Simon Duteil (Solidaires) : « Ce qui déstabilisera, c’est la massification »


Entretien inédit | Ballast

« On sent bien qu’il va se pas­ser quelque chose, mais quoi ? », rap­porte un ministre à une chaîne d’in­for­ma­tion en conti­nu. Un autre pré­cise qu’ils attendent « l’i­dée de génie » : « On espère que le pré­sident va trou­ver quelque chose pour faire un pas de côté, comme il le fait tou­jours. » Une pure bouillie macro­niste. Pendant que le pou­voir inter­roge les étoiles, la popu­la­tion, elle, résiste. Dixième jour­née de mobi­li­sa­tion natio­nale, deux cents inter­pel­la­tions dans toute la France et un taux de gré­vistes en baisse. Le gou­ver­ne­ment vient de faire savoir, via Élisabeth Borne, qu’il accep­tait de ren­con­trer l’in­ter­syn­di­cale la semaine pro­chaine après que Laurent Berger a récla­mé « une pause » et Philippe Martinez la mise en place d’une « média­tion ». L’Union syn­di­cale Solidaires — fon­dée au début des années 1980 et connue sous ce nom depuis 1998 — est l’une des voix de l’in­ter­syn­di­cale. Nous nous entre­te­nons avec son codé­lé­gué géné­ral, Simon Duteil, pour faire un point sur la lutte.


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Quel bilan faites-vous de ces trois der­niers mois de mou­ve­ment social, de façon glo­bale et à l’é­chelle de votre union syndicale ?

Un bilan assez extra­or­di­naire. On pense qu’on a les moyens de gagner sur la réforme des retraites. On n’est pas encore à l’heure du bilan final, évi­dem­ment — ça, ce sera après notre vic­toire. Mais le mou­ve­ment est très fort, déter­mi­né, capable de gagner. Ça n’a pas tou­jours été le cas ces der­niers temps, même si on pense que la mobi­li­sa­tion avait été vic­to­rieuse en 2019–2020 sur le retrait total de la réforme à points. Ce mou­ve­ment-là est por­teur d’es­poir. C’est l’u­ni­té inter­syn­di­cale qui a per­mis de géné­rer un mou­ve­ment de masse, d’al­ler convaincre une par­tie impor­tante des tra­vailleuses et des tra­vailleurs qu’il fal­lait se mobi­li­ser. De leur don­ner confiance, tout en per­met­tant aus­si d’a­voir nos propres modes d’ex­pres­sion. Si Solidaires par­ti­cipe aux appels de l’in­ter­syn­di­cale, elle ne se contente pas de les suivre. On a été capables d’al­ler plus loin à de mul­tiples reprises et on conti­nue, puis­qu’on appelle à des actions tous les jours. On appelle à sou­te­nir les grèves recon­duc­tibles, comme on avait appe­lé à les déve­lop­per à par­tir du 7 mars. Pour le syn­di­ca­lisme, ce moment est très impor­tant : mal­gré d’é­normes dif­fé­rences entre nos struc­tures syn­di­cales, on a réus­si à mon­trer qu’on pou­vait avoir des points d’ac­cord et qu’on pou­vait, en plus, ne pas mettre tout le temps nos désac­cords en avant. Là, on a un objec­tif com­mun : le retrait de la réforme.

L’intersyndicale vient d’ap­pe­ler, par la voix de Philippe Martinez, à une « sus­pen­sion » du pro­jet de réforme et, par la voix de Laurent Berger, à une « pause ». Quelle est la posi­tion de Solidaires sur cette pro­po­si­tion qui appa­raît à beau­coup comme un recul ?

L’intersyndicale n’a pas deman­dé la « sus­pen­sion » de la réforme. Il y a quelques jours la pro­po­si­tion a été faite dans l’in­ter­syn­di­cale de pous­ser à deman­der une média­tion sur le mode « dans les entre­prises, quand ça bloque trop, ça se fait pour déblo­quer ». Et qui dit média­tion dit sus­pen­sion. Mais on n’est pas allés plus loin, on n’a pas échan­gé ou affi­né le truc. Il y a eu des décla­ra­tions de membres de l’in­ter­syn­di­cale qui ont pu être sur­in­ter­pré­tées dans les médias : pour le moment, ce n’est pas une ligne vali­dée, ni par l’in­ter­syn­di­cale ni par Solidaires. Pour autant, il faut évi­ter de crier au loup sur ce que le mot désigne et sur le sens pos­sible de la démarche. L’idée de fond est de conti­nuer à pous­ser l’exé­cu­tif dans ses retran­che­ments et ses contra­dic­tions. Aucun syn­di­cat n’est prêt, à ma connais­sance, à négo­cier ou céder sur les 64 ans. Soyons clairs : une sus­pen­sion signe­rait l’ar­rêt de mort de cette réforme pour un pou­voir qui clame depuis des mois que la réforme doit s’ap­pli­quer dès l’é­té 2023. Pour Solidaires c’est une option « secon­daire », qui doit s’a­jou­ter dans le rap­port de force glo­bal. Un peu comme la sai­sie du Conseil consti­tu­tion­nel ou le Référendum d’i­ni­tia­tive popu­laire (RIP). Ce ne sont pour nous que des com­plé­ments à la lutte. Notre pra­tique cen­trale reste la construc­tion du rap­port de force par la grève — de pré­fé­rence recon­duc­tible, même si on a vu les dif­fi­cul­tés que ça peut entraî­ner —, par les actions de blo­cage de l’é­co­no­mie et par des mani­fes­ta­tions de masse. L’intersyndicale est plu­ra­liste dans les pra­tiques : on s’a­dapte, du coup. Mais ce qui compte, au final, c’est bien de gagner en obte­nant le retrait de la réforme et d’u­ti­li­ser aujourd’­hui tous les outils à notre dis­po­si­tion pour faire plier le gouvernement.

Qu’est-ce qu’il reste à faire selon vous, et avec quelle stratégie ?

« Ce dont on a envie, c’est qu’on se fasse débor­der, au sens lit­té­ral. C’est-à-dire qu’il y ait une mobi­li­sa­tion tel­le­ment puis­sante, tel­le­ment forte, qu’elle déborde. »

Il faut don­ner confiance à plus de gens encore. Une des dif­fi­cul­tés évi­dentes est éco­no­mique. C’est avant tout pour ça que cer­tains ne peuvent pas s’investir plus for­te­ment dans la mobi­li­sa­tion, et non parce qu’ils ne croient pas à la mobi­li­sa­tion. La situa­tion géné­rale des salaires et des mini­ma sociaux est ten­due, et elle l’est plus encore avec l’in­fla­tion qu’on subit depuis plus d’un an et demi. C’est évident que la grève géné­ra­li­sée est une chose dif­fi­cile pour beau­coup. La stra­té­gie, donc, c’est de pous­ser à ce qu’il y ait des actions tous les jours, si pos­sible. Ce dont on a envie, c’est qu’on se fasse débor­der, au sens lit­té­ral. C’est-à-dire qu’il y ait une mobi­li­sa­tion tel­le­ment puis­sante, tel­le­ment forte, qu’elle déborde, et qu’elle oblige Macron à ne pas pro­mul­guer la loi, ou le Conseil consti­tu­tion­nel à mettre un coup d’ar­rêt. Qui sus­pen­dra la loi, on s’en fout : ce qui compte c’est le rap­port de force glo­bal. Ce qui peut jouer dans les jours qui viennent, c’est une mobi­li­sa­tion accrue de la jeu­nesse. On a sen­ti la jeu­nesse étu­diante, lycéenne, en for­ma­tion, fer­me­ment pré­sente dans les rues. On a sen­ti qu’il y avait plus de monde jeu­di 23 mars. Est-ce que c’est un effet lié au 49.3, à l’é­ner­ve­ment démo­cra­tique qui s’a­joute à l’é­ner­ve­ment social ? Ou quelque chose de plus pro­fond ? La crise sociale et poli­tique actuelle pousse beau­coup de monde à réagir et à se dire : « Il faut gagner sur les retraites, mais on ne va pas s’empêcher de gagner autre chose en plus. »

Justement, ima­gi­nons que ce mou­ve­ment soit vic­to­rieux et que Macron retire sa réforme demain : com­ment conti­nuer de lut­ter pour gagner sur d’autres reven­di­ca­tions liées au travail ?

Ça dépen­dra de la mobi­li­sa­tion à ce moment-là. Il peut y avoir un « effet vic­toire », qui arrête la mobi­li­sa­tion, mais il peut aus­si y avoir un effet « main­te­nant qu’on est arri­vé là, il va fal­loir aller plus loin ». C’est tou­jours une pos­si­bi­li­té. On pense que le syn­di­ca­lisme va sor­tir ren­for­cé de cette séquence, qu’il y aura plus de per­sonnes syn­di­quées, et donc plus de per­sonnes inves­ties dans les luttes sur le tra­vail. Ça va don­ner de la force à l’ac­tion col­lec­tive. Une vic­toire, ça per­met de se sou­ve­nir que ce sont celles et ceux qui luttent et tra­vaillent qui font avan­cer les droits sociaux. Mais ça donne aus­si de la confiance dans le fond. On lutte contre la rési­gna­tion, contre cette manière de croire qu’on ne peut jamais gagner, si forte soit la mobi­li­sa­tion. C’est le dis­cours typique des son­dages : « Ce sera pro­mul­gué de toute façon », « Ce sera com­pli­qué ». Mais là, on parle dix jours après l’a­dop­tion par 49.3, quelques jours après la jour­née de mobi­li­sa­tion cer­tai­ne­ment la plus puis­sante qu’il y ait eu en termes de per­sonnes dans la rue et de déter­mi­na­tion. Alors qu’on n’a pas eu trois semaines pour pré­pa­rer cette jour­née. Et tout ça, c’est por­teur d’espoir.

[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]

En 2018, Théo Roumier, de Sud Éducation, nous disait que « le dia­logue social, c’est le patro­nat qui impose son agen­da, ses thèmes, son calen­drier, son idéo­lo­gie, on s’est fait arna­quer ». On a enfin l’im­pres­sion qu’on impose notre agen­da, que le rap­port de force peut s’inverser.

Oui, ce qu’on a appe­lé le « dia­logue social » ces vingt der­nières années, glo­ba­le­ment, c’est la volon­té de l’État d’im­po­ser un agen­da. Théo l’a bien résu­mé. En 2019, le mou­ve­ment syn­di­cal, par­ti de la RATP, avait impo­sé un calen­drier propre. Le gou­ver­ne­ment ne vou­lait pas que ce soit à ce moment-là qu’on parle des retraites ! Il avait pré­vu que ce serait en 2020. On l’a for­cé à sor­tir du bois et à perdre à la fin sur cette retraite à points. Cette année, il a déci­dé de pas­ser en force, de parier sur l’absence d’unité inter­syn­di­cale. C’est pour ça qu’il panique aujourd’­hui. Les décla­ra­tions de Macron consistent à dire qu’il va pas­ser à autre chose, qu’il va désor­mais se concen­trer sur d’autres mesures [le RSA, le retour à l’emploi, ndlr], mais non ! Il ne peut pas pas­ser à autre chose : la mobi­li­sa­tion est là. Les autres choses, elles viennent aus­si du mou­ve­ment social. Hier, il y avait la grosse action à Sainte-Soline contre les méga­bas­sines. Il y a les ras­sem­ble­ments pré­vus contre la loi Darmanin sur l’im­mi­gra­tion, qu’on conti­nue de com­battre même si elle est déjà bien avan­cée. Il y aura same­di pro­chain des mani­fes­ta­tions contre les consé­quences de la fin de la trêve hiver­nale sur l’accès au loge­ment. Grâce à la lutte sociale, le calen­drier que vou­lait avan­cer ce gou­ver­ne­ment est mort. C’est nous qui l’im­po­sons désor­mais. Le gou­ver­ne­ment et, der­rière, le patro­nat, aime­raient bien que la page se tourne rapi­de­ment. Non. Elle ne va pas se tour­ner. En tout cas pas tant qu’on est capables de se mobi­li­ser massivement.

Vous l’é­vo­quiez tout à l’heure : la grande force de ce mou­ve­ment, c’est l’u­ni­té inter­syn­di­cale. C’est aus­si un tour­nant. Car les syn­di­cats ont sou­vent été poin­tés comme les res­pon­sables des échecs des mou­ve­ments sociaux.

On voit déjà des dizaines de mil­liers de per­sonnes qui se sont syn­di­quées depuis le début du mou­ve­ment, dans les dif­fé­rentes orga­ni­sa­tions syn­di­cales. Nous, à Solidaires, on a des pra­tiques et des valeurs qui ne sont pas celles de toutes les autres orga­ni­sa­tions. Il y en a avec les­quelles on a l’ha­bi­tude de s’en­tendre plus faci­le­ment que d’autres. Et pour­tant, là, on a réus­si à se mettre d’ac­cord sur une façon d’a­van­cer. Après, un mou­ve­ment s’in­vente par lui-même. Ce n’est pas une méca­nique, et il ne suf­fit pas d’a­voir fait de l’his­toire pour savoir com­ment il évo­lue­ra, même si ça nous aide évi­dem­ment. Ce mou­ve­ment est sur­pre­nant, plein de rebon­dis­se­ments. L’unité a ser­vi et elle ser­vi­ra encore pour la suite. Parce qu’on veut mon­trer qu’il y a des struc­tures syn­di­cales qui sont dif­fé­rentes, sans pas­ser notre temps à déva­lo­ri­ser les autres. C’est quelque chose qu’on peut apprendre à faire poli­ti­que­ment, puis­qu’on a réus­si à le faire pen­dant plu­sieurs mois. Enfin, il y a cette réa­li­té à prendre en compte : il y a des endroits où tous les syn­di­cats sont repré­sen­tés très for­te­ment, il y a des sec­teurs pro­fes­sion­nels où il y a beau­coup de choix syn­di­caux. Mais dans plein d’en­droits, c’est le désert syn­di­cal. Une grande par­tie des tra­vailleuses et des tra­vailleurs n’ont aujourd’­hui pas accès à cet outil. Si à la sor­tie de cette mobi­li­sa­tion, la confiance envers les syn­di­cats est ren­for­cée, s’il y a plus de syndiqué·es et de sec­tions syn­di­cales, c’est sûr que ce sera mieux pour la suite.

Il y a aus­si d’autres orga­ni­sa­tions pré­sentes dans ce mou­ve­ment — comme Révolution Permanente (RP), par exemple — qui avancent que l’in­ter­syn­di­cale n’est pas assez radicale. 

« Il ne faut pas construire des oppo­si­tions binaires, mais por­ter des oppo­si­tions cri­tiques. Notre objec­tif n’est pas d’être les plus radi­caux : c’est de gagner. »

Je pense que celles et ceux qui disent que l’in­ter­syn­di­cale n’est pas assez radi­cale se trompent sur un point. On ne demande pas à la CGT ou à la CFDT d’être Solidaires. Et réci­pro­que­ment. C’est se leur­rer. Je pense que c’est un vieux sché­ma qui est aus­si un héri­tage de l’a­na­lyse de ce qu’é­tait le syn­di­ca­lisme. Mais on n’est plus dans les années 1960–70 : il n’y a pas seule­ment des grosses bureau­cra­ties syn­di­cales qui déci­de­raient par le haut. Analyser le syn­di­ca­lisme uni­que­ment comme ça, c’est se trom­per sur ses formes pos­sibles aujourd’hui. C’est comme si la CFDT venait dire que l’in­ter­syn­di­cale était trop radi­cale. C’est un équi­libre qui est trou­vé entre dif­fé­rentes struc­tures à un moment don­né. L’intersyndicale a mon­tré qu’elle était capable d’é­vo­luer et de por­ter des reven­di­ca­tions au fur et à mesure, entre jan­vier et main­te­nant. Quand à Solidaires on dis­cute, en février, de la pos­si­bi­li­té d’ap­pe­ler à la grève recon­duc­tible, on en informe l’in­ter­syn­di­cale. Mais celle-ci ne nous demande pas de quit­ter l’in­ter­syn­di­cale. Ce n’est pas contra­dic­toire, c’est com­plé­men­taire. Ce qu’on construit avec l’in­ter­syn­di­cale ça donne un cane­vas géné­ral. C’est à tout le monde de voir com­ment débor­der ce cadre-là, non pas pour le détruire mais pour aller plus loin et pour gagner.

Au niveau de Solidaires, on pense qu’il faut un rap­port de force plus puis­sant que des jour­nées de grève iso­lées. Ceux qui ont vrai­ment réus­si sont les tra­vailleurs et tra­vailleuses du rail. Je suis à Sud Éducation, j’ai fait des AG dans mon éta­blis­se­ment. Sur les grosses jour­nées, il y a du monde qui pou­vait suivre. Sur plu­sieurs jours à la suite, on n’a pas réus­si et c’est pareil dans plein d’autres sec­teurs. Pourtant il y a eu du volon­ta­risme. Il y a eu des mil­liers de mili­tantes et de mili­tants de Sud Éducation qui se sont mis en grève recon­duc­tible de façon volon­ta­riste. Mais ça n’a pas suf­fi. En revanche, ça a pu per­mettre d’al­ler faire des actions. On ver­ra à la lec­ture de la mobi­li­sa­tion, à l’heure de la vic­toire, le bilan qu’on pour­ra faire des stra­té­gies pro­po­sées. Mais pour en reve­nir à la cri­tique, j’ai envie de répondre à celles et ceux qui disent que l’in­ter­syn­di­cale n’est pas assez radi­cale : « Venez ren­for­cer les orga­ni­sa­tions syn­di­cales qui cor­res­pondent à ce que vous sou­hai­tez. » Si on n’était pas 110 000 adhé­rents à Solidaires mais 400 000, on pèse­rait aus­si plus sur l’in­ter­syn­di­cale. Ce sont des ques­tions de bary­centre, et ces équa­tions sont dif­fi­ciles à résoudre. Il ne suf­fit pas de dire des choses sur une vidéo ou sur des réseaux sociaux, il faut lut­ter dans la vraie vie, aller voir des col­lègues sala­riés. Il ne faut pas construire des oppo­si­tions binaires mais por­ter des oppo­si­tions cri­tiques. Rien n’est jamais par­fait, mais on peut quand même avan­cer. Certains ont par­fois la cri­tique un peu facile par mécon­nais­sance du syn­di­ca­lisme réel, du monde du tra­vail. Et puis, par­fois, il y a des per­sonnes qui veulent faire du décou­page, atti­rer en s’af­fi­chant comme étant les plus radi­caux. Notre objec­tif n’est pas d’être les plus radi­caux : c’est de gagner.

[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]

En termes stra­té­giques, vous accor­dez beau­coup d’im­por­tance à l’ho­ri­zon­ta­li­té et à l’au­to-orga­ni­sa­tion du mou­ve­ment, notam­ment à tra­vers les AG inter­pro­fes­sion­nelles. Est-ce que ces méthodes ont por­té leur fruits depuis le début du mouvement ?

Pour Solidaires, une AG inter­pro­fes­sion­nelle, c’est quand des sec­teurs en lutte se ras­semblent. Parfois, on les confond avec des regrou­pe­ments de militant·es qui n’ar­rivent pas, pour dif­fé­rentes rai­sons, à mobi­li­ser dans leur propre sec­teur. Je dis ça, parce que der­rière le même mot, on ne met pas for­cé­ment les mêmes choses, et ça a son impor­tance. Dit autre­ment, il ne fau­drait pas que la mise en place des AG inter­pro­fes­sion­nelles se fasse au détri­ment de la construc­tion de la grève dans chaque sec­teur. Cette année, on voit moins d’AG inter­pro­fes­sion­nelles que ce qu’on a pu connaître sur 2010, 2016 ou même 2019. Il fau­dra qu’on com­prenne pour­quoi. Est-ce que c’est lié au fait que les appels de l’in­ter­syn­di­cale ont don­né de la confiance, et parce que les gens se sont dits qu’il n’y avait pas besoin de venir dis­cu­ter des manières de débor­der ? Est-ce que c’est lié au contraire à un ren­for­ce­ment de l’in­di­vi­dua­lisme, à l’ou­bli qu’il faut agir col­lec­ti­ve­ment pour gagner ? On reste atta­ché à la construc­tion d’un maxi­mum d’ho­ri­zon­ta­li­té, d’au­to-déter­mi­na­tion dans la capa­ci­té d’a­gir dans le mou­ve­ment. De la même manière, on réunit une à deux fois par semaine notre ins­tance natio­nale pour affi­ner les man­dats de Solidaires, et notre par­ti­ci­pa­tion au mou­ve­ment. Ce n’est pas le secré­ta­riat natio­nal qui décide seul.

On a beau­coup évo­qué les sec­teurs dits stra­té­giques, ceux qui, mis à l’ar­rêt, ont une réelle capa­ci­té de blo­cage de l’économie. Comment ren­for­cer les actions de ces secteurs ? 

Il y a un biais dans l’u­sage du terme « sec­teur stra­té­gique ». Quand on dit ça, on consi­dère qu’il y a des sec­teurs qui bloquent plus que d’autres. On aurait plu­tôt ten­dance à dire qu’il y a des sec­teurs qui ont une visi­bi­li­té média­tique plus forte. À par­tir du moment où les tra­vailleuses et les tra­vailleurs arrêtent de tra­vailler, ça va blo­quer. Par exemple, ça ne vient à l’i­dée de per­sonne de dire que l’Éducation natio­nale est un sec­teur stra­té­gique. Mais s’il n’y a plus d’Éducation natio­nale, la ges­tion de mil­lions d’en­fants pose pro­blème. Et là, on voit que ça pro­voque un blo­cage. De la même manière, on ne dira pas que les cais­sières et les cais­siers font par­tie d’un sec­teur stra­té­gique. Mais si on arri­vait à avoir un mou­ve­ment de masse de grève dans la grande dis­tri­bu­tion, on ver­rait tout de suite que ça l’est.

Les caisses de grève ont-elles des limites, en tant qu’outil ?

« Brûler une pou­belle, ce n’est pas ça la vio­lence. Retirer les deux meilleures années de retraite des tra­vailleuses et des tra­vailleurs, c’est une violence. »

Dans les centres d’incinération des déchets, par exemple, il suf­fit qu’une qua­ran­taine de per­sonnes se mettent en grève pour que ça bloque un site où des cen­taines de per­sonnes vont tra­vailler. De la même manière, dans les cen­trales nucléaires, vu la divi­sion du tra­vail, cer­tains ont accès à des élé­ment clés et pour­ront être plus gênants. On sait par exemple à la SNCF que si les conduc­teurs et les conduc­trices de train se mettent mas­si­ve­ment en grève, l’im­pact en termes de visi­bi­li­té est plus fort que pour les per­sonnes au gui­chet. Ceci étant dit, il y a tou­jours la ques­tion de l’é­lar­gis­se­ment : être en grève, c’est pou­voir par­ti­ci­per à des actions, à la démo­cra­tie. Mais quand il y a moins de monde, les caisses de grève sont fortes et utiles. Imaginons un mou­ve­ment où il y aurait un mil­lion de gré­vistes : on aurait déjà gagné. Mais on serait dans l’in­ca­pa­ci­té d’a­voir des caisses de grève qui servent à quelque chose. Si on a un mil­lion de gré­vistes par jour, il fau­drait 50 mil­lions d’eu­ros par jour pour pou­voir aider. Dans une situa­tion où il y a moins de gré­vistes en recon­duc­tible, ça peut évi­dem­ment être un appui. Quand des cama­rades font quinze jours, trois semaines de grève, par­fois plus, et que les feuilles de paie sont presque vides, voire à zéro, on a besoin de cette soli­da­ri­té. Il y a aus­si d’autres niveaux de soli­da­ri­té qui peuvent exis­ter, comme des sou­tiens ali­men­taires par exemple. Mais un débat per­siste : com­ment les caisses de grèves sont-elles orga­ni­sées démo­cra­ti­que­ment pour que celles et ceux qui sont en grève puissent peser sur leur uti­li­sa­tion ? À Solidaires, on n’a pas de caisse de grève natio­nale unique. D’une part, parce qu’on n’en est pas capables en termes éco­no­miques. D’autre part, parce qu’il faut un vrai contrôle démocratique.

Dans cer­tains sec­teurs, la « grève par pro­cu­ra­tion » a pu aus­si être mal vécue…

On a eu une dis­cus­sion avec nos cama­rades du rail qui ont dit clai­re­ment qu’ils ne vou­laient pas par­tir seuls en tête, ni être le fer de lance de la mobi­li­sa­tion. Ça ne marche pas, on l’a vécu en 2010 avec les raf­fi­ne­ries. Une fois les tra­vailleurs réqui­si­tion­nés, les sites déblo­qués, c’est trop tard. C’est là qu’il y a des limites et que, par­fois, il y a un dis­cours un peu léni­fiant sur les sec­teurs « stra­té­giques » et les caisses de grève, et ce qu’on pour­rait appe­ler la grève par pro­cu­ra­tion. C’est oublier que chaque gré­viste apporte sa pierre à la construc­tion géné­rale. Si je donne de l’argent, je ne décide pas pour autant que les per­sonnes feront grève, ou bien c’est une néga­tion de la démo­cra­tie. D’ailleurs, ça crée sou­vent de la décep­tion quand les tra­vailleurs et tra­vailleuses ain­si sou­te­nus reprennent le tra­vail. Il faut qu’on arrive à enga­ger par­tout du mou­ve­ment, de la mobi­li­sa­tion. Se défaus­ser sur les autres, en ali­men­tant seule­ment les caisses de grève, c’est affai­blir notre capa­ci­té à gagner. Évidemment, ça n’empêche pas de sou­te­nir ponc­tuel­le­ment tel ou tel blo­cage, un peu plus fort. Mais il faut admettre que notre façon de lut­ter nous engage pour le futur, et dit quelque chose de notre vision de la société.

[Manifestation du 28 mars, Paris | Stéphane Burlot]

Quel est votre rap­port à cette colère, à cette vio­lence qui s’ex­priment dans les rues ? L’État conti­nue à vou­loir y voir le fait de « cas­seurs » externes au mou­ve­ment social, sans voir ce que sont ces mêmes tra­vailleurs, étu­diants en colère qui s’ex­priment ainsi.

Brûler une pou­belle, ce n’est pas ça la vio­lence. Envoyer des com­pa­gnies char­ger, matra­quer et mas­sa­crer de jeunes adultes pour des choses aus­si futiles qu’un trou dans la terre [méga­bas­sine, ndlr], ça montre le niveau de la vio­lence auquel l’État est ren­du. Il accom­pagne la vio­lence sociale. Retirer les deux meilleures années de retraite des tra­vailleuses et des tra­vailleurs, c’est une vio­lence. L’accaparement de la nature — la fuite en avant éco­lo­gique, extrac­ti­viste, pro­duc­ti­viste — est un reflet de la volon­té d’ac­ca­pa­re­ment de nos vies por­tée par cette réforme des retraites. Il y a la même logique poli­tique capi­ta­liste der­rière. Cette vio­lence de l’État est insup­por­table. On a vu hier plus de 3 000 agents mobi­li­sés pour défendre des cailloux. Et faire des bles­sés graves. À l’heure où on parle, il y a peut-être quel­qu’un entre la vie et la mort [deux mili­tants sont dans le coma suite à des bles­sures infli­gées par la police lors de la mobi­li­sa­tion contre les méga­bas­sines, ndlr]. Pour quelle rai­son ? Pour faire avan­cer un sys­tème dont on sait qu’il est per­du, qu’il est fini. C’est le signe de la volon­té de l’État de contrô­ler le corps social, appuyée par une lec­ture capi­ta­liste et bour­geoise de la socié­té. Elle est là, la vio­lence aujourd’­hui, et c’est insupportable.

Un cama­rade a été muti­lé par la police jeu­di der­nier. Une AESH [accom­pa­gnante d’é­lèves en situa­tion de han­di­cap, ndlr] s’est fait arra­cher le pouce à Rouen à cause d’une gre­nade de désen­cer­cle­ment. La police uti­lise des armes de guerre contre des mani­fes­tants. L’État répond par des vio­lences phy­siques aux mobi­li­sa­tions de masse. Les com­pa­gnies BRAV‑M, les vol­ti­geurs, etc., s’ins­crivent dans une logique pro­to-fas­ciste. L’ultra-vio­lence poli­cière est poin­tée du doigt : elle se déploie en dehors des clous de l’État de droit. Tous les jours, la loi et les droits consti­tu­tion­nels des indi­vi­dus sont bafoués : le droit à mani­fes­ter, de ne pas se faire arrê­ter pour rien. Il y a une vraie fuite en avant sur la répres­sion, liée à ce moment de crise sociale, poli­tique et éco­lo­gique. Ce qui désta­bi­li­se­ra ce sys­tème violent, c’est jus­te­ment la déter­mi­na­tion et la mas­si­fi­ca­tion. Pendant les gilets jaunes, on avait vu une par­tie de la bour­geoi­sie en panique morale. Luc Ferry disait qu’il fal­lait tirer sur la foule. Les meilleures armes qu’on puisse oppo­ser, ce sont des mobi­li­sa­tions mas­sives, c’est la capa­ci­té de se pro­té­ger phy­si­que­ment, mais sur­tout d’im­po­ser par nos outils un débor­de­ment qui fasse que cette répres­sion ne soit plus pos­sible. Le pro­blème de cette répres­sion, c’est qu’elle est aus­si faite pour nous démo­bi­li­ser, pour faire peur, et ça a un impact sur un cer­tain nombre de per­sonnes. Dans la situa­tion actuelle, il faut espé­rer que ça ne décou­rage pas et qu’au contraire ça génère de la colère.

Et si on perd ?

Ce qui nous inquiète énor­mé­ment, c’est l’ex­trême droite. Le Pen notam­ment, car c’est sur­tout elle qui va en pro­fi­ter. On a une posi­tion très forte à Solidaires sur l’ex­trême droite, qu’on qua­li­fie d’« enne­mie des tra­vailleurs et des tra­vailleuses », contre laquelle il faut donc lut­ter. Ce sont les amé­lio­ra­tions sociales et éco­lo­giques qu’on pour­ra appor­ter qui la feront régres­ser. Si on ne gagne pas, il peut y avoir un ren­for­ce­ment de l’i­dée selon laquelle « il n’y a plus rien à perdre ». Un son­dage don­nait récem­ment cinq points et 150 dépu­tés en plus au Rassemblement natio­nal s’il y avait des élec­tions. Évidemment, c’est juste une pro­jec­tion. Mais ce risque est réel. Ce n’est pas nou­veau : une par­tie de la bour­geoi­sie est prête à faire ce choix en der­nier recours. Et c’est ce qu’elle fait en vou­lant abso­lu­ment faire pas­ser une réforme idéo­lo­gique, injuste, injus­ti­fiée et bru­tale, tout en étant mino­ri­taire. Qui va en sor­tir ren­for­cé ? Si on gagne, le mou­ve­ment syn­di­cal. Mais si on perd… Bien sûr, en ce moment, l’ex­trême droite est inau­dible. Ses par­ti­sans ont du mal à par­ler des actions de blo­cage de peur de pas­ser pour des oppo­sants à la mobi­li­sa­tion sociale. Ils se tapissent dans l’ombre, ils se camouflent. Ils n’a­vancent pas à décou­vert. Mais il faut conti­nuer à dire ce qu’est l’ex­trême droite : un par­ti inter­clas­siste, qui à la fin nous en met­tra plein la tête quoi qu’il arrive. Il n’y a rien à en attendre. C’est un vrai risque aujourd’­hui, et c’est une res­pon­sa­bi­li­té forte du syn­di­ca­lisme que de faire bar­rage à la pro­gres­sion de l’ex­trême droite, en s’a­dres­sant à des mil­lions de tra­vailleurs et de travailleuses.


Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot | Ballast


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