Grégory, ouvrier-cordiste : s’organiser, se défendre et se bagarrer


Texte inédit | Ballast

En mars der­nier, le PDG du groupe Jarnias, spé­cia­li­sé dans les tra­vaux en hau­teur, péro­rait sur un pla­teau : « On est au som­met de l’Aiguille du Midi, au som­met de la Tour Eiffel, au som­met des grandes che­mi­nées indus­trielles… On a l’ha­bi­tude de dire qu’on rend acces­sible l’inaccessible. » Pendant long­temps, l’u­nique syn­di­cat vers lequel un cor­diste pou­vait se tour­ner était une struc­ture patro­nale, qui fédère et défend les entre­prises de tra­vaux sur corde, et non leurs tra­vailleurs. Depuis fin 2018, l’asso­cia­tion Cordistes en colère, cor­distes soli­daires sou­haite pal­lier cette carence. Dans un vil­lage des Cévennes, nous avons ren­con­tré Grégory Molina, membre et fon­da­teur de l’as­so­cia­tion. Sur la table qui nous sépare, il y a un enre­gis­treur, deux verres, un car­net et un livre sur les morts au tra­vail — « saine lec­ture », com­mente sobre­ment le cor­diste. Récit d’un quo­ti­dien fait de débrouille, de chan­tiers et de lutte.


Par choix, j’ai tou­jours tra­vaillé en intérim.

J’ai 36 ans. Jusqu’à la créa­tion de l’association Cordistes en colère, cor­distes soli­daires, il y a quatre ans, le bou­lot avait jamais été au centre de ma vie. Maintenant, mes acti­vi­tés asso­cia­tives, syn­di­cales et mili­tantes sont cen­trées sur le tra­vail — j’y reviendrai.

Avant d’être cor­diste, j’ai été élec­tri­cien pen­dant une dizaine d’années, dans des usines autour de chez moi. J’avais envie de chan­ger, j’avais fait le tour du métier. Déjà que le bou­lot c’est pas mar­rant, mais si en plus tu te fais chier… Niveau thunes aus­si ça pla­fon­nait. Je savais que cor­diste per­met­tait de gagner un peu plus d’argent grâce aux primes de dépla­ce­ment. Ça me per­met­tait de faire un nou­veau métier et les tra­vaux sur corde m’attiraient — la « pré­ca­ri­té choi­sie » qui va avec aus­si. Je fais des mis­sions plus courtes qu’en tant qu’électricien, qui se comptent sou­vent en semaines plu­tôt qu’en mois. Le métier de cor­diste est très vola­til : c’est pas du tra­vail jour­na­lier mais c’est pas loin.

Itinérance

« Il y a ce jeu per­vers qui fait que le métier de cor­diste est inté­res­sant finan­ciè­re­ment parce qu’il y a ces dépla­ce­ments qui per­mettent de presque dou­bler le salaire. »

J’aurais du mal à défi­nir l’identité cultu­relle très forte de ce métier sans la cari­ca­tu­rer. Globalement, pour beau­coup, il y a un côté pas­sion. Un truc assez enivrant. C’est un métier qui vient his­to­ri­que­ment des sports extrêmes. Dans les années 1990 c’étaient beau­coup des guides de haute-mon­tagne, de spé­léo, des gens liés à la grimpe, avec tout ce que ça peut entraî­ner de culture « under­ground ». Il m’a sem­blé aus­si qu’il y avait un peu plus de culture poli­tique que dans d’autres sec­teurs du bâti­ment dans les­quels j’avais bos­sé. Il y a glo­ba­le­ment plus de tra­vail que de tra­vailleurs dis­po­nibles, même si les patrons s’activent pour inver­ser ce truc-là. Pour le moment, il y a jamais eu assez de tra­vailleurs qua­li­fiés, donc il y a vrai­ment la pos­si­bi­li­té de quit­ter le bou­lot du jour au len­de­main. C’est une force. Enfin, c’est un métier struc­tu­rel­le­ment orga­ni­sé de manière iti­né­rante. Ça fait que tu peux vite te bar­rer et faire 200 ou 300 bornes pour aller trou­ver un autre boulot.

Les grands dépla­ce­ments sont la norme. On n’est pas les seuls chez les ouvriers à faire un bou­lot iti­né­rant : ceux qui font des forages spé­ci­fiques pour des fon­da­tions, les sou­deurs, les gru­tiers… Je pour­rais sûre­ment tra­vailler plus près, un peu plus dif­fi­ci­le­ment qu’en tant qu’électricien, mais il y a ce jeu per­vers qui fait que le métier de cor­diste est inté­res­sant finan­ciè­re­ment parce qu’il y a ces dépla­ce­ments qui per­mettent de presque dou­bler le salaire. La ques­tion de la thune joue pas mal dans l’attrait pour ce métier. La plu­part d’entre nous n’avions jamais eu des 3 000, 3 500 balles sur des fiches de paie à la fin du mois. Le salaire horaire est pas beau­coup plus éle­vé que le SMIC : 11 balles pour des débu­tants, 13 ou 14 balles quand t’es expé­ri­men­té. C’est la moyenne. Mais avec les dépla­ce­ments, tu peux pas­ser de 1 500 à 3 000 euros, voire plus. Après, il faut reti­rer les frais fixes qu’impliquent les dépla­ce­ments, que tu as tous les mois. L’idée, c’est de les réduire autant que pos­sible avec le système‑D. Sur mes pre­mières mis­sions, je trim­ba­lais des bidons de rouge dans mon C15 : du fioul agri­cole pour que les tra­jets me coûtent moins cher. Mais j’ai vite arrê­té parce que dor­mir au milieu de ces odeurs, c’était infer­nal ! Eh oui, parce que beau­coup d’entre nous dorment dans leur bagnole, dans un four­gon amé­na­gé, chez des potes…

[Cyrille Choupas]

Quand j’allais tra­vailler à Paris, pen­dant une période je dor­mais sur un par­king où j’étais vrai­ment pénard, tout seul. Une année, des tra­vaux pour une sta­tion de métro ont com­men­cé. Là je me suis retrou­vé avec des sou­deurs, des gru­tiers, des ban­cheurs qui dor­maient sur le même par­king, juste à côté ! C’était rigo­lo, on fai­sait des bar­be­cues les soirs, mais ça a pas duré. On était à côté de Saint-Cloud, en limite d’un quar­tier bourge, on a failli se faire déga­ger. Malgré la pré­ca­ri­sa­tion, on n’est pas si nom­breux donc en tour­nant d’un chan­tier à l’autre on retrouve rapi­de­ment des per­sonnes qu’on a déjà croi­sées. Il y a eu très vite un réseau qui s’est consti­tué par­mi les cor­distes, avec des conseils, des par­tages d’expérience, des trucs de base qui se fai­saient sans qu’on s’organise, dont toute une par­tie se pas­sait sur les réseaux sociaux. On a plu­sieurs groupes pro­fes­sion­nels de dis­cus­sion, dont un qui à l’époque regrou­pait 4 ou 5 000 per­sonnes. Et puis tu as du mal à quit­ter ça parce que si tu bosses près de chez toi tu retombes sur un salaire net bien moins important.

Au départ tu attends tout le temps après les agences d’intérim parce que tu connais per­sonne, tu n’as pas ton réseau. Ensuite, la plu­part du temps on fait faire nos contrats par l’agence d’intérim, mais en contac­tant direc­te­ment les entre­prises uti­li­sa­trices qui nous font tra­vailler. Et après tu as le don­neur d’ordres qui est le maître d’ouvrage sur le chan­tier, par exemple Eiffage dans le bâti­ment ou Cristal Union pour les silos à sucre. Ce sont les clients pour qui le contrat de tra­vaux sur corde est signé pour leur faire une pres­ta­tion. Ils ont aucun lien direct avec les cor­distes. Ces chaînes de sous-trai­tance, c’est une manière de se déchar­ger de la res­pon­sa­bi­li­té poten­tielle d’un acci­dent. À l’intérieur des boîtes, les délé­ga­tions de pou­voir ont le même effet, ce sont que des pares-feux pour les res­pon­sables des entreprises.

« Quoi qu’on en dise, on se tue au bou­lot, soit à petit feu, soit de manière brutale. »

En 2018, il y a eu un acci­dent avec des explo­sifs. Un gars est mort dans une boîte de tra­vaux sur cordes. Pour le coup, le don­neur d’ordres est pas du tout mis en cause. Par contre, l’entreprise l’est. Le par­quet a fait une pro­po­si­tion à la juge d’instruction pour incul­per l’entreprise uni­que­ment comme per­sonne morale. La per­sonne phy­sique qu’il était ques­tion d’inculper éga­le­ment, c’était le res­pon­sable direct, le bas de l’échelle des res­pon­sables, juste au-des­sus du chef de chan­tier — il y a plein d’autres per­sonnes impli­quées, jusqu’au PDG, qui sont pas incul­pées. Ce qui a cau­sé la mort du col­lègue, c’est un choix struc­tu­rel dans la boîte par rap­port aux for­ma­tions, un choix écrit noir sur blanc dans le docu­ment unique d’évaluation des risques. Les entre­prises sont cen­sées faire une ana­lyse de risques pour chaque chan­tier spé­ci­fique mais aus­si pour l’entreprise en elle-même, pour toutes les acti­vi­tés qu’elle peut poten­tiel­le­ment faire. Ça lui per­met de défi­nir les moyens de pré­ven­tion. Pour les explo­sifs qui ont cau­sé la mort de notre col­lègue en 2018, le docu­ment a défi­ni soit qu’il n’y avait pas besoin de for­ma­tion du tout, soit d’une qui n’a­vait rien à voir avec le type d’explosif uti­li­sé. C’est repro­ché au délé­ga­taire de pou­voir le plus en bas de l’échelle, qui sert de fusible, alors que visi­ble­ment le man­que­ment prin­ci­pal venait d’en-haut.

Des silos à l’usine

Quoi qu’on en dise, on se tue au bou­lot, soit à petit feu, soit de manière bru­tale. Longtemps j’ai essayé de tra­vailler que six mois par an, ce qui a per­mis de me pré­ser­ver. Tant que je pour­rai, que je tien­drai phy­si­que­ment, je conti­nue­rai. Il y a pas de chiffres mais il y a un cap de trois années à pas­ser. Plein de cor­distes arrêtent avant parce qu’ils se rendent compte que le métier res­semble pas à la carte pos­tale qui leur est pré­sen­tée : tu es pas sur le pont de Millau ou la Tour Eiffel tout le temps. C’est prin­ci­pa­le­ment des bou­lots ingrats. Et puis il y a toute la dif­fi­cul­té du tra­vail phy­sique, l’exposition aux risques et tous les mau­vais côtés du tra­vail en dépla­ce­ment — c’est très par­ti­cu­lier comme vie sociale. D’ailleurs, peu de couples ou de vies de famille y résistent. Une des rai­sons qui font que je tra­vaille plus qu’a­vant depuis quelque temps, c’est la réforme du chô­mage. La der­nière réforme a vrai­ment ciblé les tra­vailleurs comme nous, avec les modes de cal­cul qui prennent en compte les périodes d’inactivité. Pour les « per­mit­tents du tra­vail », comme ils nous ont appe­lés, ça réduit les mon­tants des allo­ca­tions. Mais je m’arrête encore pen­dant les deux mois d’hiver parce que mon camion n’est pas assez iso­lé. Physiquement c’est pas tenable de vivre là-dedans à ce moment-là. Sans par­ler que je suis né dans le Sud, le froid c’est pas du tout mon élé­ment ! Et le reste de l’année, mes moments de pause sont quand je me consacre aux acti­vi­tés asso­cia­tives et syn­di­cales — le tra­vail encore.

[Cyrille Choupas]

Une semaine-type com­mence par refaire les sacs le dimanche soir. Ranger les fringues éten­dues, char­ger la voi­ture, rem­plir les bidons de flotte. Le plus sou­vent je pars qu’à 22 heures parce que j’essaie de faire le maxi­mum avant. J’arrive vers 1 heure à côté du bou­lot, qui com­mence en géné­ral à 7 heures 30. En ce moment c’est régu­liè­re­ment à Grenoble et avant ça j’étais plu­sieurs semaines dans les Deux-Sèvres, dans un silo de ciment. Un bou­lot ingrat. Il fal­lait taper à la pioche et aspi­rer. On a sor­ti 700 tonnes de ciment avec un camion aspi­ra­teur. J’avais l’impression que mon cer­veau se liqué­fiait, qu’il se rétré­cis­sait chaque jour à force de taper. Et puis comme sou­vent pour ce type d’interventions, c’était fait à l’arrache. C’est un envi­ron­ne­ment très acci­den­to­gène. La manière de tra­vailler là-dedans a jamais été étu­diée, for­ma­li­sée. Beaucoup d’entreprises nous y envoient sans vrai­ment se poser la ques­tion des risques aux­quels on est réel­le­ment confron­tés. Le point posi­tif, c’est qu’on a pris un réel temps à la fin du chan­tier pour ana­ly­ser les points défaillants — ce qui est rare.

À Grenoble c’est une autre facette du métier. C’est une ville très indus­trielle. Il y a toute une par­tie chi­mique située au sud de l’ag­glo­mé­ra­tion : là on y fait de la main­te­nance, du net­toyage, de la pein­ture, on change des pièces ou on tire les câbles — la par­tie ingrate du métier d’élec­tri­cien que je fai­sais avant. Je soude un peu aus­si. Je suis pas du tout sou­deur mais quand il y en a à faire, ça me plaît. Après il y a les chauf­fe­ries de ville, au bois ou à autre chose, et les inci­né­ra­teurs de déchets, qui chauffent aus­si la ville en par­tie. Là on rentre dans les chau­dières pour aller net­toyer ou faire de la main­te­nance. Pour un inci­né­ra­teur on ramone deux fois par an, on fait tom­ber des blocs de cendres agglo­mé­rées pour mettre en sécu­ri­té l’infrastructure et pour que les écha­fau­deurs puissent entrer dans la che­mi­née et prendre le relai sans se ramas­ser un truc sur la gueule. Et la der­nière par­tie de mon tra­vail là-bas, c’est l’électronique. C’est le nou­vel Eldorado de l’industrie, du coup ça dépote, c’est une four­mi­lière de construc­tions. Ils font des usines les unes à côté des autres. Il y a 1 500 per­sonnes qui construisent. Ça grouille de grues, de nacelles, de gens dans tous les sens… Et là-dedans je tra­vaille avec des col­lègues écha­fau­deurs. On est payés pour les sécu­ri­ser mais c’est com­pli­qué. On peut être vus comme l’emmerdeur, celui qui remet en ques­tion leur tra­vail pour le sécu­ri­ser, ce qui impli­que­rait qu’avant ils tra­vaillaient pas comme il faut.

Organiser les intérimaires

« Un des objec­tifs pre­miers de l’avènement de l’intérim en France, c’était bel et bien de s’attaquer à tout ce qui pou­vait res­sem­bler de près ou de loin à un col­lec­tif de travail. »

Je pense que mal­heu­reu­se­ment le syn­di­ca­lisme en géné­ral ne colle plus avec une par­tie de la restruc­tu­ra­tion du tra­vail aujourd’hui : la pré­ca­ri­sa­tion, l’atomisation, l’hyper-segmentation dans le monde du tra­vail, notam­ment dans l’intérim. Les formes syn­di­cales clas­siques c’est plus « Tu fais ton trou dans une boîte, tu es délé­gué du per­son­nel, tu arrives au CSE, tu es repré­sen­tant de ta sec­tion syn­di­cale dans ta boîte et tu construis le rap­port de force avec ces outils syn­di­caux ». Et ça, pour le monde de l’intérim ça marche pas du tout. Tu bosses rare­ment pour la même agence et même si tu avais la volon­té de te mettre en avant dans l’une d’elles en te pré­sen­tant aux élec­tions pro­fes­sion­nelles, tu as jamais les mêmes col­lègues et tu te ferais vite griller. Car jus­te­ment, un des objec­tifs pre­miers de l’avènement de l’intérim et du déve­lop­pe­ment de la sous-trai­tance en France, c’était bel et bien de s’attaquer à tout ce qui pou­vait res­sem­bler de près ou de loin à un col­lec­tif de travail.

Il y a quatre ans, on a donc mon­té cette asso­cia­tion, Cordistes en colère, cor­distes soli­daires, avec laquelle on essaie de batailler dans ce métier. Avant ça, il y avait eu un groupe de tra­vail au sein de la CGT Intérim autour de six ou sept col­lègues, qui a pas duré, pour plu­sieurs rai­sons. C’est la pre­mière fois dans mon par­cours que je trouve le moyen de m’organiser, de me défendre et de me bagar­rer dans le cadre du tra­vail. En 2017, quelques mois après le décès de Quentin à l’usine de Bazancourt, dans la Marne, il y a eu un ras­sem­ble­ment sur le site1. Les col­lègues syn­di­qués étaient là. La cen­trale leur a mis la pres­sion pour qu’il y ait leurs dra­peaux au ras­sem­ble­ment en hom­mage à Quentin. Personne en vou­lait : ni les cor­distes, ni la famille, pas même ceux qui étaient ins­crits à la CGT. C’est con, mais la CGT a jamais com­pris ça : pour eux si tu es à la CGT tu dois arbo­rer l’étiquette. Du coup la CGT Intérim n’est pas venue et n’a pas relayé l’é­vé­ne­ment. Ça a cas­sé un truc.

[Cyrille Choupas]

J’étais à ce pre­mier ras­sem­ble­ment. Ensuite j’ai essayé de voir à quels trucs exis­tants je pou­vais m’agripper dans le métier. J’étais en train d’essayer de m’or­ga­ni­ser dans mon coin, de sol­li­ci­ter quelques contacts pour ten­ter de pro­po­ser un ren­dez-vous natio­nal, qu’on se ren­contre, qu’on dis­cute. Finalement tout s’est pré­ci­pi­té en décembre 2018. Enfin tom­bait la date du pro­cès du pre­mier acci­dent de Bazancourt, celui d’Arthur et de Vincent. Ce sera en jan­vier 2019, sept ans après leur acci­dent… Sur l’impulsion de l’avocat des proches de Quentin, une réunion a été orga­ni­sée à Reims, au départ pour créer une asso­cia­tion des proches des vic­times de Bazancourt. Les com­pagnes d’Arthur et Vincent, Marion et Fanny, étaient pré­sentes. Elles étaient venues au pre­mier ras­sem­ble­ment parce qu’elles avaient appris que dans la même usine où tra­vaillait leur com­pa­gnon un autre jeune était décé­dé. Il y avait la famille de Quentin, digne, déter­mi­née, en nombre. Il y avait Frédéric, qui avait failli perdre la vie au fond du même silo qu’Arthur et Vincent. Il y avait Éric, cor­diste lui aus­si et qui aurait dû prendre la relève de Quentin le jour où il est pas sor­ti vivant du tra­vail. Et il y avait les col­lègues qui étaient sur la fin de leur par­cours à la CGT. Et moi qui, dans mon coin, essayais de prendre des contacts à gauche à droite. On s’est tous retrou­vés pour se deman­der ce qu’on allait faire avec ce procès.

Tout de suite on a mis sur la table qu’il fal­lait pas seule­ment une asso­cia­tion pour s’organiser par rap­port aux pro­cès et aux familles de vic­times de ces deux acci­dents, mais que ce serait beau­coup plus large : dans notre pro­fes­sion, on n’a aucun outil pour se défendre et ça nous coûte la vie. L’histoire de cette asso­cia­tion, c’est aus­si ça : l’électrochoc de se dire que tu peux vrai­ment mou­rir au bou­lot, que c’est concret, et qu’il faut essayer de faire quelque chose pour l’empêcher. En plus de regrou­per des familles de vic­times pour déve­lop­per l’entraide indis­pen­sable à la suite de tels drames, l’association est aus­si par­tie tout de suite sur une acti­vi­té para-syn­di­cale — une acti­vi­té syn­di­cale sans la struc­ture syn­di­cale. On a pris le pari de s’organiser dans le cadre de ce métier de cor­diste, de manière cor­po­ra­tiste, avec tout ce que ça com­porte de néga­tif. Comme tout truc iden­ti­taire, ça a plein de mau­vais côtés. Mais c’était un peu la seule manière de se retrou­ver, de faire le lien entre toutes ces per­sonnes ato­mi­sées aux quatre coins de la France. Dans la fou­lée du pro­cès en jan­vier on a fait un ras­sem­ble­ment devant le tri­bu­nal puis on a loué un gîte. Il y a eu une grosse réunion, on était une soixan­taine. Ça a été le moment fon­da­teur de l’association.

« Tout ça a radi­ca­le­ment chan­gé mon rap­port à ce tra­vail : moins d’embrouilles de fiche de paie, plus de faci­li­té à refu­ser les plans foi­reux et à mieux négo­cier mes conditions. »

Chacune de nos ren­contres com­mence par une mise en com­mun des pro­blèmes. Assez rapi­de­ment on a iden­ti­fié le fait que dans notre pro­fes­sion, du fait du sta­tut d’indépendant, long­temps répan­du avant l’arrivée mas­sive de l’intérim, si tu vou­lais bos­ser tu devais ache­ter ton matos, dont le prix total est autour de 1 500 balles. C’était ancré, et main­te­nant c’est impo­sé et très entre­te­nu par les patrons. Une autre pré­oc­cu­pa­tion, ce sont les indem­ni­sa­tions des dépla­ce­ments. C’est hyper variable parce que la régle­men­ta­tion est un gros fou­toir à che­val entre conven­tion col­lec­tive, code du tra­vail, par­fois des accords d’entreprise et sur­tout la juris­pru­dence, qui dit par­fois un truc, par­fois son contraire. Du coup les employeurs jouent là-des­sus et il y a vrai­ment des condi­tions qui varient du tout au tout d’une entre­prise à l’autre. Comme c’est notre prin­ci­pal avan­tage par rap­port à notre salaire, il y a un enjeu d’homogénéisation, ou du moins d’accéder à ce à quoi on a droit dans la réglementation.

Tout ça a radi­ca­le­ment chan­gé mon rap­port à ce tra­vail, ne serait-ce que le fait de connaître la régle­men­ta­tion : moins d’embrouilles de fiche de paie, plus de faci­li­té à refu­ser les plans foi­reux et à mieux négo­cier mes condi­tions. Après, il faut aus­si prendre en compte que je suis pas mal en avant dans cette orga­ni­sa­tion, il y a donc des employeurs qui me connaissent et qui se per­mettent peut-être moins avec moi qu’avec d’autres… Mais oui, aujourd’hui, il y a un outil de rap­port de force qui existe. Toutes les semaines il y a des col­lègues qui nous contactent pour des galères. Dans une cer­taine mesure, ce truc qu’on a créé leur fait peur. Sur des petites his­toires, le simple fait d’envoyer un mail ou de pas­ser un coup de télé­phone au nom de l’association fait que ça se dégonfle en face. On a l’arme des faibles : la com­mu­ni­ca­tion contre l’image publique. Et en face, qu’on touche à l’image publique ils aiment pas ça du tout ! C’est ce qu’on a le mieux réus­si à déve­lop­per, à côté du fait qu’on n’est pas vrai­ment par­ve­nus à s’organiser phy­si­que­ment en chair et en os — il y a pas eu une grève, de piquet devant une entre­prise. Ce rap­port-là à la lutte est inexis­tant, mais c’est pas faute d’avoir essayé et de conti­nuer de pous­ser dans ce sens. On sait que ça reste évi­de­ment les armes les plus redou­tables. Mais une dyna­mique de lutte ça se décrète pas. Au mieux on peut essayer de la construire !

[Cyrille Choupas]

Rendre visibles les accidents

Au quo­ti­dien, les acti­vi­tés de l’association c’est d’abord une per­ma­nence télé­pho­nique, qu’on par­tage. Depuis le début, quand des col­lègues ont une galère et que c’est dur de se mettre en avant en leur nom propre, on se sert de cette struc­ture col­lec­tive pour por­ter leur voix. Une de nos pre­mières actions, c’était avec un col­lègue inté­ri­maire qui bos­sait sur un chan­tier où il a deman­dé une aug­men­ta­tion de cin­quante cen­times, qu’on lui a refu­sée. Le ven­dre­di il dit à son entre­prise uti­li­sa­trice qu’il ne revien­dra pas le lun­di pro­chain parce qu’il avait trou­vé autre chose de mieux payé. D’abord il s’est fait engueu­ler parce qu’il s’était enga­gé mora­le­ment, puis l’entreprise uti­li­sa­trice a contac­té l’agence d’intérim pour deman­der de le bla­ck­lis­ter… Il était grillé, il s’est dit qu’il pou­vait au moins racon­ter ça. Ce qu’on a fait via l’asso, en publiant le nom de l’agence et de l’entreprise.

Puis il y a plein de trucs de gratte-papier. On a très vite recen­sé les acci­dents mor­tels. Il nous fal­lait les connaître pour faire exis­ter le pro­blème poli­ti­que­ment, qu’il soit pas occul­té et qu’il appa­raisse tel qu’il est : inac­cep­table. Les recen­ser pousse plus ou moins rapi­de­ment les patrons à modi­fier struc­tu­rel­le­ment ce qui peut l’être. Entre d’un côté la limite de leurs inté­rêts finan­ciers, et d’un autre la pres­sion sociale — dans ce sys­tème éco­no­mique il y a des choses qui sont indé­pas­sables à coups de réformes. Le recen­se­ment est aus­si impor­tant pour la pré­ven­tion : si on ne sait pas ce qui nous tue, ce qui nous blesse, on ne sait pas sur quoi agir pour empê­cher que ça se pro­duise. Je pense en l’occurrence à une des demandes qu’on for­mule, celle d’avoir des groupes de tra­vail pour faire des études sur les risques aux­quels on est confrontés.

« Si on sait pas ce qui nous tue, ce qui nous blesse, on sait pas sur quoi agir pour empê­cher que ça se produise. »

Au total, les deux tiers des acci­dents sont la consé­quence de chutes de hau­teurs. Le cœur de notre métier ! Des col­lègues qui étaient pas atta­chés sur des toits, des vires, le long de para­pets, ou qui uti­li­saient pas la corde de sécu­ri­té… Le tout per­mis et favo­ri­sé par une absence d’encadrement sur ces chan­tiers. Le sec­teur des tra­vaux publics (TP) est le le plus acci­den­to­gène de notre métier, avec les deux tiers de la mor­ta­li­té totale des cor­distes. C’est tous les tra­vaux qui ont lieu sur les falaises, en mon­tagne, tout ce qui est sécu­ri­sa­tion pour les routes afin d’éviter qu’il y ait des blocs rocheux qui tombent et empêchent les bagnoles ou les trains de rou­ler. La prin­ci­pale cause de mor­ta­li­té dans ce genre de tra­vaux, c’est des chutes de bloc, se prendre des roches sur la gueule ou par­tir avec un pan de la mon­tagne. Ça a été le cas pour un col­lègue mort en octobre, qui a fait une chute de 200 mètres. Il est par­ti avec le pan de la mon­tagne sur lequel il était atta­ché. C’est aus­si, il faut le dire, un sec­teur où, chez les cor­distes, il y a une plus forte résis­tance ouvrière à uti­li­ser la corde de sécurité.

Nous, ce qu’on demande par rap­port à ça, ce sont des études. On s’est ren­du compte que des études géo­tech­niques sont menées pour savoir com­ment pro­té­ger les routes, les ponts, les cen­trales hydrau­liques : elles défi­nissent com­ment ils vont empê­cher la mon­tagne de tom­ber et abî­mer les infra­struc­tures. Mais par contre il y a aucune étude pour défi­nir com­ment les tra­vailleurs vont ensuite pou­voir inter­ve­nir en sécu­ri­té pour mettre en place ces trucs de pro­tec­tion. C’est pas pos­sible ! Là-des­sus, la réponse du syn­di­cat patro­nal, ça a été de dire « Oui, effec­ti­ve­ment, mais ça fait par­tie des risques du métier, c’est comme les guides de haute-mon­tagne, il y en a tou­jours qui tombent ». Mais qu’ils aillent se faire foutre ces connards ! On peut pas entendre ça. Ce qu’on leur demande, c’est qu’ils mettent les moyens. Et si la sécu­ri­té des col­lègues peut pas être assu­rée, leurs fou­tus chan­tiers seront pas main­te­nus. On va pas jouer la vie d’ouvriers à la rou­lette russe des blocs rocheux juste pour per­mettre à des bagnoles de cir­cu­ler ! Il y a des cas où la mon­tagne est tel­le­ment « péteuse » que les col­lec­ti­vi­tés décident de créer des contour­ne­ments plu­tôt que de ten­ter de sécu­ri­ser la falaise. C’est par exemple le cas avec la route du lit­to­ral à la Réunion. Ça coûte du pognon, c’est sûr. Mais jamais on n’ac­cep­te­ra que la vie de nos col­lègues soit dans une telle balance éco­no­mique macabre.

[Cyrille Choupas]

Pour le moment, à défaut d’étude, tout repose sur les ouvriers. On s’appuie juste sur des trucs hyper empi­riques : est-ce que tu connais bien ou pas bien la mon­tagne en tant que cor­diste ? C’est au doigt mouillé que tu te retrouves à dire « Là ça pue, on va se prendre la mon­tagne sur la gueule si on y va ». Sauf que ces trucs empi­riques peuvent être syn­thé­ti­sés. Tu peux en extraire les connais­sances, les ras­sem­bler et les par­ta­ger. Aussi et sur­tout, on peut impo­ser qu’il y ait des études géo­tech­niques qui soient beau­coup plus pous­sées pour défi­nir les che­mins d’accès ou le pha­sage des tra­vaux. Ça empê­che­ra pas tous les acci­dents, mais ça devrait en évi­ter une bonne par­tie. Les patrons ont créé une for­ma­tion spé­ci­fique pour les tra­vaux en mon­tagne, mais en fait c’est juste pour apprendre à se ser­vir d’une machine, à dérou­ler des grillages… Par rap­port à la connais­sance de la mon­tagne, de la roche, de com­ment iden­ti­fier une situa­tion qui pré­sente un risque d’éboulement, il y a rien.

Il y a pas que le TP. Un autre sec­teur où il y a des acci­dents mor­tels, c’est le tra­vail dans les silos. Ce qui a coû­té la vie à Arthur, Vincent, Quentin, mais aus­si Gérald, qui a été intoxi­qué par des pro­duits chi­miques, ou encore Mikel qui, début mars, a per­du la vie ense­ve­li sous de la cendre au fond d’une chau­dière. Les indus­triels comme les patrons de boites de cor­distes n’ont pas réflé­chi à com­ment pré­ve­nir le risque d’ensevelissement avec des tech­niques d’accès sur cordes quand ce métier s’est déve­lop­pé et que cer­taines manières d’intervenir dans des silos se sont sys­té­ma­ti­sées. Notre maté­riel assure une pro­tec­tion contre les chutes de hau­teur, mais pas contre les risques d’ensevelissement. Par exemple, l’é­las­ti­ci­té de nos cordes va pas nous main­te­nir suf­fi­sam­ment en l’air si on se fait tirer avec toute la force de la matière en cas d’enlisement.

« On a essayé d’imposer au syn­di­cat patro­nal une plate-forme de recen­se­ment où les cor­distes pour­raient enre­gis­trer ano­ny­me­ment leurs acci­dents. Au bout de six mois ça a été abandonné. »

La connais­sance de tous ces acci­dents nous a per­mis de pous­ser à la créa­tion de groupes de tra­vail entre des trucs comme la Mutualité sociale agri­cole (MSA), l’Institut natio­nal de recherche et de sécu­ri­té (INRS), les patrons, le minis­tère du Travail et nous. On ver­ra s’il en sor­ti­ra quelque chose, mais de notre côté on fera tout pour. On a ten­té plein de trucs pour pous­ser ins­ti­tu­tion­nel­le­ment. On a essayé d’imposer au syn­di­cat patro­nal une plate-forme de recen­se­ment où les cor­distes pour­raient enre­gis­trer ano­ny­me­ment leurs acci­dents. Ils ont accep­té, mais au bout de six mois ça a été aban­don­né. Il y a eu aus­si la volon­té de créer un code APE (Activité prin­ci­pale exer­cée) propre aux tra­vaux sur cordes, qui per­met­trait d’avoir une entrée sta­tis­tique au niveau des chiffres de la sécu­ri­té sociale. Quand les acci­dents du tra­vail sont décla­rés, ils sont enre­gis­trés par la sécu et, après, c’est clas­sé par acti­vi­té éco­no­mique. Il y a des grands ensembles : la construc­tion, le com­merce… Nous, on est com­plè­te­ment noyé au milieu de la construc­tion, du bâti­ment et des tra­vaux publics. Vu ce qu’on repré­sente en termes numé­rique c’est impos­sible d’extraire les don­nées sans avoir une entrée sta­tis­tique propre à notre acti­vi­té. Au début ce sont les patrons qui ont pro­po­sé cette évo­lu­tion, puis ils ont été pris à leur propre piège quand on a com­men­cé à la consi­dé­rer vrai­ment sérieu­se­ment et à por­ter cette reven­di­ca­tion à notre tour. Et sur­tout quand ils se sont ren­du compte de ce que ça allait révé­ler au niveau de l’accidentologie. Ils ont lâché. Mais on a quand même réus­si à dépo­ser la demande à l’INSEE l’année der­nière, et même si c’est pas gagné ça semble être encore dans les tuyaux.

Mettre la misère à ceux d’en face

À titre indi­vi­duel, on a tel­le­ment la gueule dans les acci­dents que j’ai du mal à mettre les risques de côté. Là cette année, ça s’est enchaî­né : il y a eu quatre morts en dix mois. À chaque fois on a pro­po­sé les mêmes sou­tiens : prendre contact avec la famille, mettre en place une cagnotte pour appor­ter un peu de thunes à la famille, aller aux obsèques, conti­nuer d’avoir des échanges, tis­ser ce lien et se pro­po­ser pour les accom­pa­gner… Ça mine. On s’est vu se trans­for­mer en pres­ta­taires de ser­vice funé­raire. Il y a des fois ça accroche pas, les familles en veulent pas, en ont pas besoin pour avan­cer, mais quand notre aide est accep­tée et répond à un besoin, là il faut que ça suive. L’avant-dernier acci­dent, début jan­vier, c’est arri­vé dans la boîte où je bosse. C’est moi qui me suis retrou­vé à appe­ler la sœur du col­lègue pour la pré­ve­nir que son frère était décé­dé. Tu te trouves pro­je­té au milieu du cata­clysme que repré­sente un tel drame pour la famille. Tout ça, ça brasse. Ça s’ou­blie pas. Encore un…

[Cyrille Choupas]

Mon col­lègue tra­vaillait sur un toit. Il y avait une ligne de vie — une corde ten­due sur laquelle tu es accro­ché comme sur une via-fer­ra­ta. C’était un toit en acier, pas très pen­tu, avec aucun risque de chute sur les bords parce que c’était entre deux grands pans de toits indus­triels, avec juste le ché­neau sur le bas. Mais ce toit était par­se­mé de puits de lumière, faits avec des plaques ondu­lées en résine trans­pa­rente. Ces plaques, c’est du papier : si tu mets le pied des­sus tu passes à tra­vers. C’est ce qui est arri­vé à mon col­lègue, qui est tom­bé à tra­vers une des quatre seules plaques qui étaient pas encore sécu­ri­sées. En paral­lèle du tra­vail fait par mon col­lègue, l’usine man­da­tait une autre entre­prise pour poser des grilles sur tous ces puits de lumière. Ce sont des pro­tec­tions col­lec­tives, ce qu’il y a de plus effi­cace en termes de pro­tec­tion. Pourquoi l’usine a pas atten­du que ces grilles aient fini d’être posées pour lan­cer les autres tra­vaux ? Ça c’est encore la ques­tion. Visiblement le col­lègue n’é­tait pas atta­ché. Pourquoi ? Il y a des points inter­mé­diaires sur les lignes de vie : tu défais une longe en gar­dant l’autre accro­chée pour les pas­ser, avant de décro­cher l’autre pour conti­nuer. Peut-être qu’il a juste décro­ché ses deux longes en même temps et qu’il est tom­bé à ce moment-là. Il peut aus­si y avoir ce méca­nisme qui fait qu’il arrive de shun­ter des trucs de sécu­ri­té évi­dents. En tant que cor­diste, on tra­vaille tel­le­ment en sus­pen­sion dans le vide que quand on est sur des toi­tures ou des talus, en tout cas les pieds en appui, il peut y avoir un excès de confiance vis-à-vis de la situa­tion. On assi­mile ou on nie le risque — ça peut m’arriver.

Après ce décès, on a tous pen­sé à des moments comme ceux-là. Pendant des mois j’ai tiré des câbles dans des racks, des trucs qui trim­ballent soit de l’élec, des fluides, des tuyaux… On a des lignes de vie pour mar­cher sur ces racks, et ça m’est arri­vé de me décro­cher à des moments sur des tron­çons et de pas me rac­cro­cher — jamais sur de grandes dis­tances. Il y a plein de rai­sons qui poussent à ça, for­cé­ment mau­vaises vu les consé­quences. Sur les biais psy­cho­lo­giques qui amènent à s’exposer au dan­ger, on a que des pistes. Mais on sait qu’il y a ce truc de refu­ser, d’occulter que tu risques de cre­ver au bou­lot, que ce dan­ger existe, pour conti­nuer de retour­ner au bou­lot chaque jour. Il y a aus­si tout ce que trim­balle le monde ouvrier : son côté hyper viri­liste, la néga­tion de la peur parce que sinon t’es une fiotte… Ça, cou­plé à la mise en concur­rence des tra­vailleurs, ça pousse bien sou­vent vers un dépas­se­ment de soi-même pour se faire valoir pro­fes­sion­nel­le­ment. Dans des contextes urbains, sur des bâti­ments plus clas­siques, je me suis pris la tête plein de fois avec des col­lègues qui, sur les toits, ne s’attachent pas du tout, comme les cou­vreurs. Il y a ce truc de dire « mais non, on risque rien, tu tiens sur tes pieds tu vas pas glis­ser ». Alors que les cou­vreurs c’est la pro­fes­sion la plus expo­sée dans le bâti­ment parce que jus­te­ment ils ont sou­vent rien pour s’attacher ! Parfois, enfin, il y a sim­ple­ment la fatigue, ta vie à côté qui fait que t’es moins au taquet. Et là, s’il y a pas ces fameuses pro­tec­tions col­lec­tives, ou une per­sonne au-des­sus de toi qui a bien ana­ly­sé le chan­tier et tout pré­vu, tu y vas un peu à l’aveugle.

Avec tout ça, com­ment tenir le coup ? On voit qu’il y a quand même des choses qui avancent. On voit des gestes de soli­da­ri­té là où tout pousse à l’individualisme. On voit des col­lègues qui reprennent confiance. Je pense à cette phrase de Mohamed qui conti­nue­ra à me faire sou­rire long­temps : « Je suis ren­tré à l’entretien j’avais peur, je suis res­sor­ti c’était moi le patron ! » Un truc qui nous aide, c’est d’avoir des dyna­miques col­lec­tives, ça rend évi­dem­ment plus fort. Et puis de mettre le plus pos­sible la misère à ceux d’en face. En fait, de les rendre fous. Et de se mar­rer à le faire.


Photographie de ban­nière : Cyrille Choupas


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  1. Le 21 juin 2017, Quentin Zaraoui-Bruat, 21 ans, est mort sous plu­sieurs cen­taines de tonnes de rési­dus de céréales dans un silos de la dis­til­le­rie Cristanol, filiale du groupe sucrier Cristal Union. En 2012, deux autres cor­distes, Arthur Bertelli et Vincent Dequin, sont morts au même endroit. En 2021, les employeurs de Quentin Zaraoui-Brut ont été condam­nés. On peut lire à ce sujet les enquêtes du jour­na­liste Franck Dépretz sur Basta ! et le récit d’Éric Louis, On a per­du Quentin, édi­tions du Commun, 2018 [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre texte « J’ai quit­té les rondes pai­sibles — jour­nal d’un ouvrier », Louis Aubert, mai 2023
☰ Lire notre texte « Le monde des labo­rieux », Éric Louis, jan­vier 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Gérald le Corre : « On laisse des tra­vailleurs cre­ver au bou­lot ! », juillet 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Matthieu Lépine : « Les acci­dents du tra­vail ne sont pas des faits divers », juin 2021
☰ Lire notre témoi­gnage « On veut être res­pec­tés : faire grève en pleine pan­dé­mie », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Fabienne Lauret : « Une orga­ni­sa­tion pour se défendre au quo­ti­dien », février 2019

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