Entretien inédit | Ballast
« On sent bien qu’il va se passer quelque chose, mais quoi ? », rapporte un ministre à une chaîne d’information en continu. Un autre précise qu’ils attendent « l’idée de génie » : « On espère que le président va trouver quelque chose pour faire un pas de côté, comme il le fait toujours. » Une pure bouillie macroniste. Pendant que le pouvoir interroge les étoiles, la population, elle, résiste. Dixième journée de mobilisation nationale, deux cents interpellations dans toute la France et un taux de grévistes en baisse. Le gouvernement vient de faire savoir, via Élisabeth Borne, qu’il acceptait de rencontrer l’intersyndicale la semaine prochaine après que Laurent Berger a réclamé « une pause » et Philippe Martinez la mise en place d’une « médiation ». L’Union syndicale Solidaires — fondée au début des années 1980 et connue sous ce nom depuis 1998 — est l’une des voix de l’intersyndicale. Nous nous entretenons avec son codélégué général, Simon Duteil, pour faire un point sur la lutte.
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Un bilan assez extraordinaire. On pense qu’on a les moyens de gagner sur la réforme des retraites. On n’est pas encore à l’heure du bilan final, évidemment — ça, ce sera après notre victoire. Mais le mouvement est très fort, déterminé, capable de gagner. Ça n’a pas toujours été le cas ces derniers temps, même si on pense que la mobilisation avait été victorieuse en 2019–2020 sur le retrait total de la réforme à points. Ce mouvement-là est porteur d’espoir. C’est l’unité intersyndicale qui a permis de générer un mouvement de masse, d’aller convaincre une partie importante des travailleuses et des travailleurs qu’il fallait se mobiliser. De leur donner confiance, tout en permettant aussi d’avoir nos propres modes d’expression. Si Solidaires participe aux appels de l’intersyndicale, elle ne se contente pas de les suivre. On a été capables d’aller plus loin à de multiples reprises et on continue, puisqu’on appelle à des actions tous les jours. On appelle à soutenir les grèves reconductibles, comme on avait appelé à les développer à partir du 7 mars. Pour le syndicalisme, ce moment est très important : malgré d’énormes différences entre nos structures syndicales, on a réussi à montrer qu’on pouvait avoir des points d’accord et qu’on pouvait, en plus, ne pas mettre tout le temps nos désaccords en avant. Là, on a un objectif commun : le retrait de la réforme.
L’intersyndicale vient d’appeler, par la voix de Philippe Martinez, à une « suspension » du projet de réforme et, par la voix de Laurent Berger, à une « pause ». Quelle est la position de Solidaires sur cette proposition qui apparaît à beaucoup comme un recul ?
L’intersyndicale n’a pas demandé la « suspension » de la réforme. Il y a quelques jours la proposition a été faite dans l’intersyndicale de pousser à demander une médiation sur le mode « dans les entreprises, quand ça bloque trop, ça se fait pour débloquer ». Et qui dit médiation dit suspension. Mais on n’est pas allés plus loin, on n’a pas échangé ou affiné le truc. Il y a eu des déclarations de membres de l’intersyndicale qui ont pu être surinterprétées dans les médias : pour le moment, ce n’est pas une ligne validée, ni par l’intersyndicale ni par Solidaires. Pour autant, il faut éviter de crier au loup sur ce que le mot désigne et sur le sens possible de la démarche. L’idée de fond est de continuer à pousser l’exécutif dans ses retranchements et ses contradictions. Aucun syndicat n’est prêt, à ma connaissance, à négocier ou céder sur les 64 ans. Soyons clairs : une suspension signerait l’arrêt de mort de cette réforme pour un pouvoir qui clame depuis des mois que la réforme doit s’appliquer dès l’été 2023. Pour Solidaires c’est une option « secondaire », qui doit s’ajouter dans le rapport de force global. Un peu comme la saisie du Conseil constitutionnel ou le Référendum d’initiative populaire (RIP). Ce ne sont pour nous que des compléments à la lutte. Notre pratique centrale reste la construction du rapport de force par la grève — de préférence reconductible, même si on a vu les difficultés que ça peut entraîner —, par les actions de blocage de l’économie et par des manifestations de masse. L’intersyndicale est pluraliste dans les pratiques : on s’adapte, du coup. Mais ce qui compte, au final, c’est bien de gagner en obtenant le retrait de la réforme et d’utiliser aujourd’hui tous les outils à notre disposition pour faire plier le gouvernement.
Qu’est-ce qu’il reste à faire selon vous, et avec quelle stratégie ?
« Ce dont on a envie, c’est qu’on se fasse déborder, au sens littéral. C’est-à-dire qu’il y ait une mobilisation tellement puissante, tellement forte, qu’elle déborde. »
Il faut donner confiance à plus de gens encore. Une des difficultés évidentes est économique. C’est avant tout pour ça que certains ne peuvent pas s’investir plus fortement dans la mobilisation, et non parce qu’ils ne croient pas à la mobilisation. La situation générale des salaires et des minima sociaux est tendue, et elle l’est plus encore avec l’inflation qu’on subit depuis plus d’un an et demi. C’est évident que la grève généralisée est une chose difficile pour beaucoup. La stratégie, donc, c’est de pousser à ce qu’il y ait des actions tous les jours, si possible. Ce dont on a envie, c’est qu’on se fasse déborder, au sens littéral. C’est-à-dire qu’il y ait une mobilisation tellement puissante, tellement forte, qu’elle déborde, et qu’elle oblige Macron à ne pas promulguer la loi, ou le Conseil constitutionnel à mettre un coup d’arrêt. Qui suspendra la loi, on s’en fout : ce qui compte c’est le rapport de force global. Ce qui peut jouer dans les jours qui viennent, c’est une mobilisation accrue de la jeunesse. On a senti la jeunesse étudiante, lycéenne, en formation, fermement présente dans les rues. On a senti qu’il y avait plus de monde jeudi 23 mars. Est-ce que c’est un effet lié au 49.3, à l’énervement démocratique qui s’ajoute à l’énervement social ? Ou quelque chose de plus profond ? La crise sociale et politique actuelle pousse beaucoup de monde à réagir et à se dire : « Il faut gagner sur les retraites, mais on ne va pas s’empêcher de gagner autre chose en plus. »
Justement, imaginons que ce mouvement soit victorieux et que Macron retire sa réforme demain : comment continuer de lutter pour gagner sur d’autres revendications liées au travail ?
Ça dépendra de la mobilisation à ce moment-là. Il peut y avoir un « effet victoire », qui arrête la mobilisation, mais il peut aussi y avoir un effet « maintenant qu’on est arrivé là, il va falloir aller plus loin ». C’est toujours une possibilité. On pense que le syndicalisme va sortir renforcé de cette séquence, qu’il y aura plus de personnes syndiquées, et donc plus de personnes investies dans les luttes sur le travail. Ça va donner de la force à l’action collective. Une victoire, ça permet de se souvenir que ce sont celles et ceux qui luttent et travaillent qui font avancer les droits sociaux. Mais ça donne aussi de la confiance dans le fond. On lutte contre la résignation, contre cette manière de croire qu’on ne peut jamais gagner, si forte soit la mobilisation. C’est le discours typique des sondages : « Ce sera promulgué de toute façon », « Ce sera compliqué ». Mais là, on parle dix jours après l’adoption par 49.3, quelques jours après la journée de mobilisation certainement la plus puissante qu’il y ait eu en termes de personnes dans la rue et de détermination. Alors qu’on n’a pas eu trois semaines pour préparer cette journée. Et tout ça, c’est porteur d’espoir.
[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]
En 2018, Théo Roumier, de Sud Éducation, nous disait que « le dialogue social, c’est le patronat qui impose son agenda, ses thèmes, son calendrier, son idéologie, on s’est fait arnaquer ». On a enfin l’impression qu’on impose notre agenda, que le rapport de force peut s’inverser.
Oui, ce qu’on a appelé le « dialogue social » ces vingt dernières années, globalement, c’est la volonté de l’État d’imposer un agenda. Théo l’a bien résumé. En 2019, le mouvement syndical, parti de la RATP, avait imposé un calendrier propre. Le gouvernement ne voulait pas que ce soit à ce moment-là qu’on parle des retraites ! Il avait prévu que ce serait en 2020. On l’a forcé à sortir du bois et à perdre à la fin sur cette retraite à points. Cette année, il a décidé de passer en force, de parier sur l’absence d’unité intersyndicale. C’est pour ça qu’il panique aujourd’hui. Les déclarations de Macron consistent à dire qu’il va passer à autre chose, qu’il va désormais se concentrer sur d’autres mesures [le RSA, le retour à l’emploi, ndlr], mais non ! Il ne peut pas passer à autre chose : la mobilisation est là. Les autres choses, elles viennent aussi du mouvement social. Hier, il y avait la grosse action à Sainte-Soline contre les mégabassines. Il y a les rassemblements prévus contre la loi Darmanin sur l’immigration, qu’on continue de combattre même si elle est déjà bien avancée. Il y aura samedi prochain des manifestations contre les conséquences de la fin de la trêve hivernale sur l’accès au logement. Grâce à la lutte sociale, le calendrier que voulait avancer ce gouvernement est mort. C’est nous qui l’imposons désormais. Le gouvernement et, derrière, le patronat, aimeraient bien que la page se tourne rapidement. Non. Elle ne va pas se tourner. En tout cas pas tant qu’on est capables de se mobiliser massivement.
Vous l’évoquiez tout à l’heure : la grande force de ce mouvement, c’est l’unité intersyndicale. C’est aussi un tournant. Car les syndicats ont souvent été pointés comme les responsables des échecs des mouvements sociaux.
On voit déjà des dizaines de milliers de personnes qui se sont syndiquées depuis le début du mouvement, dans les différentes organisations syndicales. Nous, à Solidaires, on a des pratiques et des valeurs qui ne sont pas celles de toutes les autres organisations. Il y en a avec lesquelles on a l’habitude de s’entendre plus facilement que d’autres. Et pourtant, là, on a réussi à se mettre d’accord sur une façon d’avancer. Après, un mouvement s’invente par lui-même. Ce n’est pas une mécanique, et il ne suffit pas d’avoir fait de l’histoire pour savoir comment il évoluera, même si ça nous aide évidemment. Ce mouvement est surprenant, plein de rebondissements. L’unité a servi et elle servira encore pour la suite. Parce qu’on veut montrer qu’il y a des structures syndicales qui sont différentes, sans passer notre temps à dévaloriser les autres. C’est quelque chose qu’on peut apprendre à faire politiquement, puisqu’on a réussi à le faire pendant plusieurs mois. Enfin, il y a cette réalité à prendre en compte : il y a des endroits où tous les syndicats sont représentés très fortement, il y a des secteurs professionnels où il y a beaucoup de choix syndicaux. Mais dans plein d’endroits, c’est le désert syndical. Une grande partie des travailleuses et des travailleurs n’ont aujourd’hui pas accès à cet outil. Si à la sortie de cette mobilisation, la confiance envers les syndicats est renforcée, s’il y a plus de syndiqué·es et de sections syndicales, c’est sûr que ce sera mieux pour la suite.
Il y a aussi d’autres organisations présentes dans ce mouvement — comme Révolution Permanente (RP), par exemple — qui avancent que l’intersyndicale n’est pas assez radicale.
« Il ne faut pas construire des oppositions binaires, mais porter des oppositions critiques. Notre objectif n’est pas d’être les plus radicaux : c’est de gagner. »
Je pense que celles et ceux qui disent que l’intersyndicale n’est pas assez radicale se trompent sur un point. On ne demande pas à la CGT ou à la CFDT d’être Solidaires. Et réciproquement. C’est se leurrer. Je pense que c’est un vieux schéma qui est aussi un héritage de l’analyse de ce qu’était le syndicalisme. Mais on n’est plus dans les années 1960–70 : il n’y a pas seulement des grosses bureaucraties syndicales qui décideraient par le haut. Analyser le syndicalisme uniquement comme ça, c’est se tromper sur ses formes possibles aujourd’hui. C’est comme si la CFDT venait dire que l’intersyndicale était trop radicale. C’est un équilibre qui est trouvé entre différentes structures à un moment donné. L’intersyndicale a montré qu’elle était capable d’évoluer et de porter des revendications au fur et à mesure, entre janvier et maintenant. Quand à Solidaires on discute, en février, de la possibilité d’appeler à la grève reconductible, on en informe l’intersyndicale. Mais celle-ci ne nous demande pas de quitter l’intersyndicale. Ce n’est pas contradictoire, c’est complémentaire. Ce qu’on construit avec l’intersyndicale ça donne un canevas général. C’est à tout le monde de voir comment déborder ce cadre-là, non pas pour le détruire mais pour aller plus loin et pour gagner.
Au niveau de Solidaires, on pense qu’il faut un rapport de force plus puissant que des journées de grève isolées. Ceux qui ont vraiment réussi sont les travailleurs et travailleuses du rail. Je suis à Sud Éducation, j’ai fait des AG dans mon établissement. Sur les grosses journées, il y a du monde qui pouvait suivre. Sur plusieurs jours à la suite, on n’a pas réussi et c’est pareil dans plein d’autres secteurs. Pourtant il y a eu du volontarisme. Il y a eu des milliers de militantes et de militants de Sud Éducation qui se sont mis en grève reconductible de façon volontariste. Mais ça n’a pas suffi. En revanche, ça a pu permettre d’aller faire des actions. On verra à la lecture de la mobilisation, à l’heure de la victoire, le bilan qu’on pourra faire des stratégies proposées. Mais pour en revenir à la critique, j’ai envie de répondre à celles et ceux qui disent que l’intersyndicale n’est pas assez radicale : « Venez renforcer les organisations syndicales qui correspondent à ce que vous souhaitez. » Si on n’était pas 110 000 adhérents à Solidaires mais 400 000, on pèserait aussi plus sur l’intersyndicale. Ce sont des questions de barycentre, et ces équations sont difficiles à résoudre. Il ne suffit pas de dire des choses sur une vidéo ou sur des réseaux sociaux, il faut lutter dans la vraie vie, aller voir des collègues salariés. Il ne faut pas construire des oppositions binaires mais porter des oppositions critiques. Rien n’est jamais parfait, mais on peut quand même avancer. Certains ont parfois la critique un peu facile par méconnaissance du syndicalisme réel, du monde du travail. Et puis, parfois, il y a des personnes qui veulent faire du découpage, attirer en s’affichant comme étant les plus radicaux. Notre objectif n’est pas d’être les plus radicaux : c’est de gagner.
[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]
En termes stratégiques, vous accordez beaucoup d’importance à l’horizontalité et à l’auto-organisation du mouvement, notamment à travers les AG interprofessionnelles. Est-ce que ces méthodes ont porté leur fruits depuis le début du mouvement ?
Pour Solidaires, une AG interprofessionnelle, c’est quand des secteurs en lutte se rassemblent. Parfois, on les confond avec des regroupements de militant·es qui n’arrivent pas, pour différentes raisons, à mobiliser dans leur propre secteur. Je dis ça, parce que derrière le même mot, on ne met pas forcément les mêmes choses, et ça a son importance. Dit autrement, il ne faudrait pas que la mise en place des AG interprofessionnelles se fasse au détriment de la construction de la grève dans chaque secteur. Cette année, on voit moins d’AG interprofessionnelles que ce qu’on a pu connaître sur 2010, 2016 ou même 2019. Il faudra qu’on comprenne pourquoi. Est-ce que c’est lié au fait que les appels de l’intersyndicale ont donné de la confiance, et parce que les gens se sont dits qu’il n’y avait pas besoin de venir discuter des manières de déborder ? Est-ce que c’est lié au contraire à un renforcement de l’individualisme, à l’oubli qu’il faut agir collectivement pour gagner ? On reste attaché à la construction d’un maximum d’horizontalité, d’auto-détermination dans la capacité d’agir dans le mouvement. De la même manière, on réunit une à deux fois par semaine notre instance nationale pour affiner les mandats de Solidaires, et notre participation au mouvement. Ce n’est pas le secrétariat national qui décide seul.
On a beaucoup évoqué les secteurs dits stratégiques, ceux qui, mis à l’arrêt, ont une réelle capacité de blocage de l’économie. Comment renforcer les actions de ces secteurs ?
Il y a un biais dans l’usage du terme « secteur stratégique ». Quand on dit ça, on considère qu’il y a des secteurs qui bloquent plus que d’autres. On aurait plutôt tendance à dire qu’il y a des secteurs qui ont une visibilité médiatique plus forte. À partir du moment où les travailleuses et les travailleurs arrêtent de travailler, ça va bloquer. Par exemple, ça ne vient à l’idée de personne de dire que l’Éducation nationale est un secteur stratégique. Mais s’il n’y a plus d’Éducation nationale, la gestion de millions d’enfants pose problème. Et là, on voit que ça provoque un blocage. De la même manière, on ne dira pas que les caissières et les caissiers font partie d’un secteur stratégique. Mais si on arrivait à avoir un mouvement de masse de grève dans la grande distribution, on verrait tout de suite que ça l’est.
Les caisses de grève ont-elles des limites, en tant qu’outil ?
« Brûler une poubelle, ce n’est pas ça la violence. Retirer les deux meilleures années de retraite des travailleuses et des travailleurs, c’est une violence. »
Dans les centres d’incinération des déchets, par exemple, il suffit qu’une quarantaine de personnes se mettent en grève pour que ça bloque un site où des centaines de personnes vont travailler. De la même manière, dans les centrales nucléaires, vu la division du travail, certains ont accès à des élément clés et pourront être plus gênants. On sait par exemple à la SNCF que si les conducteurs et les conductrices de train se mettent massivement en grève, l’impact en termes de visibilité est plus fort que pour les personnes au guichet. Ceci étant dit, il y a toujours la question de l’élargissement : être en grève, c’est pouvoir participer à des actions, à la démocratie. Mais quand il y a moins de monde, les caisses de grève sont fortes et utiles. Imaginons un mouvement où il y aurait un million de grévistes : on aurait déjà gagné. Mais on serait dans l’incapacité d’avoir des caisses de grève qui servent à quelque chose. Si on a un million de grévistes par jour, il faudrait 50 millions d’euros par jour pour pouvoir aider. Dans une situation où il y a moins de grévistes en reconductible, ça peut évidemment être un appui. Quand des camarades font quinze jours, trois semaines de grève, parfois plus, et que les feuilles de paie sont presque vides, voire à zéro, on a besoin de cette solidarité. Il y a aussi d’autres niveaux de solidarité qui peuvent exister, comme des soutiens alimentaires par exemple. Mais un débat persiste : comment les caisses de grèves sont-elles organisées démocratiquement pour que celles et ceux qui sont en grève puissent peser sur leur utilisation ? À Solidaires, on n’a pas de caisse de grève nationale unique. D’une part, parce qu’on n’en est pas capables en termes économiques. D’autre part, parce qu’il faut un vrai contrôle démocratique.
Dans certains secteurs, la « grève par procuration » a pu aussi être mal vécue…
On a eu une discussion avec nos camarades du rail qui ont dit clairement qu’ils ne voulaient pas partir seuls en tête, ni être le fer de lance de la mobilisation. Ça ne marche pas, on l’a vécu en 2010 avec les raffineries. Une fois les travailleurs réquisitionnés, les sites débloqués, c’est trop tard. C’est là qu’il y a des limites et que, parfois, il y a un discours un peu lénifiant sur les secteurs « stratégiques » et les caisses de grève, et ce qu’on pourrait appeler la grève par procuration. C’est oublier que chaque gréviste apporte sa pierre à la construction générale. Si je donne de l’argent, je ne décide pas pour autant que les personnes feront grève, ou bien c’est une négation de la démocratie. D’ailleurs, ça crée souvent de la déception quand les travailleurs et travailleuses ainsi soutenus reprennent le travail. Il faut qu’on arrive à engager partout du mouvement, de la mobilisation. Se défausser sur les autres, en alimentant seulement les caisses de grève, c’est affaiblir notre capacité à gagner. Évidemment, ça n’empêche pas de soutenir ponctuellement tel ou tel blocage, un peu plus fort. Mais il faut admettre que notre façon de lutter nous engage pour le futur, et dit quelque chose de notre vision de la société.
[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]
Quel est votre rapport à cette colère, à cette violence qui s’expriment dans les rues ? L’État continue à vouloir y voir le fait de « casseurs » externes au mouvement social, sans voir ce que sont ces mêmes travailleurs, étudiants en colère qui s’expriment ainsi.
Brûler une poubelle, ce n’est pas ça la violence. Envoyer des compagnies charger, matraquer et massacrer de jeunes adultes pour des choses aussi futiles qu’un trou dans la terre [mégabassine, ndlr], ça montre le niveau de la violence auquel l’État est rendu. Il accompagne la violence sociale. Retirer les deux meilleures années de retraite des travailleuses et des travailleurs, c’est une violence. L’accaparement de la nature — la fuite en avant écologique, extractiviste, productiviste — est un reflet de la volonté d’accaparement de nos vies portée par cette réforme des retraites. Il y a la même logique politique capitaliste derrière. Cette violence de l’État est insupportable. On a vu hier plus de 3 000 agents mobilisés pour défendre des cailloux. Et faire des blessés graves. À l’heure où on parle, il y a peut-être quelqu’un entre la vie et la mort [deux militants sont dans le coma suite à des blessures infligées par la police lors de la mobilisation contre les mégabassines, ndlr]. Pour quelle raison ? Pour faire avancer un système dont on sait qu’il est perdu, qu’il est fini. C’est le signe de la volonté de l’État de contrôler le corps social, appuyée par une lecture capitaliste et bourgeoise de la société. Elle est là, la violence aujourd’hui, et c’est insupportable.
Un camarade a été mutilé par la police jeudi dernier. Une AESH [accompagnante d’élèves en situation de handicap, ndlr] s’est fait arracher le pouce à Rouen à cause d’une grenade de désencerclement. La police utilise des armes de guerre contre des manifestants. L’État répond par des violences physiques aux mobilisations de masse. Les compagnies BRAV‑M, les voltigeurs, etc., s’inscrivent dans une logique proto-fasciste. L’ultra-violence policière est pointée du doigt : elle se déploie en dehors des clous de l’État de droit. Tous les jours, la loi et les droits constitutionnels des individus sont bafoués : le droit à manifester, de ne pas se faire arrêter pour rien. Il y a une vraie fuite en avant sur la répression, liée à ce moment de crise sociale, politique et écologique. Ce qui déstabilisera ce système violent, c’est justement la détermination et la massification. Pendant les gilets jaunes, on avait vu une partie de la bourgeoisie en panique morale. Luc Ferry disait qu’il fallait tirer sur la foule. Les meilleures armes qu’on puisse opposer, ce sont des mobilisations massives, c’est la capacité de se protéger physiquement, mais surtout d’imposer par nos outils un débordement qui fasse que cette répression ne soit plus possible. Le problème de cette répression, c’est qu’elle est aussi faite pour nous démobiliser, pour faire peur, et ça a un impact sur un certain nombre de personnes. Dans la situation actuelle, il faut espérer que ça ne décourage pas et qu’au contraire ça génère de la colère.
Et si on perd ?
Ce qui nous inquiète énormément, c’est l’extrême droite. Le Pen notamment, car c’est surtout elle qui va en profiter. On a une position très forte à Solidaires sur l’extrême droite, qu’on qualifie d’« ennemie des travailleurs et des travailleuses », contre laquelle il faut donc lutter. Ce sont les améliorations sociales et écologiques qu’on pourra apporter qui la feront régresser. Si on ne gagne pas, il peut y avoir un renforcement de l’idée selon laquelle « il n’y a plus rien à perdre ». Un sondage donnait récemment cinq points et 150 députés en plus au Rassemblement national s’il y avait des élections. Évidemment, c’est juste une projection. Mais ce risque est réel. Ce n’est pas nouveau : une partie de la bourgeoisie est prête à faire ce choix en dernier recours. Et c’est ce qu’elle fait en voulant absolument faire passer une réforme idéologique, injuste, injustifiée et brutale, tout en étant minoritaire. Qui va en sortir renforcé ? Si on gagne, le mouvement syndical. Mais si on perd… Bien sûr, en ce moment, l’extrême droite est inaudible. Ses partisans ont du mal à parler des actions de blocage de peur de passer pour des opposants à la mobilisation sociale. Ils se tapissent dans l’ombre, ils se camouflent. Ils n’avancent pas à découvert. Mais il faut continuer à dire ce qu’est l’extrême droite : un parti interclassiste, qui à la fin nous en mettra plein la tête quoi qu’il arrive. Il n’y a rien à en attendre. C’est un vrai risque aujourd’hui, et c’est une responsabilité forte du syndicalisme que de faire barrage à la progression de l’extrême droite, en s’adressant à des millions de travailleurs et de travailleuses.
Photographie de bannière : Stéphane Burlot | Ballast
REBONDS
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