Carnet de grève [IV] : « On est à un point de bascule »


Texte inédit pour Ballast

Pourtant, c’est très simple : ils sont 16 ministres, 15 ministres délé­gués, 10 secré­taires d’État et 1 pré­sident ; nous sommes plu­sieurs mil­lions à mar­cher dans les rues d’un pays qui, à 70 %, refuse la réforme des retraites impo­sée. Pourtant, la mino­ri­té au pou­voir s’obs­tine et nous sem­blons impuis­sants. Pire : le pré­sident parade dans les colonnes du Monde. « Qu’on n’aille pas m’ex­pli­quer que le pays est à l’ar­rêt. Ce n’est pas vrai ! » Et d’a­jou­ter que « la menace démo­cra­tique », ce sont les « forces d’ex­trême gauche, en par­ti­cu­lier » — que l’ONU, le Conseil de l’Europe, Amnesty International et Human Rights Watch dénoncent le déchaî­ne­ment poli­cier ne paraît pas trou­bler la mino­ri­té retran­chée dans ses bureaux. Il va donc fal­loir mon­ter d’un cran. « Grève ! Blocage ! Sabotage ! », entend-on dans les rues. « Grève géné­rale », espé­rons : la clé est là. Notre rédac­tion, à laquelle se sont joints quelques membres de l’in­ter­pro d’Aubervilliers, pour­suit ses notes de mobi­li­sa­tion, prises à la volée en plu­sieurs endroits de la France.


[lire le troi­sième volet : « Comment ils ont osé ? »]


17 mars

Paris.

7 heures 15. Porte de Clignancourt, XVIIIe arron­dis­se­ment. Le ren­dez-vous cir­cule dis­crè­te­ment depuis la veille. Après un regrou­pe­ment express sous un pont, on arrive sur le péri­phé­rique à petites fou­lées. Le blo­cage se met en place rapi­de­ment, une voi­ture passe, les autres auto­mo­bi­listes s’arrêtent volon­tiers. On com­mence à mar­cher, ça chante, le fond de l’air est aus­si joyeux que déter­mi­né. On est une cen­taine, on marche sur le périph’. « Et on ira, et on ira, et on ira jusqu’au retrait ! » Plusieurs chauffeur·euses qui passent dans le sens oppo­sé klaxonnent, d’autres font des signes de sou­tien. « Grève ! Blocage ! Sabotage ! » Reprendre les espaces, blo­quer, ren­con­trer le sou­tien de per­sonnes com­plè­te­ment dif­fé­rentes, voir des ini­tia­tives et des actions pous­ser par­tout dans le pays… Tout ça fait la force de ce mou­ve­ment contre la réforme des retraites. Et mal­gré des vio­lences qui se mul­ti­plient, mal­gré les pirouettes auto­ri­taires — qui sont sur­tout la preuve que le gou­ver­ne­ment tremble et pour­rait cra­quer —, on a l’espoir de gagner.

« Et tout, et tout le monde déteste la police ! » C’est vrai, la répres­sion qui s’accentue génère de l’angoisse : peur d’être gra­ve­ment blessé·e, nassé·e et gazé·e, d’être interpellé·e, agressé·e sexuel­le­ment… Face à ce défer­le­ment de vio­lence de la part des forces de l’ordre, on peut y réflé­chir à deux fois avant de se mobi­li­ser. Mais on sait aus­si qu’on peut s’impliquer de mille manières, sui­vant les moda­li­tés qui nous conviennent le mieux : on peut res­ter à dis­tance des forces de l’ordre en manif (en se pla­çant der­rière les ser­vices d’ordre des cor­tèges syn­di­caux) ou sor­tir du par­cours dépo­sé, on peut par­ti­ci­per à des actions coor­don­nées de blo­cage comme ce matin, sou­te­nir les piquets de grève, faire des col­lages ou accro­cher des ban­de­roles. L’éventail des façons de lut­ter est large : l’important est de ne pas lâcher. On n’a pas d’autres choix que de conti­nuer jusqu’au retrait. Si on ne gagne pas là-des­sus, le risque est grand de se faire rou­ler des­sus le reste du man­dat de Macron. Donc lut­tons jusqu’au bout ! [N.]

23 mars

Aubervilliers.

« Dans cet élan, on com­mence à pous­ser à notre tour les poli­ciers qui sont contraints de reculer. »

Lorsque l’annonce des réqui­si­tions sur les piquets de conduc­teurs de camions-bennes est tom­bée jeu­di 16 mars, nous avons été plu­sieurs cama­rades de la ville à nous rendre au garage d’Aubervilliers pour ren­con­trer les conduc­teurs et pro­po­ser notre aide sur le piquet. Aux dires des éboueurs, les camions qui sortent du 35 rue du Port sont ceux qui vont ramas­ser les pou­belles des beaux quar­tiers, et même du minis­tère de l’Intérieur et de l’Élysée. L’ambiance est très calme. Les conduc­teurs bloquent sans pro­blème car les réqui­si­tions n’ont pas encore été pro­non­cées sur ce garage. Mais la semaine du 20 mars s’annonce plus mou­ve­men­tée. Le jour de la grève inter­pro­fes­sion­nelle, un appel à conver­ger dès 5 heures 30 vers le garage pour sou­te­nir les conduc­teurs est lan­cé. La police est cette fois bien pré­sente. Plusieurs four­gon­nettes nous attendent au coin de la rue du Port et de la rue Claude Bernard ; les poli­ciers, une bonne ving­taine, com­mencent à se pré­pa­rer. En pas­sant, j’entends : « On met les casques et les bou­cliers, mais pas les jam­bières ! » Le ton est donné.

Arrivée devant le garage, je retrouve une cen­taine de cama­rades de dif­fé­rents sec­teurs qui ont répon­du présent·es à l’appel, ain­si que cinq ou six observateur·ices de la Ligue des droits de l’Homme (LDH). Une cho­rale s’improvise, les chants de lutte résonnent dans la petite rue. Assez rapi­de­ment, un poli­cier vient nous infor­mer qu’il faut lever le blo­cage, sans quoi il s’en char­ge­ra avec son uni­té. « On est là ! On est là !… » est enton­né, en chœur et en réponse. En à peine deux minutes, le revoi­là, casque sur la tête, sui­vi d’une ving­taine de flics « en tenue » (pas eu le temps de véri­fier s’ils avaient fina­le­ment mis leurs jam­bières). Il lance trois som­ma­tions en trente secondes. On se met en ligne, déterminé·es à ne pas les lais­ser nous délo­ger. Les forces de l’ordre chargent, bou­cliers en avant. On campe sur nos posi­tions. Ils essaient de nous pous­ser mais on forme une foule com­pacte, détère et chan­tante. Ils n’arrivent pas à nous faire recu­ler bien que les cama­rades en pre­mière ligne se mangent des coups de pied glis­sés sous les bou­cliers. Soudain, les cama­rades der­rière se mettent à sau­ter pour accom­pa­gner le chant « On est là ! », et tout le groupe suit. Dans cet élan, on com­mence à pous­ser à notre tour les poli­ciers qui sont contraints de reculer.

[Marseille, 23 mars | Cyrille Choupas ]

À peine cinq minutes plus tard, deuxième charge. On est tou­jours aus­si nombreux·ses, et cette fois on les repousse direc­te­ment. Une par­tie des cama­rades à l’autre bout de la ligne réus­sit même à les pous­ser plus vite que de notre côté, alors on crie de gar­der la ligne pour évi­ter d’être séparé·es et que certain·es se retrouvent exposé·es. Cette deuxième charge se solde éga­le­ment par un échec des forces de l’ordre. Est-ce la pré­sence de la LDH, qui ne cesse de fil­mer ? Des ordres moins durs ce jour-là ? Les poli­ciers frappent peu avec leur matraque, aucune lacry­mo n’est lan­cée. Ils reculent défi­ni­ti­ve­ment. On est tous·tes content·es d’avoir réus­si à repous­ser les flics. On tient le piquet jusqu’à 10 heures et l’ambiance est beau­coup plus déten­due, après ce moment de ten­sion. Des conduc­teurs esca­ladent même la grille du garage pour par­ta­ger avec nous du café et des made­leines. Ce moment n’est qu’un exemple des actions menées en cette période de lutte contre la réforme des retraites, mais il illustre bien sa dimen­sion inter­pro­fes­sion­nelle et inter­syn­di­cale, la soli­da­ri­té qui se créée entre les dif­fé­rents sec­teurs qui se pro­longe dans le sou­tien aux vic­times de répres­sion. Plusieurs cama­rades présent·es sur le piquet étaient ensuite devant les com­mis­sa­riats pour sou­te­nir les per­sonnes arrê­tées dans la jour­née. Tous les jours, on lutte ensemble. Malgré la fatigue, mal­gré le froid, mal­gré la répres­sion. « Et on ira jusqu’au retrait ! », car : « Salaires, sécu, retraites, c’est nous qui coti­sons alors c’est nous qui déci­dons ! » [C.]

Toulouse.

6 heures 30. Sur le bou­le­vard péri­phé­rique qui mène à la météo­pole (le site qui regroupes les infra­struc­tures de Météo-France), les voi­tures sont encore rares. On pousse des cad­dies rem­plis de pneus, on porte des palettes, des grilles… Peu à peu, une bar­ri­cade se construit pour blo­quer l’ac­cès au site. Puis une autre voie du rond-point est fer­mée et deux autres sont réduites pour en faire un bar­rage fil­trant. C’est là que nous nous post­ons. Gilets roses de Solidaires, dra­peaux rouges de la CGT… Les auto­mo­bi­listes ralen­tissent et s’ar­rêtent. On se dirige vers la fenêtre côté conduc­teur, tract en main et sou­rire aux lèvres : « Bonjour ! Comment ça va aujourd’­hui ? » La ques­tion désar­çonne ; elle per­met d’en­ga­ger la conver­sa­tion. Celle-ci dure par­fois jus­qu’à dix minutes. Sur des dizaines de voi­tures, seuls trois ou quatre conduc­teurs s’é­nervent. L’un d’eux est un livreur, inquiet à l’i­dée de ne pas pou­voir finir sa tour­née — le stress le fait par­ler de manière viru­lente. Deux autres, des macro­nistes. L’un d’eux, après avoir copieu­se­ment insul­té les « gau­chos » qui bloquent le pays, finit par blo­quer lui-même la route en répon­dant aux ques­tions qui lui sont posées (avant de se fâcher quand, nous obli­geant à par­ler du « pré­sident Macron », l’un d’entre nous répond « Macron le gros con, vous vou­lez dire ? »). Il accé­lère et finit blo­qué dix mètres plus loin. Ces quelques cas excep­tés, le sou­tien est frappant.

« On pousse des cad­dies rem­plis de pneus, on porte des palettes, des grilles… Peu à peu, une bar­ri­cade se construit pour blo­quer l’ac­cès au site. »

Malgré par­fois une heure d’at­tente dans le blo­cage, les auto­mo­bi­listes baissent leur vitre pour dis­cu­ter. Ils assurent com­prendre les rai­sons de l’ac­tion, même s’ils ajoutent par­fois qu’il fau­drait plu­tôt blo­quer les lieux de pou­voir. La dis­cus­sion entre incon­nus libère la parole. Beaucoup se lâchent, par­fois s’é­panchent. Ainsi ce livreur, 69 ans, retrai­té, qui doit com­plé­ter une pen­sion trop maigre. Cette jeune mère, qui n’ar­rive plus à joindre les deux bouts avec l’in­fla­tion. Ce for­ma­teur en fin de car­rière, qui dit être tel­le­ment en colère qu’il pré­fère s’i­so­ler de peur d’ex­plo­ser. Plus sur­pre­nant, dans ce sec­teur où sont ins­tal­lées de nom­breuses entre­prises de pointe, beau­coup de tra­vailleurs de l’in­for­ma­tique, voire de cadres, ont pour nous des mots de sou­tien. Parmi cette popu­la­tion plu­tôt encline à sou­te­nir Macron, le recours au 49.3, puis son dis­cours de la veille, ont cho­qué. Ils ne com­prennent pas pour­quoi jeter ain­si de l’huile sur le feu. Chez les arti­sans, le qua­li­fi­ca­tif de « monarque » revient sou­vent dans les bouches. L’un d’eux a mis sa com­pagne sur haut-par­leur tan­dis que nous dis­cu­tons : dans l’en­ceinte cra­cho­tante, la jeune femme nous remer­cie pour ce que nous fai­sons. Elle aus­si dit ne pas pou­voir faire grève en rai­son de fin de mois dif­fi­ciles, mais elle affirme être las­sée d’un pou­voir qui « ne nous écoute pas, nous les petits », qui « n’en a rien à faire de nous ». Elle et son mari ont défi­lé avec les gilets jaunes.

La file de voi­ture s’al­longe, jus­qu’au rond-point pré­cé­dent. Soudain une por­tière claque, un homme remonte à pied. Nous le regar­dons, sou­riants mais sur nos gardes. L’homme a la tren­taine, il est bien vêtu, il semble désem­pa­ré. Au bord des larmes, agi­tant les bras, il bal­bu­tie : « Mais pour­quoi vous faites-ça ? Je vous com­prends, vrai­ment, mais faut pas faire comme ça. » Un peu inter­lo­qués, nous ne savons que répondre. Une cama­rade lui pro­pose d’al­ler boire un café à la table qui a été ins­tal­lée plus loin, der­rière la bar­ri­cade prin­ci­pale. À notre grande sur­prise, il accepte. Il extirpe sa voi­ture de la file et vient se garer. Finalement, il res­te­ra près d’une heure à dia­lo­guer avec les uns et les autres puis repar­ti­ra, visi­ble­ment satis­fait, ser­rant les mains des per­sonnes pré­sentes. Pour ces auto­mo­bi­listes, le blo­cage a été la rup­ture d’une rou­tine quo­ti­dienne. Le simple fait de par­ler, d’être écou­té, semble être deve­nu à ce point excep­tion­nel que les gens se retrouvent, l’es­pace de quelques minutes, à expo­ser des pans intimes de leur vie à de par­faits incon­nus. Sans doute que l’im­pact éco­no­mique de notre action est res­té modé­ré — mais rien que pour ces échanges, ce blo­cage a mon­tré toute sa pertinence. 

[Paris, 28 mars | Stéphane Burlot]

Au nord de Toulouse, des cama­rades ont eu moins de chance. Coursés par la BAC dans une zone indus­trielle, dix-sept per­sonnes sont arrê­tées et pla­cées en garde-à-vue. Le mot tourne et, deux heures après, des dizaines de per­sonnes sont ras­sem­blées en soli­da­ri­té devant le com­mis­sa­riat cen­tral. Le méga­phone des étu­diants de la CGT toni­true. La répres­sion a pour but d’ef­frayer et de décou­ra­ger ; elle a aus­si comme effet de mono­po­li­ser une par­tie des éner­gies mili­tantes. Mais la soli­da­ri­té ne se dis­cute pas : quand des cama­rades sont en garde-à-vue, il faut être devant le lieu de leur déten­tion, même à dix. Et il faut crier, fort, car la plu­part du temps celles et ceux qui sont enfermé·es nous entendent. Ce sou­tien est pré­cieux quand on a per­du sa liber­té d’a­gir, quand on est pri­vé de repères tem­po­rels (pen­sez à crier l’heure qu’il est, de temps en temps !) et qu’on ne sait pas ce qu’il va adve­nir de nous. Parmi les per­sonnes arrê­tées, plu­sieurs font le choix de ne pas don­ner leurs empreintes et cer­taines ne déclinent pas leur iden­ti­té. Après une tren­taine d’heures, toutes seront relâ­chées, a prio­ri sans pour­suites pour la majo­ri­té. Jusqu’aux fonc­tion­naires de police, on sait très bien que ces arres­ta­tions sont poli­tiques. Il faut faire du chiffre, il faut cas­ser la mobi­li­sa­tion. Peu importe la léga­li­té de ces rafles. Dehors, les sou­tiens se relaient, s’or­ga­nisent pour man­ger, pour occu­per les heures qui s’é­grènent. Pour les proches sans nou­velles, l’at­tente est longue ; elle use les nerfs. Les moyens d’a­voir des nou­velles des per­sonnes déte­nues sont rares. Le droit à une com­mu­ni­ca­tion télé­pho­nique n’est pas tou­jours res­pec­té. Parfois, c’est l’of­fi­cier de police judi­ciaire (OPJ) qui parle. François Piquemal, dépu­té LFI, use par deux fois de son droit de par­le­men­taire à visi­ter les lieux de pri­va­tion de liber­té. S’il ne peut com­mu­ni­quer d’in­for­ma­tion indi­vi­duelle, il ras­sure sur les condi­tions de déten­tion. Les nou­velles des avo­cates sont éga­le­ment atten­dues avec impa­tience. Jusqu’au der­nier moment, on est dans le flou total. Et c’est fina­le­ment le len­de­main, en fin de mati­née, que les libé­ra­tions com­mencent à s’é­grai­ner. Le visage sou­vent fati­gué, mais sou­riant à la vue du groupe qui les applau­dit, les cama­rades sont accueilli·es à grands ren­forts d’embrassades. Quand l’État s’at­taque à l’un de nous, c’est à toutes et tous qu’il s’at­taque. Loin de nous divi­ser, il ren­force nos liens. [A.]

Le Puy-en-Velay.

Une mani­fes­ta­tion, encore. La neu­vième ou la dixième, on perd le compte. À force, on inter­prète l’ab­sence momen­ta­née de cer­tains syn­di­cats, le sou­dain coup de force de cer­tains sec­teurs jus­qu’à pré­sent dis­crets. Parmi les plus visibles, il y a la CGT Mines-Énergie. Deux de ses mili­tants s’activent à l’arrière d’un vieux camion pour ser­vir des gobe­lets de café ou de vin bon mar­ché aux manifestant·es venus en nombre ce jour. À leur suite, mal­gré la mul­ti­pli­ca­tion des filiales nées de la même entre­prise, Électricité de France (EDF), les élec­tri­ciens et les gaziers défilent ensemble. Certains ont la veste bleue brut de la mai­son-mère et tra­vaillent à la pro­duc­tion d’électricité. D’autres portent la tenue bleu nuit d’Enedis et s’assurent de la main­te­nance du réseau de dis­tri­bu­tion. D’autres encore revêtent un com­plet sombre aux bandes fluo siglé GRDF, aujourd’hui filiale d’Engie, et veillent à l’acheminement du gaz natu­rel. Un agent gazier me confirme qu’à soixante kilo­mètres de là, dans le dépar­te­ment voi­sin, une usine hydro-élec­trique est à l’arrêt depuis près de trois semaines. Il invite à rejoindre le piquet de grève. Rendez-vous est pris pour le lun­di sui­vant. [R.]

28 mars

Lyon.

« L’idée est de se mettre en grève contre la réforme des retraites pour des rai­sons spé­ci­fi­que­ment féministes. »

Le soleil réchauffe déjà la ville quand j’ouvre les volets à 8 heures 30. La fenêtre entre­bâillée laisse péné­trer dans l’appartement autant de lumière que de cris joyeu­se­ment éner­vés : « Lycéens et tra­vailleurs, même com­bat ! » C’est de l’annexe du lycée Ampère, qui regroupe des élèves de Seconde et de Première, que par­viennent les échos. Je des­cends les voir, curieuse et impres­sion­née par leur nombre : le lycée est blo­qué. Il y a beau­coup de filles dans les rangs, juchées sur des pou­belles entra­vant les accès au bâti­ment. Elles lancent des slo­gans, rient et dis­cutent devant des tags anti­fas, anti­ma­cro­nistes et fémi­nistes. L’une d’elles m’explique : « Certaines sont arri­vées ici à par­tir de 6 heures 30, nous on est venues à 8 heures 30. On s’est orga­ni­sées sur Instagram, en se pas­sant le mot. C’est la pre­mière fois que notre lycée est blo­qué depuis le début du mou­ve­ment. Certains Terminales sont venus mais on est sur­tout des Secondes et des Premières. Il y a aus­si des profs qui sont res­tés avec nous dehors. » Quand je leur demande quel est leur état d’esprit, on me répond : « On est moti­vés ! Ici il y a une vraie âme de gauche ! » Après les évé­ne­ments de Sainte-Soline, ce week-end, et la répres­sion san­glante qui s’abat sur nos mou­ve­ments ces der­niers jours, leur éner­gie et leur joie com­ba­tive me donnent une grande force.

Je quitte Saxe-Gambetta pour rejoindre à 10 heures la Bourse du Travail, où se réunit l’AG fémi­niste 69 en mixi­té choi­sie : elle s’organise régu­liè­re­ment depuis plu­sieurs semaines. L’idée est de se mettre en grève contre la réforme des retraites pour des rai­sons spé­ci­fi­que­ment fémi­nistes, en s’inscrivant dans une his­toire fémi­niste inter­na­tio­nale. L’initiative se pré­sente en ces termes : « La grève fémi­niste est l’occasion de ces­ser nos tâches sala­riées mais aus­si non sala­riées afin de por­ter nos propres reven­di­ca­tions. En effet, ce sont majo­ri­tai­re­ment les femmes qui portent la charge du tra­vail repro­duc­tif (sou­vent en plus d’un tra­vail sala­rié) : entre­tien du domi­cile, concep­tion et édu­ca­tion des enfants, béné­vo­lat dans des asso­cia­tions, tra­vail de care, etc. Ce tra­vail ne pro­dui­sant pas direc­te­ment de richesses pour le capi­ta­lisme, il est très peu recon­nu et est légi­ti­mé comme un rôle natu­rel pour les femmes. Pourtant il est essen­tiel au main­tien de la socié­té car il per­met de géné­rer et d’entretenir une force de tra­vail essen­tielle aux capi­ta­listes. […] Grâce à cette grève nous mon­tre­rons qui si nous nous arrê­tons, le monde s’arrête. » L’objectif est de pen­ser et de mettre en place ensemble des actions de lutte. Pour ça, trois pra­tiques sont cen­trales : la consti­tu­tion d’un cor­tège fémi­niste au sein des mani­fes­ta­tions, la mise en place de caisses de grèves pour sou­te­nir les tra­vailleurs et les tra­vailleuses ayant besoin d’une aide finan­cière (cette caisse ne se limite pas aux sala­riées ni au tra­vail décla­ré, les tra­vailleuses du sexe et les pré­caires peuvent aus­si en béné­fi­cier), et la mise en place d’une gar­de­rie pour per­mettre à des per­sonnes de se rendre en mani­fes­ta­tion sans leurs enfants. Les échanges se mul­ti­plient et des sou­tiens se tissent : on vient appor­ter une belle somme récol­tée pour la caisse de grève fémi­niste, on évoque la mani­fes­ta­tion de l’après-midi et l’AG inter­pro qui se tient dans une heure et demi près de la gare.

[Paris, manifestation du 30 mars contre les violences policières | Stéphane Burlot]

À 11 heures 30, nous sommes plu­sieurs à gagner les abords de la gare. Des dizaines de gré­vistes et militant·es sont réuni·es ici à l’initiative des cheminot·es en grève. Plusieurs sec­teurs et groupes sont repré­sen­tés : enseignant·es, étudiant·es, employé·es du pri­vé, fonc­tion­naires, comi­tés de mobi­li­sa­tion réunis­sant salarié·es, pré­caires et chômeur·euses… Le soleil enve­loppe les voix qui s’élèvent les unes après les autres, au micro. Toutes s’expriment depuis une situa­tion sin­gu­lière, mais les constats et les urgences sont par­ta­gés : « Aujourd’hui, on est dans une séquence où le but, la stra­té­gie du gou­ver­ne­ment est de faire peur. La réforme des retraites est plus poli­tique qu’économique, en témoigne la vio­lente répres­sion en cours. Cette vio­lence qu’on reçoit est poli­tique, elle vise à ce qu’il y ait moins de monde dans les manifs. Mais on doit au contraire sou­hai­ter qu’il y en ait de plus en plus ! », affirment tour à tour une ensei­gnante, un che­mi­not et une biblio­thé­caire. Et l’un d’eux de pour­suivre : « Dans mon sec­teur, beau­coup de col­lègues se mettent en grève mais peu osent venir mani­fes­ter. » Un autre affirme que, pour ses col­lègues, au contraire, la par­ti­ci­pa­tion aux mani­fes­ta­tions est mise au pre­mier plan. « Depuis le 49.3 et encore plus depuis Sainte-Soline, l’état d’esprit est en train de chan­ger. C’est fini les petites manifs tran­quilles, il faut être soli­daire, il faut être en nombre, il faut se ren­con­trer et mettre en place des tech­niques d’autodéfense pour se pro­té­ger. Il n’y a qu’à voir en Grèce ou ailleurs : quand on n’a plus rien, on ne peut que se révol­ter ! » Partout, on constate que la mobi­li­sa­tion ne fai­blit pas — en dépit d’un dis­cours média­tique qui vou­drait la noyer dans l’illusion de son « essoufflement ».

C’est sans comp­ter sur les jeunes qui entrent dans la danse de plus en plus inten­sé­ment, depuis leurs lycées et leurs cam­pus. « Ça fait un peu moins d’un mois que des AG ont lieu sur le cam­pus de Lyon 3 et elles gros­sissent de plus en plus. Ce matin, la fac a été blo­quée. Des gens com­mencent à se moti­ver main­te­nant, il y a une relève ! », annonce une étu­diante (elle ne manque pas de rap­pe­ler com­bien le blo­cage de l’université Lyon 3 est « sym­bo­lique » : après « Assas la rouge », à Paris, voi­là que Lyon 3 s’enfièvre !). Il y a de quoi affo­ler les néo­fas­cistes de la cité des Gones : tout le monde s’en réjouit. Ce week-end, la Coordination étu­diante s’est aus­si ras­sem­blée pour la troi­sième fois à Grenoble, réunis­sant de nom­breuses délé­ga­tions de groupes en lutte. Une grosse jour­née de mobi­li­sa­tion étu­diante et lycéenne est pré­vue pour ce jeu­di, l’idée étant de créer des liens entre les jeunes et de s’apporter du sou­tien entre écoles en lutte : les Beaux-Arts, Lyon 2, Lyon 3, l’ENS, les lycées…

« Si on lâche l’affaire, si on ne gagne pas, c’est le fas­cisme qui arri­ve­ra. »

Outre la jeu­nesse, cer­taines pro­fes­sions s’investissent en axant leur action sur le par­tage d’informations. C’est le cas des mobilisé·es de la DDETS du Rhône (Direction Générale de l’Emploi, du Travail et des Solidarités), qui forment des cor­tèges d’une qua­ran­taine de per­sonnes lors des mani­fes­ta­tions et ont voté hier une grève recon­duc­tible pour aujourd’hui, demain et après-demain. En tant que représentant·es des poli­tiques publiques de l’emploi et ins­pec­teurs du tra­vail, ces militant·es ont des choses à par­ta­ger et pré­parent dif­fé­rentes actions pour infor­mer sur le droit de grève, sur la péni­bi­li­té comme caté­go­rie juri­dique, sur les acci­dents du tra­vail et les mala­dies pro­fes­sion­nelles. À cela s’ajoutent, dans d’autres sec­teurs, d’autres dyna­miques de mobi­li­sa­tion. Une ensei­gnante explique : « Les liens qu’on avait créés dans l’Éducation natio­nale avant le Covid sont dif­fi­ciles à réac­ti­ver. Beaucoup de profs ont peur. Mais après l’interview de Macron à la télé, j’ai vu un col­lègue reve­nir en manif avec ses enfants. Je lui ai deman­dé pour­quoi il était là et il m’a tout sim­ple­ment répon­du que Macron l’avait trop soû­lé et que ça l’avait fait redes­cendre dans la rue ! » Un cama­rade pos­tier explique ensuite qu’il est au contraire le seul à se mobi­li­ser sur son lieu de tra­vail et que ses col­lègues « conti­nuent de tra­vailler sans se poser de ques­tions ». Mais il ne déses­père pas d’un pos­sible sursaut.

Tout le monde le sent, ici, sur cette place enso­leillée : par­ta­ger les récits de nos actions, tis­ser la trame de soli­da­ri­tés est une néces­si­té brû­lante. Parce qu’aujourd’hui, « c’est une guerre de l’information qui nous est menée. Il n’y a qu’à voir com­ment les infor­ma­tions sur Saint-Soline nous arrivent. On parle d’ultra-gauche ou d’extrême gauche à tour de bras, mais qui parle de l’extrême droite ? Qui parle de Le Pen alors que Dussopt a décla­ré la consi­dé­rer comme plus répu­bli­caine que LFI ? Il ne faut pas oublier que der­rière la poli­tique de Macron, c’est l’extrême droite qui nous guette. Si on lâche l’affaire, si on ne gagne pas, c’est le fas­cisme qui arri­ve­ra. » Un syn­di­ca­liste de la CGT conclut : « On est à un point de bas­cule, là. La rési­gna­tion, c’est fini. » [Y.]

[Paris, manifestation du 30 mars contre les violences policières | Stéphane Burlot]

Toulouse.

Depuis trois jours, un membre de l’or­ga­ni­sa­tion Camarade est entre la vie et la mort. Une gre­nade explo­sive tirée à Sainte-Soline l’a plon­gé dans le coma. Pour défendre un trou dans le sol, sym­bole de l’ac­ca­pa­re­ment des res­sources aqui­fères par l’a­gri­cul­ture exten­sive, l’État a déployé une vio­lence déme­su­rée, uti­li­sant des armes de guerre contre des militant·es civil·es. La colère gronde à Toulouse. On s’at­tend à une mani­fes­ta­tion dif­fi­cile. Et, de fait, au milieu du par­cours, les gen­darmes mobiles coupent la manif entre les syn­di­cats et une tête de cor­tège hété­ro­clite et reven­di­ca­tive. Pluie de gre­nades lacry­mo­gènes, feux de pou­belles. Le cor­tège syn­di­cal avance un peu, reflue, avance encore avant que les grosses cen­trales ne prennent fina­le­ment la déci­sion de s’en aller. Les dra­peaux colo­rés de l’Union syn­di­cale Solidaires flottent au vent der­rière une ban­de­role, qui indique : « 60 ans max ! » Marre de se faire confis­quer nos manifs par les forces de l’ordre. Marre de s’in­cli­ner face à la répres­sion. Alors on gare la camion­nette, la batu­ca­da range ses ins­tru­ments et on conti­nue, groupé·es der­rière la ban­de­role, avec nos voix pour gueu­ler des slo­gans. Les contai­ners de pou­belles enflam­més finissent de se consu­mer : flaques de plas­tique sur le bitume. Très vite, le par­fum de la lacry­mo vient se mêler à l’air prin­ta­nier. Des masques sont enfi­lés — les FPP2 pro­tègent plu­tôt bien les voies res­pi­ra­toires — et ceux qui en ont pré­parent les lunettes pour les yeux. On conti­nue à avan­cer. À l’ar­rière, le cor­tège s’é­tiole peu à peu. Devant, ça se densifie.

« Et la retraite, elle est à nous ! On s’est bat­tu pour la gagner, on se bat­tra pour la gar­der ! » La foule pié­tine, indé­cise. Avisant nos cama­rades de Sud-Rail, on se dirige vers elles, vers eux. À l’a­vant de la manif, ils ont été en contact direct avec les gaz. On décide d’a­van­cer encore : hors du par­cours offi­ciel, cette fois, vers la gare. On remonte l’al­lée Jean-Jaurès. Et c’est bien­tôt une foule qui nous suit. Sur le trot­toir de gauche, un cor­tège étu­diant se reforme. On chante, on gueule, une voi­ture brûle dans une rue adja­cente. Un signe de tête, des doigts ten­dus. La BAC arrive. Les flics remontent en cou­rant, nous prennent de vitesse. On vou­lait tour­ner sur la gauche pour aller vers le par­vis de la gare, mais ils forment un cor­don, prêts à en découdre. En manif sau­vage, les déci­sions se prennent au fur et à mesure. Alors, après quelques hési­ta­tions, on avance droit vers la média­thèque. Puis on décroche. D’autres conti­nuent. Derrière nous ça tire des gaz pour cou­per la foule. La colère est plus forte que la peur. Ce pou­voir qui nous mal­traite, il fau­dra bien le faire tom­ber. [A.]


Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot
Photographie de vignette : Cyrille Choupas


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