Gérald le Corre, inspecteur du travail : « On laisse des travailleurs crever au boulot ! »


Entretien inédit pour le site de Ballast

L’Inspection du tra­vail a pour fonc­tion de contrô­ler et de suivre si les dis­po­si­tions des conven­tions col­lec­tives ou du Code du tra­vail sont cor­rec­te­ment appli­quées dans les entre­prises. Quant aux ins­pec­teurs du tra­vail, ils se doivent d’informer et de conseiller les employeurs, les employés et les repré­sen­tants du per­son­nel sur leurs obli­ga­tions et sur leurs droits. Gérald le Corre offi­cie à ce poste depuis vingt ans. Également délé­gué syn­di­cal CGT en Seine-Maritime, on l’a aper­çu, au len­de­main de la catas­trophe indus­trielle de Lubrizol, en 2019, dans le col­lec­tif du même nom qui s’est créé. Nous dis­cu­tons avec lui de ce qu’il qua­li­fie à regret de « mis­sion impos­sible » : pro­té­ger comme il se devrait les tra­vailleurs et les travailleuses.


On compte envi­ron un ins­pec­teur pour 10 000 sala­riés. Peut-on par­ler d’une situa­tion de sous-effectif ?

Il y a tou­jours débat avec notre admi­nis­tra­tion cen­trale sur les chiffres, mais tout le monde est à peu près d’accord sur le constat : le nombre d’inspecteurs du tra­vail baisse par rap­port à la popu­la­tion sala­riée. Il y a des sup­pres­sions de postes, d’où ce nombre d’un ins­pec­teur pour 10 000 sala­riés. Ce n’est pas tou­jours par­lant donc l’autre chiffre qu’on peut rete­nir, c’est envi­ron un mil­lier d’entreprises par ins­pec­teur du tra­vail. Je serais ten­té de dire que le mot « sous-effec­tif » est faible ! D’autant que la san­té au tra­vail est un des mul­tiples thèmes que doit contrô­ler l’Inspection du tra­vail. Il y a aus­si la ques­tion des embauches, le recourt à l’intérim et aux CDD, les horaires de tra­vail, les salaires, les congés payés, le fonc­tion­ne­ment de toutes les ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives du per­son­nel — en tout cas, celles qui res­tent —, la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle… Donc ça a tou­jours été mis­sion impos­sible, mais c’est une situa­tion qui empire d’année en année.

Vous men­tion­nez les ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives du per­son­nel : en 2017 les ordon­nances Macron ont mis fin aux Comités d’hy­giène, de sécu­ri­té et des condi­tions de tra­vail (CHSCT) pour les fusion­ner dans le Comité social et éco­no­mique (CSE). Commence-t-on à voir les effets concrets d’une telle mesure ?

« Le nombre de repré­sen­tants du per­son­nel qui peuvent s’investir sur les ques­tions de san­té au tra­vail a été divi­sé par six ou sept dans les grosses entreprises. »

On com­mence à avoir un cer­tain recul. En grande par­tie, les mis­sions qui étaient celles du CHCST ont per­du­ré. Le droit de faire des enquêtes sur les acci­dents du tra­vail et les mala­dies pro­fes­sion­nelles existe encore, les alertes pour dan­ger grave et immi­nent aus­si, le droit à recou­rir à des exper­tises aux risques graves per­dure, tout comme les visites d’inspection dans les ate­liers et sur les sites. Pour les entre­prises du pri­vé qui sont pas­sées en CSE, il y a des effets assez dif­fé­ren­ciés. Pour les grands sites, sur un péri­mètre don­né il y avait plu­sieurs CHSCT : par exemple pour Renault à Cléon, ou pour la raf­fi­ne­rie Total à Gonfreville, on est pas­sé de sept CHSCT à un seul, à tra­vers le CSE. Donc le nombre de repré­sen­tants du per­son­nel qui peuvent s’investir sur les ques­tions de san­té au tra­vail a été divi­sé par six ou sept dans les grosses entre­prises où il y avait un maillage plu­tôt fin. Pour les entre­prises de taille plus modeste — entre 50 et 300 sala­riés —, on a à peu près le même nombre de per­sonnes1. On ne perd donc pas en termes de repré­sen­tants, par contre on retombe sur les mêmes militant⋅es qui ont un cumul d’activités.

Cumul d’activités qui implique de ne pas pou­voir s’occuper de tous les sujets…

Les mili­tants « pri­vi­lé­gient » — c’est triste de le dire comme ça — les aspects qui vont per­mettre de recon­duire leur man­dat. Un CSE qui ne ferait pas d’activités comme l’organisation des vacances, les pres­ta­tions pour les enfants, ne serait pas recon­duit, quelle que soit sa cou­leur syn­di­cale. Les ques­tions éco­no­miques (emploi, salaire) occupent aus­si un temps impor­tant. Et en dis­cu­tant avec les équipes syn­di­cales, on com­mence à consta­ter que les ques­tions de san­té au tra­vail deviennent le parent pauvre de l’activité — comme on l’avait pré­dit. Même pour les sala­riés ce n’est pas une prio­ri­té : les syn­di­cats sont plu­tôt atten­dus sur les acti­vi­tés sociales, les salaires, l’emploi — pour le dire vite. Le CSE va encore arri­ver à gérer deux choses. Premièrement, toutes les réor­ga­ni­sa­tions et restruc­tu­ra­tions qui vont impac­ter la sécu­ri­té : il y a une obli­ga­tion à consul­ter le CSE donc les cama­rades vont s’y inté­res­ser a mini­ma. Sur les acci­dents du tra­vail graves et visibles, l’équipe syn­di­cale va aus­si être sur le ter­rain. Par contre, les risques qui sont moins visibles — risques psy­cho­so­ciaux, expo­si­tions aux agents chi­miques, usure pro­fes­sion­nelle liée à des pos­tures contrai­gnantes, etc. —, ne sont pas dans le haut des prio­ri­tés et donc sou­vent non traités.

[A., 20 ans, est venu de Bulgarie pour travailler et aider sa mère : il travaille comme marbrier | Loez]

Et l’ar­ri­vée du Covid dans tout ça ?

C’est un exemple inté­res­sant. Dans un pre­mier temps on a eu énor­mé­ment d’appels : sur les masques, la décon­ta­mi­na­tion. Mais en fin de compte, sur la Seine-Maritime, il n’y a, à notre connais­sance, aucune enquête de CSE sur les causes des clus­ters pro­fes­sion­nels. Dans un hôpi­tal du dépar­te­ment, ils ont eu plus de 150 cas de Covid dans le per­son­nel, des tracts et des mobi­li­sa­tions, mais pas d’enquête ni de demande d’expertise pour risque grave. Ils pour­raient uti­li­ser un droit à l’expertise pour qu’un expert vienne inves­ti­guer le clus­ter : même ça, ce n’est pas fait. Parce que les cama­rades nous disent que dans la san­té, les pré­oc­cu­pa­tions sont sur les salaires, les effec­tifs. Dans d’autres sec­teurs, c’est s’occuper des col­lègues en chô­mage par­tiel, etc.

Vous dénon­cez les mul­tiples réformes qui ont por­té atteinte à l’Inspection du tra­vail, car elles auraient pour objec­tif de mettre au pas les ins­pec­teurs, consi­dé­rés comme trop indé­pen­dants. Vous rele­vez aus­si de nom­breuses pres­sions subies par les ins­pec­teurs de la part du minis­tère… Pouvez-vous expliquer ?

« Le minis­tère nous deman­dait clai­re­ment de ne pas appli­quer le Code du tra­vail au début de la pandémie. »

Avant le Covid, les pres­sions por­taient plu­tôt sur l’orientation des actions de contrôle selon les prio­ri­tés du minis­tère du Travail. Comme la ques­tion du tra­vail illé­gal : c’est pas vrai­ment le sort des tra­vailleurs qui les inté­resse, mais plu­tôt d’assurer la concur­rence libre et non faus­sée (des boîtes uti­lisent des sous-trai­tants avec des rému­né­ra­tions euro­péennes plus faibles que celles des conven­tions col­lec­tives). Ce n’est pas le fait que les sala­riés soient payés en des­sous qui les pré­oc­cupe. On a de plus en plus de cam­pagnes du minis­tère qui n’ont pas vrai­ment de sens : faire tant de contrôles sur telle pro­blé­ma­tique, pour faire du comp­tage d’actions. Mais peu importe la qua­li­té du contrôle et son effec­ti­vi­té, on ne se demande pas si l’Inspection du tra­vail a été effi­cace, si elle a les moyens humains et juri­diques de tra­vailler. Puis, lors de la crise du Covid, il y a eu l’affaire Anthony Smith — notre col­lègue qui a été sus­pen­du pour avoir fait son bou­lot2. Le minis­tère nous deman­dait clai­re­ment de ne pas appli­quer le Code du tra­vail au début de la pan­dé­mie. Toute la hié­rar­chie — le direc­teur géné­ral du tra­vail, les direc­teurs régio­naux — consi­dé­rait que les masques FFP2 n’é­taient pas néces­saires : on nous deman­dait d’ap­pli­quer une poli­tique qu’on décrit comme cri­mi­nelle. En vingt ans de car­rière, ça n’avait jamais été aus­si loin que ça !

Vous avez réagi com­ment, du coup ?

On a eu une cam­pagne inter­syn­di­cale sur la situa­tion de notre col­lègue d’Anthony Smith, sus­pen­du pour avoir enga­gé une pro­cé­dure judi­ciaire contre une entre­prise qui ne pro­té­geait pas ses aides à domi­cile. La presse en a par­lé. Mais on est loin d’avoir gagné : le minis­tère a recu­lé par­tiel­le­ment, mais le col­lègue reste muté pour une faute dis­ci­pli­naire qu’il n’a pas com­mise. Il est clair que ça a dou­ché plein d’autres col­lègues, qui sont assez ter­ro­ri­sés. Et pas seule­ment sur le Covid, mais aus­si dans des dos­siers où il fau­drait rap­pe­ler de manière forte cer­taines règles à des entre­prises. Des col­lègues nous disent qu’ils ne feraient plus ce qu’ils auraient fait il y a cinq ou dix ans quand ils sentent que le dos­sier est sen­sible, notam­ment avec des entre­prises proches du pou­voir. Alors que là, je ne parle que de situa­tions où le droit du tra­vail est clair, expli­cite, où les socié­tés sont en infrac­tion, etc.

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Vous avez un exemple ?

À Renault Sandouville, les salles de repos étaient trop petites pour res­pec­ter les gestes bar­rières. La direc­tion a eu la bonne idée de faire man­ger les gens dans les ate­liers, où sont uti­li­sés des pro­duits chi­miques. Il y a un risque Covid, mais c’est quand même un envi­ron­ne­ment avec des can­cé­ro­gènes ! L’inspectrice du tra­vail les a mis en demeure de res­pec­ter la régle­men­ta­tion qui inter­dit de man­ger dans les locaux de tra­vail, notam­ment là où sont uti­li­sés des pro­duits dan­ge­reux. En pra­tique, ça passe par la loca­tion de bun­ga­lows, les mettre sur le par­king, pour en faire des salles où les tra­vailleurs puissent man­ger. En toute illé­ga­li­té, l’administration a annu­lé la mise en demeure pour faire plai­sir à Renault. Quelques semaines après, la CGT sai­sis­sait le tri­bu­nal judi­ciaire du Havre, qui a sus­pen­du la reprise d’activités de l’usine parce que le risque Covid était mal géré. Le jour même de la déci­sion, Murielle Pénicaud, la ministre du tra­vail de l’époque, disait dans la presse qu’il n’y avait pas de risque sani­taire à Renault Sandouville… On avait déjà vu ce genre de déci­sion poli­tique, qui déjuge le tra­vail des agents de ter­rain, sur des licen­cie­ments de sala­riés pro­té­gés, sur des licen­cie­ments éco­no­miques — je pense à l’affaire de la che­mise à Air France. C’est cho­quant, mais on sait que ce sont des dos­siers poli­tiques. Là, on joue avec la vie des tra­vailleurs et des tra­vailleuses alors que la régle­men­ta­tion est claire.

Vous avez poin­té la res­pon­sa­bi­li­té de l’État en affir­mant : « La poli­tique du minis­tère du Travail en matière d’amiante est une poli­tique cri­mi­nelle qui conti­nue aujourd’hui d’exposer de dizaines de mil­liers de tra­vailleurs à un can­cé­ro­gène qui conti­nue de tuer. » Pourquoi ?

« On inter­vient trop sou­vent une fois que les bles­sés et les morts sont là. »

Effectivement, je confirme ces pro­pos. Il y a la res­pon­sa­bi­li­té de l’État avant 1997 : depuis au moins 1930–1940, il est clair que l’amiante est res­pon­sable de mil­liers de morts. L’État le savait depuis des décen­nies. En 1997, il y a inter­dic­tion d’utiliser l’amiante comme maté­riau neuf, mais elle est là. Dans tous les bâti­ments construits avant 1997 — des usines, des écoles, des loge­ments, etc. — il y a de fortes chances qu’il y ait de l’amiante. On ne sait pas for­cé­ment où, mais plus on cherche, plus on va en trou­ver. Pourquoi je réaf­firme que l’État a une poli­tique cri­mi­nelle ? À la dif­fé­rence de cer­tains sujets qui font débat, il y a un consen­sus scien­ti­fique sur le fait que l’amiante est un can­cé­ro­gène sans seuil : on peut avoir été très peu expo­sé, à des quan­ti­tés très faibles, et déve­lop­per 20, 30 ou 40 ans après un méso­thé­liome (can­cer de la plèvre). Il y a des veuves d’ouvriers du bâti­ment qui ont été femmes au foyer toute leur vie, expo­sées seule­ment par le bleu de tra­vail de leur mari qu’elles lavaient, et qui ont été vic­times de l’amiante. Malgré ce consen­sus scien­ti­fique, le Code de la san­té publique n’impose pas de tra­vaux obli­ga­toires dès lors qu’il y a moins de cinq fibres par litre d’amiante dans l’air. Alors que ce sont des pro­por­tions qui vont tuer à termes des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. D’ailleurs il y a un rap­port de l’Agence natio­nale de sécu­ri­té sani­taire de l’a­li­men­ta­tion, de l’en­vi­ron­ne­ment et du tra­vail (ANSES) consi­dé­rant qu’il fau­drait mesu­rer des fibres qui aujourd’hui ne sont pas comp­tées dans les cinq fibres par litre. Un rap­port du Haut conseil de la san­té publique dit que ce taux n’a plus de sens et qu’il fau­drait le bais­ser… Mais le minis­tère du Travail ne prend pas les mesures pour pro­té­ger les tra­vailleurs. Et ce n’est pas le seul pro­duit pour lequel il y a des taux dans le Code du tra­vail qui sont bien supé­rieurs à ceux dans d’autres domaines. Le conseil d’État a d’ailleurs récem­ment exi­gé que la valeur limite concer­nant les pous­sières soit abaissée.

Vous avez aus­si mis en cause la res­pon­sa­bi­li­té de l’État sur le dos­sier de l’entreprise Saipol à Dieppe : vous avan­cez qu’un défaut de contrôle a cau­sé la mort de deux per­sonnes en 2018.

Je pré­cise : quand on dit « res­pon­sa­bi­li­té de l’État », ce n’est évi­dem­ment pas la res­pon­sa­bi­li­té des col­lègues. À l’Inspection du tra­vail de Dieppe, ils ne sont plus que deux depuis quelques mois, ce n’est donc pas une res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. Ce qu’on a vou­lu mettre en avant, en tout cas au titre de la CGT, c’est un acci­dent assez sur­réa­liste. Souvent, il y a des acci­dents du tra­vail qui trouvent leur cause dans une infrac­tion impu­tée à l’employeur. Là ce n’est pas une infrac­tion, mais un nombre consi­dé­rable ! La direc­tion de l’entreprise Saipol a deman­dé aux sala­riés sous-trai­tants de conti­nuer à tra­vailler alors que tous les signaux mon­traient qu’il y avait un risque d’explosion. C’est tel­le­ment fla­grant que je ne trouve pas les mots pour le dire ! Il res­sort des inves­ti­ga­tions menées par les ser­vices de police qu’on aurait pu décou­vrir ces infrac­tions avant si les ser­vices de l’État et l’Inspection du tra­vail avaient eu les moyens humains de faire les contrôles néces­saires. Il y a pra­ti­que­ment un mil­lier d’entreprises à visi­ter par agent, et sur un éta­blis­se­ment comme Saipol, il y a plein d’autres risques que l’explosion : risque chi­mique, chute de hau­teur, incen­die… L’Inspection du tra­vail a réus­si à inves­ti­guer et a eu un rôle assez pré­pon­dé­rant sur la mise de œuvre de l’action pénale contre la direc­tion de Saipol. Par contre, on inter­vient trop sou­vent une fois que les bles­sés et les morts sont là. Si on n’é­tait pas 1 800 sur le ter­ri­toire, mais je ne sais pas com­bien de fois plus, on serait peut-être davan­tage en capa­ci­té d’éviter les morts. C’est dans ce sens là que la ques­tion de la res­pon­sa­bi­li­té de l’État est posée.

[Travail d'abattage d'arbre à Pantin | Loez]

De même que sur la catas­trophe de Lubrizol ?

C’est un autre dos­sier que je connais très bien. À l’endroit où le feu a pris, il n’y avait aucun dis­po­si­tif de détec­tion d’incendie. Et il est clair que la direc­tion de la DREAL et le pré­fet avaient connais­sance du fait que c’était une zone qui pou­vait prendre feu, comme indi­qué dans l’étude de dan­ger, sans aucun dis­po­si­tif de pro­tec­tion. Ça ren­voie donc à des ques­tions poli­tiques, au rôle de l’État et à sa posi­tion entre la pro­tec­tion de la san­té des tra­vailleurs et des rive­rains et celle des inté­rêts éco­no­miques. Sur le dos­sier Lubrizol, il y aura une action judi­ciaire contre l’État, parce qu’il a fau­té et qu’il est cores­pon­sable, du moins com­plice de ce qu’on appelle un crime industriel.

Vous avez acti­ve­ment pris part au Collectif uni­taire Lubrizol. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur sa consti­tu­tion et son rôle ?

« Ça ren­voie à des ques­tions poli­tiques, au rôle de l’État et à sa posi­tion entre la pro­tec­tion de la san­té des tra­vailleurs et des rive­rains et celle des inté­rêts économiques. »

Avec des cama­rades de la CGT, on a rapi­de­ment débrie­fé et publié un com­mu­ni­qué le matin même. Mais on s’est vite dit que la CGT ne pou­vait pas res­ter seule. On savait com­ment ça s’était pas­sé à AZF : le patro­nat et le gou­ver­ne­ment allaient vou­loir oppo­ser les syn­di­cats de tra­vailleurs aux rive­rains, à ceux qui défendent l’environnement. Donc on s’est dit qu’il fal­lait tra­vailler avec tout le monde, même si on n’allait pas être d’accord sur tout. Dès le len­de­main, on a pro­po­sé un pre­mier appel à mani­fes­ter dans lequel il y avait déjà toutes les reven­di­ca­tions reprises par le col­lec­tif uni­taire : pro­té­ger les tra­vailleurs, les rive­rains et la pla­nète, obte­nir jus­tice et véri­té sur le dos­sier, avoir un sui­vi médi­cal des tra­vailleurs et des popu­la­tions expo­sées. Le col­lec­tif est com­po­sé d’organisations syn­di­cales (CGT, FSU, Solidaires, le syn­di­cat des avo­cats de France, la Confédération pay­sanne, un syn­di­cat de méde­cins), d’associations (Greenpeace, Attac, FNE, Génération future, Alternatiba, les Jeunes pour le cli­mat), de par­tis poli­tiques — en gros toutes les for­ma­tions à la gauche du PS. Le col­lec­tif se réunit une fois par mois, sort un bul­le­tin men­suel. Récemment on a mani­fes­té à l’occasion des dix-huit mois de la catas­trophe, on re-mani­fes­te­ra pour les deux ans au mois de sep­tembre. On conti­nue d’interpeller sur les ques­tions de sui­vi médi­cal, sur les régle­men­ta­tions insuf­fi­santes, on suit avec atten­tion la pro­cé­dure pénale. Donc c’est un col­lec­tif qui vit, même s’il y a par­fois un petit sen­ti­ment d’usure. Mais on est atta­ché à essayer de faire le lien : ici c’est Lubrizol, à Paris c’est la cathé­drale Notre-Dame avec le plomb, à Fos sur Mer c’est la pol­lu­tion pétro­chi­mique, etc. Il faut arri­ver à faire la jonc­tion de tous ces col­lec­tifs qui militent sur la ques­tion du risque indus­triel, en essayant d’intégrer à la fois les gens qui tra­vaillent dans les usines et ceux qui sont à l’extérieur. Mais ce n’est pas simple. On est aus­si en lien avec les cama­rades qui suivent la situa­tion à Toulouse, car il y aura les vingt ans de l’explosion d’AZF. On espère qu’il y aura une mani­fes­ta­tion qui ne soit pas que com­mé­mo­ra­tive, mais qui prenne aus­si un axe reven­di­ca­tif. Parce qu’il n’y aura que dans le « tous ensemble contre les risques indus­triels » qu’on sera en capa­ci­té de faire pres­sion a mini­ma pour ren­for­cer la légis­la­tion, pour obte­nir que les indus­triels arrêtent de jouer avec nos vies.

L’une des dif­fi­cul­tés est celle du temps long lié à cer­tains risques : quelques jours après l’incendie de l’usine Lubrizol, un article inti­tu­lé « Lubrizol : la catas­trophe n’a pas (encore) eu lieu » était publié…

… Un très bon texte de Renaud Bécot, oui ! Sur la par­tie his­to­rique, il explique com­ment la régle­men­ta­tion cen­sée nous pro­té­ger est sur­tout une régle­men­ta­tion qui pro­tège les inté­rêts des indus­triels. S’il n’y a pas de pres­sion de notre part, il n’y aura pas de pour­suites, ou des condam­na­tions tel­le­ment déri­soires que ça s’apparente à de l’argent de poche pour les mul­ti­na­tio­nales, à un droit à polluer.

[Port de pêche du Guilvinec, Bretagne, 2008 | Loez]

L’auteur poin­tait aus­si le fait que les mala­dies et les can­cers, on les ver­rait arri­ver dans plu­sieurs années. Quand les sala­riés se rendent comptent qu’ils sont malades, ils ne sont peut-être plus à l’usine.

Voire ils ne savent même pas qu’ils sont malades du tra­vail ! Par exemple, dans le cas des anciens ver­riers de Givors3, ils se sont aper­çus des mala­dies après la fer­me­ture de l’usine. Ils ont pris conscience du risque auquel ils étaient expo­sés « grâce » à ça. Quand des tra­vailleurs apprennent qu’ils ont un can­cer ou une patho­lo­gie grave, je ne peux pas m’empêcher de leur poser des ques­tions : quel type de can­cer ? est-ce qu’ils ont cher­ché un lien avec le tra­vail ? Même des mili­tants syn­di­caux ne pensent pas à cher­cher. Et les méde­cins de ville demandent rare­ment quelle acti­vi­té pro­fes­sion­nelle vous faites. Si vous leur dites votre métier, ils ne vous inter­rogent pas sur les condi­tions dans les­quelles vous faites ce métier, les pro­duits que vous avez uti­li­sés. On a donc sur­tout des malades qui s’ignorent et ne se rendent pas compte des causes. C’est vrai pour les can­cers, mais aus­si pour les troubles mus­cu­lo-sque­let­tiques. Par exemple, toutes les études de méde­cine disent qu’à moins de faire du ten­nis 5 à 6 heures par jour, si le canal car­pien est abî­mé, c’est dû au bou­lot. Or, sur 130 000 opé­ra­tions du canal car­pien par an, il y en a envi­ron 12 000 qui sont recon­nues en mala­die pro­fes­sion­nelle ! Donc il y a un taux de sous décla­ra­tion de 90 %. C’est un pro­blème majeur que per­sonne ne veut voir. Ça arrange bien le minis­tère du Travail et le patro­nat que tout ça soit payé par la Sécurité sociale et non par la caisse assu­rance acci­dents du tra­vail et mala­die pro­fes­sion­nelle. Ça aug­men­te­rait ce qu’ils appellent le « coût du tra­vail » ! Donc on peut lais­ser les tra­vailleurs cre­ver au bou­lot, il ne faut pas qu’ils sachent que c’est le bou­lot qui les tue.

Après vingt ans dans l’Inspection du tra­vail, avez-vous vu une évo­lu­tion sur la nature des mala­dies pro­fes­sion­nelles et des souf­frances au travail ?

« Il y a par­fois des situa­tions où les col­lègues ne voient pas les malades. »

Sur la par­tie risque psy­chique, on voit une grosse dif­fé­rence — que ce soit pour le sec­teur public ou pri­vé. Avant l’Inspection du tra­vail, j’ai tra­vaillé dix ans dans le pri­vé, y com­pris dans des grosses boîtes, donc j’ai aus­si ce recul là. Le pilo­tage par objec­tifs a aug­men­té, la mise en concur­rence des uns avec les autres aus­si, le sys­tème de primes est deve­nu indi­vi­duel, etc. Tout ça pèse de plus en plus sur le men­tal des sala­riés. D’autant que recon­naître sa souf­france au tra­vail n’est pas facile. Même à l’Inspection du tra­vail, il y a une mul­ti­pli­ca­tion de situa­tions où les col­lègues, enfin, recon­naissent qu’ils n’en peuvent plus. Ils se rendent compte que ce n’est pas qu’eux le pro­blème, mais bien le cadre de tra­vail. Je ne sais pas com­ment on va sor­tir de cette crise du Covid, avec le télé­tra­vail qui s’est géné­ra­li­sé et s’est ajou­té à tout ça. Pour les sala­riés en télé­tra­vail, c’est ter­rible. Et ceux qui sont res­tés à leur poste ont tra­vaillé plus : la pro­duc­ti­vi­té a aug­men­té car ils ont dû faire avec des col­lègues absents. Combien de temps ils vont tenir ? Beaucoup de syn­di­cats sont encore par­tiel­le­ment « confi­nés », ce qui n’aide pas.

Vous avez affir­mé que « l’ensemble du monde du tra­vail ne peut pas béné­fi­cier de ce ser­vice public qui devrait être au ser­vice d’une régle­men­ta­tion cen­sée pro­té­ger les tra­vailleurs ». De même que cer­tains sala­riés sont hos­tiles aux syn­di­cats, on ima­gine que cer­tains voient l’Inspection du tra­vail d’un mau­vais œil. Comment « tra­vailler » avec ces personnes-là ?

Ça prend du temps. Un exemple : dans le sec­teur du bâti­ment, on a le pou­voir d’arrêter tem­po­rai­re­ment les tra­vaux en hau­teur s’il y a un risque de chute mor­telle. Ça crée tou­jours débat avec des tra­vailleurs qui sont sou­vent dans le déni du risque ; ils ont l’impression qu’on est là contre l’activité. Bien sûr il y a eu des engueu­lades, des éner­ve­ments de la part de tra­vailleurs. On essaye de leur faire prendre conscience que s’il manque un garde-corps, un filet, il y a un risque de chute à 5 mètres de haut… Si un cou­vreur ou un cor­diste avait vrai­ment conscience des risques réels au quo­ti­dien, il ne pour­rait pas aller bos­ser, il aurait la boule au ventre. Donc il y a un déni du risque du point de vue du tra­vailleur. Quant il s’agit de can­cé­ro­gènes, c’est plus com­pli­qué. Il y a par­fois des situa­tions où les col­lègues ne voient pas les malades. Ils ont d’abord des mala­dies, ils sont arrê­tés (quand les méde­cins font le néces­saire en terme de diag­nos­tics), cer­tains pensent qu’il y a un lien avec le tra­vail, mais ils sont déjà arrê­tés depuis 6 mois, un an, deux ans… et ont peu de lien avec le col­lec­tif de tra­vail. Quand on a l’impression que l’inspecteur du tra­vail fait du pinaillage parce que la valeur limite de tel pro­duit est tout juste dépas­sée, on leur dit d’une part qu’ils risquent d’attraper le can­cer — et ils ne veulent pas entendre ça —, d’autre part leur patron dit « N’écoutez pas l’Inspection du tra­vail sinon on va fer­mer l’usine ». Le Giscop 93 tra­vaille sur ces ques­tions et démontre que pour plu­sieurs types de can­cers, les expo­si­tions pro­fes­sion­nelles sont pré­pon­dé­rantes. En Italie, la jus­tice va cher­cher par­mi les malades, recons­ti­tuer leur car­rière pro­fes­sion­nelle pour voir si la mala­die ne peut pas pro­ve­nir du tra­vail ou des pol­lu­tions indus­trielles. En France, on n’est pas capable de faire ça ! Il y a énor­mé­ment de can­cers, on nous rabat que les causes sont le tabac et l’alcool, alors que si on cher­chait on ver­rait sûre­ment que des atteintes sont liées à des expo­si­tions pro­fes­sion­nelles ou environnementales.

[Simone R. a travaillé toute sa jeunesse dans la ferme de ses parents avant d'être embauchée à 14 ans comme "bonne de ferme" puis, plus tard, comme "femme à tout faire" auprès d'une famille bourgeoise | Loez]

Vous avez été exclu du Comité régio­nal d’orientation des condi­tions de tra­vail (CROCT) et de l’Observatoire du dia­logue social début 2019. Pour quelles raisons ?

Ce n’est pas le fait que je sois dans ces orga­nismes qui dérange le minis­tère du Travail. Je suis connu pour ma fran­chise, pour dire les choses dans la presse quand ça ne va pas, pour avoir un man­dat inter­pro­fes­sion­nel à la CGT, faire des com­mu­ni­qués. Ce qui les embête, c’est qu’à tra­vers des dos­siers comme Saipol ou Lubrizol, on a pris un point de vue ne met­tant pas seule­ment en cause le patro­nat, mais aus­si l’État au plus haut niveau. Alors, c’est tou­jours juste de taper sur les grandes mul­ti­na­tio­nales ou sur les patrons de PME qui ne res­pectent rien. Mais au fur et à mesure des dos­siers, on a mis en évi­dence les man­que­ments de l’État — qui doit garan­tir la pro­tec­tion effec­tive de la san­té des tra­vailleurs. Ça, ça ne plaît pas. Cracher sur Total ou Renault, je ne dis pas que ça fait plai­sir au minis­tère du Travail, mais cri­ti­quer l’État pour son inac­tion, dénon­cer le fait qu’il est res­pon­sable de mil­liers de morts et de malades pro­fes­sion­nels qu’on pour­rait évi­ter avec des actions de pré­ven­tion, des ren­for­ce­ments d’effectif, des moyens juri­diques, c’est la limite. Sur le cas France Télécom, on aurait pu faire quelque chose. Certes, il y a eu un pro­cès et une condam­na­tion de l’entreprise mais aujourd’hui on retrouve par­tout la poli­tique de mana­ge­ment de France Télécom ! Elle est dans plein de boîtes, dans plein de ser­vices publics… Donc aujourd’hui la puni­tion c’est d’être viré du CROCT, de l’Observatoire, puis réin­té­gré, revi­ré… On va conti­nuer cette bataille juri­dique mais ces exclu­sions sont un moyen de mettre la pres­sion indi­rec­te­ment sur nos col­lègues — comme avec la sus­pen­sion d’Anthony Smith. Pour les plus jeunes, y com­pris des copains de la CGT, de Solidaires, de la FSU, ça a des répercussions.

Avec les taux de chô­mage qu’on connaît, la pré­ca­ri­té, le chan­tage à l’emploi n’est pas anec­do­tique. Dans les com­bats pour la san­té au tra­vail, le nœud le plus dif­fi­cile à dénouer semble être celui entre le tra­vail et les cir­cons­tances dans lequel il s’exerce. N’est-ce pas fina­le­ment la ques­tion de ce qu’on veut pro­duire et dans quelles condi­tions, qu’il fau­drait poser de manière plus profonde ?

Oui, c’est ce qu’on essaie de faire dans nos réunions syn­di­cales. On tente de renouer avec les sources d’un syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire, un syn­di­ca­lisme de trans­for­ma­tion sociale. On sera tou­jours là sur la ques­tion de l’emploi, des salaires, de la durée de tra­vail — les reven­di­ca­tions immé­diates. Mais quel est le sens du tra­vail si c’est pour pro­duire des choses qui tuent la pla­nète ? Que les ouvriers et ouvrières se tuent au tra­vail, n’arrivent pas à l’âge de la retraite ou soient malades ? C’est loin d’être simple dans la CGT, mais il y a une prise de conscience qu’il faut arti­cu­ler les reven­di­ca­tions immé­diates avec la pers­pec­tive de trans­for­ma­tion de la socié­té. Avoir une CGT qui se défi­nit comme anti­ca­pi­ta­liste — un mot qu’on uti­lise dans les manifs, dans nos tracts — pose moins de pro­blème aujourd’hui que dans les années 1990. Il faut être uto­piste, d’une cer­taine manière ! Quel modèle de socié­té ? com­ment ça fonc­tionne ? Je ne sais pas s’il faut l’appeler le com­mu­nisme, le socia­lisme, cer­tains l’appellent l’autogestion, d’autres encore une socié­té débar­ras­sée du capi­ta­lisme… Quoi qu’il en soit, le fait de reve­nir sur ces notions va dans le bon sens. Mais le rap­port de force est extrê­me­ment compliqué.


Photographie de ban­nière : Loez
Photographie de Gérald le Corre : France 3 Normandie


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  1. En cumu­lant ceux qui étaient CHCST, CE et DP, par rap­port à ceux qui sont CSE.[]
  2. Dans la Marne, en pleine pre­mière vague de Covid, l’ins­pec­teur du tra­vail Anthony Smith exi­geait que les sala­riées d’une asso­cia­tion d’aide à domi­cile dis­posent de pro­tec­tions (comme des masques). En avril 2020, il est mis à pied par sa hié­rar­chie, puis a ensuite été sanc­tion­né par une muta­tion.[]
  3. Voir Qui a tué les ver­riers de Givors ?, de Pascal Marichalar, La Découverte, 2017.[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien « Les acci­dents du tra­vail ne sont pas des faits divers », juin 2021
☰ Lire notre témoi­gnage « On veut être res­pec­tés : faire grève en pleine pan­dé­mie », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « La gauche est inau­dible parce qu’elle ne poli­tise pas le tra­vail », juin 2019
☰ Lire notre témoi­gnage « Nous étions des mains invi­sibles », juillet 2018
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