La Forme-Commune de Kristin Ross — un extrait


« L’intérêt n’est pas d’apprendre du pas­sé, mais de désap­prendre ce que nous pen­sons connaître du pas­sé » nous disait en 2020 l’his­to­rien éta­su­nienne Kristin Ross à pro­pos de la Commune de Paris et de Mai 68. Trois ans plus tard, elle signe un nou­vel essai, La Forme-Commune, publié aux édi­tions La Fabrique. Elle s’in­té­resse, dans ces pages, à la manière dont des évé­ne­ments pas­sés sont réac­tua­li­sés par des mobi­li­sa­tions contem­po­raines. Ainsi, l’é­mer­gence des Soulèvements de la Terre, dont elle est une ferme défen­seuse, l’a-t-elle ame­née à recon­si­dé­rer la lutte du Larzac cin­quante plus tôt. Dans l’ex­trait que nous publions ici, ce sont trois pro­jets d’aé­ro­ports, nés la même décen­nie, qui a rete­nu l’at­ten­tion de l’his­to­rienne : celui, bien connu, pré­vu à Notre-Dame-des-Landes ; celui de Narita, au Japon ; celui de Mirabel, à proxi­mi­té de Montréal, lequel, note-t-elle, « a don­né lieu à la plus grande opé­ra­tion d’expropriation fon­cière de toute l’histoire du Canada ». Que nous révèle le conte que forme l’his­toire contes­tée de ces trois aéroports ?

À la fin des années 1960, les pay­sans japo­nais de la pré­fec­ture de Chiba, à la péri­phé­rie de Tokyo, annon­cèrent clai­re­ment leur inten­tion de ne pas lais­ser leurs terres deve­nir ce qui consti­tue aujourd’hui le site de l’aéroport de Narita. Le choix de cet empla­ce­ment par le gou­ver­ne­ment, sur la plaine de Kanto, à plus de 60 kilo­mètres de Tokyo, s’est avé­ré cala­mi­teux. Le pays était alors diri­gé par ce qu’on appe­lait le « tri­angle de fer » : une alliance entre l’administration publique, les grands groupes indus­triels réunis dans le Keidanren et les poli­ti­ciens conser­va­teurs du Parti démo­crate libé­ral (un par­ti qui n’était ni libé­ral ni démo­crate)1. Après avoir fait ce mau­vais choix de Narita, notam­ment parce que des terres appar­te­nant à la famille impé­riale pou­vaient être faci­le­ment récu­pé­rées, le puis­sant minis­tère des Transports a exi­gé que des pay­sans de la région cèdent éga­le­ment leurs terres pour lais­ser la place aux cinq pistes d’atterrissage envi­sa­gées dans la vision gran­diose du projet.

La résis­tance locale à ce que les pay­sans ont appe­lé la construc­tion d’une « pas­se­relle vers le vide » s’est orga­ni­sée à par­tir de 1966, mar­quant le début d’une décen­nie de com­bats meur­triers entre l’État et les pay­sans qui refu­saient d’abandonner leurs terres, pres­te­ment sou­te­nus par les mili­tants d’extrême gauche de la Zengakuren (la Fédération des asso­cia­tions d’autogestion étu­diante)2. Ce sont ces com­bats par­fai­te­ment exem­plaires, homé­riques même, immor­ta­li­sés dans les films de Shinsuke Ogawa et du docu­men­ta­riste bre­ton Yann Le Masson, qui, aux dires de nom­breux mili­tants fran­çais de l’époque, ont ins­pi­ré leurs propres affron­te­ments directs avec la police dans les rues de Paris et d’autres villes de France en 19683. Cette lutte, connue sous le nom de Sanrizuka, était deve­nue un monde qui échap­pait au moins en par­tie à la juri­dic­tion de l’État.

« Au moment où les pay­sans japo­nais ont com­men­cé à se battre contre l’expropriation de leurs terres, le gou­ver­ne­ment fran­çais choi­sis­sait un mor­ceau de terre agri­cole en péri­phé­rie de Nantes comme site d’un nou­vel aéro­port international. »

Les confron­ta­tions les plus vio­lentes ont eu lieu en sep­tembre 1971, lorsque trois poli­ciers ont été tués dans une bataille met­tant aux prises des mil­liers de com­bat­tants dans les deux camps. Narita aurait dû ouvrir l’année sui­vante mais le pre­mier avion ne s’est posé qu’en 1978 sur la seule piste fina­le­ment construite (la deuxième n’a été ache­vée qu’en 2002). Du point de vue logis­tique, Narita, qui a coû­té des dizaines de mil­liards de dol­lars, est un échec l’aéroport est fer­mé la nuit, trop loin de Tokyo, trop cher pour de nom­breuses com­pa­gnies aériennes, acces­sible uni­que­ment par des auto­routes saturées.

À peu près au moment où les pay­sans japo­nais ont com­men­cé à se battre contre l’expropriation de leurs terres, le gou­ver­ne­ment fran­çais choi­sis­sait un mor­ceau de terre agri­cole en péri­phé­rie de Nantes comme site d’un nou­vel aéro­port inter­na­tio­nal. Les jus­ti­fi­ca­tions pour cet aéro­port (tout comme ses sou­tiens) ont chan­gé fré­quem­ment au cours des nom­breuses années qui ont sui­vi. Mais le pro­jet trouve son ori­gine dans les rêves et la pen­sée magique d’une bour­geoi­sie régio­nale, créole même, gri­sée par l’explosion de la rhé­to­rique déve­lop­pe­men­ta­liste au plus fort des « Trente Glorieuses ». À un moment, il était pré­vu que l’aéroport soit le point de départ et d’atterrissage du Concorde pour sou­la­ger Paris de l’énorme pol­lu­tion sonore. Par la suite, il a été annon­cé comme le troi­sième aéro­port du Grand Paris. Dans les der­nières années enfin, il s’était don­né le nom de « Grand Aéroport de l’Ouest » il s’agissait alors pour Nantes de ten­ter de prendre l’avantage sur les autres grandes villes de la région dans le cadre d’une concur­rence tou­ris­tique et com­mer­ciale féroce. Le mon­tant dépen­sé en « études » des­ti­nées à don­ner un ver­nis scien­ti­fique au pro­jet a lar­ge­ment dépas­sé le prix de l’achat des ter­rains néces­saires à sa réa­li­sa­tion une zone que les res­pon­sables poli­tiques décri­vaient régu­liè­re­ment comme étant « presque un désert ». Cette réfé­rence au désert fait néces­sai­re­ment écho au trope colo­nia­liste mobi­li­sé […] par Michel Debré au sujet des pay­sans du Larzac, où la pré­ten­due rare­té de la popu­la­tion per­met de jus­ti­fier l’invasion. Car l’emplacement choi­si pour l’aéroport n’était pas un désert il était d’ailleurs consti­tué pour une grande part, non sans une cer­taine iro­nie, de zones humides une caté­go­rie pra­ti­que­ment incon­nue ou mécon­nue dans les années 1970. Et il était habi­té par des pay­sans en activité.

[Extrait du documentaire de Shinsuke Ogawa, Sanrizuka — Les Paysans de la deuxième forteresse (1971)]

Une zone de près de 1 600 hec­tares, sur laquelle se trou­vaient plu­sieurs dizaines de fermes, a donc été dési­gnée en 1974, en tant que site du futur aéro­port, comme une ZAD, ou « zone d’aménagement dif­fé­ré ». Ce sta­tut admi­nis­tra­tif lais­sait du temps à l’État pour com­men­cer à ache­ter des terres aux pay­sans dis­po­sés à les vendre ou, quand l’un d’eux mou­rait, à ses enfants s’ils ne sou­hai­taient pas reprendre la ferme, selon le motif fami­lier de l’exode rural. Toutefois, tan­dis que ce lent pro­ces­sus d’expropriation se pour­sui­vait, la crise éner­gé­tique a fait som­brer l’ensemble du pro­jet dans l’un des longs som­meils inter­mit­tents qui ont mar­qué son his­toire. Celui-ci a duré tout au long des années 1980 et 1990 l’aéroport a été oublié, pas tout à fait mort mais pas tout à fait vivant non plus. Mais entre-temps, la zone a pu pro­fi­ter de ce qu’on doit bien appe­ler un béné­fice secon­daire de cette mala­die que consti­tuait le fait d’être des­ti­né à être un jour recou­vert de béton : un peu comme l’île de Cuba pen­dant la Période spé­ciale, qui n’avait plus de quoi se payer les engrais chi­miques four­nis jusque-là par les Russes, elle avait de fait été trans­for­mée par mégarde en zone agri­cole pro­té­gée, un bocage avec ses haies, ses bois et ses champs de toutes sortes intacts, divers et complexes.

Quiconque a par­cou­ru ces der­nières années ces vastes éten­dues de la cam­pagne fran­çaise livrées à la mono­cul­ture sait com­bien le vieux pay­sage médié­val du bocage est deve­nu inha­bi­tuel. Il aura été témoin, sans le savoir peut-être, des forces qui ont détruit le bocage : une sorte de pro­ces­sus de réi­fi­ca­tion rurale et de « redé­cou­page » agres­sif fami­lière aux urba­nistes qu’on appelle « remem­bre­ment » à la cam­pagne. Déployé dans toute son inten­si­té tout au long des années 1980 et 1990, le remem­bre­ment a lieu lorsqu’un ter­ri­toire qui per­met­tait jusque-là la sub­sis­tance est réorien­té vers la maxi­mi­sa­tion des pro­fits. Avec l’arrivée des grandes machines agri­coles, les haies et les autres obs­tacles natu­rels ont été rasés pour créer de vastes par­celles indi­vi­duelles des­ti­nées à la mono­cul­ture, en par­ti­cu­lier en Bretagne. Arracher les haies et noyer les champs sous les pro­duits chi­miques per­met d’obtenir des ren­de­ments plus éle­vés et des ali­ments moins chers mais tout cela se paye au prix fort : celui de l’épuisement des terres. Dès le XIXe siècle, Marx avait par­fai­te­ment conscience que ce qui pas­sait pour le « pro­grès » à la cam­pagne était aus­si la cause de la dégra­da­tion des sols :

Tout pro­grès de l’agriculture capi­ta­liste est non seule­ment un pro­grès dans l’art de piller le tra­vailleur, mais aus­si dans l’art de piller le sol ; tout pro­grès dans l’accroissement de sa fer­ti­li­té pour un laps de temps don­né est en même temps un pro­grès de la ruine des sources durables de cette fer­ti­li­té4.

« Plus les éco­sys­tèmes culti­vés sont sim­pli­fiés et apla­tis en sur­faces hori­zon­tales gigan­tesques, plus les tech­no­lo­gies employées pour les tra­vailler se com­plexi­fient et se déshumanisent. »

Le remem­bre­ment fait de la mono­cul­ture une obli­ga­tion abso­lue en impo­sant ses tech­niques et ses tech­no­lo­gies. Et plus les éco­sys­tèmes culti­vés sont sim­pli­fiés et apla­tis en sur­faces hori­zon­tales gigan­tesques, plus les tech­no­lo­gies employées pour les tra­vailler se com­plexi­fient et se déshu­ma­nisent5. En modi­fiant l’aspect de la sur­face des terres en même temps que leur usage, le remem­bre­ment efface éga­le­ment la mémoire orga­nique de la région. Ironie de l’histoire, c’est à tout cela que Notre-Dame-des-Landes a de fait échap­pé en étant dési­gné comme site du futur aéro­port. Les pro­mo­teurs hési­taient à y construire et per­sonne ne vou­lait habi­ter à côté d’un aéro­port, si bien qu’outre le remem­bre­ment, Notre-Dame-des-Landes a aus­si échap­pé à l’étalement urbain qui a tou­ché une grande par­tie de la péri­phé­rie de Nantes. Le pay­sage médié­val du bocage est deve­nu une sorte de ves­tige féo­dal, un pli du temps conser­vé dans le présent.

Tandis que l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes com­men­çait à se des­si­ner sur les tableaux de pro­gram­ma­tion, à l’autre bout du monde, le gou­ver­ne­ment cana­dien déci­dait de construire à la péri­phé­rie de Montréal, en pré­vi­sion des Jeux olym­piques d’hiver de 1976, ce qui devait deve­nir pour un temps le plus vaste aéro­port jamais ima­gi­né. Le pro­jet a don­né lieu à la plus grande opé­ra­tion d’expropriation fon­cière de toute l’histoire du Canada, le gou­ver­ne­ment devant s’emparer de 40 000 hec­tares sur le ter­ri­toire de seize villes, vil­lages et paroisses. Soixante-quinze pour cent des ter­rains sai­sis étaient des terres agri­coles, pour la plu­part de grande qua­li­té ; des forêts et des fermes qui exis­taient depuis plu­sieurs géné­ra­tions ont été rasées et des com­mu­nau­tés et des vil­lages entiers démolis.

[ZAD de Notre-Dames-des-Landes | Collectif Mauvaise Troupe]

Comme en France, la rhé­to­rique déve­lop­pe­men­ta­liste toni­truante de la phase décli­nante du boom de l’après-guerre est mobi­li­sée pour sus­ci­ter du consen­te­ment, sinon de l’enthousiasme pour le pro­jet d’aéroport. Et contrai­re­ment à ce qui se passe au Japon, l’opposition à l’expropriation chez les pay­sans qué­bé­cois met du temps à se mettre en place. Quelque 300 familles de pay­sans ont refu­sé de vendre leurs terres pen­dant des années. « Ce sont les terres de ma famille. Je suis né là, j’ai gran­di là et c’est ma ferme depuis vingt et un ans. Je connais cette terre et je sais ce qu’elle peut faire et il m’a fal­lu beau­coup de temps pour l’apprendre6 ». Mais la très grande majo­ri­té des pay­sans acceptent les offres du gou­ver­ne­ment, qui se sont révé­lées par la suite très infé­rieures à la valeur mar­chande des terres. En mars 1969, quelque 12 000 per­sonnes avaient per­du leurs terres. Une fois les pay­sans expul­sés et leurs terres expro­priées avec suc­cès, l’aéroport de Mirabel a en effet été construit et il a ouvert en octobre 1975. Mais il semble qu’il ait été construit un tout petit peu trop loin de la ville et, comme Narita, c’est du point de vue logis­tique un échec. Les pas­sa­gers pré­fé­raient uti­li­ser l’aéroport exis­tant, plus proche de la ville, et ils évi­taient le nou­veau, sou­vent qua­li­fié d’« élé­phant blanc », qui a dû être réaf­fec­té par la suite au seul trans­port de fret et de mar­chan­dises. Mais là non plus, ça ne s’est pas avé­ré très ren­table. Pendant plu­sieurs années, l’aéroport a sur­tout ser­vi de décor pour des films. Son immense aéro­gare a été démo­lie à grands frais en 2014. 

Plus tard, quand le gou­ver­ne­ment a ten­té de faire reve­nir des pay­sans dans la région, il n’a pas eu beau­coup de suc­cès. « Entre 1972 et 1985, les pay­sans expro­priés et expul­sés n’avaient sou­vent pas assez d’argent pour se réins­tal­ler sur des terres com­pa­rables. La plu­part du temps, ils ont dû ache­ter une par­celle plus petite ou ils n’ont sim­ple­ment rien rache­té. Certains d’entre eux se sont ins­tal­lés dans les zones urbaines voi­sines et ont quit­té l’agriculture pour de bon. […] La prio­ri­té a été don­née aux anciens habi­tants au moment du rachat mais ceux qui étaient par­tis en ville ne sont pas reve­nus du tout, si bien que cer­taines familles ont déci­dé de pro­fi­ter de l’occasion pour ache­ter les terres de leurs anciens voi­sins, ce qui a fait le lit de l’agriculture indus­trielle dans la région7. » Dans le sillage de la dépos­ses­sion mas­sive qu’il a pro­vo­quée, l’interlude catas­tro­phique de Mirabel a eu pour effet de trans­for­mer un ter­ri­toire voué à l’agriculture de sub­sis­tance en vastes par­celles agro-indus­trielles déte­nues par des grands proprié­taires. Même sans aéro­port, la « vision Mirabel » a fini par ser­vir le monde aérien intensif à venir.

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« Depuis les années 1960, l’aéroport, ou, plus exac­te­ment, l’aéroport inter­na­tio­nal, s’est révé­lé être le grand sym­bole par­tout dans le monde des pro­jets d’infrastructure pha­rao­niques impo­sés par l’État. »

Ce qui res­sort de ces trois exemples d’Europe, d’Asie et d’Amérique , c’est que depuis les années 1960, l’aéroport, ou, plus exac­te­ment, l’aéroport inter­na­tio­nal, s’est révé­lé être le grand sym­bole par­tout dans le monde de ces pro­jets d’infrastructure pha­rao­niques impo­sés par l’État. Il s’agit de méga-pro­jets fon­dés sur l’endettement contrac­té au nom du public pour finan­cer des pro­fits privés ; inva­ria­ble­ment, ils se carac­té­risent par des dépas­se­ments de coûts impor­tants et des défaillances géné­ra­li­sées au cours de la construc­tion. Et inva­ria­ble­ment, ils pro­voquent d’énormes destruc­tions dans l’environnement natu­rel et matériel de leur lieu d’implantation. Pour ne prendre qu’un exemple, pen­sez à ce qu’il a fal­lu pour rendre les terres arables qué­bé­coises récep­tives à l’atterrissage des jets : la pre­mière piste d’atter­ris­sage a néces­si­té à elle seule 209 488 mètres cubes de béton, 308 mil­lions de kilos de gra­vier, 662 mil­lions de kilos de sable et 38,5 mil­lions de kilos d’asphalte8. Sur les trois aéro­ports ima­ginés, seul Narita est encore en fonc­tion — unique monu­ment de l’obstination bureau­cra­tique à l’origine des trois pro­jets. L’un des aspects les plus étranges de ces trois pro­jets de déve­lop­pe­ment aéro­por­tuaire était leur super­flui­té : à chaque fois, à Montréal, Nantes et Tokyo, il y avait déjà un aéro­port inter­na­tio­nal plei­ne­ment opé­ra­tion­nel à proxi­mi­té. Narita avait pour mis­sion de projeter une image plus inter­na­tio­nale du Japon que Haneda, et Mirabel, comme on l’a vu, a été conçu en vue des Jeux olym­piques de 1976 mais aus­si pour incar­ner ce que Pierre Elliott Trudeau, le Premier ministre de l’époque, appe­lait modestement « un pro­jet pour le XXIe siècle ». Les partisans de Mirabel, qui venaient plu­tôt d’Ottawa que du Québec, étaient convain­cus que l’aéroport chan­ge­rait l’image « arrié­rée » du Canada francophone et per­met­trait au public en dehors du Canada d’associer davan­tage « Montréal et ses habi­tants à la moder­ni­té et au reste du monde9 ». Il devait contri­buer par ailleurs à dis­ci­pli­ner une pro­vince rebelle qui avait contes­té la taille et l’empla­ce­ment de l’aéroport et prou­ver au Québec que c’était bien le gou­ver­ne­ment fédé­ral qui com­mandait. Quant à l’aéroport près de Nantes, au tournant des années 1960 et 1970, quand le pro­jet a été ima­gi­né, des hommes d’affaires nan­tais avaient déci­dé que le des­tin indus­triel de leur région ne tar­de­rait pas à faire trem­bler les Allemands et les Japonais : pour créer le pro­chain « Rotterdam aérien de l’Europe10 », il suf­fi­sait de dépla­cer l’aéroport exis­tant, qui se trou­vait alors aux portes de la ville à une ving­taine de kilo­mètres de là.

Le fait que la réponse à l’essor de la concur­rence inter­na­tio­nale et au début de ralen­tis­se­ment du boom éco­no­mique de l’après-guerre ait pris la forme d’une expro­pria­tion de terres tra­vaillées par des culti­va­teurs pour y construire de nou­veaux aéro­ports inter­na­tio­naux en Asie, en Europe et en Amérique démontre avec force com­bien la logique du « monde aérien » et le com­merce inter­na­tio­nal qui l’alimente étaient deve­nus omni­pré­sents11. Il y avait désor­mais un accord mon­dial sur le fait que le com­merce inter­na­tio­nal des pro­duits de luxe l’acheminement rapide des roses péru­viennes, des iPad et du sau­mon fumé, autant de choses transpor­tées par avion, comme la très grande majo­ri­té des pro­duits de luxe était le moteur de la croissance éco­no­mique. Il y avait un accord mon­dial sur le fait que la crois­sance éco­no­mique était bel et bien désor­mais, et en der­nière ins­tance, ce qui comp­tait vrai­ment. Les aéro­ports inter­na­tio­naux offraient et offrent encore un inté­rêt sup­plé­mentaire par leur double fonc­tion dans le com­merce des pro­duits de luxe en tant qu’extensions de la « culture du mall », ils offrent aus­si une vitrine de pre­mier choix pour pré­sen­ter des pro­duits haut de gamme dans des bou­tiques sans air à des pas­sa­gers pié­gés de plus en plus long­temps sur place par les pro­cé­dures de sécu­ri­té en atten­dant leur vol.

[Extrait du documentaire de Shinsuke Ogawa, Sanrizuka — Les Paysans de la deuxième forteresse (1971)]

La qua­li­té la plus pri­sée dans le monde aérien est l’absence de frot­te­ment : la capa­ci­té de trans­por­ter les per­sonnes et les biens dans le monde entier aus­si vite et aus­si flui­de­ment que pos­sible. Le monde aérien est un monde où la valeur de tout élé­ment de la vie ter­restre est cal­cu­lée en fonc­tion du ser­vice qu’il rend au capi­tal. Arrachées à leurs intri­ca­tions vivantes, les per­sonnes et les choses sont libé­rées pour deve­nir des inves­tis­se­ments mobiles, et rien de plus, dans un monde où la fon­gi­bi­li­té de l’espace contrai­re­ment au temps passe pour aller de soi. Et dans la mesure où, mal­gré les preuves tou­jours plus nom­breuses du contraire, tout pro­grès est tou­jours consi­dé­ré comme linéaire, inévi­table et béné­fique, mettre un frein à cette folie, à l’expansion de ce « monde aérien », c’est for­cé­ment vou­loir retom­ber dans le monde des cavernes de nos ancêtres. Ou retom­ber dans le bocage, pour­rait-on dire à pré­sent, avec toutes les conno­ta­tions de pas­séisme, d’étroitesse, d’arriération et d’obscurantisme qu’on peut encore trou­ver dans des expres­sions popu­laires comme : « Il faut qu’il sorte de son bocage, celui-là ! »

Pour par­ve­nir à cette absence de frot­te­ment qua­si totale qu’exigent le monde aérien et sa logique, il faut que toutes les tech­no­lo­gies soient inté­grées dans le même sys­tème une sorte de moder­ni­sa­tion inté­grale de la vie quo­ti­dienne. Dans les années 1970, dans les pays du Nord, la tran­si­tion vers un espace-temps de ce type, entièrement admi­nis­tré et inter­con­nec­té, était pra­tique­ment ache­vée. Et l’un des prin­ci­paux cri­tères pour mesu­rer l’état d’achèvement de cette modernisa­tion capi­ta­liste dans les pays du Nord était la dis­pa­ri­tion de la pay­san­ne­rie et d’autres « ves­tiges du pas­sé » embar­ras­sants, avec leur éco­no­mie et leur rythme de vie différents.

« La vraie guerre du capi­tal, c’est celle qu’il mène contre la sub­sis­tance. »

Ce que le conte des trois aéro­ports nous permet de sou­te­nir éga­le­ment, c’est que depuis les « longues années 1960 », peut-être que la vraie bataille entre les tra­vailleurs et les tra­vailleuses et le capi­tal n’a plus pour ter­rain les villes autour des reven­di­ca­tions sala­riales des syn­di­cats et des sala­riés, du pro­blème du chô­mage ou du niveau de pro­duc­tion de sur­va­leur. Il est bien pos­sible que la bataille la plus consé­quente soit la guerre menée contre la pay­san­ne­rie dans le monde entier, l’accumu­la­tion pri­mi­tive ou l’accaparement inin­terrom­pu qui non seule­ment prive les gens de leurs terres et beau­coup de gens diraient aujourd’hui que c’est là ce qui compte le plus mais aus­si les dépos­sède de leurs moyens de pro­duc­tion et de leur capa­ci­té à sub­ve­nir à leurs besoins, de leur auto­no­mie. La terre et la façon dont on la tra­vaille sont le fac­teur pri­mor­dial à la base de toute socié­té éco­lo­gique alter­na­tive. La vraie guerre du capi­tal, c’est celle qu’il mène contre la sub­sis­tance car la sub­sis­tance, c’est une éco­no­mie qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rente, ce sont des gens qui vivent en effet dif­fé­rem­ment, en sui­vant une idée dif­fé­rente de ce qui consti­tue la richesse et de ce qui consti­tue la pri­va­tion. La sub­sis­tance est orien­tée vers la valeur intrin­sèque et l’intérêt des petits pro­ducteurs, arti­sans et pay­sans. Elle entraîne la création pro­gres­sive d’un tis­su de soli­da­ri­tés vécues et d’une vie sociale bâtie sur des échanges de services, des coopé­ra­tives infor­melles, la coopé­ra­tion et l’association. Elle cherche à étendre les sphères d’activité qui échappent au règne de la ratio­na­li­té éco­no­mique. La sub­sis­tance, c’est une vie qui n’est pas mode­lée et façon­née par le mar­ché mon­dial, une vie vécue à la lisière du monde orga­ni­sé par l’État et la finance. Ce sont là les grands traits de la forme-Commune.

Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen nous rap­pellent que le pas­sage à une éco­no­mie d’accumulation géné­ra­li­sée à la cam­pagne est assez récent dans des régions comme l’Europe la tran­si­tion s’est pro­duite essen­tiel­le­ment dans les années 1960 et 1970. S’il est impor­tant de le sou­li­gner, selon elles, c’est que cela signi­fie que la pers­pec­tive de la sub­sis­tance peut se relier orga­ni­que­ment à un temps et à une his­toire dont beau­coup d’entre nous pou­vons encore avoir le sou­ve­nir, voire une expé­rience per­son­nelle. De ce point de vue, la zad de Notre-Dame-des Landes n’était pas un exer­cice volon­ta­riste créé de toutes pièces par des mili­tants anar­chistes. L’intelligence poli­tique de la zad rési­dait dans sa capa­ci­té à se relier à la longue his­toire et aux dési­rs de l’insurrec­tion pay­sanne dans la région tout comme elle rani­mait la mémoire vive de la lutte du Larzac et des autres batailles pour les terres plus récentes. La pos­si­bi­li­té de vivre dif­fé­rem­ment était d’autant plus ima­gi­nable que cer­taines per­sonnes pouvaient se sou­ve­nir d’un temps où la vie était vécue dif­fé­rem­ment. « Un autre monde est pos­sible » était l’un des slo­gans du Larzac, le mou­ve­ment dont Bernard Lambert pré­di­sait qu’il devien­drait « le labo­ra­toire fon­cier de la France12 ». Un autre monde est pos­sible parce qu’un autre monde a été pos­sible assez récem­ment encore.

[ZAD de Notre-Dames-des-Landes | Collectif Mauvaise Troupe]

Je veux dire par là que l’existence de la zad, de même que les autres luttes pour les terres d’aujourd’hui, trans­forme ce qu’on peut per­ce­voir du pas­sé récent, et en par­ti­cu­lier notre repré­sen­tation des années 1960 et 1970. Les mou­ve­ments contem­po­rains trans­forment et recon­fi­gurent ce qu’on peut voir de ces temps pas si loin­tains et donnent de nou­veaux noms à ce qu’on peut à pré­sent recon­naître et se remé­mo­rer. Grâce à la forme qu’ont prise les occu­pa­tions et les batailles éco­lo­giques contem­po­raines, le Larzac et Sanrizuka (Narita) peuvent désor­mais appa­raître comme deux des com­bats les plus carac­té­ris­tiques des années 196013.

Car elles ont en effet recon­fi­gu­ré les axes de conflic­tua­li­té d’une époque. Autrement dit, les années 1960, outre tout ce qu’elles ont pu être, sont un autre nom du moment où des gens dans le monde entier ont com­men­cé à com­prendre que la ten­sion entre la logique du déve­lop­pe­ment et celle des bases éco­lo­giques de la vie était devenue la contra­dic­tion pri­mor­diale au cœur de leurs vies. On pour­rait en par­ler comme d’un moment d’éveil, ou sans doute plus exac­te­ment de réveil, d’un incons­cient com­mu­nal. Dorénavant, semble-t‑il, tout effort pour remé­dier à l’inégalité sociale devait se conju­guer à un autre impé­ra­tif – celui de pré­ser­ver le vivant. Il ne pou­vait plus y avoir de poli­tique sans poli­tique éco­lo­gique : aucune décision ne pour­rait plus jamais être prise sans prendre en compte les condi­tions néces­saires au main­tien de la vie : la com­po­si­tion de l’atmosphère, la qualité et la quan­ti­té des terres arables, l’accès à l’eau, le niveau de pol­lu­tion. Ce que ces mou­ve­ments ont fait appa­raître, et ce que confirme la zad, c’est que défendre les condi­tions de la vie sur la planète est deve­nu le nou­vel hori­zon incon­tes­table de toute lutte poli­tique. Ce fai­sant, ils ont ren­du visibles les contours d’une nou­velle lec­ture politique du quo­ti­dien et d’une cer­taine manière de prendre en main les affaires com­munes. Tout cela a accom­pa­gné l’apparition d’une nou­velle manière de s’organiser, une nouvelle/ancienne manière plus exac­te­ment, fon­dée sur la notion de ter­ri­toire comme praxis pro­duite par les rap­ports spa­tiaux, ce que nous appe­lons la forme-Commune.


Illustration de vignette : extrait de la cou­ver­ture de Kristin Ross, La Forme-Commune, La Fabrique, 2023
Photographie de ban­nière : extrait du docu­men­taire de Shinsuke Ogawa, Front de libé­ra­tion du Japon — L’Été à Sanrizuka (1968)


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  1. Philippe Riès fait cette remarque dans son article, bref mais ins­truc­tif, « De Narita à Notre-Dame-des-Landes : chro­nique de l’obs­ti­na­tion bureau­cra­tique », Mediapart, 18 novembre 2012.[]
  2. Shima, cité dans Shadojin, Kaishi-suru Fukei/A Dying Landscape : The Words and Lives of the Sanrizuka Peasants, Soshisha, [1976], 2005, p. 13.[]
  3. Voir le cycle de docu­men­taires de Shinsuke Ogawa, Front de libé­ra­tion du Japon — L’Été à Sanrizuka (1968), Sanrizuka — Les Paysans de la deuxième for­te­resse (1971), Sanrizuka — Le Village de Heta (1973) et Sanrizuka — Le Ciel de mai, la route du vil­lage (1977). Voir éga­le­ment Yann Le Masson, Kashima Paradise (1973).[]
  4. Karl Marx, Capital, vol. 1, Londres, Penguin, 1976, p. 637–638 [éd. en fran­çais : Le Capital, Critique de l’é­co­no­mie poli­tique, Livre 1, trad. col­lec­tive de 1983 réa­li­sée par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 2016, p. 485.[]
  5. Comme le montre brillam­ment le col­lec­tif pay­san mili­tant L’Atelier pay­san dans Reprendre la terre aux machines, Paris, Seuil, 2021, p. 128.[]
  6. Fernand Ladoucer, cité dans Paul Waters, « Progress Spells Doom for Family Farms », Montreal Gazette, 15 décembre 1972, p. 10.[]
  7. Éric Gagnon Poulin, « Mirabel Airport : In the Name of Development, Modernity, and Canadian Unity », Economic Anthropology, avril 2022, p. 7.[]
  8. Bret Edwards, « Breaking New Ground : Montreal’s Mirabel International Airport, Mass Aerobility, and Megaproject Development in 1960s and 70s Canada », The Journal of Canadian Studies, 50, n° 1, 2016, p. 25.[]
  9. Ibid., p. 21.[]
  10. Jean de Legge et Roger Le Guen, Dégage ! on amé­nage : dos­sier, Les Sables-d’Olonne, Éditions le Cercle d’or, 1976.[]
  11. Voir John Kasarda et Greg Lindsey, Aerotropolis : The Way we Live, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011. Voir éga­le­ment la recen­sion du livre par Will Self dans la London Review of Books, 28 avril 2011, p. 10–11.[]
  12. Bernard Lambert, cité par José Bové dans Chavagne, Bernard Lambert : 30 ans de com­bat pay­san, Quimperlé, La Digitale, 1988, p. 179.[]
  13. Pour se faire une idée des formes que le com­bat contre le monde aérien peut prendre aujourd’­hui, voir antiaero.org.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Sylvaine Bulle et Alessandro Stella : « Construire l’au­to­no­mie », jan­vier 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Kristin Ross : « Le pas­sé est impré­vi­sible », novembre 2020
☰ Lire les bonnes feuilles de L’Hypothèse auto­nome, Julien Allavena, sep­tembre 2020
☰ Lire notre repor­tage « Vendée : une ZAD contre un port de plai­sance », Roméo Bondon et Léon Mazas, octobre 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Alessandro Pignocchi : « Un contre-pou­voir ancré sur un ter­ri­toire », sep­tembre 2018
☰ Lire notre article « N’être pas gou­ver­nés », Roméo Bondon, mai 2018

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