Shûsui Kôtoku : appel au bonheur


Texte paru dans le n° 5 de la revue papier Ballast (novembre 2016)

Comment devient-on com­mu­niste anar­chiste ? Après avoir été l’un puis l’autre pour mieux en pro­duire la syn­thèse : redou­table alliage tenant autant à l’é­ga­li­té qu’à la liber­té, au col­lec­tif qu’à l’in­di­vi­du. Notre homme est mort pen­du à 39 ans, peu avant la Première Guerre mon­diale, accu­sé d’a­voir vou­lu atten­ter à la vie de l’empereur d’un Japon bel­li­ciste. Les mili­tants nip­pons conti­nuent de le tenir pour l’une des figures de proue de la tra­di­tion liber­taire : por­trait d’un jour­na­liste sédi­tieux. ☰ Par Émile Carme


Quelque part au milieu des deux bras du fleuve Shimanto — entre un sanc­tuaire et un centre hos­pi­ta­lier. Les rues sont calmes, étroites, d’une pro­pre­té qui se passe de pou­belles. Un dis­tri­bu­teur, rouge Coca-Cola, fend l’équilibre des façades claires. Des vête­ments sèchent à l’intérieur d’une cou­rette. Une haie de fleurs fuch­sia. Le ciel se tâte, d’un pig­ment l’autre, du bleu au vert. Les arbres d’un mont casquent un toit kiri­zu­ma à double pente ; le cime­tière attend au som­met. Sa tombe — quatre blocs rec­tan­gu­laires empi­lés — est en pierre grise. Une ins­crip­tion en carac­tère japo­nais y fut gra­vée, à la ver­ti­cale. Le temps retourne les pas­sions comme un gant : le traître fait désor­mais l’affaire des curieux et la ville célèbre sa mémoire une fois l’an : on peut même, sur Internet, noter l’attraction tou­ris­tique (moyenne : 3,14 sur 5)…

« Le temps retourne les pas­sions comme un gant : le traître fait désor­mais l’affaire des curieux et la ville célèbre sa mémoire une fois l’an. »

Il est huit heures du matin et Shûsui Kôtoku fume cal­me­ment sa der­nière ciga­rette au pied de l’échafaud. « La mort est pareille à un nuage sur une loin­taine et haute col­line. Vu de loin, il res­semble à un grand spectre, mais lorsque l’on s’en approche, cela n’est plus rien du tout. Pour un maté­ria­liste, cela signi­fie sim­ple­ment que les aiguilles d’une hor­loge ont ces­sé de bou­ger1 », a‑t-il écrit quelques jours aupa­ra­vant, du fond de sa cel­lule. La trappe s’ouvre. Son corps se balance, le cou d’une corde ceint. Il est un peu plus de huit heures, ce 24 jan­vier 1911. L’archipel est gou­ver­né — pour un an encore — par le 122e empe­reur, Meiji, dit Mutsuhito en Occident, des­cen­dant de la déesse du soleil, elle-même née, paraît-il, de l’œil gauche de son père. Ère d’ouverture à la « moder­ni­té » et fin de l’isolationnisme : l’île a fait sa mue, délais­sant le féo­da­lisme pour ouvrir les bras au doux com­merce, au par­le­men­ta­risme, à l’industrie et à l’enseignement obli­ga­toire. Le pays est entré dans l’économie capi­ta­liste et dans le si pri­sé « Concert des nations », au point d’incarner, après la Chine, le ter­rible « péril jaune ». Cette ère, connue sous le nom de l’empereur, recoupe à peu d’années près l’existence de Kôtoku.

En crue

Parlons du pas­sé s’il peut, flam­mèche ou fanal, débrous­sailler notre ave­nir. Ayons le goût des archives qui éclairent, des fonds de tiroirs que l’on ouvre comme un che­min. Notre homme voit le jour au sud du Japon, à Nukamara, l’année où Paris enduit ses pavés des tripes des com­mu­nards, où le fils du cheikh Ahaddad exhorte au jihâd contre l’occupant fran­çais en Algérie — l’an­née 1871, donc. Le jeune Shôsui Kôtoku se pré­nomme encore Denjirô. Le corps faible mais l’esprit pré­coce, soli­taire et sen­sible. Il consi­gne­ra dans son jour­nal intime qu’il fut un enfant timide et reje­té par nombre de ses cama­rades de classe. Un ancien élève raconte que ce fils sans père — puisque ce der­nier, rotu­rier, maire et com­mer­çant, mou­rut l’année qui sui­vit celle de sa nais­sance — pos­sé­dait un coup d’avance : à onze ou douze ans (les mois n’y changent rien), le petit tuber­cu­leux par­lait déjà « liber­té » et « droits du peuple ». Il est éle­vé par une mère qui n’entend pas se rema­rier et le sou manque pour éle­ver les quatre enfants. L’adolescent orga­nise une mani­fes­ta­tion, arbo­rant le dra­peau du Mouvement pour les liber­tés et les droits du peuple (une for­ma­tion sociale et démo­cra­tique par­ti­sane de l’élection d’un par­le­ment), et se lance dans la publi­ca­tion d’un pério­dique, Le Journal des enfants : pré­coce, assu­ré­ment. Il n’apprécie guère son tuteur d’oncle et ne désire qu’une chose : par­tir pour étu­dier. Sa famille cède, et le voi­là à Kôchi, au nord d’une ving­taine d’heures de marche, dans une école pri­vée. L’enseignement, struc­tu­ré autour de la morale confu­céenne, est à ce point strict que le jeune homme écri­ra : « Nous étions comme pri­son­niers. »

1957 (Takeyoshi Tanuma)

Seul, souf­frant, il vit cloî­tré dans sa chambre puis part pour Tôkyô avec l’espoir d’une vie meilleure : la grand-ville luit au loin de toute son éner­gie, dents blanches, rou­lant des épaules, richesse cultu­relle, débats, biblio­thèques et bon­heurs des avant-gardes… Il apprend l’anglais mais une mesure gou­ver­ne­men­tale l’exclut de « la capi­tale de l’est » : le pou­voir redoute les agi­ta­teurs et les dis­si­dents et peut, foi et fier­té de la loi, expul­ser à loi­sir qui­conque serait en mesure de trou­bler le palais impé­rial dans un rayon de douze kilo­mètres. Un demi-mil­lier de nui­sibles poten­tiels sont pous­sés, manu mili­ta­ri, à l’extérieur de Tôkyô — retour à la case départ, pour Kôtoku, celle de sa nais­sance comme de ce cime­tière sous ce ciel bleu ou vert. Revenu du Japon, l’officier de marine Pierre Loti connaît alors un grand suc­cès hexa­go­nal avec la paru­tion de son récit roma­nesque Madame Chrysanthème, entre car­net de voyage et exo­tisme colo­nial : le Français loue l’Eden de ver­dure japo­nais tout en pes­tant ailleurs contre « cette triste race jaune2 ».

« Le dis­ciple pré­fère le tran­chant rapide et franc de l’eau à sa conden­sa­tion vaporeuse. »

Un ami conseille Kôtoku d’aller à la ren­contre de Nakae Chômin, mili­tant et pen­seur âgé d’une petite qua­ran­taine d’années. Chômin, bar­biche et fines lunettes en fer, a voya­gé en France et en maî­trise la langue : il a lu celui que Voltaire trai­tait de « petit singe ingrat3 », nous par­lons de Rousseau, lu et tant aimé qu’il a tra­duit pour l’Asie let­trée son Contrat social. Il s’intéresse éga­le­ment de près à la laï­ci­té telle que la France la défend. Leader du Mouvement pour la liber­té et les droits du peuple, Chômin aura une influence « fon­da­men­tale4 » sur Kôtoku, comme le rap­porte Philippe Pelletier, bio­graphe fran­çais du futur mar­tyr. Père, guide, maître, sen­sei, l’héritier de Rousseau, défen­seur des bura­ku­min — ces parias ghet­toï­sés de la socié­té japo­naise —, prend Denjirô sous son aile pour en faire un dis­ciple et lui offre un nom, comme une renais­sance ; le voi­là Shôsui, ou « crue d’automne » (« flots », selon les tra­duc­tions). Le nom d’une épée mythique et d’un cha­pitre de Zhuangzi, ouvrage allé­go­rique chi­nois com­po­sé quelques siècles avant la nais­sance d’un cer­tain Jésus-Christ. Le maître a son­gé à « brume », en lieu et place de « crue », mais le dis­ciple pré­fère le tran­chant rapide et franc de l’eau à sa conden­sa­tion vapo­reuse. Le jeune homme a vingt-deux ans ; il lui en reste dix-sept à vivre.

Contre la guerre

Nous com­pul­sons quelques pho­to­gra­phies en noir et blanc. Belle allure altière, tenue, réso­lue. Raie à gauche, fis­sure des yeux, long nez au trait adroit, pom­mettes cam­brées que l’ombre sou­ligne plus encore. Une mous­tache coiffe des lèvres pleines. Col cas­sé et cra­vate ou habit tra­di­tion­nel — l’homme paraît, à le voir entou­ré, de courte taille. Résonnent à notre table les per­cus­sions d’un hymne à sa mémoire, jadis inter­dit, qu’un poète japo­nais aurait com­po­sé. Kôtoku, deve­nu tra­duc­teur et jour­na­liste après avoir sui­vi Chômin à Tôkyô, vivote comme il le peut, c’est-à-dire mal, et s’immerge dans la presse au quo­ti­dien. Son sen­sei lui reproche son pes­si­misme, sa nature sombre, d’autant que Kôtoku boit jusqu’à se mon­trer violent. Il publie, sous le nom de Iroha-an, son pre­mier roman, La Mantille, l’année où son pays, du moins son armée, ren­verse le roi de Corée. Roman fami­lial et social : l’un des per­son­nages cen­traux est bura­ku­min. Il écrit dans la lan­cée deux nou­velles ayant pour décor la Russie nihi­liste, entendre ce cou­rant poli­tique et lit­té­raire, né dans les années 1850, qui aspi­rait à ren­ver­ser l’autocratie tsa­riste et la ter­reur éta­tique par tous les moyens pos­sibles (Camus écri­ra, un siècle plus tard, dans les pages de L’Homme révol­té : « Dans l’univers de la néga­tion totale, par la bombe et le revol­ver, par le cou­rage aus­si avec lequel ils mar­chaient à la potence, ces jeunes gens essayaient de sor­tir de la contra­dic­tion et de créer les valeurs dont ils man­quaient. »).

(Takeyoshi Tanuma)

Kôtoku lit et, confie­ra-t-il, comme tant d’autres avant et après lui, c’est dans les lignes de ce qu’il lit que sa vie s’en va gran­dir : Progrès et pau­vre­té, de l’économiste amé­ri­cain Henry George, est l’un de ces textes qui, selon ses propres mots, contri­buent à faire de lui « un ardent démo­crate5 ». Les mots, ani­maux fouis­seurs, creusent leurs gale­ries sous la peau : ces ingé­nieurs du sol, comme il est dit des vers, pro­diguent à l’ombre leurs lumières. Son lec­to­rat s’élargit, au point de deve­nir l’une des voix que l’on attend ; sa plume effi­lée fait mouche, maniant la satire et la cri­tique. Mais s’il n’hésite pas à railler les puis­sants, ceux du gou­ver­ne­ment, l’empereur demeure à ses yeux figure sacrée : on ne se déleste pas ain­si du poids des tra­di­tions. Meiji est « le grand prêtre de tout son peuple6 », un demi-dieu, un dieu vivant. Le jeune démo­crate salue la belle-mère du Grand roi, à sa mort, et va jusqu’à le louer dans les pages de L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle, paru en 1901 ; il y a loin entre l’élogiste du sou­ve­rain et le pen­du cou­pable, dix ans plus tard, de crime de lèse-majesté…

« Les mots, ani­maux fouis­seurs, creusent leurs gale­ries sous la peau : ces ingé­nieurs du sol, comme il est dit des vers, pro­diguent à l’ombre leurs lumières. »

Kôtoku n’est alors pas un révo­lu­tion­naire. Pas même un socia­liste. Seulement un réfor­miste dési­reux d’améliorer le cours des choses sans tou­cher à l’intégralité de la struc­ture sociale. Le Japon dénombre plus de 400 000 ouvriers et le suf­frage cen­si­taire ne per­met qu’à une mino­ri­té — infime — de sujets de voter (entre 1 et 4 %). Le Mouvement, pris dans l’engrenage des sièges à rem­por­ter, fait pro­fil bas face à la répres­sion de l’appareil d’État : ten­sions, scis­sion de l’aile gauche. Chômin, scep­tique, sans doute déçu, prend du recul. Convié à s’exprimer au sein d’un col­lec­tif « socia­liste », c’est-à-dire rom­pu à la pen­sée euro­péenne, Kôtoku ne tarde pas à deve­nir l’un de ses membres — et à faire sien cet épi­thète, socia­liste, vieux d’environ soixante-dix ans. Que dit, à grands traits, L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle ? Que le mili­ta­risme et le patrio­tisme (enten­du par l’auteur non pas tant comme l’amour que l’on peut por­ter à son pays natal mais comme la haine que l’on voue à celui d’autrui) sont les notions struc­tu­rantes de toute vel­léi­té expan­sion­niste et que l’impérialisme sera le dan­ger du ving­tième siècle — l’antidote ? le « grand net­toyage révo­lu­tion­naire ». C’est-à-dire la res­ti­tu­tion de la socié­té, acca­pa­rée par la mino­ri­té capi­ta­liste, à la com­mu­nau­té des tra­vailleurs, sur la base de la jus­tice, de la fra­ter­ni­té et du socia­lisme scientifique.

Son huma­nisme, nour­ri de la phi­lo­so­phie de Confucius et por­té sur la pro­bi­té, les valeurs, la morale, le sens du sacri­fice et la droi­ture, doit à pré­sent se confron­ter aux concepts maté­ria­listes de la lutte des classes : le natif de Nukamara arti­cule l’identité natio­nale et la sou­ve­rai­ne­té cultu­relle du Japon (le kotu­kai) avec le socia­lisme pour mieux contes­ter leur pré­ten­due incom­pa­ti­bi­li­té. Le jeune homme pro­pose une accep­tion popu­laire de cette notion ins­ti­tu­tion­nelle : la sou­ve­rai­ne­té n’est pas tant celle de l’État ni du pou­voir que celle du peuple. Sa fidé­li­té à l’empereur le contraint à l’acrobatie théo­rique… Ses repor­tages dans la presse donnent à lire l’exploitation des tra­vailleurs du tex­tile et ses articles ciblent les poli­ti­ciens « spé­cu­la­teurs » et le « jeu » poli­tique : une foire, le lieu pri­vi­lé­gié de l’offre et de la demande, un lupa­nar pour ambi­tieux. Il tance le libé­ra­lisme et la libre concur­rence, dénonce l’individualisme, en appelle à « la mora­li­té publique » et déplore l’inertie et l’indifférence des masses popu­laires : il cherche, tâtonne idéologiquement.

Tokyo, 1961 (Shigeichi Nagano)

Kôtoku démis­sionne du Mouvement avec fra­cas puis cofonde le Parti social-démo­crate en 1901, sur le modèle alle­mand, né deux décen­nies aupa­ra­vant. Autrement dit : œuvrer au socia­lisme par la voie démo­cra­tique et ins­ti­tu­tion­nelle, via un par­ti de masse capable d’imposer ses réformes sans jamais se perdre en arran­ge­ments et com­bines. Huit points au pro­gramme, de l’éducation gra­tuite pour tous à l’abolition des dis­pa­ri­tés éco­no­miques. Bien qu’inscrit dans le champ par­le­men­taire et léga­liste, le pou­voir l’interdit aus­si­tôt. La répres­sion frappe dere­chef démo­crates et rétifs. Deux ans plus tard, le jour­na­liste japo­nais publie La Quintessence du socia­lisme — Jaurès s’adresse au même moment à la jeu­nesse du Tarn : « Le pro­lé­ta­riat dans son ensemble com­mence à affir­mer que ce n’est pas seule­ment dans les rela­tions poli­tiques des hommes, c’est aus­si dans leurs rela­tions éco­no­miques et sociales qu’il faut faire entrer la liber­té vraie, l’égalité, la jus­tice7. » Kôtoku emprunte son titre à un ouvrage du socio­logue et éco­no­miste alle­mand Albert Schäffle, paru quelques décen­nies par avant, grâce auquel il explique être « deve­nu socia­liste ».

« La Terre tour­noie dans le sang ; le Japon se rêve en chef de file de l’Asie, front haut dans l’ordre international. »

8 février 1904 : sous les ordres d’un géné­ral, borgne et fils de samou­raï, le Japon attaque l’escadre navale chi­noise (sous domi­na­tion russe) de Port-Arthur. Puis enva­hit la Corée. Chômin approuve la guerre, que son pays gagne­ra ; Kôtoku la condamne — elle fera 85 000 morts, côté japo­nais, 71 000, côté russe. Par voie de presse, le socia­liste nip­pon inter­pelle ses homo­logues russes : « Nous, socia­listes, nous n’établissons aucune bar­rière de race, de pays ou de natio­na­li­té. Vous et nous sommes des cama­rades, frères et sœurs8. » L’ennemi doit être com­mun : les auto­ri­tés mili­taires et natio­na­listes res­pec­tives, non point les peuples. L’internationalisme, en somme — « le genre humain », comme l’écrivit un poète com­mu­nard réfu­gié dans quelque man­sarde de Montmartre. La ques­tion n’est pas de vaincre ou de perdre ce conflit mais de se battre de part et d’autre pour la paix. Rappelons que le pays du Soleil-Levant a force appé­tit depuis qu’il a rom­pu avec ses des­seins iso­la­tion­nistes : il a envoyé plus de trois mille hommes frap­per Taïwan (1874), annexé le Royaume de Ryûkyû (1879), décla­ré la guerre à la Chine (1895) puis, donc, à la Russie (1904). Le monde est l’aire de jeux des grandes puis­sances, et l’on y joue au sabre et à la poudre : la Grande-Bretagne a fait main basse sur la Jamaïque, l’Inde, le Koweït ou le Nigeria ; l’Allemagne a posé ses pions au Togo comme aux îles Marshall ; la France parade en Tunisie, au Niger ou au Laos ; le Portugal a ins­tal­lé ses conquis­ta­dores en Angola et au Mozambique. « L’impérialisme est une immense accu­mu­la­tion de capi­tal-argent9 », note­ra Lénine lors de la Première Guerre mon­diale. La Terre tour­noie dans le sang ; le Japon se rêve en chef de file de l’Asie, front haut dans l’ordre inter­na­tio­nal, réso­lu à tenir tête à l’Occident et à entrer sans rou­gir dans la « moder­ni­té » : il ne faut plus redou­ter la puis­sance de feu des nations indus­tria­li­sées mais l’égaler. L’empereur attaque pour mieux inti­mer le res­pect ; ses sol­dats morts au com­bat sont sanctifiés.

L’attitude du gou­ver­ne­ment pousse Shûsui Kôtoku à aigui­ser ses posi­tions ; il tra­duit, avec un cama­rade, le Manifeste du Parti com­mu­niste de Marx et Engels : ce petit livre, que les « démo­cra­ties popu­laires » du XXe siècle feront objet de che­vet, exhorte à la consti­tu­tion du pro­lé­ta­riat en classe et à la prise du pou­voir de cette der­nière, c’est-à-dire le ren­ver­se­ment de la bour­geoi­sie. Et les théo­ri­ciens alle­mands de pré­ci­ser : l’abolition des classes, au sein des nations, abou­ti­ra natu­rel­le­ment à la fin de l’hostilité entre les nations elles-mêmes. Communiste et non socia­liste : Engels a fait savoir dans l’une de ses pré­faces que le socia­lisme est à leurs yeux l’idéologie sociale des bour­geois et des gens culti­vés, contrai­re­ment au com­mu­nisme — scien­ti­fique et maté­ria­liste —, tout ancré qu’il est dans le monde ouvrier. Le gou­ver­ne­ment arrête Kôtoku et inter­dit le jour­nal à suc­cès qu’il anime (Heimin Shimbun, ou Le Populaire, dont la ligne plu­ra­liste aspire à fédé­rer les divers mou­ve­ments contes­ta­taires, des réfor­mistes cri­tiques aux révo­lu­tion­naires anar­chistes et com­mu­nistes, en pas­sant par les chré­tiens sociaux ama­teurs de ce Tolstoï que Kôtoku conteste publi­que­ment, per­sua­dé que le mal est éco­no­mique et non spi­ri­tuel : le jour­nal, expli­que­ra l’un des contri­bu­teurs, n’avait pas voca­tion à sys­té­ma­ti­ser une pen­sée mais à offrir un espace volon­tiers hété­ro­clite, à même de sus­ci­ter débats et créa­ti­vi­té : lut­ter contre la guerre suf­fi­sait à les unir). Cinq mois de pri­son. L’humaniste, deve­nu socia­liste et com­mu­niste mar­xiste, peut à pré­sent se for­mer à l’anarchisme — pour mieux le devenir.

(Takeyoshi Tanuma)

Communisme et anarchisme

L’anarchisme et le com­mu­nisme sont des jumeaux dizy­gotes. Un pla­cen­ta noir, l’autre rouge ; tous deux d’un même ventre, celui de l’émancipation. L’anarchiste et le com­mu­niste com­battent de concert la tyran­nie de l’or, l’exploitation et la subor­di­na­tion des humbles aux puis­sants — ils firent pour­tant cou­ler le sang qu’ils avaient en par­tage. « Anarchisme », ce mot nous sai­sit au cœur : nous savons ce qu’il char­rie de liber­té, de géné­ro­si­té, d’indépendance, de com­ba­ti­vi­té ; nous mar­chons avec ses grands récits, dont la gran­deur est celle du silence ou de la clan­des­ti­ni­té, avec ses héros, ano­nymes ou mémo­riaux, ses coups d’éclat et de génie ; nous vivons avec son refus de par­ve­nir, sa défiance à l’endroit des hon­neurs, des grades et des pro­mo­tions, son atta­che­ment aux sin­gu­la­ri­tés comme aux poten­tia­li­tés de tous. « Communisme », ce mot nous prend au ventre : nous savons ce qu’il porte d’égalité, d’ambitions popu­laires, d’espoirs pour le grand nombre, de luttes que l’on croyait per­dues ; nous che­mi­nons avec ses vic­toires et la crainte qu’il ins­pi­ra aux salauds, aux assis, aux agio­teurs, aux « démo­crates » ; nous saluons ses foules fra­ter­ni­sant pour un idéal et sa foi, ici ou ailleurs, en un autre des­tin — un des­tin à même de contre­dire le sou­rire de cer­tains. Mais le cœur bat embar­ras­sé et le ventre se plie : nous savons les culs-de-sac, les faux pas, les tra­hi­sons, les renie­ments, les folies, les tor­tures et les cadavres des uns et des autres.

« L’anarchisme et le com­mu­nisme sont des jumeaux dizy­gotes. Un pla­cen­ta noir, l’autre rouge. »

La pri­son fait la joie des lec­teurs : on ne lit jamais mieux que mis aux fers. Kôtoku y découvre — et dévore — Kropotkine. L’anarchiste russe en exil. Le prince défro­qué né dans un hôtel par­ti­cu­lier. Le par­ti­san de l’entraide et de la révolte, l’ennemi de l’État, le mili­tant de « l’aisance pour tous10 ». Celui que l’URSS, plus tard, bien des années après la mort de Kôtoku, qua­li­fie­ra dans ses manuels de « contre-révo­lu­tion­naire ». Le Japonais ne man­que­ra pas, admi­ra­tif, de lui écrire : une cor­res­pon­dance s’engagera. Si le gou­ver­ne­ment inter­dit la social-démo­cra­tie, la solu­tion n’est plus à cher­cher dans le par­le­men­ta­risme ni les urnes : l’anarchisme s’impose — la lutte contre le pou­voir, tous les pou­voirs, contre l’État, fût-il « socia­liste ». Sitôt libé­ré, Kôtoku part, tou­jours malade, sans un sou et sans grande joie, à l’hiver 1905 pour la Californie — il y a quelques mois de cela s’est créé à Chicago le syn­di­cat IWW, lan­cé par un col­lec­tif hété­ro­gène (anar­chistes, socia­listes, immi­grés, femmes…) et dési­reux d’en finir avec le capi­ta­lisme et le sala­riat. En Russie, le sou­lè­ve­ment n’a pas conduit à la révo­lu­tion : le peuple a mani­fes­té et les gardes impé­riaux ont tiré ; Trotsky, exi­lé en Suisse, a appe­lé à l’insurrection puis a rejoint clan­des­ti­ne­ment Saint-Pétersbourg ; Lénine a consi­gné sa joie à l’idée de voir se dres­ser les bar­ri­cades de la guerre civile libé­ra­trice avant de rejoindre, gri­mé, sa terre natale puis de la fuir, tra­qué, pour la Finlande. Si l’air du temps est élec­trique, il fau­dra encore douze années à la Russie pour ren­ver­ser le tsar.

Kôtoku lit Bakounine, l’anarchiste russe que l’Histoire retien­dra comme l’opposant de pre­mier plan de Marx, et Jean Grave, Auvergnat aus­si tai­seux qu’intransigeant, pour­fen­deur des incli­na­tions indi­vi­dua­listes d’une frange de l’anarchisme abreu­vée à Stirner, chantre de l’Unique, ou à Nietzsche, lau­da­teur de l’homme d’élite, dio­ny­sien mi-fauve mi-poète. Rencontre avec des cama­rades, par­ti­ci­pa­tion à des réunions et des mee­tings : Kôtoku palpe le pouls de la rébel­lion nord-amé­ri­caine. Un séisme ravage San Francisco — magni­tude 7,8 ; 700 morts — et de ce drame germe un constat dans l’esprit du visi­teur asia­tique : l’adversité prouve que le peuple est à même, loca­le­ment, de faire face et de s’organiser, mal­gré la pénu­rie et le manque d’argent, loin des repré­sen­tants et des lais­sez-pas­ser de l’appareil d’État. Il cofonde le Parti révo­lu­tion­naire socia­liste et, reve­nu chez lui, en 1906, s’échine à pro­pa­ger l’action directe et la grève géné­rale : voi­là, estime-t-il, les deux moda­li­tés de la lutte à mener. La grève des tra­vailleurs, pas le ter­ro­risme des nihi­listes russes ou des anar­cho-illé­ga­listes ; la rue et les syn­di­cats, pas les urnes, afin de bou­le­ver­ser de fond en comble l’ordre en place et d’abolir le sala­riat, c’est-à-dire l’assujettissement du tra­vailleur. La Commune de Paris, explique Kôtoku, atteste de la vio­lence des « démo­crates » sous le ton poli­cé des pro­messes répu­bli­caines. Fadaises et fausse mon­naie que ce pou­voir qui ne « repré­sente » que les inté­rêts de la classe diri­geante : un élu parle au nom du peuple pour mieux lui faire les poches. On sou­rit à la lec­ture de l’avertissement que l’anarchiste for­mule : un jour, des can­di­dats du par­ti socia­liste seront élus et ne son­ge­ront plus qu’à leur gloire et leurs avantages…

Tokyo, 1946 (Yoshikatsu Hayashi)

Mais l’anarchisme qu’il sou­tient n’a, argue-t-il, rien à voir avec le sang ni le crime. Il vise seule­ment la liber­té, la paix et le « bon­heur total ». C’est une com­bi­nai­son qu’il pro­pose, dans les pas de Kropotkine ou d’Errico Malatesta, l’activiste ita­lien qu’il lit et tra­duit : le com­mu­nisme liber­taire. Le com­mu­nisme, comme pro­jet col­lec­tif de socié­té soli­daire, cou­plé à l’anarchisme, comme garant de la liber­té de cha­cun — c’est ain­si que ledit Malatesta résu­me­ra cette voie, deux décen­nies plus tard11. Ni com­mu­nisme auto­ri­taire, ni anar­chisme indi­vi­dua­liste ; ni des­truc­tion de l’un au nom du tout, ni mépris du nombre fort de sa pure­té — un juste milieu qui n’est pas tié­deur, cote mal taillée ni annu­la­tion chi­mique, mais syn­thèse, dépas­se­ment dia­lec­tique. Kôtoku oppose à pré­sent réforme et révo­lu­tion, quoi qu’il admette que cer­taines lois puissent par­fois conti­nuer de faire sens (il n’entend pas, du reste, condam­ner les socia­listes qui se pré­sentent aux élec­tions ou siègent dans un gou­ver­ne­ment : pas de sec­ta­risme en la matière, chez lui). Dix per­sonnes orga­ni­sées valent désor­mais mieux, selon Kôtoku, qu’un mil­lier de péti­tion­naires démo­crates ; il appelle à la conscien­ti­sa­tion des tra­vailleurs et à leur uni­té, à ren­ver­ser les capi­ta­listes et à refu­ser les chefs. Son rêve ? Que la révo­lu­tion japo­naise soit l’œuvre des libertaires.

« Ni com­mu­nisme auto­ri­taire, ni anar­chisme indi­vi­dua­liste ; ni des­truc­tion de l’un au nom du tout, ni mépris du nombre fort de sa pureté. »

Il écrit dans l’un de ses articles, en février 1907, qu’il est « un autre homme12 » depuis son séjour en pri­son puis aux États-Unis. Un témoin le décrit alors, durant l’un de ses dis­cours, avec « des étin­celles dans les yeux et du feu jaillis­sant de sa bouche13 ». Le par­ti est de nou­veau inter­dit. Kôtoku pour­suit son tra­vail de tra­duc­tion — de dif­fu­seur, de pas­seur. Il s’exprime dans un jour­nal fémi­niste, tonne contre les erre­ments racistes et colo­nia­listes pré­sents au sein de la vaste famille socia­liste et par­ti­cipe à la créa­tion de l’organisation Fraternité huma­ni­taire asia­tique afin de dépas­ser les ten­sions chau­vines entre Japonais, Chinois, Coréens ou Vietnamiens.

Mourir en matérialiste

Il n’est pas de poli­tique sans adver­saires ni enne­mis. Pas de « nous » sans un « eux » contre qui et grâce à qui faire corps — poin­ter du doigt soude, lie les iden­ti­tés par trop frag­men­tées. Pas d’espérance sans conflic­tua­li­té, pas d’accroc dans le tis­su domi­nant sans dési­gna­tion de cibles. L’une des grandes ques­tions de l’émancipation, celle qui tra­vaille tout tenant de l’égalité, demeure celle de la vio­lence — com­ment « résoudre le pro­blème des enne­mis14 », dirait Alain Badiou ? Nos rues n’en finissent pas de gra­vi­ter autour de ce point d’interrogation. À rebours des on-dit comme des calom­nies, Kôtoku estime que bien des anar­chistes s’avèrent d’ardents contemp­teurs de la vio­lence : il four­nit pour exemple ces liber­taires, nom­breux, que le sang répugne à ce point qu’ils refusent de se nour­rir de bêtes tuées pour leur bon plai­sir. Il faut limi­ter la vio­lence phy­sique autant que faire se peut puisqu’elle favo­rise le conser­va­tisme, pense-t-il : les troubles n’ont jamais enthou­sias­mé les masses (de Napoléon au raz-de-marée gaul­liste, cela paraît se confirmer).

(DR)

N’en fai­sons tou­te­fois pas un paci­fiste à tout crin. Il légi­time le pas­sage à tabac d’un direc­teur de mine de cuivre par ses ouvriers, en 1907, et l’usage que ces der­niers font de la dyna­mite sur trois bâti­ments. L’année sui­vante, la police arrête dix mili­tants lors d’un ras­sem­ble­ment non-violent, à Tôkyô : pri­son ferme pour avoir bran­di des dra­peaux rouges et cla­mé des slo­gans anar­chistes et com­mu­nistes. Un tour­nant, pour celle qui s’apprête à deve­nir sa com­pagne, Kanno Sugako. C’est empri­son­née à cette occa­sion qu’elle réa­lise que la vio­lence armée s’avère l’unique voie pos­sible afin de mettre ce pou­voir à terre. Kôtoku, affai­ré à sa tra­duc­tion de Kropotkine et souf­frant tou­jours plus de sa tuber­cu­lose intes­ti­nale, se radi­ca­lise éga­le­ment : le temps n’est plus à la parole si la parole vaut la prison.

« Les auto­ri­tés japo­naises ont tou­jours refu­sé la révi­sion col­lec­tive du pro­cès, en dépit des nom­breuses défaillances. »

Il nomme son habi­tat « Maison de la socié­té de l’homme et du peuple » et, bien que conti­nuel­le­ment sui­vi par le régime, héberge les mili­tants pour­chas­sés par ce der­nier. Il quitte sa seconde épouse pour se lier à Sugako, libé­rée et, par ailleurs, jour­na­liste fémi­niste et divor­cée — de quoi sus­ci­ter le scan­dale, y com­pris au sein des cercles contes­ta­taires. Elle admire les nihi­listes russes au point de vou­loir expor­ter leur geste contre Alexandre II : le des­pote Meiji, fau­teur de troubles, va-t-en-guerre et sang­sue, doit payer de sa vie ses for­faits. Kôtoku sort une nou­velle revue, Pensée libre : nou­velle charge gou­ver­ne­men­tale. Il lui est désor­mais impos­sible de s’exprimer en public et l’argent manque cruel­le­ment ; il vend ses livres, ses épées, l’or de sa grand-mère, se voit iso­lé. « Je me bats à pré­sent contre le Japon tout entier15. » Il n’en a plus que pour deux ou trois ans à vivre, semble-t-il — son méde­cin fera savoir qu’il sou­hai­tait, avant de dis­pa­raître, armer un groupe de cin­quante révo­lu­tion­naires pour prendre le palais impé­rial après avoir ame­né à eux les infor­tu­nés à l’entour, puis incen­dier les tri­bu­naux, les pri­sons et les bâti­ments du gou­ver­ne­ment. Mais Kôtoku va tom­ber avant, sous l’imminence d’un para­graphe et des coups de l’empereur. Une corde, une clope, un matin de jan­vier 1911.

Ils — Kôtoku, Sugako et trois cama­rades — parlent d’attaquer à l’explosif le véhi­cule impé­rial. Deux d’entre eux se ren­seignent, étu­dient puis confec­tionnent une pre­mière bombe à la fin de l’année 1909 : elle saute, en guise de test, dans les mon­tagnes du centre du pays. Mais Kôtoku doute. Du moins montre-t-il quelques signes de relâ­che­ment. Il se tient désor­mais à l’écart du pro­jet, si l’on en croit son bio­graphe amé­ri­cain F. G. Notehelfer, affiche des signes de dépres­sion, songe par­fois au sui­cide ; Kanson Arahata, futur membre du Parti com­mu­niste japo­nais, lui écrit pour lui faire savoir qu’il devrait le tuer, renie­ment de la Cause oblige. Les larmes montent aux yeux de Kôtoku ; il lui répond qu’il accepte de tom­ber sous ses balles. « J’ai été un lâche et j’ai ter­gi­ver­sé, inca­pable de prendre une déci­sion nette16. » Il vit dans l’angoisse et sa com­pagne, qui ne l’est visi­ble­ment plus, compte tou­jours mener l’action à bien. La police, par­ve­nue jusqu’à eux, arrête Kôtoku au mois de juin 1910 ; le pro­cès débute six mois plus tard. Vingt-six incul­pés, tous accu­sés de crime de lèse-majes­té (article 73 du code pénal). Kôtoku est pré­sen­té comme le porte-voix, héraut et sym­bole du mou­ve­ment socia­liste, liber­taire et révo­lu­tion­naire — et c’est bien sûr, à tra­vers lui, cette zone poli­tique dans son entiè­re­té que le régime entend condam­ner. Le pro­cès se mène en secret, à huis clos, et la presse a consigne de se taire. Il s’achève le 18 jan­vier 1911 — on parle par­fois de « l’affaire Kôtoku ». L’anarchiste sur­prend par son calme et sa tenue : un pan­ta­lon large et une veste tra­di­tion­nels, d’époque féodale.

(Takeyoshi Tanuma)

Silence gla­çant lorsque le ver­dict s’abat, que Sugako rompt en criant « Longue vie aux anar­chistes ! ». Onze mili­tants, dont Kôtoku, sont tués. Kanno Sugako, âgée de vingt-neuf ans, est pen­due le len­de­main : elle met­tra douze minutes à mou­rir. Shôsui Kôtoku se dit sou­la­gé (« Pour moi, c’est une belle fin16 ») et lais­sa une lettre tes­ta­men­taire, exhor­tant à la révo­lu­tion com­mu­niste et anar­chiste, pré­ci­sant que celle-ci ne se borne pas à la mort du sou­ve­rain et appe­lant à épar­gner le sang et les pertes humaines. Dans trois ans, la Première Guerre mon­diale empor­te­ra une par­tie de la pla­nète dans sa démence ; dans six ans, la Russie sera le théâtre de la pre­mière révo­lu­tion socia­liste — l’individu qui fut char­gé de l’enquête devien­dra Premier ministre en 1939, période où le Japon s’alliera avec l’Allemagne nazie.

« Dans trois ans, la Première Guerre mon­diale empor­te­ra une par­tie de la pla­nète dans sa démence ; dans six ans, la Russie sera le théâtre de la pre­mière révo­lu­tion socialiste. »

Une lettre signée de la main de Sugako, ren­due publique en 2010, donne à lire que son conjoint n’était au cou­rant de rien : sans doute tenait-elle à le sau­ver ain­si. Les auto­ri­tés japo­naises ont tou­jours refu­sé la révi­sion col­lec­tive du pro­cès en dépit des nom­breuses défaillances. L’innocence de Kôtoku conti­nue, ici ou là, d’être cla­mée et défen­due : par Alternative liber­taire, en 2008 ; par le géo­graphe Philippe Pelletier, sept ans plus tard (« La non-impli­ca­tion de Kôtoku semble avé­rée, et confir­mée par la qua­si-tota­li­té des his­to­riens japo­nais ») ; par Christine Lévy, maî­tresse de confé­rences spé­cia­li­sée sur le Japon (« Les dif­fé­rentes études his­to­riques cor­ro­borent l’innocence pour vingt-et-un des mili­tants. Kôtoku lui-même n’aurait pu être condam­né s’il avait fal­lu appor­ter des preuves de sa par­ti­ci­pa­tion à quelque degré que ce soit à ce pro­jet. Pourtant, jamais ce pro­cès ne fut révi­sé. […] Dans cette affaire, une una­ni­mi­té se dégage des études his­to­riques pour consi­dé­rer que Kôtoku fut accu­sé à tort17 »).

À vingt mètres de la tombe, sous ce ciel bleu ou vert, un pan­neau indique, en japo­nais et en anglais, que Shûsui Kôtoku fut « le chef de file » de « l’Incident de haute tra­hi­son ». L’homme qui « joua un rôle majeur dans l’introduction de l’anarchisme au Japon18 » fut, sa trop courte vie, social-démo­crate, socia­liste, com­mu­niste et anar­chiste : il n’est pas vain de pen­ser qu’une cer­taine véri­té théo­rique et pra­tique patiente entre ces voies — comme une éthique de l’entrelacs.


Illustration de ban­nière : Arnold Genthe, 1908


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  1. F. G. Notehelfer, Kotoku Shusui : Portrait of a Japanese Radical, Cambridge University Press, 1971, p. 200. Traduit de l’an­glais par l’auteur.[]
  2. Pierre Loti, Propos d’exil, Calmann-Lévy, 1928, p. 43.[]
  3. Voltaire, Œuvres com­plètes de Voltaire : Correspondance géné­rale, volume 12, Lettre du 28 octobre 1766 à Étienne Noël Damilaville, Furne, 1837, p. 708.[]
  4. Philippe Pelletier, Kotoku Shusui, socia­liste et anar­chiste japo­nais, Les édi­tions du Monde liber­taire, 2015, p. 13.[]
  5. Shûsui Kôtoku, « Pourquoi je suis deve­nu un socia­liste ? », Heimin Shimbun, n° 10, 17 jan­vier 1904.[]
  6. Jean Herbert, Aux sources du Japon, Albin Michel, 2013.[]
  7. Jean Jaurès, Discours et confé­rences, « Discours à la jeu­nesse », Flammarion, 2014.[]
  8. Shûsui Kôtoku, « Letter to Russian Socialists », cité par F. G. Notehelfer, Kotoku Shusui : Portrait of a Japanese Radical, op. cit., p. 98.[]
  9. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capi­ta­lisme, 1917.[]
  10. Pierre Kropotkine, L’Éthique, Stock +, 1979, p. 13.[]
  11. Errico Malatesta, Écrits choi­sis, Fédération anar­chiste, 1978.[]
  12. Cité par F. G. Notehelfer, Kotoku Shusui : Portrait of a Japanese Radical, op. cit., p. 141. Traduit de l’an­glais par l’auteur.[]
  13. Phlippe Pelletier, Kotoku Shusui, socia­liste et anar­chiste japo­nais, op. cit., p. 38.[]
  14. Alain Badiou, Que faire ?, dia­logue avec Marcel Gauchet, Philosophie édi­tions, 2014, p. 84.[]
  15. Cité par F. G. Notehelfer, Kotoku Shusui : Portrait of a Japanese Radical, op. cit., p. 175. Traduit de l’anglais par l’auteur.[]
  16. Ibid.[][]
  17. Christine Lévy, « Kôtoku Shûsui et l’anarchisme », Ebisu, n°28, 2002, pp. 61–86.[]
  18. John Crump, The Anarchist Movement in Japan, 1906–1996, The Anarchist Federation, 1996, p. 16. Traduit de l’an­glais par l’auteur.[]

REBONDS

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