Kojin Karatani : « Les marxistes japonais ont été vaincus par le fascisme »


Traduction d’un texte de la revue Platypus pour le site de Ballast

Kojin Karatani est né au Japon, en pleine Seconde Guerre mon­diale. Philosophe, cri­tique lit­té­raire et ensei­gnant, il a fon­dé en 2000 l’éphémère orga­ni­sa­tion New Associationist Movement : celle-ci mili­tait pour l’a­bo­li­tion du capi­ta­lisme et pro­mou­vait, entre autres choses, la mon­naie locale, le boy­cott et l’or­ga­ni­sa­tion coopé­ra­tive. Auteur de plu­sieurs essais et coédi­teur de la revue Critical Spaces, Karatani fait sienne l’i­dée de lut­ter simul­ta­né­ment sur deux plans : hors de l’État et en son sein. Il réflé­chit éga­le­ment, à par­tir de lec­tures croi­sées des œuvres de Marx, Kant et Hegel, aux pos­si­bi­li­tés d’u­nion des révo­lu­tions natio­nales. Dans l’i­dée de por­ter à la connais­sance du lec­to­rat fran­co­phone cer­tains débats cri­tiques inter­na­tio­naux, nous tra­dui­sons un entre­tien qu’il a don­né à la revue mar­xiste Platypus.


Pouvez-vous nous racon­ter com­ment vous avez com­men­cé à vous politiser ?

Je suis entré à l’u­ni­ver­si­té de Tokyo en 1960. C’était en pleine lutte poli­tique concer­nant la révi­sion du trai­té de sécu­ri­té Japon-États-Unis1. C’était le plus grand mou­ve­ment de masse du Japon moderne — pro­ba­ble­ment le pre­mier et le der­nier mou­ve­ment de masse à grande échelle. Le conseil étu­diant diri­gé par le Bund – la Ligue com­mu­niste – en consti­tuait le noyau radi­cal. Il était orga­ni­sé par un groupe étu­diant qui s’é­tait sépa­ré du Parti com­mu­niste en 1958. Bien que le Bund ait été for­mé sous l’in­fluence de mou­ve­ments de la nou­velle gauche2, qui sont appa­rus dans diverses par­ties du monde après la dénon­cia­tion de Staline en 19563, il trouve son ori­gine dans le mou­ve­ment étu­diant d’a­près-guerre au Japon. Du point de vue du Parti com­mu­niste ou du mar­xisme conven­tion­nel, les étu­diants appar­tiennent à la classe petite-bour­geoise et doivent donc se subor­don­ner au pro­lé­ta­riat et au par­ti. Mais, en 1948, un lea­der des mou­ve­ments étu­diants du nom de Teruo Takei — qui se ferait plus tard un nom en tant que cri­tique lit­té­raire — consi­dé­ra les étu­diants comme une strate à même d’être rela­ti­ve­ment indé­pen­dante des rela­tions de classe. Il insis­ta sur l’au­to­no­mie de leurs mou­ve­ments. La nou­velle gauche japo­naise est née de ce mou­ve­ment étu­diant. Le Bund, qui s’ins­cri­vait dans cette lignée, était par essence un mou­ve­ment étudiant.

« J’ai par­ti­ci­pé à la lutte en 1960 et je me suis rapi­de­ment retrou­vé membre du Bund. »

J’ai par­ti­ci­pé à la lutte en 1960 et je me suis rapi­de­ment retrou­vé membre du Bund. C’est plus tard, lorsque des dis­putes internes ont écla­té sur la ques­tion de la défaite de la lutte, que j’ai pen­sé à la signi­fi­ca­tion de ces mou­ve­ments. L’opinion domi­nante était alors que le Bund n’é­tait com­po­sé que d’un mou­ve­ment étu­diant et de radi­caux petits-bour­geois, et qu’un par­ti d’a­vant-garde véri­ta­ble­ment pro­lé­ta­rien devait être construit. En consé­quence, le Bund a été dis­sout pour créer un nou­veau par­ti. Ce que j’ai refu­sé. Je ne pen­sais pas que nous avions été vain­cus uni­que­ment parce que nous étions un mou­ve­ment étu­diant sans lien réel avec le mou­ve­ment ouvrier : je pen­sais plu­tôt que la lutte, en 1960, était le pre­mier mou­ve­ment popu­laire à grande échelle qui impli­quait la classe ouvrière, et que cela était ren­du pos­sible grâce aux mou­ve­ments étu­diants, alors indé­pen­dants du par­ti d’avant-garde.

J’ai ensuite écrit un mani­feste en 1961 : il appe­lait à réor­ga­ni­ser la ligue des étu­diants socia­listes en asso­cia­tion libre d’ac­ti­vistes. « Étudiants » ne veut pas dire étu­diants dans un sens lit­té­ral : si quel­qu’un pense de manière uni­ver­selle, alors cette per­sonne est un « étu­diant », quelle que soit sa posi­tion sociale. Cette ligue était indé­pen­dante de tout par­ti cen­tra­li­sé — c’é­tait une forme d’a­nar­chisme. En fait, c’est 40 ans plus tard que j’en vien­drai à réa­li­ser cela, puisque je m’en­ga­ge­rai dans quelque chose de simi­laire : j’é­cri­rai un mani­feste pour le New Associationist Movement (NMA). Mais, à l’é­poque, je n’é­tais pas fami­lier avec la théo­rie anar­chiste. L’anarchisme que je connais­sais et aimais était celui qui existe au sein d’un mou­ve­ment de masse, qui se répand spon­ta­né­ment — il ne peut être créé par un lea­der­ship d’au­cune sorte. À cet égard, j’é­tais un anar­chiste, mais je n’ai­mais pas les anar­chistes sté­réo­ty­pés de type « bohème » et je ne me suis jamais qua­li­fié d’a­nar­chiste. Bien que je ne me sois jamais qua­li­fié de mar­xiste non plus.

[Auguste Herbin]

Il y a eu une rébel­lion étu­diante en 1968 en Europe et en Amérique. Au Japon aus­si, mais sa nature et son contexte étaient dif­fé­rents. C’est cette année-là que l’au­to­ri­té du Parti com­mu­niste a cou­lé en France ain­si qu’en Italie, mais cela s’é­tait déjà pro­duit au Japon, en 1960. Ainsi, 1968 au Japon était une sorte de répé­ti­tion de 1960. Les évé­ne­ments de 1968 se sont cepen­dant, pour nous, limi­tés au cam­pus — contrai­re­ment à 1960 — et ils n’ont été qu’une suc­ces­sion de déclins. C’était le retour de la même que­relle qu’en 1960. Les nou­velles sectes et groupes de gauche ont répé­té la vieille cri­tique des mou­ve­ments étu­diants, les condam­nant comme petits-bour­geois et prô­nant la lutte armée. Par consé­quent, le mou­ve­ment étu­diant a suf­fo­qué. Depuis, non seule­ment les mou­ve­ments étu­diants mais aus­si les mani­fes­ta­tions « clas­siques » ont dis­pa­ru du pays, jus­qu’à la catas­trophe nucléaire de Fukushima en 2011.

Vous ne reven­di­quez que peu de dette intel­lec­tuelle envers le mar­xisme occi­den­tal ou russe, met­tant plu­tôt l’ac­cent sur l’in­fluence du mar­xisme japo­nais. Comment l’his­toire du mar­xisme au Japon a‑t-elle contri­bué à votre com­pré­hen­sion du mar­xisme et du monde en général ?

« Il n’y a pas de mar­xisme japo­nais, mais plu­tôt un ensemble de pro­blèmes spé­ci­fiques au Japon, aux­quels nos mar­xistes ont été confrontés. »

Il n’y a pas de mar­xisme japo­nais, mais plu­tôt un ensemble de pro­blèmes spé­ci­fiques au Japon, aux­quels nos mar­xistes ont été confron­tés. C’est-à-dire qu’ils ont été confron­tés à une réa­li­té qui ne pou­vait pas être expli­quée par la for­mule du maté­ria­lisme his­to­rique4. Cependant, ce genre d’ex­pé­rience n’est pas propre au Japon. Par exemple, confron­té à la réa­li­té chi­noise, Mao a dépas­sé les limites des prin­cipes mar­xistes et a prô­né la révo­lu­tion socia­liste des pay­sans. Cette révo­lu­tion des pay­sans est appli­cable à d’autres pays en voie de déve­lop­pe­ment : c’est pour­quoi elle a eu une por­tée uni­ver­selle. Mais cela ne doit pas être consi­dé­ré comme le pro­blème du « mar­xisme chi­nois ». Afin de mieux racon­ter notre expé­rience, per­met­tez-moi de prendre l’exemple du « mar­xisme alle­mand ». Les phi­lo­sophes de l’École de Francfort ont dû par­tir de la défaite du mar­xisme face au nazisme : ils ont pris au sérieux la soi-disant auto­no­mie rela­tive de la super­struc­ture5 et ont même intro­duit la psy­cha­na­lyse — aupa­ra­vant dénon­cée comme une idéo­lo­gie bour­geoise. Ce sont les expé­riences alle­mandes qui ont for­mé un tel mar­xisme. Certains mar­xistes au Japon ont eu une expé­rience simi­laire : eux aus­si ont été vain­cus par le fas­cisme. Mais c’é­tait un fas­cisme propre au Japon, à savoir le « fas­cisme du système-empereur ».

En Europe, le fas­cisme n’a pas coexis­té avec la monar­chie. Pourquoi donc le fas­cisme du sys­tème-empe­reur a‑t-il été pos­sible au Japon ? Les mar­xistes devaient expli­quer tout cela. À la suite des mar­xistes russes (le Komintern), le Parti com­mu­niste japo­nais consi­dé­rait le sys­tème poli­tique japo­nais comme une monar­chie abso­lu­tiste où le capi­tal était de conni­vence avec l’empereur, repré­sen­tant la classe des pro­prié­taires ter­riens. Il est clair que leur point de vue était basé sur le déter­mi­nisme éco­no­mique. Ils pré­co­ni­saient de ren­ver­ser l’empereur en tant que monarque abso­lu, mais il était absurde d’a­van­cer de telles reven­di­ca­tions à cette époque. Le capi­tal finan­cier était domi­nant et le suf­frage uni­ver­sel avait été mis en place depuis 1925. Bien sûr, ils n’ont pas réus­si à faire émer­ger un grand nombre de conver­tis… Ce n’é­tait pas seule­ment parce qu’ils étaient per­sé­cu­tés, mais parce qu’ils avaient per­du le sou­tien de la popu­la­tion. Cela n’a fait qu’en­cou­ra­ger le mou­ve­ment fas­ciste, qui a sou­te­nu l’empereur en en fai­sant le sym­bole de l’an­ti­ca­pi­ta­lisme et de l’anticommunisme.

[Auguste Herbin]

Les mar­xistes japo­nais ont été tota­le­ment vain­cus par ce fas­cisme. Cela a inci­té cer­tains mar­xistes à se sou­cier de l’État et de la nation après la guerre, car la for­mule — selon laquelle la super­struc­ture poli­tique est déter­mi­née par la base éco­no­mique — ne suf­fi­sait mani­fes­te­ment pas. Ils ont eu recours à la socio­lo­gie, à la sémio­tique, à la psy­cha­na­lyse, etc. Ces gens repré­sen­taient la meilleure par­tie du mar­xisme au Japon. Malgré tout, j’ai com­men­cé à me sépa­rer pro­gres­si­ve­ment de leur ten­dance à sur­es­ti­mer l’au­to­no­mie de la super­struc­ture tout en ne consi­dé­rant que peu la base éco­no­mique. J’ai essayé de reve­nir à la base éco­no­mique — mais du point de vue du mode d’é­change au lieu du mode de pro­duc­tion. À cet égard, je dirais que j’ai été influen­cé par l’é­co­no­miste mar­xiste Kohzo Uno. C’était un éco­no­miste spé­cia­liste du Capital de Marx, mais il ne fai­sait par­tie d’au­cun cou­rant consti­tué à gauche, qu’elle soit ancienne ou nou­velle. Selon lui, le Capital est une science, tan­dis que le maté­ria­lisme his­to­rique est une idéo­lo­gie qui a ser­vi de « fil conduc­teur » vers le Capital. Il a éga­le­ment affir­mé que le Capital pou­vait prou­ver la néces­si­té des crises dans l’é­co­no­mie capi­ta­liste, mais pas la néces­si­té d’une révo­lu­tion socia­liste. Je crois com­prendre que, pour lui, le socia­lisme était avant tout une ques­tion éthique et pra­tique. C’était une sorte de mar­xiste kan­tien, bien qu’il ne l’ait jamais dit mani­fes­te­ment.

« Marxiste ou anar­chiste, la gauche ne tient qu’à la croyance sans fon­de­ment que les révoltes dans diverses par­ties du monde seront connec­tées spon­ta­né­ment dans le cours des choses. »

Pour Uno, le capi­ta­lisme est essen­tiel­le­ment un capi­ta­lisme mar­chand. À mon avis, il s’a­git de consi­dé­rer l’é­co­no­mie capi­ta­liste à par­tir de l’é­change de mon­naie et de mar­chan­dise (le mode d’é­change), alors que les mar­xistes partent géné­ra­le­ment du capi­ta­liste et du pro­lé­ta­riat (le mode de pro­duc­tion). Vous pou­vez voir com­ment Uno a ouvert la voie à mes théo­ries. Mais il est vrai qu’il n’a pas pen­sé à l’État et à la Nation. Telles sont les carac­té­ris­tiques de notre cou­rant mar­xiste, duquel j’ai pui­sé mes idées et mes réflexions. J’ai appris l’économie d’Uno non pas parce que j’étais mar­xiste, mais parce que j’étais étu­diant dans un dépar­te­ment d’économie. Jusque dans les années 1970, sa lec­ture du Capital était obli­ga­toire pour les étu­diants en droit et en éco­no­mie de l’université de Tokyo. On atten­dait d’eux qu’ils fassent par­tie des élites des bureaux gou­ver­ne­men­taux et du monde des affaires. Il est inté­res­sant de pen­ser que les gens qui ont appris d’Uno la fra­gi­li­té fatale du capi­ta­lisme se ras­sem­blaient au cœur de l’État-Capital, au moment même où l’in­dus­trie japo­naise pre­nait de l’am­pleur et sub­mer­geait l’in­dus­trie amé­ri­caine ! Et tan­dis que ceux qui ont appris les théo­ries amé­ri­caines de l’économie de mar­ché les rem­pla­çaient, l’économie japo­naise a com­men­cé à chuter !

Pouvez-vous nous décrire les deux rup­tures poli­tiques « trans­cri­tiques » qui vous amènent à écrire Transcritique après l’ef­fon­dre­ment de l’Union sovié­tique et à pro­cé­der à l’é­tude des modes d’é­change après le 11 sep­tembre ? Qu’est-ce qui rend Kant néces­saire pour com­prendre Marx, et l’his­toire du mar­xisme en pre­mier lieu ?

Pour moi, ce n’é­tait pas qu’une ques­tion théo­rique. Aussitôt l’é­cri­ture de ce livre ache­vée, j’ai lan­cé le NMA. Ce mou­ve­ment, notam­ment au niveau de sa pra­tique, révèle à cer­tains égards mes objec­tifs et mon inten­tion d’é­crire Transcritique. Fredric Jameson a com­men­té le livre comme suit : « De nou­velles rela­tions entre Kant et Marx s’é­ta­blissent ain­si qu’un nou­veau type de syn­thèse entre le mar­xisme et l’a­nar­chisme. Cela englobe vrai­ment tout. » […] Rétrospectivement, Marx et Bakounine étaient par­fai­te­ment conscients que la révo­lu­tion socia­liste devait être une révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née. C’est pour­quoi ils ont for­mé l’Internationale. Mais la révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née est deve­nue impos­sible après les années 1870, avec l’a­vè­ne­ment de l’im­pé­ria­lisme. La gloire et la misère de la Commune de Paris le dénotent. Marx s’est d’a­bord oppo­sé au sou­lè­ve­ment des anar­chistes à Paris, bien que, plus tard, il lui ait écrit un hom­mage. En effet, selon lui, une révo­lu­tion dans une seule nation serait cer­tai­ne­ment écra­sée par les nations voi­sines. Si tel est le cas, com­ment une révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née peut-elle être pos­sible après la période impé­ria­liste ? L’idée d’une telle révo­lu­tion demeure encore aujourd’­hui, mais seule­ment comme slo­gan. Marxiste ou anar­chiste, la gauche ne tient qu’à la croyance sans fon­de­ment que les révoltes dans diverses par­ties du monde seront connec­tées spon­ta­né­ment dans le cours des choses.

[Auguste Herbin]

Face à ces ques­tions, j’ai recom­men­cé à pen­ser à Kant. J’ai remar­qué que Kant avait conçu l’i­dée d’une fédé­ra­tion de nations, d’États libres, bien avant la Révolution fran­çaise de 1789 — ce qui indique que sa « paix per­pé­tuelle », en 1795, n’é­tait pas seule­ment un plan paci­fiste tel qu’il est géné­ra­le­ment per­çu. Malgré son sou­tien ardent à la révo­lu­tion civile rous­seauiste, il crai­gnait que, si celle-ci se pro­dui­sait dans une seule nation, elle serait sûre­ment contre­car­rée par l’in­ter­ven­tion armée d’autres États. C’est dans cet esprit qu’il a pro­po­sé une fédé­ra­tion de nations. Cette fédé­ra­tion a, disons, été conçue comme une révo­lu­tion civile. Mis dans mes termes, Kant l’a pro­po­sée non pas pour le simple paci­fisme, mais pour une révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née. La paix per­pé­tuelle signi­fie, pour Kant, l’a­bo­li­tion de toute hos­ti­li­té entre les nations. Ce n’est rien d’autre qu’abolir tous les États. Et puis­qu’un État existe vis-à-vis d’autres États, la révo­lu­tion visant à abo­lir l’État échoue par défi­ni­tion si elle a lieu dans une seule nation. Vu sous cet angle, Kant mérite d’être qua­li­fié de pré­cur­seur d’une révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née. Ici, Kant et Marx s’en­tre­croisent à nou­veau. Deux évé­ne­ments his­to­riques de por­tée mon­diale se sont pro­duits à l’époque de la Première Guerre mon­diale : la Révolution russe, basée sur les idées de Marx, et la for­ma­tion de la Société des Nations, basée sur les idées de Kant. Il ne s’a­git pas de se deman­der lequel des deux est le plus impor­tant : ils sont néces­saires et ne doivent pas être sépa­rés. Ils échouent tous les deux parce que cha­cun fait défaut à l’autre. Dans la révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née, nous devrons les voir combinés.

Comme vous l’ex­pli­quez dans l’in­tro­duc­tion à La Structure de l’his­toire du monde, la créa­tion d’un sys­tème d’a­na­lyse com­plet vous est appa­rue comme néces­saire une fois vous êtes inté­res­sé à Hegel. Comment votre détour pré­cé­dent par Kant a‑t-il influen­cé cette volon­té de vous tour­ner vers lui ?

« Y a‑t-il quel­qu’un qui ne soit pas un tra­vailleur, par­mi ces citoyens, consom­ma­teurs ou minorités ? »

Je n’ai­mais pas le type de pen­sée sys­té­mique hégé­lienne — presque par tem­pé­ra­ment. En fait, l’un de mes objec­tifs dans Transcritique était la décons­truc­tion de la logique hégé­lienne. Mais vers la fin de la réa­li­sa­tion du livre, j’ai remar­qué que ma théo­rie res­sem­blait au sys­tème hégé­lien. Hegel a éga­le­ment sai­si dia­lec­ti­que­ment la tri­ni­té du capi­tal, de la Nation et de l’État dans sa phi­lo­so­phie du droit. Marx a, à son tour, cri­ti­qué cela comme idéa­liste, et l’a ren­ver­sée — décom­po­sant cette tri­ni­té en base éco­no­mique et super­struc­ture. L’État et la Nation ont été posi­tion­nés dans la super­struc­ture. L’État et la Nature appar­tiennent à la super­struc­ture, avec la phi­lo­so­phie et la lit­té­ra­ture. Mais contrai­re­ment aux seconds, les pre­miers découlent direc­te­ment de la base éco­no­mique. C’est clair quand on le voit du point de vue des modes d’é­change. En intro­dui­sant le concept de mode d’é­change, j’ai concep­tua­li­sé l’État-Nation-Capital. J’ai réa­li­sé que je retour­nais à Hegel d’une cer­taine manière. De la même façon, j’ai com­pris pour­quoi Marx, qui était un cri­tique de Hegel, employait de manière éton­nam­ment fidèle la « logique » de Hegel comme cadre du Capital. Cela était néces­saire à Marx pour mettre en lumière tout le pro­ces­sus par lequel l’é­change de mar­chan­dises se trans­for­mait en un gigan­tesque sys­tème capi­ta­liste. Ma ten­ta­tive a été de faire la même chose mais sur les quatre modes d’é­change au lieu d’un seul, et de cla­ri­fier davan­tage leurs rela­tions. Pour ce genre de ten­ta­tive, une approche sys­té­ma­tique est indis­pen­sable. Je m’in­ter­roge même sur la simi­li­tude entre mon mode D et « l’es­prit abso­lu » (abso­lute Geist) de Hegel6. Mais, bien sûr, tout comme le Capital dif­fère de la Grande Logique de Hegel, mon livre dif­fère de Principes de la phi­lo­so­phie du droit de Hegel.

[…] Bien que vous met­tiez en garde contre l’instauration d’un contraste facile entre les modes de cir­cu­la­tion et les modes de pro­duc­tion, vous avez mis l’accent sur le mode de cir­cu­la­tion et avez pro­po­sé une lec­ture de l’Histoire à tra­vers celui-ci, dans votre tra­vail récent. Que gagne-t-on à conduire une ana­lyse basée sur les modes de cir­cu­la­tion, par oppo­si­tion à la pro­duc­tion ? Les poli­tiques de consom­ma­tion ont-elles appro­fon­di notre com­pré­hen­sion du capi­ta­lisme — et si oui, comment ?

Les mar­xistes ont don­né la prio­ri­té au mou­ve­ment ouvrier pour ren­ver­ser le capi­ta­lisme. Je ne suis pas oppo­sé à cela. Le pro­blème est que, pour diverses rai­sons, le mou­ve­ment ouvrier a eu de plus en plus de dif­fi­cul­tés à agir sur les lieux de pro­duc­tion. Les contre-attaques au nom du capi­tal en font par­tie. Au Japon, par exemple, le che­min de fer natio­nal a été pri­va­ti­sé dans les années 1980 afin de déman­te­ler le syn­di­cat qui exis­tait à une large échelle, et qui était capable de déclen­cher une grève géné­rale selon son bon vou­loir. Une autre rai­son est le chan­ge­ment d’en­vi­ron­ne­ment et de condi­tions de tra­vail, cau­sé par des trans­for­ma­tions dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion, l’in­tro­duc­tion de l’in­for­ma­tique — et d’autres choses encore. Aujourd’hui, de nom­breuses per­sonnes ne peuvent pas trou­ver un emploi régu­lier et sont contraintes à des postes tem­po­raires de diverses natures. Les tra­vailleurs n’ont pas de ter­rain d’en­tente et ne peuvent pas se ras­sem­bler. Le taux de syn­di­ca­li­sa­tion a consi­dé­ra­ble­ment dimi­nué. Pendant ce temps, les mou­ve­ments de citoyens, de consom­ma­teurs et de diverses mino­ri­tés sont deve­nus actifs depuis les années 1960. Ces gens consi­dèrent le mou­ve­ment ouvrier comme dépas­sé. Mais je ne suis pas d’accord. Y a‑t-il quel­qu’un qui ne soit pas un tra­vailleur, par­mi ces citoyens, consom­ma­teurs ou mino­ri­tés ? Eh bien, il doit y en avoir, mais pas tant que cela. Alors, ne faut-il pas dire que ces mou­ve­ments sont aus­si des mou­ve­ments ouvriers sous dif­fé­rentes formes ?

[Auguste Herbin]

Marx a fait une remarque impor­tante dans Introduction géné­rale à la cri­tique de l’é­co­no­mie poli­tique : l’accumulation du capi­tal (M‑C-M ’) n’est pas obte­nue en exploi­tant sim­ple­ment les tra­vailleurs sur le lieu de tra­vail, mais lorsque tous les tra­vailleurs rachètent leurs propres pro­duits sur le mar­ché. La majo­ri­té des consom­ma­teurs sont soit des tra­vailleurs, soit des membres de leur famille. Par consé­quent, j’ai pen­sé que les consom­ma­teurs ne sont rien d’autre que des tra­vailleurs, au sein du pro­ces­sus de cir­cu­la­tion. La posi­tion des gens dans le réseau de rela­tions est plus impor­tante que leur iden­ti­té. Par consé­quent, les mou­ve­ments de consom­ma­teurs sont éga­le­ment une forme de mou­ve­ment ouvrier. Ceux-ci ne doivent pas être sépa­rés. D’ailleurs, lorsque j’ha­bi­tais à New York dans les années 1990, j’ai vu un groupe de per­sonnes debout devant une épi­ce­rie fine de mon quar­tier : ils appe­laient au boy­cott de ce lieu d’ex­ploi­ta­tion. Les employés de l’é­pi­ce­rie fine tra­vaillaient comme si de rien n’é­tait. J’ai décou­vert plus tard leur stra­té­gie : si les employés mani­fes­taient eux-mêmes, ils ris­quaient de perdre leur emploi ; d’autres per­sonnes, alors, venaient mani­fes­ter pour eux. Et les employés mani­fes­taient dans d’autres maga­sins à d’autres occa­sions. J’ai trou­vé cela très intel­li­gent. Par la suite, j’ai ren­con­tré ce type de mani­fes­ta­tions plu­sieurs fois, à dif­fé­rents endroits de la ville. Le boy­cott est géné­ra­le­ment com­pris comme un mou­ve­ment de consom­ma­teurs, mais c’est éga­le­ment un mou­ve­ment syn­di­cal. Le but est de se battre là où il est le plus facile de se battre. En outre, le mou­ve­ment des consom­ma­teurs et le mou­ve­ment des tra­vailleurs ne doivent pas être sépa­rés. Ils sont plus puis­sants lors­qu’ils sont combinés.

« J’ai iden­ti­fié deux types de luttes : internes et vers l’ex­té­rieur. La pre­mière consiste à contrer le capi­tal et l’État en son sein. La seconde à créer une éco­no­mie non-capitaliste. »

Les sociaux-démo­crates disent qu’a­vec le pou­voir de l’État, ils peuvent contrô­ler l’é­co­no­mie capi­ta­liste, redis­tri­buer la richesse de façon juste, assu­rer le bien-être social, etc. Mais ce n’est pos­sible que dans des endroits limi­tés et sur des périodes limi­tées. En plus, tout cela reste dans le cadre du méca­nisme de la tri­ni­té Capital-État-Nation et contri­bue à la sur­vie du capi­ta­lisme. Pour vaincre le capi­ta­lisme, nous avons besoin de stra­té­gies dif­fé­rentes. D’une part, nous devons lut­ter avec le capi­tal et l’État tout en créant des espaces pour nos moyens de sub­sis­tance indé­pen­dants du capi­ta­lisme. Dans mon mani­feste Le Principe du NMA, j’ai iden­ti­fié deux types de luttes : internes et vers l’ex­té­rieur. La pre­mière consiste à contrer le capi­tal et l’État en son sein — elle s’in­carne dans les syn­di­cats et la lutte poli­tique. La seconde consiste à créer une éco­no­mie non-capi­ta­liste — elle est illus­trée par les mon­naies locales et les coopé­ra­tives. Ces deux élé­ments dif­fèrent par nature, mais peuvent se com­plé­ter. Nous devrions les employer tous les deux en même temps.

Nous vou­drions vous inter­ro­ger sur votre notion de « répé­ti­tion his­to­rique », c’est-à-dire l’i­dée qu’une cer­taine phase de l’Histoire peut res­sem­bler à une phase pré­cé­dente en rai­son de la per­sis­tance de la tri­ni­té Capital-État-Nation. Mais dans def nou­velles confi­gu­ra­tions. Par exemple, vous sou­te­nez que le bona­par­tisme est reve­nu dans le pré­sent. Mais les pro­blèmes poli­tiques qui ont conduit au bona­par­tisme à l’époque de Marx ont-ils fon­da­men­ta­le­ment chan­gé ? Une vision éta­piste7 de l’Histoire cla­ri­fie-t-elle la recon­nais­sance du phé­no­mène plus fon­da­men­tal de la repro­duc­tion du capi­tal et la tâche que nous avons de le maîtriser ?

Dans le pas­sé, j’ai beau­coup trai­té du bona­par­tisme dans mes écrits. Mais je suis en quelque sorte sor­ti de ce sujet. Pourtant, je m’in­té­resse à la ques­tion de la répé­ti­tion de l’Histoire que Marx a abor­dée dans Le 18 bru­maire. Il y a deux aspects : la répé­ti­tion de l’État et la répé­ti­tion du capi­tal. La répé­ti­tion dans l’Histoire se déroule de la même manière que le « retour du refou­lé »8 de Freud. À Rome, César a été assas­si­né. Mais, cela a conduit à l’é­ta­blis­se­ment d’un empe­reur, pro­pul­sant l’ordre au rang d’empire. On peut dire que ce pro­ces­sus s’est répé­té dans la France moderne. Le roi a été guillo­ti­né par les révo­lu­tion­naires, mais il est reve­nu sous une forme dif­fé­rente — comme Napoléon, l’empereur. Ce pro­ces­sus a été de nou­veau répé­té pen­dant la deuxième Révolution fran­çaise en 1848. Marx a noté cette répé­ti­tion. Ici, il ne faut pas oublier un autre type de répé­ti­tion que Marx a sou­li­gné : la crise éco­no­mique, qui a eu lieu en 1851. Ce fut un autre élé­ment qui a éle­vé Bonaparte de pré­sident à empereur.

[Auguste Herbin]

En bref, l’État et le capi­tal impliquent des élé­ments répé­ti­tifs et, ensemble, ils créent une répé­ti­tion his­to­rique. Aujourd’hui, j’ai le sen­ti­ment que la répé­ti­tion his­to­rique se pro­duit en Asie de l’Est. La struc­ture géo­po­li­tique actuelle en Asie de l’Est a été façon­née par la guerre sino-japo­naise, en 1894, qui s’est pro­duite il y a exac­te­ment 120 ans. C’est, selon moi, la durée approxi­ma­tive d’un cycle. Les acteurs impli­qués ici étaient la Chine, Taiwan, la Corée du Nord et du Sud, le Japon, Okinawa (Ryukyu) et, sur­tout, les États-Unis et la Russie. Il semble main­te­nant que nous soyons au bord de la guerre. Je res­sens le besoin de com­prendre cette situa­tion dans la pers­pec­tive d’une récur­rence his­to­rique cau­sée par la répé­ti­ti­vi­té du capi­tal et de l’État. Mais je cri­tique les gens qui disent que les années 1930 se répètent. Dans les années 1930, la Chine a été divi­sée et la Corée et Taiwan ont été tota­le­ment colo­ni­sés. Dans les années 1890, cepen­dant, la Chine était un immense empire, et le Japon et les États-Unis étaient com­plices en tant qu’États impé­ria­listes. N’est-il pas évident que les années 1890 res­semblent davan­tage à aujourd’­hui qu’aux années 1930 ? Il va sans dire qu’une crise simi­laire se déroule dans le reste du monde. À mon avis, cette situa­tion concerne essen­tiel­le­ment les anciens empires et l’im­pé­ria­lisme moderne. J’ai essayé d’é­lu­ci­der cela dans Structure de l’his­toire du monde et dans un livre récent, Structure de l’Empire.

Dans Structure de l’his­toire du monde, vous conve­nez que la révo­lu­tion doit se répandre dans le monde entier pour réus­sir. Beaucoup sou­tiennent que Trotsky et Lénine ont fait la révo­lu­tion en Russie pour qu’elle se pro­page en Allemagne et se pour­suive dans le monde entier. Était-ce leur but ? Ont-ils eu tort de croire que la révo­lu­tion aurait pu se pro­pa­ger au-delà de la Russie ? Si nous devions voir cela comme une véri­table ten­ta­tive de révo­lu­tion mon­diale, même si elle a échoué, cet échec rend-il la révo­lu­tion mon­diale plus ou moins néces­saire dans le présent ?

« Il est vain de pen­ser une révo­lu­tion mon­diale ins­pi­rée de Lénine ou Trotsky. Néanmoins, je pense que l’i­dée de la révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née ne doit pas être abandonnée. »

Je doute que Trotsky et Lénine aient sérieu­se­ment pen­sé à la pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née. Après la Révolution de février de 1917, deux sortes d’as­sem­blées sont appa­rues en Russie : le par­le­ment et le soviet, dont on peut dire qu’ils repré­sentent res­pec­ti­ve­ment la démo­cra­tie bour­geoise et la démo­cra­tie pro­lé­ta­rienne. Les bol­che­viks étaient des mino­ri­tés dans les deux. Puis Trotsky et Lénine ont com­plo­té la soi-disant révo­lu­tion d’Octobre — pra­ti­que­ment un coup d’État mili­taire —, et ce mal­gré l’ob­jec­tion de tous les cadres des bol­che­viks, à l’ex­cep­tion de Staline. Ce coup d’État a non seule­ment fer­mé le par­le­ment mais a éga­le­ment trans­for­mé pro­gres­si­ve­ment la démo­cra­tie sovié­tique en dic­ta­ture bol­che­vik. De plus, la révo­lu­tion d’Octobre fut une bonne nou­velle pour l’Allemagne, dont les mili­taires ont alors été libé­rés du front de l’Est. Elle a sans doute retar­dé la révo­lu­tion en Allemagne. En fait, dès le départ, l’Allemagne avait aidé Lénine à retour­ner en Russie depuis la Suisse. Je ne pense donc pas que Trotsky et Lénine s’at­ten­daient sérieu­se­ment à la révo­lu­tion qui s’en­sui­vrait en Allemagne. Ils l’ont pro­ba­ble­ment anti­ci­pée, mais à par­tir de pré­oc­cu­pa­tions dif­fé­rentes. La révo­lu­tion y aurait cer­tai­ne­ment lieu dès que l’Allemagne per­drait la guerre.

Mais cette pers­pec­tive les a invi­tés a prendre le pou­voir en Russie par anti­ci­pa­tion. Ils ont don­né la prio­ri­té à leur lea­der­ship et à leur hégé­mo­nie dans le mou­ve­ment révo­lu­tion­naire inter­na­tio­nal plu­tôt qu’à la révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née. Il est vain de pen­ser une révo­lu­tion mon­diale ins­pi­rée de Lénine ou Trotsky. Néanmoins, je pense que l’i­dée de la révo­lu­tion mon­diale simul­ta­née ne doit pas être aban­don­née. Dans Principes de la phi­lo­so­phie du droit, Hegel a cri­ti­qué l’i­dée kan­tienne de la fédé­ra­tion des nations, car elle ne fonc­tionne qu’a­vec le sou­tien d’un État puis­sant, capable de punir les vio­la­tions du droit inter­na­tio­nal. Pour Hegel, pas d’hé­gé­mo­nie (ou d’État his­to­rique mon­dial), pas de paix. Un tel point de vue est tou­jours répan­du. Lorsque les Nations Unies se sont oppo­sées à l’u­ni­la­té­ra­lisme de la poli­tique amé­ri­caine concer­nant la guerre en Irak, un idéo­logue néo­con­ser­va­teur amé­ri­cain a cri­ti­qué l’ONU et ses par­ti­sans, les reje­tant comme une simple expres­sion de « l’i­déa­lisme kantien ».

[Auguste Herbin]

La fédé­ra­tion des nations de Kant est-elle vrai­ment un idéa­lisme, qui n’a pas de véri­table pou­voir, mili­taire ou finan­cier ? Certes, elle n’est pas basée sur de tels pou­voirs, mais elle n’est pas non plus sim­ple­ment idéa­liste. Elle est basée sur un autre type de pou­voir, bien que Kant lui-même n’ait pas pré­ci­sé de quoi il s’a­gis­sait. L’idée des modes d’é­change était indis­pen­sable pour l’ex­pli­quer. J’ai dif­fé­ren­cié dif­fé­rents types de pou­voirs, selon le mode d’é­change auquel ils appar­tiennent. Par exemple, le pou­voir poli­tique ou mili­taire est lié au mode d’é­change B9, et le pou­voir de l’argent vient du mode C10. Il existe un autre pou­voir, qui vient du mode A. C’est le pou­voir du don. Pour prendre un exemple, dans la socié­té tri­bale, si quel­qu’un ne retourne pas le don, cette per­sonne est sup­po­sée être mau­dite. Elle est ostra­ci­sée ou expul­sée de la com­mu­nau­té, ce qui équi­vaut à la mort. Effrayés par cela, les gens ne violent jamais les règles. Dans ce genre de socié­té, il n’y a pas besoin de puni­tion par l’État. On peut dire que le pou­voir du don est le même que le pou­voir de la com­mu­nau­té ou de l’o­pi­nion publique. En ce sens, le pou­voir du don n’est pas exclu­sif à la socié­té pri­mi­tive. Le mode D, qui est la res­tau­ra­tion du mode A sur la dimen­sion supé­rieure, a éga­le­ment ce pou­voir de don en abon­dance, mais seule­ment sous la forme supé­rieure11. Vous pou­vez l’ap­pe­ler le pou­voir de l’a­mour, si vous vou­lez. La paix per­pé­tuelle ou la répu­blique mon­diale repo­se­ra sur ce pou­voir réel, bien plus fort que les autres pouvoirs.

« Les zapa­tistes, un groupe de gué­rilla du Chiapas, au Mexique, ont lar­ge­ment fait connaître leurs opi­nions et leur situa­tion sur Internet. »

Supposons qu’une nation renonce publi­que­ment au droit de faire la guerre. Aucun État ne peut l’en­va­hir, car s’il le fait, il sera cer­tai­ne­ment blâ­mé ou évin­cé par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. La renon­cia­tion au pou­voir mili­taire apporte un réel pou­voir à la nation, à savoir le pou­voir du don ou de l’a­mour. Je pense que le pou­voir qui appor­te­ra la République mon­diale dans la réa­li­té doit être quelque chose de cet ordre. Il est logi­que­ment faux de contrer l’État et le capi­tal au moyen de la puis­sance mili­taire et de la puis­sance finan­cière. Les zapa­tistes, un groupe de gué­rilla du Chiapas, au Mexique, ont lar­ge­ment fait connaître leurs opi­nions et leur situa­tion sur Internet et ont obte­nu le sou­tien de divers indi­vi­dus et groupes du monde entier, y com­pris les Nations Unies. Cela a empê­ché le gou­ver­ne­ment mexi­cain d’in­ter­ve­nir. On parle sou­vent de nou­velle révo­lu­tion de l’ère des tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion mais, à mon avis, elle a tiré sa force du pou­voir sécu­laire du don ou de la com­mu­nau­té. Un autre exemple est le mou­ve­ment dit du Tiers monde dans les années 1950 et 1960, qui, sans armes et sans argent, a pu se dres­ser contre le pre­mier et le deuxième monde [ou « bloc de l’Est » et « bloc de l’Ouest », ndlr].

Ils ont recou­ru à l’ONU comme Vijay Prashad le raconte de façon sai­sis­sante dans son livre Darker Nations : A People’s History of the Third World. Ils doivent avoir été conscients du pou­voir inhé­rent de l’ONU. C’était la puis­sance du don et la puis­sance de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Il est vrai qu’au­jourd’­hui l’ONU est tom­bée, disons, sous la domi­na­tion de l’argent et des armes. Néanmoins, elle est encore lar­ge­ment sus­cep­tible d’être trans­for­mée en une fédé­ra­tion kan­tienne de nations. À cette fin, des contre-mou­ve­ments contre le capi­tal et l’État dans chaque nation sont éga­le­ment néces­saires. Si l’ONU veut arbi­trer ces révoltes, elles ne seront pas divi­sées. La révo­lu­tion dans chaque nation sera uni­fiée et crée­ra une révo­lu­tion mon­diale simultanée.


Traduit de l’an­glais par la rédac­tion de Ballast | « There is no such thing as Japanese Marxism », Brian Hioe et Houston Small, Platypus Review, n° 71, novembre 2014.
Illustrations de ban­nière et de vignette : Auguste Herbin

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  1. Signé le 8 sep­tembre 1951, le trai­té de sécu­ri­té entre les États-Unis et le Japon per­met aux Nord-Américains de main­te­nir leur pré­sence mili­taire au Japon. Il est révi­sé pour deve­nir en 1960 le trai­té de coopé­ra­tion mutuelle et de sécu­ri­té entre les États-Unis et le Japon, plus équi­li­bré.[]
  2. L’appellation « nou­velle gauche » désigne de façon large un ensemble de mou­ve­ments de gauche occi­den­taux qui, dans les années 1960 et 1970, cherchent à se déga­ger du mar­xisme ortho­doxe — notam­ment en élar­gis­sant l’a­na­lyse aux ques­tions de genre, de race, etc.[]
  3. Allusion à la cam­pagne de désta­li­ni­sa­tion lan­cée offi­ciel­le­ment en 1956 avec le « rap­port Khrouchtchev » et la dénon­cia­tion des « erreurs » com­mises par Staline.[]
  4. Philosophie pour laquelle l’his­toire est déter­mi­née par la lutte des classes et les rap­ports de pro­duc­tion, et non par les idées.[]
  5. La super­struc­ture cor­res­pond à l’en­semble des pro­duc­tions non maté­rielles qui, dans la théo­rie mar­xiste, sont déter­mi­nées par la base éco­no­mique, soit l’in­fra­struc­ture.[]
  6. Dans le sys­tème théo­rique de Karatani, le mode d’é­change D cor­res­pond à l’é­change de sujet libre à sujet libre, au sens kan­tien, soit au don gra­tuit et qui n’ap­pelle aucun contre-don.[]
  7. Vision selon laquelle la révo­lu­tion doit pré­cé­der par « étapes », et donc d’a­bord être bour­geoise avant d’être pro­pre­ment socia­liste.[]
  8. Le retour du refou­lé ren­voie au troi­sième et der­nier moment du refou­le­ment, soit le moment où celui-ci se mani­feste à tra­vers des symp­tômes (rêves, lap­sus, etc.).[]
  9. Le mode d’é­change B cor­res­pond au pou­voir éta­tique qui, en échange de la sou­mis­sion des sujets, leur offre la pro­tec­tion. Karatani l’as­so­cie au prin­cipe de redis­tri­bu­tion.[]
  10. Le mode d’é­change C cor­res­pond à l’é­change de mar­chan­dises.[]
  11. Forme supé­rieure au sens où, tout comme le mode A, le mode D relève du don, mais n’ap­pelle pas de contre-don.[]

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