Guillaume Goutte : « Nous n’avons plus les outils nécessaires à la construction d’une grève générale »


Entretien inédit | Ballast

Un mou­ve­ment social his­to­rique contre la réforme des retraites, une inter­syn­di­cale unie, et pour­tant : la défaite. De quoi ques­tion­ner les pra­tiques mili­tantes, le syn­di­ca­lisme d’au­jourd’­hui et de demain. Guillaume Goutte est cor­rec­teur, secré­taire délé­gué des cor­rec­teurs au Syndicat du Livre CGT et auteur, chez Libertalia, de Correcteurs et cor­rec­trices, entre pres­tige et pré­ca­ri­té et Dix ques­tions sur le syn­di­ca­lisme. Il se réclame éga­le­ment du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, fidèle à l’es­prit de la charte d’Amiens et à sa « double besogne » : soit « l’accroissement du mieux-être des tra­vailleurs par la réa­li­sa­tion d’améliorations immé­diates » et « l’émancipation inté­grale, qui ne peut se réa­li­ser que par l’expropriation capi­ta­liste ». En cette jour­née de mobi­li­sa­tion syn­di­cale pour les salaires, l’é­ga­li­té femmes-hommes et l’op­po­si­tion aux poli­tiques d’aus­té­ri­té macro­nistes, nous en dis­cu­tons avec lui.


En 2009, Olivier Besancenot et Daniel Bensaïd publiaient Prenons par­ti : pour un socia­lisme du XXIe siècle. Transposons leur titre : quel syn­di­ca­lisme pour le XXIe siècle ?

Un syn­di­ca­lisme qui revient à ses sources pour mieux affron­ter les enjeux posés aujourd’hui par l’évolution du monde du tra­vail, mais aus­si pour renouer concrè­te­ment avec ses ambi­tions révo­lu­tion­naires. Il n’y a pas tou­jours besoin d’élaborer de nou­velles théo­ries ou de pen­ser de nou­velles pra­tiques pour être « du XXIe siècle ». Il suf­fit par­fois de regar­der le pas­sé pour s’adapter au pré­sent. C’est en tout cas vrai, à mon sens, pour le syn­di­ca­lisme de classe : on avait tous les outils entre les mains, mais on les a cas­sés ou per­dus, et nous nous sommes éga­rés… Quel syn­di­ca­lisme, alors ? Un syn­di­ca­lisme de classe, confé­dé­ré, sur des bases indus­trielles, avec un vrai ancrage inter­pro­fes­sion­nel, donc local. C’est ce syn­di­ca­lisme, long­temps en vigueur dans la CGT, qui est en mesure de répondre effi­ca­ce­ment aux pro­blé­ma­tiques posées, par exemple, par le déve­lop­pe­ment de la sous-trai­tance, l’« ubé­ri­sa­tion », l’éclatement des com­mu­nau­tés de tra­vail. Un syn­di­ca­lisme qui rompt avec les cor­po­ra­tismes de boîtes — et, donc, le modèle du syn­di­cat d’entreprise — pour renouer avec une dimen­sion indus­trielle et de proxi­mi­té — le syn­di­cat local professionnel.

Qu’entendez-vous par « industrie » ?

J’entends « branche pro­fes­sion­nelle ». Il n’y a pas un syn­di­cat par entre­prise mais un syn­di­cat par branche et par dépar­te­ment. Autrement dit on orga­nise les tra­vailleurs et les tra­vailleuses non pas dans leur entre­prise, mais dans leur pro­fes­sion, au sein de leur ter­ri­toire, quel que soit leur « sta­tut » (CDI, CDD, inté­ri­maire, pigiste, appren­ti, autoen­tre­pre­neur…). C’est la forme de struc­tu­ra­tion qui avait été choi­sie par la CGTU, notam­ment. Elle per­met la construc­tion de soli­da­ri­tés concrètes entre tra­vailleurs d’une même branche professionnelle/industrie, de cas­ser la mise en concur­rence patro­nale des tra­vailleurs, de déve­lop­per des poli­tiques sala­riales ambi­tieuses, de mutua­li­ser les moyens mili­tants (finan­ciers comme humains), de sor­tir du cadre ins­ti­tu­tion­nel du syn­di­ca­lisme d’entreprise, d’obliger les cama­rades à s’intéresser à ce qui se passe ailleurs que dans leur boîte, de déser­ter le ter­rain où l’employeur est roi pour l’obliger à se confron­ter avec la soli­da­ri­té de classe. C’est le meilleur moyen, aus­si, de connaître les réa­li­tés locales de son indus­trie, ce qui est indis­pen­sable quand le syn­di­cat a pour ambi­tion d’être la base de la réor­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale.

« Ce syn­di­ca­lisme du XXIe siècle est un syn­di­ca­lisme qui ne s’interdit aucune lutte, qui n’a pas peur de dire que rien ne lui est étranger. »

Et puis, enfin, je dirais que ce syn­di­ca­lisme du XXIe siècle est un syn­di­ca­lisme qui ne s’interdit aucune lutte, qui n’a pas peur de dire que rien ne lui est étran­ger, qui cesse enfin de délé­guer à des par­tis poli­tiques cer­tains com­bats essen­tiels — notam­ment l’antifascisme, le fémi­nisme et l’an­ti­ra­cisme. Un syn­di­ca­lisme qui aspire à trans­for­mer en pro­fon­deur la socié­té, qui ne s’enferme pas dans l’entreprise et qui se sait légi­time à se trou­ver sur tous les champs de bataille de l’émancipation.

En France, de nom­breux syn­di­cats se reven­diquent tou­jours de la charte d’Amiens. Le mili­tant de l’Union syn­di­cale Solidaires Thierry Renard a écrit à ce sujet : « Cette ques­tion [de l’indépendance] est mal­heu­reu­se­ment trai­tée sou­vent sous l’angle qua­si exclu­sif des rap­ports entre le syn­di­ca­lisme et les par­tis poli­tiques. La charte d’Amiens pose pour­tant comme prin­cipe une indé­pen­dance de classe, une capa­ci­té de la classe des opprimé∙es à avoir son propre pro­jet éman­ci­pa­teur. L’indépendance n’a en effet aucun sens, si l’organisation pré­ten­du­ment indé­pen­dante n’a pas sa propre vision, ses orien­ta­tions stra­té­giques propres. » Êtes-vous d’accord ?

Bien sûr. D’ailleurs, cer­taines confé­dé­ra­tions se reven­diquent de la charte d’Amiens pour jus­ti­fier un syn­di­ca­lisme réfor­miste, voire d’accompagnement, se conten­tant de l’affirmation de l’indépendance syn­di­cale, oubliant toute la par­tie sur le pro­jet révo­lu­tion­naire. La néces­si­té pour une confé­dé­ra­tion syn­di­cale de pen­ser son propre pro­jet de socié­té est, d’ailleurs, ce qui motive, en par­tie, l’exigence d’indépendance syn­di­cale. La charte d’Amiens ne dit fina­le­ment rien d’autre que ceci : nous n’avons besoin de per­sonne d’autre que nous-mêmes pour pen­ser la socié­té de demain et les moyens d’y par­ve­nir. Pourquoi faire sans les par­tis poli­tiques ? Parce qu’ils divisent plus qu’ils ne ras­semblent. Une confé­dé­ra­tion qui s’acoquinerait avec l’un d’eux fer­me­rait de fait sa porte à ceux qui ne s’en réclament pas, pro­vo­quant exclu­sion, scis­sion, départs… En la matière, l’histoire du syn­di­ca­lisme est riche. Or la force de l’organisation syn­di­cale est d’être une orga­ni­sa­tion de classe : on n’y adhère pas en fonc­tion de son obé­dience poli­tique mais de sa place dans les rap­ports de pro­duc­tion capi­ta­listes. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, les débats d’idées en son sein, dans les­quels ne manquent jamais de s’affirmer les appar­te­nances poli­tiques et les accoin­tances phi­lo­so­phiques des uns et des autres. Et c’est de la richesse de ce plu­ra­lisme, garan­ti par l’indépendance syn­di­cale, que jaillissent des orien­ta­tions stra­té­giques et un pro­jet de socié­té propres à la confé­dé­ra­tion syndicale.

[Anton Stankowski]

Ne pas s’a­co­qui­ner avec les par­tis, dites-vous. Quel serait leur rôle dans le cadre d’un syn­di­ca­lisme révolutionnaire ?

Le cou­rant syn­di­ca­liste révo­lu­tion­naire ne dit pas que les par­tis poli­tiques n’ont aucun rôle à jouer mais que le syn­di­ca­lisme peut et doit faire sans eux. Le syn­di­ca­lisme, c’est la pra­tique auto­nome de la lutte des classes. Et, pour qu’il le reste, il lui faut tenir les par­tis loin de lui. Ce qui n’empêche pas les mili­tants syn­di­ca­listes d’être, à titre indi­vi­duel, membres d’un par­ti ou d’une orga­ni­sa­tion poli­tiques. Tant qu’ils ne cherchent pas à trans­for­mer le syn­di­cat en chambre d’écho de leur par­ti ou à lui faire épou­ser son calen­drier et ses orien­ta­tions… Les orga­ni­sa­tions poli­tiques sont des labo­ra­toires d’idées plus ou moins per­ti­nents, des espaces de for­ma­tion et d’échange qui ont leur inté­rêt dans la construc­tion poli­tique des mili­tants, mais elles ne sau­raient être les loco­mo­tives de la révo­lu­tion. Ce sont des think tanks, des clubs de pen­sée… Personnellement, je pré­fère les clubs de montagne !

Ces der­nières années, on a vu des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion en lien avec la ques­tion du tra­vail, mais qui se sont orga­ni­sés en dehors des syn­di­cats et par­fois même en rup­ture : les gilets jaunes, la grève des contrô­leurs SNCF de décembre 2022… Quels ensei­gne­ments en tirer ?

Les gilets jaunes et les contrô­leurs gré­vistes de 2022, ce n’est pas vrai­ment la même his­toire, quand bien même ces deux épi­sodes se sont dérou­lés sans la pré­sence des syn­di­cats… On parle d’un mou­ve­ment popu­laire ten­té par l’insurrection et d’une grève stric­te­ment cor­po­ra­tiste dans une entre­prise. En ce qui concerne les gilets jaunes, mou­ve­ment que je ne me ris­que­rai pas à essayer de résu­mer ici tant il a eu d’aspects dif­fé­rents — cer­tains enthou­sias­mants, d’autres beau­coup moins… —, disons qu’au-delà de la ques­tion du tra­vail ils ont su poser celle de la socia­bi­li­té. Avant que le rituel « insur­rec­tion­nel » du same­di ne s’installe dans le mou­ve­ment, les gilets jaunes ont inves­ti et occu­pé des ronds-points un peu par­tout sur le ter­ri­toire. Ils ont réus­si à faire de ces endroits insi­gni­fiants de vrais lieux de vie, de ren­contre, de convi­via­li­té et d’échanges. Le mou­ve­ment des gilets jaunes a ain­si tra­duit une crise de la socia­bi­li­té dans une socié­té libé­rale qui ne pro­pose que des quo­ti­diens for­ma­tés, écra­sés par le tra­vail et où l’isolement gan­grène la vie.

« Le mou­ve­ment des gilets jaunes a tra­duit une crise de la socia­bi­li­té dans une socié­té libé­rale qui ne pro­pose que des quo­ti­diens for­ma­tés, écra­sés par le travail. »

Les ques­tions qui se posent aux syn­di­ca­listes, c’est : pour­quoi ces sala­riés ont-ils dû aller sur des ronds-points pour trou­ver des espaces de socia­bi­li­té en rup­ture avec le libé­ra­lisme ? Pourquoi ne sont-ils pas allés dans les Bourses du tra­vail ou les unions locales de syn­di­cats, qui, à l’origine, ont été pen­sées comme autant de lieux de contre-culture ouvrière, où pou­vaient s’épanouir les socia­bi­li­tés de classe ? La réponse est simple : parce que le syn­di­ca­lisme, même de classe, a depuis long­temps aban­don­né ce rôle, qu’il avait pour­tant à l’origine. En se repliant dans les entre­prises ou sur le ter­rain juri­dique, en déser­tant les Bourses du tra­vail pour aller sié­ger dans les bureaux du pari­ta­risme, les syn­di­cats se sont cou­pés d’une par­tie de celles et ceux qu’ils représentent.

Et pour la grève des contrô­leurs de la SNCF ?

J’insiste sur son carac­tère stric­te­ment cor­po­ra­tiste. Quelque part, c’est ce que le syn­di­ca­lisme peut faire de moins inté­res­sant… Certes, les gré­vistes ont été radi­caux dans leur façon de conduire ce mou­ve­ment, mais cette radi­ca­li­té était vide de tout conte­nu de classe — notam­ment parce qu’elle s’est orga­ni­sée sans les syn­di­cats. D’un point de vue révo­lu­tion­naire, et même réfor­miste — le réfor­misme est un anti­ca­pi­ta­lisme, à ne pas confondre avec le syn­di­ca­lisme d’accompagnement type CFDT ou jaune —, cette grève n’a aucun inté­rêt, sinon de mon­trer ce qu’est le syn­di­ca­lisme radi­ca­le­ment cor­po­ra­tiste, et en quoi il s’oppose — et s’attaque — au syn­di­ca­lisme de classe. De manière plus géné­rale, oui, on voit des tra­vailleurs et des tra­vailleuses s’organiser en dehors des syn­di­cats pour por­ter des reven­di­ca­tions concer­nant leurs condi­tions de tra­vail et de rému­né­ra­tion. On peut se féli­ci­ter de voir des gens rele­ver la tête et se battre, mais il ne faut pas non plus faire de ces mou­ve­ments ce qu’ils ne sont pas.

[Anton Stankowski]

C’est-à-dire ?

Généralement, ils séduisent beau­coup les milieux révo­lu­tion­naires, en par­ti­cu­lier l’extrême gauche, les liber­taires et les auto­nomes. Ce qui est assez curieux car ces mou­ve­ments expriment un cor­po­ra­tisme pur et dur. Ces col­lec­tifs n’étant pas rat­ta­chés à des fédé­ra­tions d’industrie et à des struc­tures inter­pro­fes­sion­nelles, ils peinent ne serait-ce qu’à par­ler avec les sala­riés de l’ensemble de la chaîne indus­trielle dans laquelle ils s’inscrivent. Rien d’étonnant, et on ne peut pas le leur repro­cher, mais il faut en avoir conscience avant de vou­loir en faire l’avenir de la lutte des classes. On ne pour­ra pas faire la révo­lu­tion avec des col­lec­tifs cor­po­ra­tistes qui s’épuisent sou­vent aus­si vite qu’ils ont émer­gé mal­gré leur dyna­misme ini­tial. Le déve­lop­pe­ment — qui reste tou­te­fois res­treint — de ce cor­po­ra­tisme tra­duit à sa façon l’affaiblissement du syn­di­ca­lisme de classe, c’est-à-dire le recul d’un syn­di­ca­lisme de com­bat qui per­met, par sa struc­tu­ra­tion et ses pra­tiques, de dépas­ser les cor­po­ra­tismes — de métier comme de boîte —, en fai­sant émer­ger la conscience de classe, pen­sée comme le ciment d’une lutte glo­bale contre le capi­ta­lisme. C’est ce syn­di­ca­lisme-là, celui que nous por­tons en tant que mili­tants anti­ca­pi­ta­listes, qui est la pre­mière vic­time de ces mou­ve­ments cor­po­ra­tistes. Et c’est la rai­son pour laquelle les médias bour­geois aiment tant les mettre en avant.

Il n’y a donc rien de posi­tif dans l’é­mer­gence de ces collectifs ?

Ces col­lec­tifs et mou­ve­ments ont le mérite de bous­cu­ler les syn­di­cats, notam­ment dans les boîtes, en leur rap­pe­lant qu’il y a un ter­rain de lutte en dehors des ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives du per­son­nel, et que ce ter­rain les attend. Ce que leur émer­gence tra­duit, c’est notam­ment cette absence de lien entre les sala­riés et les élus syn­di­caux, par­fois trop cou­pés du ter­rain, absor­bés par le pari­ta­risme et ses innom­brables réunions. Une perte de confiance, aus­si, ali­men­tée par le tra­vail de sape de nombre de poli­ti­ciens — même à gauche — qui n’en finissent pas de ter­nir l’image des syn­di­cats, et par les que­relles internes qui minent la vie démo­cra­tique de la plu­part des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Mais, sou­vent, ces col­lec­tifs finissent par se rap­pro­cher des syn­di­cats et par tra­vailler main dans la main avec eux. Et quand ces col­lec­tifs meurent, beau­coup de celles et ceux qui les ani­maient rejoignent un syn­di­cat. On a vu ça dans le Livre, par exemple, avec le col­lec­tif Correcteurs pré­caires en 2018 : beau­coup des per­sonnes qui étaient aux manettes ont rejoint la CGT et militent aujourd’hui en son sein — y com­pris dans l’interpro ! Les ani­ma­trices du col­lec­tif y ont trou­vé une orga­ni­sa­tion solide, avec des mili­tants, des moyens et une puis­sante culture de la lutte pour construire leurs reven­di­ca­tions. Le syn­di­cat y a gagné des forces vives et a ren­for­cé sa légi­ti­mi­té dans la pro­fes­sion. C’est l’aboutissement d’une rela­tion saine entre le col­lec­tif et le Syndicat du Livre CGT tout au long du mou­ve­ment des cor­rec­trices et cor­rec­teurs d’édition.

Face à la plu­ra­li­té des mou­ve­ments sociaux — pen­sons par exemple au Comité Adama, aux Soulèvements de la Terre —, on entend régu­liè­re­ment des appels à la « conver­gence des luttes ». Au-delà de la tona­li­té incan­ta­toire, quels liens concrets tis­ser entre les syn­di­cats et ces mouvements ?

« On ne pour­ra pas faire la révo­lu­tion avec des col­lec­tifs cor­po­ra­tistes, qui s’épuisent sou­vent aus­si vite qu’ils ont émer­gé mal­gré leur dyna­misme initial. »

Des liens existent déjà entre ces mou­ve­ments et cer­taines confé­dé­ra­tions ou unions syn­di­cales. La CGT et Solidaires, par exemple, ont appe­lé et par­ti­ci­pé à la Marche uni­taire contre les vio­lences poli­cières, contre le racisme sys­té­mique et pour les liber­tés publiques du 23 sep­tembre 2023, aux côtés de nom­breuses asso­cia­tions et col­lec­tifs de vic­times. Un tra­vail de longue haleine et par­ti­cu­liè­re­ment construc­tif a éga­le­ment été mené par la CGT, Solidaires et la FSU au sein de l’AES, l’Alliance éco­lo­gique et sociale [aupa­ra­vant nom­mé Plus jamais ça !, ndlr] — que la CGT a hélas quit­tée il y a quelques semaines, après une déci­sion de son 53e congrès.

Après, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, du moins celles que nous citons ici, ne sont pas des mono­lithes où tout se décide en haut. Les liens entre les orga­ni­sa­tions syn­di­cales et les asso­cia­tions et col­lec­tifs éco­lo­gistes, fémi­nistes, anti­ra­cistes, doivent se construire loca­le­ment : c’est tout le rôle du réseau syn­di­cal inter­pro­fes­sion­nel. La « conver­gence » existe déjà sur le ter­rain, elle n’a sou­vent pas à attendre le feu vert du « natio­nal ». Et c’est heu­reux. Par exemple, dans les Deux-Sèvres, l’union dépar­te­men­tale CGT 79 est par­tie pre­nante de la lutte contre le pro­jet de méga­bas­sines, aux côtés du col­lec­tif Bassines, non mer­ci — et ce bien avant l’émergence des Soulèvements de la Terre. Ce qui se joue dans les ter­ri­toires peut aus­si se jouer dans les pro­fes­sions à l’image de ce qui s’est construit, en Seine-Maritime, pour sau­ver la pape­te­rie de la Chapelle Darblay : cette usine de papier jour­nal recy­clé, pro­mise à la fer­me­ture, a été sau­vée à la faveur d’un com­bat com­mun mené par la CGT et le col­lec­tif AES, qui ont réus­si à faire conver­ger les reven­di­ca­tions sociales et écologiques.

[Anton Stankowski]

Sur le front anti­fas­ciste, des liens se construisent aus­si entre les orga­ni­sa­tions syn­di­cales, des groupes anti­fas­cistes spé­ci­fiques et des orga­ni­sa­tions anti­ra­cistes. En décembre 2021, ça a don­né, à Paris, une impor­tante mani­fes­ta­tion uni­taire contre un mee­ting d’Éric Zemmour, appe­lée par la CGT, Solidaires et la Jeune Garde Paris, rejoints par plus de 60 orga­ni­sa­tions, asso­cia­tions et col­lec­tifs. Ces ini­tia­tives ont don­né un élan salu­taire à la CGT sur la ques­tion de l’antifascisme, trop sou­vent délé­guée aux par­tis poli­tiques, et a per­mis de bâtir des pas­se­relles entre la CGT et cer­tains col­lec­tifs et asso­cia­tions anti­ra­cistes. Et tout l’enjeu de ces dyna­miques est là : il ne suf­fit pas de cosi­gner un appel et de lais­ser les autres se mobi­li­ser ensuite : les orga­ni­sa­tions syn­di­cales doivent s’emparer à bras-le-corps de ces com­bats, qui sont aus­si les leurs, et les faire vivre en leur sein.

Toutes ces démarches sont inté­res­santes, et sou­vent effi­caces. Elles per­mettent aux uns et aux autres d’apprendre à se par­ler, à s’écouter, à se connaître, pour construire ensemble des luttes uni­taires. Tout ça ne se fait pas du jour au len­de­main et les appels incan­ta­toires n’apportent géné­ra­le­ment pas grand-chose à l’édifice com­plexe de l’unité. Mais l’essentiel se joue au-delà de l’alignement des sigles et des logos sur une affiche ou un appel : l’important, c’est de créer de la vie sociale. C’est pour­quoi cette « conver­gence » doit être pen­sée dans le réel, ancrée dans les ter­ri­toires et non éla­bo­rée arti­fi­ciel­le­ment dans les « états-majors » — pas seule­ment syn­di­caux : la bureau­cra­tie existe aus­si chez les auto­nomes — ou pour sur­fer sur des cam­pagnes mili­tantes média­tiques qui viennent sou­vent s’imposer et se sub­sti­tuer à ce qui s’est construit localement.

Nous sor­tons d’un mou­ve­ment social his­to­rique contre la réforme des retraites. Pourquoi a‑t-on encore perdu ?

« Les Bourses du tra­vail ne sont plus ces hôtels de ville de la classe ouvrière qu’elles étaient jadis, des lieux de vie sociale et d’organisation qui uni­fiaient le prolétariat. »

Parce que nous n’avons plus les outils néces­saires à la construc­tion d’une grève géné­rale. L’implantation syn­di­cale est trop faible et sou­vent mal struc­tu­rée, la plu­part du temps inca­pable d’organiser de vraies luttes ambi­tieuses, excep­té dans quelques sec­teurs qui ont pré­ser­vé la culture et le savoir-faire de la mobi­li­sa­tion pro­fes­sion­nelle. On n’organise pas une grève géné­rale avec une agglo­mé­ra­tion de tout petits syn­di­cats d’entreprise, où l’essentiel de la vie syn­di­cale est tour­née vers le paritarisme…

Que faut-il ?

Un réseau de syn­di­cats locaux pro­fes­sion­nels sus­cep­tibles de coor­don­ner les mobi­li­sa­tions dans les entre­prises dans un même élan, en lien avec des unions inter­pro­fes­sion­nelles. Or les syn­di­cats locaux d’industrie, pour­tant his­to­riques, ont été peu à peu délais­sés dans la CGT au pro­fit des syn­di­cats d’entreprise, en une curieuse évo­lu­tion qui a épou­sé les dési­rs du patro­nat — lequel a tou­jours pré­fé­ré négo­cier à l’échelle d’une boîte que d’une branche. Nous n’avons plus, aus­si, de bases arrière pour le mou­ve­ment social… Les Bourses du tra­vail ne sont plus ces hôtels de ville de la classe ouvrière qu’elles étaient jadis, des lieux de vie sociale et d’organisation qui uni­fiaient le pro­lé­ta­riat dans une ville. Elles se contentent bien sou­vent d’héberger les syn­di­cats et d’accueillir des per­ma­nences juri­diques — ce qui est néces­saire, mais tel­le­ment insuf­fi­sant. Or la grève géné­rale a besoin de bases arrière pour s’organiser et durer, elle a besoin de lieux de vie ouverts et convi­viaux, de coopé­ra­tives ali­men­taires, de crèches col­lec­tives… Toute cette vie sociale, cette contre-socié­té que nous avons aujourd’hui perdues.

[Anton Stankowski]

Nous avons aban­don­né l’idée de grève géné­rale, quand bien même cer­tains l’agitent encore à coups d’appels incan­ta­toires ou la réclament comme s’il suf­fi­sait de la vou­loir pour la construire ! On a tel­le­ment aban­don­né la grève géné­rale qu’on a fait de la mani­fes­ta­tion de rue l’alpha et l’oméga de la mobi­li­sa­tion sociale, à tel point qu’on se pré­oc­cupe plus du nombre de gens dans la rue que du taux de gré­vistes… On a ren­ver­sé le para­digme : autre­fois on mani­fes­tait parce qu’on était en grève, aujourd’hui on fait grève pour aller mani­fes­ter. On fait tout à l’envers ! On a tel­le­ment per­du la tra­di­tion gré­viste dans les entre­prises que cer­tains ne font même pas grève les jours de mani­fes­ta­tion : ils posent une RTT, un jour de congés payés ou, pour ceux qui en ont, une vaca­tion syn­di­cale. On marche sur la tête ! La mani­fes­ta­tion doit visi­bi­li­ser ce qui se passe dans les branches pro­fes­sion­nelles et les entre­prises, autre­ment, c’est juste un défi­lé de gauche sans inté­rêt, qui ne fait trem­bler per­sonne… La mani­fes­ta­tion est impor­tante mais elle est secon­daire dans la construc­tion d’un rap­port de force. J’aurais ten­dance à dire qu’il faut par­fois déser­ter la rue pour occu­per les entreprises.

Au début du mou­ve­ment, les che­mi­nots avaient fait sen­tir qu’ils ne vou­laient pas être la « loco­mo­tive » du mou­ve­ment social. L’idée qu’il y a des « sec­teurs stra­té­giques » sur les­quels il faut s’appuyer semble assez lar­ge­ment par­ta­gée : est-ce aus­si une notion qu’il faut revoir ?

C’est une notion qu’il faut enter­rer, sur­tout. Elle vit sur le mythe de 1995 et de la grande grève dans les trans­ports… On appelle ça la « grève par pro­cu­ra­tion », c’est-à-dire qu’on laisse à d’autres le soin de faire grève à notre place au pré­texte qu’ils auraient un « rôle stra­té­gique » ou une implan­ta­tion syn­di­cale suf­fi­sam­ment impor­tante pour le per­mettre. Ça ne mène à rien. On l’a bien vu lors des der­nières mobi­li­sa­tions. Laisser des sec­teurs aller au front tout seuls, c’est s’assurer d’une défaite : on épuise les sec­teurs en ques­tion, on les jette en pâture à la vin­dicte poli­tique et média­tique et, à la fin, on les engage dans plu­sieurs années de défai­tisme et de démo­bi­li­sa­tion. C’est ce qui s’est pas­sé en 2019 avec les cama­rades de la RATP, qui n’ont pas rejoué en 2023 la par­ti­tion qu’ils avaient jouée à l’époque, à savoir une grève dure et exem­plaire mais iso­lée au niveau inter­pro­fes­sion­nel et natio­nal. L’autre risque, c’est d’enterrer la reven­di­ca­tion inter­pro­fes­sion­nelle — l’abrogation d’une réforme, par exemple — au pro­fit de reven­di­ca­tions cor­po­ra­tistes, arra­chées par la puis­sance de la grève. Et quand on est tout seul enga­gé dans la bataille, c’est assez facile, au bout d’un moment, de céder aux sirènes du corporatisme.

« Laisser des sec­teurs aller au front tout seuls, c’est s’assurer d’une défaite : on épuise les sec­teurs en question. »

Ce n’est donc pas en culti­vant le mythe de la grève par pro­cu­ra­tion qu’on ren­for­ce­ra l’implantation syn­di­cale. En fait, cette notion sert sur­tout à jus­ti­fier le refus de s’engager dans la grève et de construire l’organisation syn­di­cale, en se repo­sant sur les autres. Et elle a trou­vé dans le phé­no­mène de la « caisse de grève en ligne » un puis­sant relai : on va bos­ser les jours de grève mais on se donne bonne conscience en ver­sant quelques euros à la caisse de soli­da­ri­té sur Internet… C’est la culture de la rési­gna­tion et de la défaite. D’un point de vue révo­lu­tion­naire, cette notion a encore moins de sens. Une grève géné­rale révo­lu­tion­naire a pour objec­tif l’expropriation capi­ta­liste et la réor­ga­ni­sa­tion éco­no­mique et sociale, par le biais de la socia­li­sa­tion de l’ensemble des moyens de pro­duc­tion et des ser­vices. Si un mou­ve­ment social se construit seule­ment autour de la grève de deux ou trois sec­teurs éco­no­miques « stra­té­giques », on peut d’ores et déjà oublier cette fina­li­té-là. La grève géné­rale ces­se­rait alors d’être révo­lu­tion­naire pour n’être plus que réfor­miste — au mieux. D’ailleurs, il ne s’agirait même pas de grève générale…

La ques­tion de la police divise le camp de l’émancipation. Il existe aujourd’hui une CGT-Police et un très petit SUD-Intérieur. Un syn­di­cat révo­lu­tion­naire doit-il syn­di­quer des poli­ciers, gendarmes ?

Rassurez-vous, les deux sont modestes… La CGT-Police n’a qua­si­ment aucun adhé­rent. La CGT-Préfecture de police en a davan­tage, mais il ne s’agit pas des types armés qui nous éborgnent dans les mani­fes­ta­tions et nous flinguent dans les quar­tiers, mais des employés de pré­fec­ture. La ques­tion de la syn­di­ca­li­sa­tion des forces de répres­sion est aus­si vieille que le syn­di­ca­lisme et, sin­cè­re­ment, je n’ai pas trop d’avis là-des­sus. J’aurais ten­dance à dire que, avant de savoir si on doit syn­di­quer les flics, on devrait se pré­oc­cu­per de savoir com­ment syn­di­quer les 92 % de sala­riés du pri­vé qui ne le sont pas… Ce qui est sûr, en revanche, c’est que la CGT et Solidaires n’ont rien à faire dans les ras­sem­ble­ments orga­ni­sés par les syn­di­cats de poli­ciers d’extrême droite, type Alliance ou le SGP. Ce serait se com­pro­mettre avec les fas­cistes et les voyous, ce qu’ils ont tou­jours refu­sé de faire, et c’est heureux.

[Anton Stankowski]

En 2023, la CGT a vécu un 53e congrès mou­ve­men­té. Vous êtes d’ailleurs inter­ve­nu pour le Syndicat géné­ral du Livre et de la com­mu­ni­ca­tion écrite CGT. Comment voyez-vous main­te­nant les choses pour la CGT, et son avenir ?

Un congrès mou­ve­men­té, oui ! Nous avons assis­té à une guerre interne à la bureau­cra­tie, où l’appétit des uns et des autres pour les galons était beau­coup plus fort que les diver­gences… Il y avait néan­moins de vrais anta­go­nismes, notam­ment autour de la sem­pi­ter­nelle ques­tion des affi­lia­tions inter­na­tio­nales de la CGT, avec, d’un côté, les par­ti­sans d’un retour à la Fédération syn­di­cale mon­diale — la FSM, orga­ni­sa­tion aux relents sta­li­niens qui, der­rière un dis­cours de lutte des classes, n’a pas de pro­blème à s’acoquiner avec cer­tains régimes auto­ri­taires —, et, de l’autre, ceux qui sou­haitent res­ter au sein de la Confédération syn­di­cale inter­na­tio­nale [CSI] et de la Confédération euro­péenne des syn­di­cats [CES], tout en dénon­çant les ten­dances pro-syn­di­ca­lisme d’accompagnement qui y sévissent. Les pre­miers ont été vain­cus, de manière assez nette — 72 % —, mais ont pu jouer d’autres cartes (notam­ment la sor­tie de l’AES), pour ne pas sor­tir tota­le­ment défaits de ce congrès.

Je ne sais pas si nous sommes pas­sés près de la scis­sion mais l’atmosphère était très ten­due. Deux can­di­dates au secré­ta­riat géné­ral ont échoué devant le Comité confé­dé­ral natio­nal [CCN] — Marie Buisson, adou­bée par Philippe Martinez et Céline Verzeletti — et, fina­le­ment, c’est Sophie Binet, secré­taire géné­rale de la CGT des cadres et tech­ni­ciens, qui a été choi­sie. L’avenir dira si ce fut ou non une bonne déci­sion, mais cette cama­rade est une bos­seuse et elle a mon­tré, ces der­niers mois, qu’elle aimait le ter­rain. Elle est dans une posi­tion com­pli­quée, avec un bureau confé­dé­ral et une Commission exé­cu­tive confé­dé­rale [CEC] assez divi­sés, au sein des­quels elle va devoir main­te­nir les équi­libres pour ten­ter de pré­ser­ver le rassemblement…

Pour le reste, ce sont les syn­di­cats qui font la CGT, pas sa secré­taire géné­rale. Le fédé­ra­lisme sur lequel est construit la CGT donne une large auto­no­mie aux orga­ni­sa­tions qui la com­posent : c’est à elles que revient le rôle de l’engager sur la bonne voie. À cha­cun et à cha­cune d’y œuvrer, dans son syn­di­cat et dans son union locale. Le tour­nant pris ces der­nières années pour construire une CGT réso­lu­ment ouverte aux ques­tions éco­lo­giques, fémi­nistes et anti­ra­cistes doit être pré­ser­vé, pour per­mettre à l’organisation de renouer avec ses ambi­tions de trans­for­ma­tion sociale glo­bale. Mais des ques­tions vont devoir être abor­dées pour de bon : par­mi elles, celle de la struc­tu­ra­tion de la CGT, du ren­for­ce­ment des unions inter­pro­fes­sion­nelles et de la vie démo­cra­tique dans les fédérations.


Illustration de ban­nière : Anton Stankowski


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