Olivier Mateu : « Il faut partir au combat, l’organiser »


Entretien inédit | Ballast

Il est l’une des figures de la mobi­li­sa­tion contre la réforme des retraites. On l’a vu tenir tête au per­son­nel gou­ver­ne­men­tal à la télé­vi­sion, invi­ter le pré­sident de la République à « man­ger » sa mesure et, face à la démo­li­tion démo­cra­tique en cours, convier à s’af­fran­chir des « règles » en vigueur. Forestier sapeur de for­ma­tion et com­mu­niste de convic­tion, Olivier Mateu est sur­tout le secré­taire de la CGT 13 (Bouches-du-Rhône) depuis 2016. Après un 1er mai mémo­rable, l’in­ter­syn­di­cale a appe­lé à une qua­tor­zième jour­née d’ac­tion, le 6 juin pro­chain, pour « se faire entendre » des dépu­tés. Le gou­ver­ne­ment campe plus que jamais sur ses posi­tions. Les cas­se­roles reten­tissent dans le pays et Emmanuel Macron déclare à Dunkerque, à pro­pos de l’im­po­pu­la­ri­té mani­feste de sa poli­tique : « J’assume. » Nous ren­con­trons Olivier Mateu à Marseille pour faire un point sur la situa­tion. Ce qu’il fau­drait pour avan­cer d’un cran ? Organiser l’ac­tion com­bi­née de toutes les corporations.


Il y a eu de nom­breux appels à la grève géné­rale et recon­duc­tible. L’intersyndicale semble pour­tant ne pas leur don­ner suite. Qu’en pensez-vous ?

Nous sommes à quatre mois de mobi­li­sa­tion. Appartenant au camp des tra­vailleurs, je ne suis pas par­ti­san d’at­ta­quer l’in­ter­syn­di­cale. D’autant qu’elle a fac­tuel­le­ment contri­bué à mas­si­fier les mani­fes­ta­tions et à expli­quer que cette réforme est mau­vaise en tout point. Bien que les appels se limitent à une action par semaine, c’est tout de même un appel à la grève géné­rale puisque toutes les cor­po­ra­tions du pays sont conviées à se mobi­li­ser le même jour — et per­sonne ne devrait se sen­tir tenu à l’é­cart ou s’en exo­né­rer. Ce qui compte n’est pas la popu­la­ri­té de l’intersyndicale, mais son effi­ca­ci­té. Les moda­li­tés d’ac­tions déci­dées peuvent être remises en cause. Pour autant, nous avons déjà fait très mal à l’é­co­no­mie. Lorsque les ports sont per­tur­bés entre 60 et 72 heures par semaine, c’est toute la chaîne logis­tique qui est tou­chée, jus­qu’aux portes des entre­pôts d’Ikéa ou d’Intermarché. Et même si nous ne sommes pas arri­vés à une pénu­rie totale de car­bu­rant, toutes ces actions com­bi­nées ont cau­sé bien des per­tur­ba­tions et des pertes finan­cières au patro­nat. Les patrons n’ont pas fait les fiers lors des der­nières mobilisations !

Mais on assiste aujourd’­hui à une forme de stag­na­tion. Se pose peut-être la ques­tion de la caisse de grève, pour sou­te­nir les tra­vailleurs dans le cadre d’une grève longue ?

Mais pour­quoi dure-t-elle un mois, cette grève ? C’est que nous ne sommes pas assez nom­breux ! Il manque encore la pré­sence de beau­coup de cor­po­ra­tions, de beau­coup de tra­vailleurs et tra­vailleuses. C’est la réa­li­té ! Concernant les caisses : lors­qu’on fait grève, on perd de l’argent, c’est une consé­quence inévi­table. Que la soli­da­ri­té soit indis­pen­sable au sein de l’or­ga­ni­sa­tion pour pou­voir durer dans le temps et ne pas trop perdre finan­ciè­re­ment, c’est aus­si une évi­dence. Mais on ne règle pas tout avec la caisse de grève. Selon moi, il ne faut pas com­men­cer par poser la ques­tion de la soli­da­ri­té, sinon ça revient à acter une grève par délé­ga­tion. Si nous nous met­tons en grève seule­ment quand nous sommes assu­rés qu’une caisse cou­vri­ra nos pertes, ça signi­fie qu’il y en a cer­tains et cer­taines qui décident de ne pas y aller, et donc délèguent aux autres la res­pon­sa­bi­li­té de contrer une réforme ou de faire avan­cer le pro­grès social… Au nom de quoi ? Alors dans ce cas, disons-le clai­re­ment : dési­gnons par avance quelles cor­po­ra­tions seront dédiées à sau­ver toutes les autres. Je suis tota­le­ment contre ça. Tout le monde a quelque chose à appor­ter, cha­cun doit contri­buer à sa hau­teur. D’abord, il faut par­tir au com­bat, l’or­ga­ni­ser et ensuite se don­ner les moyens en termes de solidarité.

Le 7 mars, il a été ques­tion, pour l’in­ter­syn­di­cale, de mettre « la France à l’ar­rêt ». La for­mule « grève géné­rale recon­duc­tible » n’a pas a été pro­non­cée. Seuls trois jours ont été pro­po­sés, dans l’es­poir que ça pren­drait. Pourquoi aucun appel clair et pré­cis n’a-t-il pas été fait ? 

« Davantage que l’ac­tion simul­ta­née un même jour, c’est l’ac­tion com­bi­née de toutes les cor­po­ra­tions qui fera effet. »

Si je me mets à la fenêtre et que je crie « Je fais un appel ! », la ques­tion est : à qui on s’a­dresse ? Et qu’est-ce qu’on pro­pose ? Il clair qu’une fois par semaine, même tous ensemble, ça ne suf­fit pas, ça ne suf­fit plus. Il faut envi­sa­ger des moda­li­tés com­plé­men­taires à ajou­ter aux formes tra­di­tion­nelles de mobi­li­sa­tion. Malheureusement nous avons pris beau­coup de retard pour nous orga­ni­ser sur ce point. Si nous fai­sons une grève par semaine, tout le monde le même jour à l’ar­rêt, que font les tau­liers ? Neuf fois sur dix, le tra­vail qui n’a pas été fait le jeu­di le sera le len­de­main, ou la veille. Je ne dis pas que ça ne sert à rien, mais l’es­sen­tiel des pro­duc­tions non faites seront rat­tra­pées ou anti­ci­pées. C’est une réa­li­té. Il ne faut pas prendre les patrons pour plus stu­pides qu’ils ne le sont. Il nous faut un calen­drier d’action. C’est le point cen­tral. Nous avons besoin d’une vraie réflexion sur les manières de per­tur­ber, le plus pos­sible et le mieux pos­sible, la chaîne de pro­duc­tion et d’é­change. D’abord s’ap­puyer sur ce qu’il nous reste de forces, donc sur un cer­tain nombre de sec­teurs-clés de l’é­co­no­mie — non pas pour les mettre en avant mais pour qu’ils forment un socle. C’est déjà un peu le cas aujourd’­hui puis­qu’au départ, quatre fédé­ra­tions — ports et docks, chi­mie, éner­gie et che­mi­nots — ont conve­nu de tra­vailler ensemble. À par­tir de ce socle, tout ce qui vient s’a­gré­ger en plus par­ti­ci­pe­ra à ralen­tir la machine. Et, de fac­to, à un moment don­né, elle bloque.

Mais que pen­sez-vous qu’il faille faire, concrè­te­ment, pour aller plus loin ?

Je vais le redire plus clai­re­ment et fran­che­ment. Davantage que l’ac­tion simul­ta­née un même jour, c’est l’ac­tion com­bi­née de toutes les cor­po­ra­tions qui fera effet. Si le contai­ner n’est pas déchar­gé du bateau le lun­di mais seule­ment le mar­di, il ne sera trans­por­té qu’à par­tir du mar­di ou du mer­cre­di. Ces jours-là, si il y a une grève des trains, il res­te­ra à quai. Et le len­de­main, si ce sont les rou­tiers qui entrent dans la danse… Vous com­men­cez à com­prendre ? Je parle d’un mou­ve­ment recon­duc­tible impli­quant l’en­semble des cor­po­ra­tions, mais orga­ni­sé avec intel­li­gence et finesse. Est-ce pos­sible de l’en­vi­sa­ger en tant qu’ou­vriers ? Est-ce pos­sible de faire en sorte que la chaîne soit ralen­tie jus­qu’à ce qu’elle s’ar­rête faute d’être ali­men­tée par ses flux ? C’est ça, l’ap­pel que nous lançons.

[Mobilisation contre la réforme des retraites, mars 2023 | Stéphane Burlot]

Je le répète : ce qui était pos­sible à une époque ne l’est plus aujourd’hui. De nos jours, il n’y a plus une seule cor­po­ra­tion qui soit en capa­ci­té de dire : « Moi seule, j’ar­rête le pays ! On part en grève et on ver­ra quand on repren­dra. » Avant, il y avait 2 500 à 5 000 tra­vailleurs sur un même site de raf­fi­nage. On pou­vait réus­sir à en mobi­li­ser une bonne par­tie. Dorénavant, ils ne sont plus que 500 : tout est orga­ni­sé en flux ten­du. Qui a vou­lu cette poli­tique ? C’est le patro­nat et les gou­ver­ne­ments suc­ces­sifs, pas nous. Et c’est pour ces rai­sons qu’il faut adhé­rer à une confé­dé­ra­tion syn­di­cale car elle per­met d’ad­di­tion­ner les capa­ci­tés, de gérer ensemble les dif­fi­cul­tés. C’est à par­tir de cette réa­li­té qu’il faut par­tir afin d’é­la­bo­rer de nou­velles stra­té­gies. Par exemple, dans une jour­née de tra­vail, il y a tou­jours un moment qui est clé, un moment char­nière pour la pro­duc­tion. Lorsqu’on écrit un mail [pour une expé­di­tion, une com­mande, ndlr] par exemple, il peut être envoyé ou ne pas l’être. S’il ne l’est pas, il res­te­ra lettre morte, il ne fera pas effet. À par­tir du moment où un tra­vailleur décide de ne pas envoyer ce mail, il fait grève, il pèse sur l’ac­ti­vi­té de l’en­tre­prise et, au final, sur l’é­co­no­mie. Autre exemple : un agent dans le ser­vice des mar­chés au conseil régio­nal fait grève pen­dant 48 heures. Il décale d’au­tant l’ou­ver­ture de plis de ces mar­chés. Pendant 48 heures, ces mar­chés ne sont pas attri­bués. Pendant tout ce temps, c’est de l’argent qui ne cir­cule pas dans les caisses du patro­nat. Là, il a agi sur l’é­co­no­mie, il a fait sa part. Pourtant, ce ne sont « que » 48 heures de grève. Mais toutes ces actions accu­mu­lées, addi­tion­nées de manière cohé­rente dans une stra­té­gie fon­dée sur un calen­drier, c’est ce qui fera grip­per la machine.

Serait-ce une forme contem­po­raine de sabotage ?

Le sabo­tage consiste à cas­ser l’ou­til de tra­vail. On consi­dère que l’ou­til de tra­vail est à nous, donc on n’y touche pas. L’outil de tra­vail, on sait le mettre en panne car on sait le répa­rer. Parenthèses fer­mées. Concrètement, il n’y a pas besoin de se faire plai­sir avec des mots comme « grève géné­rale », « sabo­tage »… De toute façon, ça ne parle plus à per­sonne. C’est de la révo­lu­tion pour les roman­tiques ! Là, il faut que nous soyons dans le concret et pas dans l’ap­pel incan­ta­toire — ou encore dans la pleur­ni­che­rie, comme cer­tains : « C’est dur, c’est com­pli­qué, on n’y arrive pas… » Non, on se met ensemble, on est le nombre ! Si du nombre ne sort pas un peu intel­li­gence col­lec­tive don­nant nais­sance aux bonnes moda­li­tés d’ac­tion, alors, à ce moment-là, il est nor­mal qu’on soit diri­gé par une poignée.

Ça demande donc une sacrée organisation.

« C’est de la révo­lu­tion pour les roman­tiques ! Là, il faut que nous soyons dans le concret et pas dans l’ap­pel incantatoire. »

Ça demande sur­tout que nous soyons déter­mi­nés à gagner, que nous affi­chions clai­re­ment notre objec­tif. Comment on fait pour faire reti­rer une réforme à Emmanuel Macron ? On lui explique qu’elle n’est pas bonne ? Ça n’a pas mar­ché. On lui fait la démons­tra­tion qu’il y en aurait une meilleure ? Il n’é­coute pas. Ne reste plus qu’à blo­quer son sys­tème. Son objec­tif était de don­ner un cadeau de 14 mil­liards d’exo­né­ra­tion d’im­pôts aux entre­prises, donc au pro­fit du CAC 40. Aujourd’hui, par les grèves, nous sommes déjà à 12 mil­liards de pertes. Il ne nous reste plus que 2 mil­liards à leur faire perdre. Dans un mois, ils lui diront qu’ils n’en veulent plus de son cadeau. C’est ça qu’il faut viser — je sais bien que je ne découvre pas ici la for­mule magique…

À l’é­chelle des Bouches-du-Rhône, quel est l’é­tat des rela­tions intersyndicales ?

Sur le ter­rain, la cohé­sion de l’in­ter­syn­di­cale se main­tient plu­tôt bien. Tous les len­de­mains des mani­fes­ta­tions et des réunions de l’in­ter­syn­di­cale à échelle natio­nale, nous nous voyons et dis­cu­tons pour savoir com­ment décli­ner les actions dans le dépar­te­ment. Ici, comme par­tout ailleurs, il y a la réa­li­té propre au ter­ri­toire. Les Bouches-du-Rhône ont leur propre bas­sin éco­no­mique avec qua­si­ment la moi­tié des raf­fi­ne­ries du pays qui sont dans le dépar­te­ment. Forcément, la ques­tion du raf­fi­nage, du car­bu­rant et de sa dis­tri­bu­tion en géné­rale y est plus pré­gnante. Donc la place de la CGT. Mais la CGT ne porte pas à elle seule la res­pon­sa­bi­li­té de mener le mou­ve­ment à la vic­toire. Nous avons besoin de cohé­sion sur le ter­rain. Chacun réunit les siens là où ils sont et on essaie de tra­vailler ensemble. Il y a aus­si au sein des entre­prises des assem­blées géné­rales inter­pro­fes­sion­nelles qui, évi­dem­ment, peuvent s’or­ga­ni­ser — là où les tra­vailleurs réus­sissent à s’entendre.

[Mobilisation contre la réforme des retraites, mars 2023 | Stéphane Burlot]

Mais il faut sou­li­gner une vraie contra­dic­tion. Tout au long de l’an­née nous sommes mis en concur­rence pour gagner les élec­tions syn­di­cales et, au moment des mobi­li­sa­tions, on nous demande d’al­ler au front et de faire front com­mun… Ça inter­roge. Et en pre­mier lieu les tra­vailleurs et les tra­vailleuses du pays, car ce sont eux qui des­sinent le pay­sage syn­di­cal. Les syn­di­cats res­semblent à ce que les tra­vailleurs en font. Un syn­di­cat est un outil : il est magni­fique mais, posé contre un mur, il ne sert à rien, c’est de la déco­ra­tion. S’il est pris en main, qu’on explique à quoi il sert, alors là on peut com­men­cer à faire des choses avec. Attention ! Je ne suis pas en train de dire qu’il n’y a là aucune res­pon­sa­bi­li­té de la part des orga­ni­sa­tions syn­di­cales. J’essaie de rap­pe­ler qu’il y a aus­si une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive quant à l’é­tat de nos syn­di­cats aujourd’­hui. Depuis une tren­taine d’an­nées, clai­re­ment, l’é­vo­lu­tion des modes d’en­ga­ge­ment et donc des modes d’or­ga­ni­sa­tion ont don­né nais­sance à des poli­tiques syn­di­cales qui ont pri­vi­lé­gié le dia­logue social plu­tôt que l’af­fron­te­ment, dans les branches comme au niveau inter­pro­fes­sion­nel. Ceux qui ont por­té l’i­dée du syn­di­ca­lisme ras­sem­blé ou du par­te­na­riat social sont arri­vés à mettre dans les têtes des tra­vailleurs qu’à par­tir d’un cer­tain sta­tut on n’ap­par­te­nait plus à la classe ouvrière. Ça débouche sur la stra­té­gie de coges­tion. Comme s’il y avait des inté­rêts com­muns entre tra­vailleurs et patro­nat… Il n’y a aucun lapin qui a fait copain avec le chas­seur avant de finir en civet. Donc sur ce point il va fal­loir de nou­veau cla­ri­fier nos positions.


Photographie de vignette : Mobilisation du 18 mars 2023, à Marseille | Clément Mahoudeau


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