain, un par­ti de pro­grès éco­no­mique » qui ne peut aspi­rer qu’à obte­nir la neu­tra­li­té des pay­sans plu­tôt que leur sou­tien actif dans la lutte contre le capi­ta­lisme. Envisageant la période qui sui­vra sa prise de pou­voir, il rejoint Marx et Engels en sou­li­gnant la néces­si­té pour un par­ti socia­liste de gou­ver­ner les cam­pagnes par consentement :

Compte tenu de l’in­té­rêt qu’un régime socia­liste aura à ce que la pro­duc­tion agri­cole se pour­suive sans inter­rup­tion, compte tenu de la haute impor­tance sociale que la popu­la­tion pay­sanne attein­dra, il est incon­ce­vable que l’ex­pro­pria­tion for­cée soit choi­sie comme moyen d’é­du­quer la pay­san­ne­rie aux avan­tages d’une agri­cul­ture plus avan­cée. Et s’il existe des branches de l’a­gri­cul­ture ou des régions où le petit éta­blis­se­ment reste plus avan­ta­geux que le grand, il n’y aura pas la moindre rai­son de les contraindre à se confor­mer au modèle de la grande exploitation.

« Dans les der­nières années de sa vie, Marx a évo­qué l’i­dée que la com­mune rurale pour­rait four­nir la base d’une tran­si­tion vers le socia­lisme en Russie sans phase de déve­lop­pe­ment capi­ta­liste dans les campagnes. »

En esquis­sant cette vision poli­tique, Kautsky avait à l’es­prit des pays comme l’Allemagne, où il était le prin­ci­pal théo­ri­cien du mou­ve­ment social-démo­crate. L’importance de l’a­gri­cul­ture dans l’é­co­no­mie alle­mande dimi­nue au cours des der­nières décen­nies du XIXe siècle, alors que le pays devient une socié­té essen­tiel­le­ment urbaine et indus­trielle. Lorsque Otto von Bismarck a fon­dé l’Empire alle­mand en 1871, les deux tiers de sa popu­la­tion se trou­vaient dans des zones rurales ; en 1910, ce chiffre n’é­tait plus que de 40 %. En Russie, en revanche, la grande majo­ri­té de la popu­la­tion vivait encore à la cam­pagne, ce mal­gré la crois­sance indus­trielle de villes comme Saint-Pétersbourg et Moscou. Lors du pre­mier recen­se­ment russe, en 1897, moins de 14 % des sujets du tsar vivaient dans les villes. Les pay­sans de l’Empire russe, pour la plu­part pro­duc­teurs de céréales, n’ont été libé­rés du ser­vage qu’en 1861.

Dans les der­nières années de sa vie, Marx a évo­qué l’i­dée que la com­mune rurale, ou mir, pour­rait four­nir la base d’une tran­si­tion vers le socia­lisme en Russie sans phase de déve­lop­pe­ment capi­ta­liste dans les cam­pagnes. Marx pen­sait que cela serait pos­sible à condi­tion que la révo­lu­tion russe converge avec la révo­lu­tion dans le reste de l’Europe. Cependant, ses dis­ciples russes, tels que Georgi Plekhanov, ont insis­té sur le fait que la Russie devait deve­nir plei­ne­ment capi­ta­liste, à la ville comme à la cam­pagne, avant que le socia­lisme ne soit à l’ordre du jour. Les deux fac­tions de la social-démo­cra­tie russe, les Bolcheviks et les Mencheviks, consi­dé­raient toutes deux le pro­lé­ta­riat indus­triel crois­sant comme la prin­ci­pale force révo­lu­tion­naire de la socié­té russe, tan­dis que les Révolutionnaires socia­listes (SR), issus du mou­ve­ment popu­liste de la fin du XIXe siècle, avaient une base plus solide dans la paysannerie.

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Les révo­lu­tions russes de 1905 et 1917 ont sus­ci­té les plus grandes vagues d’a­gi­ta­tion rurale depuis le sou­lè­ve­ment mené par Emelian Pougatchev au XVIIIe siècle. Contrairement à la rébel­lion de Pougatchev, la contes­ta­tion des grands pro­prié­taires ter­riens et de l’État Romanov conver­geait désor­mais avec un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire urbain. C’est cette com­bi­nai­son de forces sociales qui a fait tom­ber le régime tsa­riste en 1917. En traî­nant les pieds sur la ques­tion de la réforme agraire, le gou­ver­ne­ment pro­vi­soire s’est alié­né la pay­san­ne­rie et a ouvert la voie à une seconde révo­lu­tion en octobre de la même année.

Les Bolcheviks n’a­vaient pas l’in­ten­tion de com­mettre la même erreur et ont agi rapi­de­ment pour faci­li­ter la redis­tri­bu­tion des terres. En 1919, 81 mil­lions d’hec­tares, soit 96,8 % de toutes les terres agri­coles, avaient été trans­fé­rés aux pay­sans. Selon l’his­to­rien Ronald Grigor Suny, envi­ron 86 % d’entre eux pos­sé­daient des par­celles de taille moyenne, d’une super­fi­cie com­prise entre 11 et 21 acres. Moins de 6 % d’entre eux pos­sé­daient des par­celles plus petites, tan­dis que 2 % seule­ment avaient des pro­prié­tés plus grandes. La révo­lu­tion agraire a détruit la base éco­no­mique de l’an­cienne classe diri­geante et a per­mis aux pay­sans de sou­te­nir le nou­veau gou­ver­ne­ment, du moins temporairement.

Coercition et calamité

« La révo­lu­tion agraire a détruit la base éco­no­mique de l’an­cienne classe diri­geante et a per­mis aux pay­sans de sou­te­nir le nou­veau gou­ver­ne­ment, du moins temporairement. »

La popu­la­ri­té des Bolcheviks ne dure­ra pas long­temps. En mai 1918, le gou­ver­ne­ment sovié­tique a impo­sé ce qu’il a appe­lé une « dic­ta­ture ali­men­taire », en ver­tu de laquelle les excé­dents agri­coles dépas­sant un niveau déter­mi­né seraient confis­qués. En théo­rie, les pay­sans devaient être indem­ni­sés sous forme d’argent, de biens ou de cré­dits ; en pra­tique, ces indem­ni­sa­tions se sont rare­ment concré­ti­sées. Les pay­sans ont sou­vent réagi en cachant leurs céréales ou en pre­nant les armes. Les Bolcheviks ont ten­té de mobi­li­ser les pay­sans pauvres contre les plus riches, qu’ils appe­laient kou­laks, mais sans grand succès.

Lorsqu’ils ont pris le pou­voir dans les der­niers mois de 1917, les Bolcheviks ont d’a­bord for­mé une coa­li­tion avec l’aile gauche des socia­listes-révo­lu­tion­naires. Cependant, les SR de gauche ont quit­té le gou­ver­ne­ment au cours du pre­mier semestre 1918 en rai­son de leur oppo­si­tion au trai­té de Brest-Litovsk qui met­tait fin à la guerre avec l’Allemagne. Si les Bolcheviks avaient pu pré­ser­ver leur alliance avec un par­ti plus soli­de­ment implan­té dans les cam­pagnes, cela aurait peut-être per­mis de limi­ter les méthodes coer­ci­tives qui se sont avé­rées, de leur propre aveu, contre-pro­duc­tives. Comme l’ob­serve l’u­ni­ver­si­taire Steve Smith, il y avait tou­jours des limites strictes à ce qui était pos­sible dans ces circonstances : 

Même si les Bolcheviks n’a­vaient pas pris une seule miette de céréales aux pay­sans, ces der­niers n’au­raient guère été inci­tés à pro­duire plus que ce qui était néces­saire à leur sub­sis­tance, puis­qu’il n’y avait pas de pro­duits manu­fac­tu­rés à ache­ter et que l’argent n’a­vait presque plus de valeur. Même en Sibérie, où le régime [contre-révo­lu­tion­naire] de Koltchak dis­po­sait d’ex­cé­dents bien plus impor­tants et où il n’y avait pas de réqui­si­tion for­cée, le manque de pro­duits manu­fac­tu­rés, l’in­fla­tion et le chaos du sys­tème moné­taire ont conduit les pay­sans à gar­der les céréales et à réduire leurs sur­faces ensemencées.

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Smith note que, mal­gré l’hos­ti­li­té des pay­sans à l’é­gard des Bolcheviks, ces der­niers étaient « cer­tai­ne­ment consi­dé­rés comme le moindre des deux maux » par rap­port à leurs oppo­sants Russes blancs, qui vou­laient reve­nir sur les sai­sies de terres de 1917 et des années sui­vantes : « En fait, c’est la volon­té de la popu­la­tion rurale de se ran­ger der­rière les Bolcheviks chaque fois qu’une prise de pou­voir par les Russes blancs mena­çait qui a fait que, tant que la guerre civile a duré, l’a­gi­ta­tion rurale endé­mique n’a pas consti­tué une menace sérieuse pour le pou­voir bol­che­vique. »

Après la défaite des Blancs, les Bolcheviks ont dû faire face à plus de cin­quante sou­lè­ve­ments pay­sans majeurs, de l’Ukraine à la Sibérie. Ils les ont répri­més par la force, mais cette agi­ta­tion rurale a été l’un des prin­ci­paux fac­teurs qui les ont inci­tés à adop­ter la Nouvelle poli­tique éco­no­mique (NEP) en 1921. Lénine a défen­du la poli­tique de réqui­si­tion des céréales comme une néces­si­té mal­heu­reuse, « impo­sée par l’ex­trême pau­vre­té, la ruine et la guerre », mais a insis­té sur le fait qu’une nou­velle approche était néces­saire à mesure que le sys­tème sovié­tique se consolidait :

Nous sommes encore tel­le­ment rui­nés et écra­sés par le far­deau de la guerre (qui n’a finie qu’­hier et pour­rait recom­men­cer demain, en rai­son de la rapa­ci­té et de la malice des capi­ta­listes) que nous ne pou­vons pas don­ner aux pay­sans des pro­duits manu­fac­tu­rés en échange de toutes les céréales dont nous avons besoin. Conscients de cela, nous intro­dui­sons l’im­pôt en nature, c’est-à-dire que nous pren­drons le mini­mum de céréales dont nous avons besoin (pour l’ar­mée et les tra­vailleurs) sous forme d’im­pôt et obtien­drons le reste en échange de pro­duits manufacturés.

« S’il y a une leçon à tirer de l’his­toire de la pen­sée mar­xiste sur la ques­tion agraire, c’est de se rap­pe­ler l’im­por­tance vitale d’é­cou­ter atten­ti­ve­ment les demandes et les besoins des per­sonnes qui y vivent réellement. »

D’une manière géné­rale, ce rai­son­ne­ment gra­dua­liste a gui­dé la poli­tique agri­cole sovié­tique jus­qu’à la fin des années 1920, lorsque Staline a impo­sé un chan­ge­ment de cap radi­cal après avoir vain­cu ses oppo­sants au sein du par­ti bol­che­vique. La ruée sou­daine vers la col­lec­ti­vi­sa­tion a entraî­né une famine en Ukraine et au Kazakhstan, qui a coû­té la vie à des mil­lions de per­sonnes. Elle a fait chu­ter la pro­duc­tion agri­cole et le niveau de vie dans les cam­pagnes pen­dant une géné­ra­tion, ren­for­çant l’hos­ti­li­té des pay­sans à l’é­gard de l’État sovié­tique et de ses fermes col­lec­tives. C’est pour­tant ce modèle cala­mi­teux que Staline a pré­sen­té au Komintern comme la seule voie viable vers la trans­for­ma­tion de l’a­gri­cul­ture. En Europe de l’Est, les régimes sou­te­nus par l’Union sovié­tique se sont lan­cés dans des pro­grammes de col­lec­ti­vi­sa­tion coer­ci­tive à par­tir de la fin des années 1940, dont beau­coup ont été aban­don­nés par la suite.

En Chine, au moment de la révo­lu­tion de 1949, la pré­pon­dé­rance rurale était encore plus grande qu’en Russie trois décen­nies plus tôt, avec moins de 10 % de la popu­la­tion vivant dans les villes. Les com­mu­nistes sont arri­vés au pou­voir en orga­ni­sant une armée de pay­sans pour com­battre leurs adver­saires natio­na­listes, avec la pro­messe d’une redis­tri­bu­tion des terres comme prin­ci­pal attrait. Ils ont tenu leur pro­messe après la révo­lu­tion, mais le pro­gramme de réforme agraire était à peine ache­vé que Mao Zedong a pous­sé à une indus­tria­li­sa­tion mas­sive, finan­cée par l’ex­ploi­ta­tion des cam­pagnes. Il en résul­ta une nou­velle famine catas­tro­phique. Après la mort de Mao, la Chine s’est éga­le­ment éloi­gnée du modèle agri­cole d’ins­pi­ra­tion soviétique.

[Photographie extraite de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930-36 | Library of Congress]

Les expé­riences agri­coles lan­cées par Staline et ses dis­ciples ont consis­té à jeter le bébé tout en ava­lant l’eau du bain. Ils ont repris du mar­xisme l’hy­po­thèse selon laquelle l’a­gri­cul­ture à grande échelle était néces­sai­re­ment plus effi­cace, mais ont igno­ré tous les aver­tis­se­ments de Marx, Engels et Kautsky sur la néces­si­té de gagner la pay­san­ne­rie au lieu de s’ap­puyer sur la force brute.

Un monde urbain

Depuis la pre­mière moi­tié du XXe siècle, l’é­qui­libre entre les villes et les cam­pagnes s’est pro­fon­dé­ment modi­fié dans le monde entier. Aujourd’hui, 55 % de la popu­la­tion mon­diale vit dans des zones urbaines, un chiffre qui, selon l’ONU, devrait atteindre 68 % d’i­ci à 2050. L’urbanisation ne se limite plus à des régions comme l’Europe et l’Amérique du Nord ; les deux tiers de la popu­la­tion chi­noise sont urbains, de même que près de neuf Brésiliens sur dix. L’Afrique devrait être plus urbaine que rurale d’i­ci 2033.

Si les révo­lu­tions pay­sannes du type de celles qui ont eu lieu en Chine ou au Viêt Nam au cours du XXe siècle ne sont plus à l’ordre du jour, cela ne signi­fie pas que les luttes sur et autour de la terre ont per­du leur impor­tance poli­tique. Depuis le début du siècle, le syn­di­cat des culti­va­teurs de coca en Bolivie, le Mouvement des sans terre au Brésil et les agri­cul­teurs indiens qui se sont oppo­sés aux lois agri­coles néo­li­bé­rales de Narendra Modi ont tous démon­tré la vita­li­té per­sis­tante des mobi­li­sa­tions sociales dans les cam­pagnes. S’il y a une leçon contem­po­raine à tirer de l’his­toire de la pen­sée mar­xiste sur la ques­tion agraire, c’est cer­tai­ne­ment de se rap­pe­ler l’im­por­tance vitale d’é­tu­dier cor­rec­te­ment ce qui se passe dans les cam­pagnes au lieu d’es­sayer d’y impo­ser des for­mules abs­traites, et d’é­cou­ter atten­ti­ve­ment les demandes et les besoins des per­sonnes qui y vivent réellement.


Article tra­duit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | Daniel Finn, « Marxism and the Agrarian Question », Jacobin, 7 août 2024
Photographies de vignette et de ban­nière : extraites de Soviet Narym : Opening of the West-Siberian North by Labor Settlers, 1930–36 | Library of Congress


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