« Le féminisme, c’est une manière de vivre individuellement et de lutter collectivement », assurait celle qui, disparue en 1986, a laissé derrière elle l’un des ouvrages majeurs du féminisme français, sinon mondial, sans toutefois se réclamer du terme à sa parution au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Romancière, philosophe existentialiste, rédactrice du « Manifeste des 343 » en faveur de « l’avortement libre » et militante anticolonialiste et révolutionnaire, Simone de Beauvoir affirmait que son « devoir » d’intellectuelle était de « protester » contre tout ce qui opprime l’humanité1. Le féminisme « radical » et le socialisme « abstrait » lui semblaient pareillement insuffisants : il convenait « de les compléter ». Chaque homme est à questionner en tant qu’il est « caste » et l’égalité des sexes ne pourra avoir lieu que « s’il y a un renversement total du système » capitaliste. Deux fronts pour une même exigence : libérer les femmes de la domination masculine et le peuple des possédants. Une exigence que la statue consensuelle qu’elle est devenue oblitère parfois. Une porte d’entrée en 26 lettres.
Bourgeois : « Parfaitement indifférents aux 40 000 morts de Sétif, aux 80 000 Malgaches assassinés, aux famines et à la misère de l’Algérie, aux villages d’Indochine incendiés, aux Grecs agonisant dans des camps, aux Espagnols fusillés par Franco, les cœurs bourgeois soudain se brisèrent devant les malheurs des détenus soviétiques. En vérité ils soupiraient d’aise, comme si les crimes colonialistes et l’exploitation capitaliste étaient annulés par les camps sibériens. » (La Force des choses, tome I, Gallimard, 1972)
Croire : « Comment prouver que quelque chose n’existe pas ? On ne peut jamais non plus en faire la preuve. C’est plutôt aux autres de faire la preuve du contraire, n’est-ce pas ? Or cette preuve, je ne l’ai jamais trouvée : ni dans ma raison, ni dans ma tête, ni dans mon cœur. La preuve d’un dieu. » (Entretien pour l’émission Premier plan, Radio-Canada, novembre 1959)
Droite et gauche : « Les partis de gauche ne sont pas plus favorables aux femmes que les partis de droite. Le Parti socialiste est très déficient de ce point de vue-là, le Parti communiste aussi, c’est même une des raisons qui ont contribué à la création de groupes véritablement féministes : beaucoup de femmes se sont rendu compte que, ou dans le Parti communiste, ou dans le Parti socialiste, ou dans les groupuscules gauchistes, elles étaient toujours traitées, de toute manière, comme les servantes des hommes, des subordonnées. » (Entretien paru dans Le Monde, « J’ai cru trop vite à une proche victoire des femmes », 10–11 janvier 1978)
Engagement : « Je n’ai jamais fait des livres militants proprement dits, à part des essais, des préfaces, mais, tout en pensant que la littérature doit être engagée, je ne pense pas qu’elle doive être militante parce qu’alors on arrive au réalisme socialiste, à des héros positifs, à des mensonges. J’ai toujours essayé dans mes livres de me tenir près de la vie réelle. » (Entretien paru dans Le Monde, « J’ai cru trop vite à une proche victoire des femmes », 10–11 janvier 1978)
Féminisme : « J’appelle féministes les femmes ou même les hommes qui se battent pour changer la condition de la femme, bien sûr en liaison avec la lutte des classes, mais cependant en dehors d’elle, sans subordonner totalement ce changement à celui de la société. […] J’estime que le combat des femmes, tout en étant singulier, est lié à celui qu’elles doivent mener avec les hommes. Par conséquent, je refuse complètement la répudiation totale de l’homme. » (Entretiens avec Simone de Beauvoir, Alice Schwarzer, Mercure de France, 1984)
Guerre d’Algérie : « J’avais aimé les foules : maintenant même les rues m’étaient hostiles, je me sentais aussi dépossédée qu’aux premiers temps de l’occupation. C’était même pire parce que, ces gens que je ne supportais plus de coudoyer, je me trouvais, bon gré mal gré, leur complice. C’est ça que je leur pardonnais le moins. […] J’avais besoin de mon estime pour vivre et je me voyais avec les yeux des femmes vingt fois violées, des hommes aux os brisés, des enfants fous : une Française. […] Je ne supportais plus cette hypocrisie, cette indifférence, ce pays, ma propre peau. » (La Force des choses, tome II, Gallimard, 1963–1972)
Humanité : « Affranchir la femme, c’est refuser de l’enfermer dans les rapports qu’elle soutient avec l’homme, mais non les nier ; qu’elle se pose pour soi, elle n’en continuera pas moins à exister pour lui : se reconnaissant mutuellement comme sujet, chacun demeurera cependant pour l’autre un autre ; la réciprocité de leurs relations ne supprimera pas les miracles qu’engendre la division des êtres humains en deux catégories séparées : le désir, la possession, l’amour, le rêve, l’aventure ; et les mots qui nous émeuvent : donner, conquérir, s’unir, garderont leur sens ; c’est au contraire quand sera aboli l’esclavage d’une moitié de l’humanité et tout le système d’hypocrisie qu’il implique que la section
de l’humanité révélera son authentique signification et que le couple humain trouvera sa vraie figure. » (Le Deuxième sexe, tome II, Gallimard, 1949)
[Nigeria indépendant | Marc Riboud | marcriboud.com]
Imaginer : « Un monde où les hommes et les femmes seraient égaux est facile à imaginer car c’est exactement celui qu’avait promis la révolution soviétique : les femmes élevées et formées exactement comme les hommes travailleraient dans les mêmes conditions et pour les mêmes salaires ; la liberté érotique serait admise par les mœurs, mais l’acte sexuel ne serait plus considéré comme un service
qui se rémunère ; la femme ne serait plus obligée de s’assurer un autre gagne-pain ; le mariage reposerait sur un libre engagement que les époux pourraient dénoncer dès qu’ils le voudraient ; la maternité serait libre, c’est-à-dire qu’on autoriserait le birth-control et l’avortement et qu’en revanche on donnerait à toutes les mères et à leurs enfants exactement les mêmes droits, qu’elles soient mariées ou non […]. » (Le Deuxième sexe, tome II, Gallimard, 1949)
Journée : « Une journée où je n’écris pas a un goût de cendres. » (La Force des choses, tome I, Gallimard, 1963–1972)
Karl Marx : « À ces illusions d’universalité, [les intellectuels bourgeois anticommunistes] sont plus attachés que les autres bourgeois puisqu’ils les ont eux-mêmes fabriquées. Et d’autre part le monde intelligible leur est un orgueilleux refuge contre la médiocrité de leur condition ; ils échappent à leur classe, ils règnent idéalement par-delà toutes les classes sur l’humanité entière. De là vient que leur horreur du marxisme est beaucoup plus farouche que celle des bourgeois actifs : le marxisme ne connaît que la terre et les rejette brutalement parmi les hommes. Bien entendu, ils n’avouent pas la vraie raison de leur haine ; ils préfèrent confesser sans vergogne des cauchemars puérils : Si l’armée rouge entrait en France, si le PC prenait le pouvoir, je serais déporté, fusillé.
[…] Le marxisme voit en eux, non des médiateurs sacrés entre les Idées et les hommes, mais des parasites bourgeois, une simple émanation des puissances capitalistes, un épiphénomène, un néant […]. » (Faut-il brûler Sade ?, Gallimard, 1955)
Lumumba : « L’assassinat de Lumumba, les dernières images qu’on vit de lui, les photographies de sa femme menant le deuil tête rasée, seins nus, à côté de ça quel roman pouvait tenir le coup ? » (La Force des choses, tome II, Gallimard, 1963–1972)
Ménager : « Les hommes se sont en effet efforcés de persuader les femmes qu’elles ne devaient pas se suffire économiquement, qu’elles devaient s’appuyer sur un mari et se borner à faire ce qui est extrêmement important pour la civilisation telle qu’elle est : du travail ménager. Je crois qu’une idée que j’ai de la condition imposée à la femme, c’est ce travail qu’on lui extorque — un travail non salarié, travail non payé —, qui lui permet tout juste d’être entretenue plus ou moins luxueusement, plus ou moins misérablement par son mari, mais dans lequel il n’y a pas de fabrication de plus-value, dans lequel la valeur d’apport du travail n’est pas reconnu. » (Entretien « Questions », TF1, 1975)
Non-mixité : « C’est un stade. Je pense que, pour l’instant, c’est une bonne chose. Pour plusieurs raisons : d’abord, si l’on admettait des hommes dans ces groupes, ils ne pourraient pas s’empêcher d’avoir le réflexe masculin de vouloir commander, s’imposer. D’autre part, beaucoup de femmes ont encore — quoi qu’elles en disent et même quelquefois, d’ailleurs, elles le savent — un certain sentiment d’infériorité, de timidité ; il y en aurait beaucoup qui n’oseraient pas s’exprimer librement devant des hommes. […] Pour l’instant, ni la mentalité des hommes ni celle des femmes ne permettraient que la discussion d’un groupe mixte soit vraiment tout à fait sincère. » (Entretiens avec Simone de Beauvoir, Alice Schwarzer, Mercure de France, 1984)
[Alger, juillet 1962 | Marc Riboud | marcriboud.com]
Opposition : « Ce jour-là, nous conclûmes — nos conclusions étaient toujours provisoires — que si on appartenait au prolétariat, il fallait être communiste, mais que sa lutte, tout en nous concernant, n’étant quand même pas la nôtre ; tout ce qu’on pouvait exiger de nous, c’était de toujours prendre parti pour lui. Nous avions à poursuivre nos propres entreprises qui ne se conciliaient pas avec l’inscription au parti. Ce que nous n’envisageâmes jamais, ce fut de militer parmi les oppositionnels. Nous avions la plus grande estime pour Trotsky, et l’idée de révolution permanente
flattait beaucoup plus nos tendances anarchistes que celle de la construction du socialisme dans un seul pays. Mais dans le parti trotskyste, dans les groupes dissidents, nous rencontrions le même dogmatisme idéologique dans le P.C., et nous ne croyions pas à leur efficacité. » (La Force de l’âge, Gallimard, 1960)
Prostitution : « La basse prostitution est un pénible métier où la femme est opprimée sexuellement et économiquement, soumise à l’arbitraire de la police, à une humiliante surveillance médicale, aux caprices des clients, promise aux microbes et à la maladie, à la misère, est vraiment ravalée au niveau d’une chose. […] Ce n’est évidemment pas par des mesures négatives et hypocrites qu’on peut modifier la situation. Pour que la prostitution disparaisse il faudrait deux conditions : qu’un métier décent fût assuré à toutes les femmes ; que les mœurs n’opposent aucun obstacle à la liberté de l’amour. C’est seulement en supprimant les besoins auxquels elle répond qu’on supprimera la prostitution. » (Le Deuxième sexe, tome II, Gallimard, 1949)
Question féministe : « Non, nous n’avons pas gagné la partie : en fait depuis 1950 nous n’avons quasi rien gagné. La révolution sociale ne suffira pas à résoudre nos problèmes. Ces problèmes concernent un peu plus de la moitié de l’humanité : je les tiens à présent pour essentiels. Et je m’étonne que l’exploitation de la femme soit si facilement acceptée. […] Bref, je pensais autrefois que la lutte des classes devait passer avant la lutte des sexes. J’estime maintenant qu’il faut mener les deux ensemble. […] Oui, le système écrase les hommes et les femmes et incite ceux-là à opprimer celles-ci : mais chaque homme le reprend à son compte et l’intériorise ; il gardera ses préjugés, ses prétentions, même si le système change. » (Tout compte fait, Gallimard, 1972)
Révolution cubaine : « C’est la lune de miel de la Révolution
, me disait Sartre. Pas d’appareil, pas de bureaucratie, mais un rapport direct des dirigeants au peuple et un grouillement d’espoirs un peu désordonnés. Ça ne durerait pas toujours, mais c’était réconfortant. Pour la première fois de notre vie, nous étions témoins d’un bonheur qui avait été conquis par la violence ; nos expériences antérieures, la guerre d’Algérie surtout, ne nous l’avaient découverte que sous sa figure négative : le refus de l’oppresseur. » (La Force des choses, tome II, Gallimard, 1936–1972)
Sartre : « Sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C’est ainsi ; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s’accorder. » (La Cérémonie des adieux, Gallimard, 1981)
Transfigurer : « Sans doute les mots, universels, éternels, présence de tous à chacun, sont-ils le seul transcendant que je reconnaisse et qui m’émeuve ; ils vibrent dans ma bouche et par eux je communie avec l’humanité. Ils arrachent à l’instant et à sa contingence les larmes, la nuit, la mort même et ils les transfigurent. » (La Force des choses, tome II, Gallimard, 1963–1972)
Univers : « L’amour authentique devrait être fondé sur la reconnaissance réciproque de deux libertés ; chacun des amants s’éprouverait alors comme soi-même et comme l’autre ; aucun n’abdiquerait sa transcendance, aucun ne se mutilerait ; tous deux dévoileraient ensemble dans le monde des valeurs et des fins. Pour l’un et l’autre l’amour serait révélation de soi-même par le don de soi et enrichissement de l’univers. » (Le Deuxième sexe, tome II, Gallimard, 1949)
[En Yougoslavie (Dubrovnik), 1953 | Marc Riboud | marcriboud.com]
Victoire : « Oui, j’ai cru trop vite, parce que j’ai pensé que la victoire des femmes serait liée à l’avènement du socialisme. Or le socialisme, c’est un rêve, il n’existe nulle part. Les pays que nous appelons socialistes aujourd’hui ne le sont pas du tout. Et d’autre part, dans ces pays dits socialistes, la situation des femmes n’est pas meilleure que dans les pays capitalistes. » (Entretien paru dans Le Monde, « J’ai cru trop vite à une proche victoire des femmes », 10–11 janvier 1978)
Woolf : « En Angleterre, remarque V. Woolf, les femmes écrivains ont toujours suscité l’hostilité. Le docteur Johnson les comparait à un chien marchant sur ses jambes de derrière : ce n’est pas bien fait mais c’est étonnant
. » (Le Deuxième sexe, tome I, Gallimard, 1949)
XIXe siècle : « Ainsi nous récusons toute condamnation comme aussi toute justification a priori des violences exercées en vue d’une fin valable. Il faut les légitimer concrètement. Un tranquille calcul mathématique est ici impossible. […] Ce qu’on peut demander seulement, c’est que de telles décisions ne soient pas prises avec précipitation et légèreté et que dans l’ensemble le mal qu’on inflige soit inférieur à celui que l’on prévient. […] De même les insurrections de Paris et de Lyon, au début du XIXe siècle, ou les révoltes des Indes, ne prétendaient pas briser d’un coup le joug de l’oppresseur, mais créer et entretenir le sens de la révolte, rendre impossible les mystifications de la conciliation. Des tentatives qui se savent une à une vouées à l’échec peuvent se légitimer par l’ensemble de la situation qu’elles créent. » (Pour une morale de l’ambiguïté, Gallimard, 1947)
Yeux : « Le critère du plus et du moins est impossible à établir dans une société déchirée : ce qui est gain aux yeux des privilégiés est perte pour les opprimés, et inversement. L’idée d’intérêt général est une mystification si éculée qu’on se demande comment les économistes bourgeois osent encore la resservir. » (Faut-il brûler Sade ?, Gallimard, 1955)
Zèle : « Mes compatriotes ne voulaient rien savoir. À partir du printemps 57, la vérité [quant à la torture en Algérie] transpira et s’ils l’avaient accueillie avec autant de zèle que la révélation des camps de travail soviétiques, elle aurait éclaté au grand jour. La conspiration du silence ne réussit que parce que tout le monde s’en fit complice. Ceux qui parlaient on ne les écoutait pas, on criait pour couvrir leurs voix et si on entendait malgré soi quelques rumeurs, on se hâtait de les oublier. » (La Force des choses, tome II, Gallimard, 1963–1972)
Photographie de bannière : Alger, 2 juillet 1962 | Marc Riboud | marcriboud.com
- N’en restera pas moins, face à l’Histoire que son œuvre n’a cessé d’enlacer, son passage à Radio Vichy…[↩]
REBONDS
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