Jean-Yves Pranchère : « Le peuple n’est pas le nom d’une unité sociale » [2/4]


Entretien inédit pour le site de Ballast

Jetons un œil à la presse fran­co­phone des der­niers jours. Le « dis­cours popu­liste de Donald Trump », « La démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, ce popu­lisme chic », « D’où vient le popu­lisme, qui a conduit au chaos amé­ri­cain ? », « Macron, un popu­lisme en cours de décom­po­si­tion », « Pourquoi le suc­cès du popu­lisme macho auprès des femmes ne se dément pas », « L’Indonésie s’at­taque désor­mais au popu­lisme isla­mique », « Le vote popu­liste en France est déjà majo­ri­taire ». Bref, le popu­lisme est par­tout — et donc nulle part. Retenu « mot de l’année » par le Cambridge dic­tio­na­ry en 2017, il a fait l’ob­jet, à gauche, de vives dis­cus­sions depuis que plu­sieurs for­ma­tions l’ont reven­di­qué en vue d’af­fron­ter l’ordre capi­ta­liste. Deuxième volet de ce dossier consa­cré au popu­lisme et ini­tié par les cher­cheurs Arthur Borriello et Anton Jäger : une dis­cus­sion avec Jean-Yves Pranchère, phi­lo­sophe, auteur et pro­fes­seur de théo­rie poli­tique à l’Université libre de Bruxelles.


[lire le pre­mier volet]


Nous obser­vons un usage fré­né­tique du terme « popu­liste ». Le concept nous per­met-il de sai­sir quelque chose de spé­ci­fique, ou n’est-il qu’un paravent nous empê­chant de pen­ser la réa­li­té poli­tique de notre temps ?

L’inflation séman­tique actuelle entre­tient la confu­sion et rend l’utilisation du terme de plus en plus dif­fi­cile. Mais l’abandonner serait sans doute une erreur car il y a un cer­tain nombre de cas où le concept de popu­lisme reste opé­ra­toire. Le Mouvement cinq étoiles et celui des gilets jaunes sont assez pro­to­ty­piques en la matière. La qua­li­fi­ca­tion de « popu­lisme de gauche » peut dif­fi­ci­le­ment être refu­sée à un mou­ve­ment comme Podemos. De façon géné­rale, il n’y a pas de rai­son de récu­ser a prio­ri le terme de popu­lisme pour des mou­ve­ments qui le reven­diquent expli­ci­te­ment. Le débat est cepen­dant embrouillé pour deux rai­sons. D’une part, parce que le « popu­lisme » fonc­tionne dans le lan­gage média­tique comme un syno­nyme de déma­go­gie, ce qu’il faut radi­ca­le­ment refu­ser — on ne peut sur ce point qu’être d’accord avec les ana­lyses d’Antoine Chollet1 et de Federico Tarragoni. Il ne suf­fit pas qu’un pro­gramme soit déma­go­gique, méprise les média­tions de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ou pro­pose des mesures irréa­listes, mais ven­deuses élec­to­ra­le­ment, pour qu’on puisse par­ler de popu­lisme. Qu’un lea­der soit popu­laire et invoque la « volon­té du peuple » n’en fait pas un lea­der popu­liste pour autant. D’autre part, la deuxième infla­tion qui doit être fer­me­ment com­bat­tue, c’est l’utilisation du terme pour stig­ma­ti­ser tout mou­ve­ment démo­cra­tique qui porte des reven­di­ca­tions qui ne sont pas com­pa­tibles avec la doxa néo­li­bé­rale ou technocratique.

« Garder en mémoire ce qu’a été le pre­mier fas­cisme, avec ses ambi­guï­tés et son côté rebelle, devrait conduire à ne pas dis­qua­li­fier trop vite l’emploi du mot fas­ciste pour dési­gner l’alt-right. »

Il faut du reste être extrê­me­ment pru­dent dans l’usage du terme lorsqu’il s’agit de qua­li­fier le « popu­lisme de droite », autre­ment dit des lea­ders qui pré­sentent avant tout des res­sem­blances, même par­tielles, avec le fas­cisme des débuts. Quand on est face à un natio­na­lisme auto­ri­taire, il faut l’ap­pe­ler par son nom. C’est faire à ces mou­ve­ments-là un cadeau indu que de les qua­li­fier de « popu­listes ». Je ne pense pas que Matteo Salvini ou Viktor Orbán soient popu­listes — quand bien même le second reven­dique le terme dans cer­tains dis­cours. Un affect anti-oli­gar­chique est essen­tiel au popu­lisme : là où manque la dimen­sion d’une défense des droits du peuple (droits qui sup­posent un atta­che­ment au rule of law ou à l’État de droit) contre des pou­voirs oli­gar­chiques qui attaquent la démo­cra­tie, on ne peut pas par­ler de popu­lisme. On ne devrait pas avoir trop peur, en revanche, d’un usage un peu large du terme « fas­ciste » — Albert Ogien pro­pose par exemple de consi­dé­rer Steve Bannon comme fas­ci­sant, et je crois que c’est assez juste, même s’il s’agit d’un fas­cisme inédit, décon­trac­té et pour ain­si dire « postmoderne ».

« Fascisme », c’est un terme dont l’u­sage répé­té fait éga­le­ment l’ob­jet de critique… 

On hésite à uti­li­ser ce terme parce qu’on tend à se foca­li­ser sur le moment paroxys­tique du fas­cisme qu’a été le nazisme après 1933, au risque d’oublier ses formes anté­rieures qui avaient par­fois une dimen­sion anti­ca­pi­ta­liste (la Sturmabteilung, la SA, avant 1934), et fai­saient un usage rhé­to­rique intense de la volon­té du peuple. Cette rhé­to­rique est très frap­pante dans le pre­mier fas­cisme ita­lien et joue un rôle dans l’hostilité de Mussolini à Hitler avant la crise éthio­pienne (les notes de Mussolini sur Mein Kampf sont vive­ment cri­tiques). Il fau­drait relire ici Camillo Berneri. Garder en mémoire ce qu’a été le pre­mier fas­cisme, avec ses ambi­guï­tés et son côté « rebelle », devrait conduire à ne pas dis­qua­li­fier trop vite l’emploi du mot « fas­ciste » pour dési­gner l’alt-right.

[Tatsuya Tanaka]

Où clas­ser Trump, par exemple ?

Le cas Trump est com­plexe, mais l’analyser requiert de ne pas confondre le popu­lisme et ce que Patrick Savidan a appe­lé la « démo­cra­ti­sa­tion de la ten­ta­tion oli­gar­chique ». Peut-être pour­rait-on par­ler de « mas­si­fi­ca­tion » ou de « popu­la­ri­sa­tion » du sen­ti­ment oli­gar­chique. Chez Trump, comme chez Berlusconi par exemple, la rhé­to­rique anti-esta­blish­ment pré­sente des traits popu­listes. Mais elle se dis­tingue du popu­lisme par ses traits ubuesques et « néro­niens » — « paglia­cistes », comme les nomme Jean-Louis Vullierme. Alors que le popu­lisme se reven­di­quait de la mora­li­té du tra­vailleur hon­nête, Trump s’est mis en scène comme un « super-gagnant » qui affirme sa sur­puis­sance dans la trans­gres­sion gro­tesque et le mépris des lois. Cet ima­gi­naire est au plus loin de l’égalitarisme popu­liste qui défend les « gens ordi­naires ». C’est pour­quoi sa rhé­to­rique com­plo­tiste n’est pas diri­gée contre des pou­voirs oli­gar­chiques aux­quels on vou­drait oppo­ser, comme dans la tra­di­tion du popu­lisme éta­su­nien, de solides mesures démo­cra­tiques et sociales. Elle vise d’abord des couches sociales pré­sen­tées comme para­si­taires qui sont pour les unes des couches défa­vo­ri­sées, pri­vées de pou­voir poli­tique et éco­no­mique, mais qu’on accuse d’être « assis­tées », et d’autre part l’esta­blish­ment intel­lec­tuel — comme lorsque Berlusconi oppo­sait « l’Italie qui tra­vaille » à « l’Italie qui bavarde » —, et à tra­vers lui la ratio­na­li­té cri­tique. Ce dépla­ce­ment de la cible est tel qu’on ne peut pas par­ler de mou­ve­ment anti-oli­gar­chique. La dénon­cia­tion du « deep State » ne vise pas les pou­voirs du capi­tal, mais les struc­tures concrètes de l’État de droit.

« Trump s’est mis en scène comme un super-gagnant : cet ima­gi­naire est au plus loin de l’égalitarisme popu­liste qui défend les gens ordi­naires. »

Il est d’ailleurs signi­fi­ca­tif, dans cette rhé­to­rique, que les affects « popu­listes » qu’elle capte ne sont pas des affects pro­pre­ment popu­laires : ce qu’on appelle « le peuple » n’a pas vrai­ment voté Trump, il s’est abs­te­nu. Le suc­cès de Trump est sur­tout l’œuvre des petites classes moyennes han­tées par la peur du déclas­se­ment, peur typique de l’électorat fas­ciste mais très éloi­gnée du pro­gres­sisme qui carac­té­ri­sait nor­ma­le­ment les élec­to­rats popu­laires-popu­listes. C’est un élec­to­rat com­po­sé de gens qui se vivent, pour le dire fami­liè­re­ment, comme étant « du bon côté du manche » et qui veulent le res­ter. Ils veulent que soit main­te­nue une bar­rière entre eux et les couches popu­laires les plus basses (les exclus, les pauvres, les immi­grés et leurs des­cen­dants, etc.) ; ils veulent conti­nuer à appar­te­nir aux couches moyennes et au camp des gagnants. Par ailleurs, le racisme et les affects d’hostilité au fémi­nisme et à la déli­bé­ra­tion démo­cra­tique, qui ont joué un rôle dans le suc­cès de Trump, ne sont pas des affects popu­listes. L’identification aux gagnants (dont Trump est le sym­bole), qui peut s’arrimer à des sen­ti­ments natio­na­listes, relève d’affects oli­gar­chiques élar­gis aux dimen­sions des démo­cra­ties de masse et sur­dé­ter­mi­nés par les mœurs de la socié­té de consommation.

On entend sou­vent men­tion­ner le rôle joué par le lea­der et l’organisation ver­ti­cale des mou­ve­ments popu­listes. Est-ce spé­ci­fique au popu­lisme ou s’agit-il d’un trait plus géné­ral rela­tif à la per­son­na­li­sa­tion de la vie poli­tique dans nos démo­cra­ties occidentales ?

Si le rôle du lea­der était spé­ci­fique au popu­lisme, alors il fau­drait dire que les démo­cra­ties libé­rales vivent en régime popu­liste depuis tou­jours, à l’exception peut-être de la Suisse que sa démo­cra­tie directe a pro­té­gé contre la per­son­na­li­sa­tion de la vie poli­tique. On voit ici les limites des défi­ni­tions déshis­to­ri­ci­sées du popu­lisme. Les tra­vaux d’Antoine Chollet sont abso­lu­ment déci­sifs sur la ques­tion. Une défi­ni­tion du popu­lisme doit être capable de pré­ci­ser le lien qu’elle entre­tient avec les mou­ve­ments qui ont his­to­ri­que­ment impo­sé ce nom. Ce qui me gêne dans les tra­vaux de Jan-Werner Müller et de Cas Mudde, en dépit du fort inté­rêt et de la per­ti­nence d’un grand nombre de leurs des­crip­tions, c’est qu’elles sont décon­nec­tées de l’histoire réelle du phé­no­mène, où les popu­lismes éta­su­niens et russes sont cen­traux. Un peu comme si on pro­dui­sait une théo­rie du socia­lisme en consi­dé­rant que tout ce qui s’est pas­sé avant 1980 est non-pertinent.

[Tatsuya Tanaka]

Dans le popu­lisme amé­ri­cain, il n’y a pas de lea­der. Donc le lea­der n’est pas essen­tiel aux mou­ve­ments popu­listes, ni d’ailleurs la xéno­pho­bie ou le racisme (rap­pe­lons l’alliance entre popu­listes et répu­bli­cains noirs à Wilmington, alliance écra­sée dans le sang par des émeutes racistes en 1898). Avec le popu­lisme amé­ri­cain, on a un mou­ve­ment qui res­semble beau­coup à ce que Claude Lefort appe­lait la « démo­cra­tie sau­vage ». Plus démo­cra­tique que sau­vage d’ailleurs, puisque c’est une orga­ni­sa­tion sans lea­der avec un pro­gramme pro­gres­siste qui va len­te­ment se réa­li­ser : pro­gres­si­vi­té de l’impôt, trans­ports publics, banques de dépôt, natio­na­li­sa­tions, abo­li­tion de l’étalon-or, etc. Si l’on regarde ce que deman­dait le People’s Party à l’époque, c’est peu ou prou le modèle démo­cra­tique euro­péen tel qu’il exis­tait dans la période des Trente Glorieuses. 

« Le lea­der n’est pas essen­tiel aux mou­ve­ments popu­listes, ni d’ailleurs la xéno­pho­bie ou le racisme. »

Il reste qu’un autre élé­ment his­to­rique me semble déci­sif pour pen­ser le popu­lisme à par­tir de son émer­gence au XIXe siècle, c’est sa dif­fé­rence avec le mou­ve­ment socia­liste. On pour­rait illus­trer cette dif­fé­rence par l’opposition entre le ciné­ma épique d’un Eisenstein et le ciné­ma typi­que­ment popu­liste d’un Frank Capra. L’expérience russe mérite ici l’attention : on peut lire le court texte de Lénine contre les popu­listes, inti­tu­lé « Ce que sont les amis du peuple et com­ment ils luttent contre les sociaux-démo­crates ». En Russie, les popu­listes ont dû soit se fondre dans le mou­ve­ment socia­liste, soit se défi­nir par oppo­si­tion à lui — et s’étioler. Aux États-Unis, a contra­rio, on pour­rait dire que le popu­lisme a pu pros­pé­rer parce qu’il n’y avait pas la social-démo­cra­tie. Quant au péro­nisme, il était vio­lem­ment anti-marxiste.

Le cas du popu­lisme éta­su­nien, qui a « démo­cra­ti­sé » le Parti démo­crate et l’a trans­for­mé en un par­ti défen­seur des classes popu­laires, ne per­met pas d’assimiler le popu­lisme à un mou­ve­ment hos­tile à la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive. Il invite plu­tôt à défi­nir le popu­lisme comme un mou­ve­ment qui vise soit à réta­blir les normes démo­cra­tiques contre des cap­ta­tions ou des dérives oli­gar­chiques de la démo­cra­tie, soit à les ins­ti­tuer, comme dans le popu­lisme de la fron­tière aux États-Unis, qui visait à éta­blir l’État de droit et en met­tant fin à la vio­lence oli­gar­chique des grands pro­prié­taires fon­ciers. Mais le point frap­pant est qu’il s’agit dans tous les cas d’un mou­ve­ment démo­cra­tique défen­sif. Ce n’est pas un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire ou socia­liste qui por­te­rait le pro­jet d’une autre socié­té ; il vise à conser­ver dans son authen­ti­ci­té une démo­cra­tie exis­tante, que cette exis­tence prenne la forme d’institutions éta­blies dont on peut invo­quer l’esprit fon­da­teur, ou qu’elle prenne la forme de la socia­li­té soli­daire de couches popu­laires par rap­port à laquelle les pou­voirs oli­gar­chiques appa­raissent comme des forces pré­da­trices qui viennent détruire un ordre qu’il s’agit de pro­té­ger. Il s’agit de défendre un ordre démo­cra­tique, qu’il soit ins­ti­tué ou spon­ta­né, et non de trans­for­mer les rap­ports sociaux. 

[Tatsuya Tanaka]

Quel est le rôle du peuple par rap­port au leader ?

C’est une vieille ques­tion — elle est déjà au centre de la pen­sée de Machiavel. Quel rap­port entre la thèse « popu­liste » qui est au pre­mier plan du répu­bli­ca­nisme des Discours sur la pre­mière décade de Tite-Live (la liber­té tient à la lutte du peuple contre la cupi­di­té des Grands) et la pro­po­si­tion « cynique » du Prince (les Grands doivent être matés par un Prince sans scru­pules mais épou­sant la cause du peuple) ? Le lien des deux livres est-il néces­saire ou conjonc­tu­rel ? Un pre­mier point doit être sou­li­gné : le popu­lisme « ini­tial » ne requiert pas l’homogénéité du peuple. Le peuple y est sim­ple­ment, comme chez Machiavel, l’ensemble de ceux qui ne veulent pas être domi­nés et qui ne veulent pas domi­ner. Cela cor­res­pond à un affect néces­saire de la démo­cra­tie. Cependant — et c’est là que com­mencent les pos­si­bi­li­tés de dérive de la valeur du terme —, la figure du peuple-tra­vailleur (qui, dans le popu­lisme éta­su­nien, se lie à l’idéal du self-made man) contient en germe un point d’accroche pour un autre type de dis­cours, qui ne serait plus cen­tré sur le refus de la domi­na­tion des oli­garques, mais sur l’hostilité aux « para­sites » en tous genres. À par­tir de l’idéal du self-made man, on peut arri­ver à un soi-disant « popu­lisme » d’entrepreneurs, dont Berlusconi ou Macron seraient des exemples. L’autre point de départ pour une telle dérive, c’est que, le popu­lisme ayant pour trait carac­té­ris­tique la défense d’un sens com­mun démo­cra­tique — qui est d’abord un sens du com­mun, lequel consti­tue en tant que tel une condi­tion vitale de la démo­cra­tie —, il sup­pose une sorte de confiance dans les croyances par­ta­gées et ne requiert pas le tra­vail de la ratio­na­li­té cri­tique. On retrouve ici la dif­fé­rence avec le socia­lisme, qui requiert au contraire une pro­duc­tion théo­rique com­plexe, sous la forme d’une décons­truc­tion de l’aliénation idéo­lo­gique et du féti­chisme de la mar­chan­dise (Marx) ou d’un savoir socio­lo­gique réflexif (Durkheim). Loin de ces efforts théo­riques qui veulent accom­pa­gner la rup­ture des classes révo­lu­tion­naires avec l’idéologie domi­nante, les popu­listes his­to­riques s’appuient sur l’immédiateté du sens com­mun. Ils demandent sim­ple­ment que les oli­garques reviennent au sein du peuple et de son sens (du) com­mun ; il s’agit d’une demande d’inclusion plu­tôt que d’exclusion, qui se réa­lise dans l’établissement d’impôts pro­gres­sifs per­met­tant à la démo­cra­tie des libres pro­prié­taires de se déve­lop­per plei­ne­ment. Mais qu’advient-il si le « sens com­mun » qui sert d’appui à la demande démo­cra­tique est celui des libres entre­pre­neurs qui veulent être impo­sés le moins possible ?

« Loin de ces efforts théo­riques qui veulent accom­pa­gner la rup­ture des classes révo­lu­tion­naires avec l’idéologie domi­nante, les popu­listes his­to­riques s’appuient sur l’immédiateté du sens commun. »

Et qu’advient-il par ailleurs si le sens com­mun popu­laire se lie à un désir d’homogénéité et de puis­sance natio­nales ? On ne peut évi­ter d’évoquer ici une des grandes réfé­rences his­to­riques des défi­ni­tions du popu­lisme, réfé­rence qui domine chez Ernesto Laclau, qui est le péro­nisme — où la figure du lea­der devient cen­trale. La défi­ni­tion du popu­lisme change parce que la défi­ni­tion du peuple change : celui-ci n’est plus réfé­ré à l’idéal des pion­niers et des tra­vailleurs appe­lés à entrer dans les classes moyennes, mais à la plèbe relé­guée dans la misère par l’alliance entre des oli­garques (les pro­prié­taires fon­ciers, prin­ci­pa­le­ment) et des classes moyennes très étroites. En l’absence d’une large classe moyenne qui est le res­sort natu­rel d’une démo­cra­ti­sa­tion active, le popu­lisme de style éta­su­nien, qui béné­fi­cie des res­sorts expan­sifs des ins­ti­tu­tions, n’est pas une pos­si­bi­li­té. À sup­po­ser qu’on accepte de consi­dé­rer le péro­nisme comme un modèle de popu­lisme — mais n’oublions pas que ce terme lui est appli­qué de l’extérieur et que cer­tains lui reprochent de sous-esti­mer les traits fas­ci­sants du régime — celui-ci appa­raît alors comme une solu­tion pour for­cer une démo­cra­ti­sa­tion en situa­tion de blo­cage empê­chant la construc­tion d’une démo­cra­tie repré­sen­ta­tive digne de ce nom. L’appui de la démo­cra­ti­sa­tion sociale (qui appa­raît rétros­pec­ti­ve­ment comme le préa­lable de la démo­cra­tie poli­tique), c’est alors l’alliance de l’armée et de la plèbe. Mais dans cette inter­pré­ta­tion du popu­lisme sur un modèle « péro­niste » idéa­li­sé, il faut noter que le popu­lisme, parce qu’il doit s’incarner dans un lea­der cen­sé incar­ner la volon­té uni­taire d’un peuple ras­sem­blé par la lutte contre ses enne­mis, implique tou­jours le risque d’une dérive autoritaire.

Ces alliances ne conduisent-elles pas à homo­gé­néi­ser le peuple ?

Dans ce modèle-là, il y a effec­ti­ve­ment une dimen­sion anti­plu­ra­liste, au moins latente. Le peuple n’est plus seule­ment l’ensemble de ceux qui refusent la domi­na­tion ; l’organisation de la volon­té popu­laire doit prendre la forme du peuple-nation en lutte contre les corps qui lui sont étran­gers. Dans ce modèle-là, les affects popu­listes sont donc moins démo­cra­tiques que dans le popu­lisme éta­su­nien. C’est que ce popu­lisme sur­git dans un contexte de très grande vio­lence sociale et qu’il ne s’agit plus tant de défendre la démo­cra­tie que d’atteindre le seuil d’égalité néces­saire à l’existence de la démo­cra­tie ; par consé­quent, la reven­di­ca­tion d’homogénéité popu­laire, l’exaltation natio­nale, l’hostilité aux « para­sites » peuvent deve­nir actifs et absor­ber le mou­ve­ment. Si dans le cas du popu­lisme éta­su­nien on a affaire à une sorte de « popu­lisme des droits de l’Homme », le dan­ger du popu­lisme lati­no-amé­ri­cain est la ten­ta­tion d’abandonner les droits de l’Homme au nom du ser­vice du peuple, lui-même conçu en fonc­tion d’une norme d’authenticité aggra­vée par un ima­gi­naire nationaliste.

[Tatsuya Tanaka]

C’est à par­tir de là qu’on en arrive à la ques­tion des formes contem­po­raines du popu­lisme. Dans les usages du mot qui pré­valent aujourd’hui en Europe, ne sont plus rete­nus que l’anti-pluralisme et l’anti-élitisme qui décou­le­raient de l’invocation de l’unité du peuple contre l’oligarchie. Il me semble qu’une telle réduc­tion est inte­nable. Pour qu’il y ait popu­lisme, il faut qu’il y ait une demande éga­li­taire, même four­voyée et dévoyée. On ne peut pas faire de l’hostilité au plu­ra­lisme démo­cra­tique et à l’État de droit le noyau dur du popu­lisme. Il se peut qu’il faille accep­ter de décrire comme popu­listes des mou­ve­ments droi­tiers et chau­vins ayant une dimen­sion sociale (le PiS polo­nais pour­rait ren­trer dans cette caté­go­rie) ; mais l’usage du terme sup­pose qu’il y ait cette dimen­sion sociale ou un côté éga­li­taire. Ce qui fait qu’une « poli­tique du res­sen­ti­ment » peut être popu­liste n’est pas la dési­gna­tion de boucs émis­saires, ce n’est pas donc pas, pré­ci­sé­ment, le res­sen­ti­ment lui-même, — c’est le fait qu’elle répond (sur un mode fal­si­fié et mys­ti­fié) à une frus­tra­tion démo­cra­tique. Là où la demande et la réponse sont des demandes natio­na­listes ou, de fac­to, oli­gar­chiques, il n’y a pas lieu de par­ler de popu­lisme, sauf à brouiller tous les repères. Une rhé­to­rique anti-élites accom­pa­gnée d’un culte du suc­cès peut res­sem­bler au popu­lisme : elle n’en relève pas pour autant. Elle est tout au plus un leurre popu­liste des­ti­né à élar­gir son électorat.

Le popu­lisme de gauche contem­po­rain par­tage-t-il ce type de traits que vous décri­vez, ces dérives possibles ?

« Podemos res­semble beau­coup au popu­lisme his­to­rique de type US et a accep­té de ren­trer au gou­ver­ne­ment dans le cadre d’une union de la gauche. »

Ça dépend de plu­sieurs choses, mais prin­ci­pa­le­ment de l’importance qui est accor­dée au signi­fiant « gauche ». Plus le popu­lisme se pré­tend « au-delà de la gauche et de la droite », moins il est prêt à assu­mer le plu­ra­lisme consti­tu­tif de la démo­cra­tie. Prenons, comme exemples de popu­lisme contem­po­rains, les expé­riences de Podemos, la France insou­mise et Cinque Stelle. Podemos res­semble beau­coup au popu­lisme his­to­rique de type US et a accep­té de ren­trer au gou­ver­ne­ment dans le cadre d’une union de la gauche qui contraint le PS à se faire plus social-démo­crate qu’il n’était ; il joue donc le jeu du plu­ra­lisme. Le cas du Mouvement cinq étoiles est plus ambi­gu, et plus encore — sur­tout depuis la défaite de 2017 — le cas de la FI. C’est un mou­ve­ment qui ne cesse d’exploser sous son propre sec­ta­risme. Le pro­blème est ici dans la place que Jean-Luc Mélenchon accorde à la sou­ve­rai­ne­té natio­nale, qu’il consi­dère comme l’alpha et l’oméga de la tra­di­tion dont il se reven­dique. Contrairement à ce qu’il pré­tend, cela implique une rup­ture avec la tra­di­tion socia­liste : la sou­ve­rai­ne­té ne joue de rôle cen­tral ni chez Marx, ni chez Durkheim.

Si on se risque à extra­po­ler, on peut dire que, his­to­ri­que­ment, le popu­lisme s’est défi­ni, chaque fois qu’il a fonc­tion­né, comme un vec­teur de démo­cra­ti­sa­tion. C’est pour cette rai­son qu’il tend à ne pas avoir de consis­tance propre : une fois que le par­ti popu­liste amé­ri­cain a démo­cra­ti­sé le Parti démo­crate, il dis­pa­raît dans celui-ci. Si le popu­lisme réus­sit à construire un État de droit social, il quitte la scène. On pour­rait aller jusqu’à dire que, s’il ne dis­pa­raît pas dans son action, c’est pro­ba­ble­ment qu’il dérape dans l’autoritarisme, ce qu’on pour­rait illus­trer par le cas du Venezuela, où Chávez n’a pas construit un État social. La ques­tion qui se pose est alors : que signi­fie le fait de miser sur le popu­lisme dans des pays qui conservent l’héritage social-démo­crate de l’État social, même abî­mé ? Miser sur le popu­lisme, cela sup­pose le diag­nos­tic sui­vant : pre­miè­re­ment, nous sommes dans un pro­ces­sus de dé-démo­cra­ti­sa­tion — ce qui est peu contes­table — et deuxiè­me­ment, puisque les res­sources tra­di­tion­nelles de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive ne suf­fisent plus à réem­brayer le pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion et d’extension des droits sociaux, il faut mobi­li­ser des affects popu­listes pour répondre à la dérive oli­gar­chique. C’est com­pré­hen­sible (quoique dou­teux), mais si on mobi­lise ces affects en renon­çant au signi­fiant « gauche », on com­met à mon sens plu­sieurs erreurs.

[Tatsuya Tanaka]

Lesquelles ? 

En pre­mier lieu, on pro­cède à un diag­nos­tic trop pes­si­miste des res­sources démo­cra­tiques dis­po­nibles et on sup­pose hâti­ve­ment que les socié­tés euro­péennes d’aujourd’hui sont com­pa­rables aux socié­tés lati­no-amé­ri­caines du milieu du XXe siècle. Mais sur­tout, on affirme que pour recom­po­ser la social-démo­cra­tie qui a lit­té­ra­le­ment dis­pa­ru (puisque, lorsqu’ils existent encore, les par­tis socia­listes sont aujourd’hui tout au plus des libé­raux de gauche), il faut régres­ser en-deçà d’une posi­tion sociale-démo­crate et mobi­li­ser les foules autour de la seule oppo­si­tion entre « les gens » et « la caste ». Or, ce fai­sant, on conti­nue le tra­vail de sape néo­li­bé­ral ! On par­ti­cipe en fait au tra­vail de dé-démo­cra­ti­sa­tion en abo­lis­sant les réfé­rents qui orga­ni­saient la résis­tance à l’extension des pou­voirs du capi­tal. Cette idée, pré­sente chez Chantal Mouffe et Mélenchon, d’abandonner la réfé­rence à la gauche — le popu­lisme sub­sti­tue selon eux l’opposition peuple/élite à l’opposition droite/gauche — pour la retrou­ver ensuite dans un « popu­lisme de gauche », me semble étrange. Si on aban­donne la réfé­rence à la gauche, on ne la retrou­ve­ra pas ensuite. Nous ne sommes pas dans le contexte amé­ri­cain, où la réfé­rence popu­liste conduit des gens comme Bernie Sanders à réha­bi­li­ter le terme « socialiste ».

« Il n’y a que Marine Le Pen qui soit capable d’articuler ensemble à la fois les gilets jaunes et les poli­ciers qui leur tirent dessus. »

Ce que fait le popu­lisme euro­péen — à l’exception de Podemos —, c’est exac­te­ment le contraire : sous pré­texte de retrou­ver un jour la réfé­rence socia­liste, on la démo­lit en la dis­qua­li­fiant, ce qui ali­mente évi­dem­ment la droite. Des gens comme Steve Bannon l’ont très bien com­pris : l’opposition peuple/élites, en Europe, joue au pro­fit de l’extrême droite. Il n’y a que Marine Le Pen qui soit capable d’articuler ensemble, dans une « chaîne d’équivalence »2, à la fois les gilets jaunes et les poli­ciers qui leur tirent des­sus. La démo­li­tion des réfé­rences à la gauche et au socia­lisme explique d’ailleurs pour beau­coup l’échec de Mélenchon aux euro­péennes. En Europe, le rôle dévo­lu au popu­lisme — s’il y en a un — devrait être de rame­ner la social-démo­cra­tie à gauche, de rebâ­tir une social-démo­cra­tie qui mérite son nom : un mou­ve­ment qui impose des com­pro­mis de classe dras­tiques au capi­tal à tra­vers l’impôt, la redis­tri­bu­tion etc. Et c’est cela qui était atten­du de Mélenchon : son suc­cès aux pré­si­den­tielles est dû à ce que l’électorat de gauche a vu en lui le seul à pou­voir occu­per la place inoc­cu­pée de la social-démo­cra­tie — ce qu’il a refu­sé de faire au soir du pre­mier tour des pré­si­den­tielles, trans­for­mant ain­si sa réus­site par­tielle en échec. Ce qui fait la force de Podemos me semble être de ne pas avoir recu­lé devant un deve­nir social-démo­crate. D’une part, contrai­re­ment à la FI, Podemos est mul­ti­cé­phale et plu­riel dans les faits, grâce aux muni­ci­pa­li­tés et à la conca­té­na­tion de figures qui existent en son sein et qui ont cha­cune leur indi­vi­dua­li­té forte, à l’instar d’Ada Colau et de Manuela Carmena. D’autre part, Podemos a accep­té l’alliance avec les socialistes.

Revenons sur l’i­dée que le popu­lisme de gauche favo­ri­se­rait celui de droite par son aban­don de toute réfé­rence à la gauche. Cette ten­dance se joue-t-elle prio­ri­tai­re­ment sur le ter­rain dis­cur­sif — l’abandon des sym­boles liés à la gauche (dra­peaux rouges, poing levé, réfé­rence au pro­lé­ta­riat, etc.) — ou est-ce pré­ci­sé­ment la foi exces­sive des tenants de l’hypothèse popu­liste en la puis­sance du dis­cours qui les conduit à négli­ger le tra­vail, qui était celui des par­tis com­mu­nistes et sociaux-démo­crates autre­fois, d’encadrement orga­ni­sa­tion­nel des masses ?

Pas seule­ment d’encadrement : de recueil et de construc­tion du savoir popu­laire. De ce point de vue, je suis assez proche des thèses défen­dues par Bruno Karsenti et Cyril Lemieux dans « Socialisme et socio­lo­gie ». Je pense qu’il y a tout un tra­vail à faire, afin que le mou­ve­ment poli­tique soit le pro­duc­teur d’une connais­sance de la socié­té sur elle-même. Mais cela sup­pose que le peuple soit com­pris comme socié­té, socié­té de « ceux qui ne veulent pas domi­ner ». Le pas­sage d’une défi­ni­tion pure­ment néga­tive du peuple à une notion posi­tive, ensuite, sup­pose tout le tra­vail de la plu­ra­li­té sociale, de la com­po­si­tion des inté­rêts, des sys­tèmes de réci­pro­ci­té, etc. Et de ce point de vue, la limite du popu­lisme — mise à part, encore une fois, l’exception Podemos — est double : elle se situe à la fois sur le plan du sym­bo­lique et des réflexes « déga­gistes ». Autant le dis­cours anti-oli­gar­chique déga­giste pou­vait fonc­tion­ner pour des fer­miers amé­ri­cains adop­tant l’American way of life dans les zones de la fron­tière à la fin du XIXe siècle, autant il n’est abso­lu­ment pas à la hau­teur de la ter­ri­fiante com­plexi­té des enjeux sociaux du capi­ta­lisme contem­po­rain — il est beau­coup trop pri­mi­tif, et je crois que la gauche ne peut pas se per­mettre de l’employer.

[Tatsuya Tanaka]

La ques­tion du rap­port du popu­lisme à la tech­no­cra­tie d’une part et au néo­li­bé­ra­lisme d’autre part se pose : s’agit-il d’un rap­port for­cé­ment anti­thé­tique ou ces termes sont-ils com­pa­tibles d’une façon ou d’une autre ?

Nous sommes pié­gés entre deux pos­si­bi­li­tés : ou on puri­fie le concept de popu­lisme, et une tech­no­cra­tie popu­liste ne peut pas exis­ter (pas plus que Trump ne peut être qua­li­fié de popu­liste), ou on accepte l’usage exten­sif qu’en font les médias et on tente de les prendre à leur propre piège. Dans le second cas, si on admet que le popu­liste est un acteur por­tant une rhé­to­rique anti-esta­blish­ment et mépri­sant les corps inter­mé­diaires, alors Macron est le popu­liste par excel­lence, et l’élection pré­si­den­tielle fran­çaise ne s’est jouée qu’entre popu­listes, à l’exception de Benoit Hamon. À par­tir du moment où l’on cesse de défi­nir le peuple néga­ti­ve­ment comme ceux qui ne veulent pas être domi­nés et qu’on tente d’en don­ner une défi­ni­tion sub­stan­tielle, alors effec­ti­ve­ment le popu­lisme va pou­voir se décli­ner dans toute une série de variantes selon la défi­ni­tion qui est don­née du peuple. On pour­ra donc avoir aus­si bien le « natio­nal-popu­lisme » que le « tech­no-popu­lisme », pour lequel le vrai peuple est le peuple de ceux qui sont entre­pre­neurs d’eux-mêmes, et qu’on trou­vait déjà chez Berlusconi, par exemple. Mais c’est pous­ser loin le stret­ching concep­tuel… Toute la ques­tion est là : veut-on jouer la stra­té­gie de « rétor­sion » ou la refu­ser, et pré­ser­ver la défi­ni­tion « pure » du popu­lisme comme mou­ve­ment anti-oli­gar­chique ? Dans les faits, on est un peu obli­gé de jouer les deux, parce que le sens média­tique du terme est tel­le­ment pré­sent qu’on ne peut pas com­plè­te­ment lui échap­per. Cela dit, il faut être conscient que, selon qu’on pour­suit l’une ou l’autre stra­té­gie, on n’est pas du tout dans le même registre dis­cur­sif, et qu’accepter de par­ler une langue que l’on pense fausse pour la tordre de l’intérieur ou poin­ter ses contra­dic­tions nous éloigne inexo­ra­ble­ment du registre scien­ti­fique. C’est un jeu dangereux.

Quid du rap­port au néolibéralisme ?

« Le néo­li­bé­ra­lisme veut trans­for­mer les indi­vi­dus en entre­pre­neurs d’eux-mêmes et rem­pla­cer le peuple et la socié­té par le seul marché. »

C’est une ques­tion très com­pli­quée. Au sens strict, le néo­li­bé­ra­lisme n’est pas un popu­lisme. Il veut trans­for­mer les indi­vi­dus en entre­pre­neurs d’eux-mêmes et rem­pla­cer le peuple et la socié­té par le seul mar­ché. En revanche, si on veut jouer la stra­té­gie de rétor­sion contre l’usage domi­nant du terme, bien des phé­no­mènes qui sont qua­li­fiés de « popu­listes », en Europe de l’Est par exemple, sont en réa­li­té du néo­li­bé­ra­lisme. Si on joue ce jeu, il n’y a pas de contra­dic­tion : Thatcher était une popu­liste auto­ri­taire, le néo­li­bé­ra­lisme adore uti­li­ser l’apparence popu­liste de la démo­cra­ti­sa­tion du sen­ti­ment oli­gar­chique et le néo­li­bé­ra­lisme, en tant qu’ennemi de la démo­cra­tie repré­sen­ta­tive, est un popu­lisme. Mais pour en arri­ver là, il faut néces­sai­re­ment accep­ter une dérive séman­tique très impor­tante. La recon­naître et la com­battre n’empêche pas de s’inquiéter de la mon­tée de ce popu­lisme confu­sion­niste, pré­ten­du­ment « ni de droite ni de gauche », où peut s’opérer une ren­contre entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Cela a été le cas des gilets jaunes, qu’on le veuille ou non.

Comment ça ?

Si les gilets jaunes ne sont pas un mou­ve­ment néo­li­bé­ral — au-delà du carac­tère sou­vent contra­dic­toire de ses demandes, c’est un mou­ve­ment qui réclame un refi­nan­ce­ment des ser­vices publics par l’État —, c’est quand même un mou­ve­ment qui résulte de l’action du néo­li­bé­ra­lisme. On peut regar­der la base sociale ini­tiale des gilets jaunes avant qu’une phase d’entrisme ne le décale vers la gauche — sans pour autant mettre fin à un cer­tain entrisme de l’extrême droite. Sociologiquement, les gilets jaunes, c’est avant tout la France « péri­phé­rique », de la « dia­go­nale du vide » : des gens très endet­tés et dépen­dants de la voi­ture, par consé­quent extrê­me­ment sen­sibles à l’augmentation du prix du die­sel. D’une cer­taine façon, ce sont des per­sonnes qui ont joué loya­le­ment le jeu du néo­li­bé­ra­lisme en fai­sant les choix éco­no­miques ration­nels qu’il leur pro­po­sait : quit­ter la ban­lieue pour aller habi­ter dans un pavillon, s’endetter pour accé­der à la pro­prié­té, fonc­tion­ner comme un auto-entre­pre­neur. On pour­rait dire que ce sont typi­que­ment les sujets que pro­duit la poli­tique néo­li­bé­rale : des indi­vi­dus « entre­pre­neurs d’eux-mêmes », désaf­fi­liés, qui n’appartiennent à aucun col­lec­tif, ne militent dans aucun syn­di­cat… Lorsque ces indi­vi­dus, après avoir joué le jeu, se voient tirer le tapis sous les pieds, la révolte éclate et prend un carac­tère popu­liste, inor­ga­nique, sans cadre, sans par­ti, où tout le monde est le bien­ve­nu pour­vu qu’il ou elle ne milite pas pour un par­ti. Il y a là une sorte d’image inver­sée du néo­li­bé­ra­lisme, comme dans l’inorganisme du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) : c’est une espèce de révolte de sujets néo­li­bé­raux contre un néo­li­bé­ra­lisme dont ils ne sont pas capables de dépas­ser les cadres men­taux. Il y a ain­si dia­lec­tique, plu­tôt que com­pli­ci­té, avec le néo­li­bé­ra­lisme. D’où les impasses et l’épuisement d’un mou­ve­ment dont toutes les demandes étaient adres­sées à l’État, et pas une seule aux patrons ou au Medef. Thatcher vou­lait qu’il n’y ait rien entre l’individu et l’État. D’une cer­taine façon, les gilets jaunes, c’est la révolte de ceux qui ne voient rien entre eux et l’État.

[Tatsuya Tanaka]

Ce qui rend la défi­ni­tion du popu­lisme si dif­fi­cile est qu’elle dépend de l’identité socio­lo­gique du peuple. Les popu­lismes his­to­riques se sont for­més dans des situa­tions où « le peuple » était une caté­go­rie sociale iden­ti­fiable. Dans le popu­lisme russe, par exemple, le peuple est une pay­san­ne­rie aux mœurs com­mu­nau­taires. Mais que veut dire « popu­lisme » dans des socié­tés rami­fiées par la divi­sion du tra­vail, où le peuple se com­pose mas­si­ve­ment de classes moyennes et d’individus aux sta­tuts sociaux extrê­me­ment diver­si­fiés, autre­ment dit où le peuple n’est pas le nom d’une uni­té sociale mais d’une diver­si­té d’intérêts et de mœurs for­te­ment indi­vi­dua­li­sés ? Il est dou­teux que l’invention de « chaînes d’équivalences » soit une réponse suf­fi­sante à cette ques­tion qui reste ins­crite dans la maté­ria­li­té des rap­ports sociaux. Dans son der­nier livre, L’Esprit démo­cra­tique du popu­lisme, Federico Tarragoni explique que le popu­lisme doit faire son deuil de trois notions : la nation, la volon­té géné­rale et la sou­ve­rai­ne­té. Aller au bout de cette logique devrait conduire à deman­der que le popu­lisme fasse son deuil du « peuple ». Toutes les dif­fi­cul­tés de la pen­sée du popu­lisme convergent peut-être dans ce para­doxe. Mais s’il est vrai que le popu­lisme ne peut être, en son sens posi­tif, qu’un embrayeur de démo­cra­ti­sa­tion, c’est un para­doxe qui a sa légitimité.


[lire le troi­sième volet]


Photographies de ban­nière et de vignette : Tatsuya Tanaka


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  1. Antoine Chollet est ensei­gnant-cher­cheur à l’Université de Lausanne : il tra­vaille sur les théo­ries contem­po­raines de la démo­cra­tie, le tirage au sort, le temps et le popu­lisme. Il est notam­ment l’auteur de Défendre la démo­cra­tie directe (PPUR, 2011) et Temps de la démo­cra­tie (Dalloz, 2011).[]
  2. En réfé­rence à la pen­sée de Laclau. Les « chaînes d’équivalence » cor­res­pondent aux demandes for­mu­lées lors des pro­ces­sus de construc­tion d’une hégé­mo­nie poli­tique. Pour qu’une demande devienne hégé­mo­nique, elle doit être consi­dé­rée comme équi­va­lente à d’autres demandes. Pour Laclau, le moment popu­liste répond aux frus­tra­tions liées à la plu­ra­li­té des demandes en pro­cé­dant à leur arti­cu­la­tion et leur agré­ga­tion.[]

REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Federico Tarragoni : « Le popu­lisme a une dimen­sion démo­cra­tique radi­cale », novembre 2019
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☰ Lire notre entre­tien avec Danièle Obono : « Il faut tou­jours être dans le mou­ve­ment de masse », juillet 2017
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Arthur Borriello

Arthur Borriello est politologue et supporter acharné du SSC Napoli. Spécialiste de l'analyse du discours politique, il travaille actuellement sur les populismes sud-européens.

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Anton Jäger

Anton Jäger est doctorant à l’Université de Cambridge. Il travaille notamment sur le populisme, l’histoire intellectuelle et la question du travail.

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