Gérard Lemaire : les deux vies d’un poète ouvrier


Texte inédit | Ballast | Série « Littérature du travail »

Souvent, pour se sou­ve­nir, il nous faut l’aide de pas­seuses, de pas­seurs. La mémoire en dépend. Sans Marie Josèphe Lemaire, la poé­sie de son mari Gérard Lemaire, décé­dé en 2016, ne serait pas arri­vée jus­qu’à notre rédac­tion. Depuis bien­tôt quatre ans, elle publie chaque jour un poème de son com­pa­gnon défunt sur un blog héber­gé par Mediapart. L’impression que nous laisse la lec­ture, un jour, de quelques-uns du mil­lier de poèmes déjà dif­fu­sés est nette : nous étions pas­sés à côté d’une ren­contre heu­reuse. Né en 1942, Gérard Lemaire a toute sa vie plai­dé pour une poé­sie poli­tique, ins­pi­rée par son quo­ti­dien d’in­té­ri­maire, ses périodes de chô­mage, ses acci­dents et ses voyages, comme par les moments de résis­tance et de révolte du XXe siècle. En novembre der­nier, dans une bras­se­rie pari­sienne, Marie Josèphe Lemaire nous a racon­té sa vie, celle de son mari et la manière dont elle fait aujourd’hui vivre son œuvre. Sixième et der­nier volet de notre série consa­crée à la lit­té­ra­ture du tra­vail. ☰ Par Yanna Rival, Loez et Élie Marek


[cin­quième volet : « Catherine Poulain : Brûler encore, brû­ler jus­qu’au bout »]


Pendant des dizaines d’années, Gérard Lemaire a écrit de la poé­sie. Il a dis­tri­bué des poèmes en feuillets tapus­crits à celles et ceux qu’il croi­sait, a ali­men­té pas moins de 200 revues, a par­ta­gé ses mots avec les autres comme on par­tage l’air qu’on res­pire : par néces­si­té. « Je n’ac­cepte qu’une poé­sie qui se regarde dans les yeux », écri­vait-il, étant enten­du que « la poé­sie se doit d’être sociale […] et poli­tique1 ». La nuit du 6 au 7 octobre 2016, Gérard Lemaire a dis­pa­ru. Son œuvre, elle, s’apprête à emprun­ter un sen­tier nou­veau. Elle se détache de l’homme qui l’a consti­tuée avec une constance et une obs­ti­na­tion tenant autant du com­bat que de la convic­tion. Elle s’amarre dou­ce­ment à la réso­lu­tion d’une femme qui va s’engager dans un rôle de pas­seuse, de gar­dienne de la mémoire.

Cette femme, c’est Marie Josèphe Lemaire. Elle nous raconte : « Quand Gérard est mort, sur sa table de tra­vail il y avait une pile de poèmes dac­ty­lo­gra­phiés. À force de voir cette pile, je me suis dit Un jour ça va tom­ber. Et si ça tombe, l’ordre va dis­pa­raître» Depuis ce jour où elle s’est empa­rée des feuilles lais­sées par son mari, elle en a numé­ro­té les pages, a ras­sem­blé les textes épar­pillés puis s’est appli­quée à les trans­mettre — par e‑mail ou par la Poste, notam­ment en direc­tion d’une mai­son d’édition indé­pen­dante2, et sur Internet par l’intermédiaire d’un blog héber­gé par Mediapart, où elle publie un poème par jour. Quand Marie Josèphe nous a contac­tés pour nous indi­quer, sim­ple­ment, la publi­ca­tion d’un poème de son mari sus­cep­tible de nous inté­res­ser, nous nous sommes dits qu’il serait bon de la ren­con­trer. Pour ne pas l’ou­blier, lui, et pour la décou­vrir, elle.

Intérim, chômage et poésie

« Nous nous sommes dits qu’il serait bon de la ren­con­trer. Pour ne pas l’ou­blier, lui, et pour la décou­vrir, elle. »

Gérard est né à Saint-Quentin en 1942 dans une famille ouvrière. L’école lui réus­sit, mais dans un pre­mier temps il ne peut pas étu­dier plus loin que le cer­ti­fi­cat d’études. En 1955, un grave acci­dent de moto laisse sa mère hémi­plé­gique. Ses deux parents font un long séjour en hôpi­tal. Il s’en­gage alors dans un CAP d’aide comp­table, où il apprend à taper à la machine — « vite et bien » comme le sou­ligne Marie Josèphe — ce qui lui sera utile par la suite. Son père le fait entrer à l’usine, dans les bureaux. Mais Gérard est trop ner­veux, le tra­vail ne lui convient pas. Il enchaîne les emplois avant de devoir se faire opé­rer pour un décol­le­ment de rétine. Marie Josèphe com­plète : « Il a ensuite fait de l’intérim : refaire un esca­lier, pla­cer des aspi­ra­teurs, tra­vailler dans des gares de triage, dans les usines pour char­ger et déchar­ger les camions, tailler de la pierre… L’intérim, ça peut être n’importe quoi. Une fois, il a refu­sé un tra­vail parce qu’il devait mar­cher sur une planche en hau­teur… Mais il y en a qui le font, il y a beau­coup d’accidents. Il y avait des tra­vaux durs, mais Gérard trou­vait le tra­vail dans les bureaux tout aus­si alié­nant. »

Il adhère au Parti com­mu­niste en 1966. En 1969, il en est exclu. À l’au­tomne 1968, il a par­ti­ci­pé à la confec­tion d’un tract ouver­te­ment cri­tique à l’en­droit du par­ti et de la CGT, qui a cir­cu­lé dans les milieux ouvriers de Saint-Quentin. La rup­ture est consom­mée et Gérard se tourne vers un groupe conseilliste3, Informations et cor­res­pon­dances ouvrières, qui publie ano­ny­me­ment un long texte dans lequel il dresse le bilan de sa brève adhé­sion. Gérard y écrit : « L’adhésion à un par­ti répond à une peur, à un vide per­son­nel. Mais l’embrigadement n’est pas la solu­tion à ce vide. Comme d’autres prennent un enga­ge­ment dans la Légion parce qu’ils ne trouvent rien de mieux ni d’autre à faire, parce qu’ils s’en­nuient, j’ai don­né mon adhé­sion à un par­ti qui, je le croyais, pou­vait trans­for­mer la socié­té4. »

[Rufino Tamayo, Mujer y mesa, 1935]

Outre la poé­sie, Gérard a une pas­sion pour les voyages. « Jeune, il vivait chez ses parents puisqu’il n’avait pas les moyens de vivre ailleurs. Et quand il avait assez éco­no­mi­sé, il par­tait avec des copains en stop. De 1969 à 1971, il part un an et demi en Amérique latine, il est allé jusqu’au Canada, est retour­né en Amérique Latine puis il est ren­tré. » Il lit régu­liè­re­ment Granma, le jour­nal offi­ciel de la Révolution cubaine, et s’in­té­resse de près à la poli­tique sud-amé­ri­caine. Des amis situa­tion­nistes lui ont don­né des contacts au Pérou. Là-bas, lors d’une visite à la pri­son de Lurigancho, près de Lima, il ren­contre un com­man­dant de l’Armée de libé­ra­tion natio­nale, Héctor Béjar : « le gué­rille­ro redou­table, l’ins­pi­ra­teur de la guerre révo­lu­tion­naire », comme il l’é­crit dans dans un texte du recueil Transits, sur une heure sud-amé­ri­caine où il revient sur cet épi­sode5. Pourquoi cet homme-ci, dans ce pays-là ? Une réponse peut-être ici : « Il y a des gens qui pour­raient mou­rir pour un air de musique, j’en­ten­dais la révo­lu­tion du conti­nent comme cet air de musique-là. »

C’est le jour de visite pour les pri­son­niers. L’autobus est comble, la cour du péni­ten­cier aus­si. « Ce n’est qu’un tour en Amérique Latine que j’a­vais déci­dé de faire depuis long­temps. […] Je suis venu te saluer », explique-t-il sobre­ment pour se pré­sen­ter au révo­lu­tion­naire péru­vien. Deux heures passent. « Rien ne me sépare de lui comme il parle [de] ses idées, sans une ombre de dog­ma­tisme, mais avec la même curio­si­té pro­fonde pour les che­mins de ceux qui œuvrent à la révo­lu­tion en Europe que je pou­vais en avoir pour les hommes de la gué­rilla. » Une ren­contre qu’on ima­gine déter­mi­nante, pen­dant laquelle Gérard reste lucide quant à sa posi­tion de visi­teur : « Il n’y a plus que deux êtres l’un en face de l’autre qui pour­raient sans doute deve­nir des amis, mais qui se sentent sur­tout plon­gés dans un même com­bat : lui qui a pris les armes et les a maniées, en pri­son depuis quatre ans et moi libre et tou­riste. L’inexprimable gît entre nous : sa déten­tion reste là comme un immense trou que je ne peux pas com­bler… » Il repart un manus­crit dans ses poches qu’il doit trans­mettre à des étu­diants à Quito, en Équateur, pour qu’il puisse paraître là-bas. Il conclut : « Il faut aller voir ceux qui sont der­rière, plus proches de la véri­té que nous-mêmes. »

Une rencontre au travail

« Les années 1970 sont celles du chô­mage de masse en France. À son retour, Gérard tra­vaille en inté­rim et se retrouve pen­dant de longues périodes sans emploi. »

Les années 1970 sont celles du chô­mage de masse en France. À son retour, Gérard tra­vaille en inté­rim et se retrouve pen­dant de longues périodes sans emploi. Pendant ce temps, l’auteur est pro­lixe. Il écrit en 1972 son pre­mier recueil de poé­sie, En tra­vers de la main, tiré à 300 exem­plaires par les édi­tions St-Germain-des-Prés. En 1975 les édi­tions Plein Chant, fon­dées quelques années plus tôt, publient son recueil Sommeil qui hurle, et les édi­tions l’Apostrophe L’Ouvre-monde. L’écrivain Jacques Morin, alors ani­ma­teur de la revue Le Crayon Noir qui accueille cer­tains poèmes de Gérard, écrit à la même époque : « Nous ne sau­rons oublier Gérard Lemaire réci­tant des poèmes. Tant de cha­leur, de vio­lence, de sin­cé­ri­té dans cette voix mal­adroite, éma­nant de ce corps embar­ras­sé… » Enfin, ins­pi­ré par son quo­ti­dien, il publie en 1976 Journal d’un chô­meur, tiré à envi­ron un mil­lier d’exemplaires. Dedans, il s’in­surge contre l’i­mage que la période accole aux per­sonnes sans emploi : « On s’est fait avoir, couillon­ner. Les grands bri­sants de la tris­tesse vous poussent leurs esquilles dans le corps. C’est pas vrai ! Je ne suis pas cette momie, cette larve, ce cra­chat ! On m’a mis là de force, contre moi-même ! Je pro­teste6 ! »

Il quitte Saint-Quentin, où il ani­mait des ren­contres autour de la poé­sie, pour le Val‑d’Oise — et col­la­bore à plu­sieurs revues. En 1978, il est embau­ché par le mou­ve­ment ATD Quart Monde. Il s’est pré­sen­té comme « OS tout poste » et porte des pulls ache­tés 10 francs. Là, il ren­contre Marie Josèphe Boucraut. Gérard a can­di­da­té pour trou­ver un tra­vail, quand Marie Josèphe, elle, a rejoint l’association « par idéa­lisme ». Venant de la bour­geoi­sie indus­trielle de Troyes, elle a d’abord tra­vaillé comme ingé­nieure d’études en entre­prise. Elle vou­lait s’engager dans un mou­ve­ment qui aborde la pau­vre­té sous un angle poli­tique et pas seule­ment huma­ni­taire. Gérard, on l’a dit, vient d’une famille ouvrière de Saint-Quentin, a fait divers bou­lots, voya­gé en stop sur dif­fé­rents conti­nents et est sans le sou. Il sait taper à la machine, faire de la sté­no. Deux ans après leur ren­contre, Marie Josèphe ajoute Lemaire à son patro­nyme : ils se sont mariés et ont eu trois enfants.

[Rufino Tamayo, La Mandolina, 1939]

Dans un court texte écrit en 2018, elle se sou­vient : « Épousez un poète… Gérard m’a assez vite cité Madame Jouhandeau… la pre­mière chose dont vous vous aper­ce­vez, c’est qu’il ne tire pas la chasse d’eau. » Elle ne com­prends pas tout de suite ce que ça signi­fie, pour Gérard, être poète. Elle a peur, aus­si, de ne pas aimer ses poèmes. Mais elle trouve qu’il y a dedans une étin­celle qui lui fait sai­sir toute leur impor­tance. « Je ne voyais pas Gérard comme un poète pro­lé­ta­rien. Mais lui, oui. Il était de la classe ouvrière et il écri­vait pour elle. Il trou­vait impor­tant de savoir d’où on venait, et ce qu’on vou­lait, en l’occurrence lut­ter contre l’injustice sociale. Pour lui, c’était clair, même s’il ne s’est pas can­ton­né à une écri­ture mili­tante ». Cette manière d’a­bor­der la poé­sie résonne avec les deniers mots de Travaux, de Georges Navel : « Il y a une tris­tesse ouvrière dont on ne gué­rit que par la par­ti­ci­pa­tion poli­tique. Moralement, j’é­tais d’ac­cord avec ma classe7. »

Les voyages reprennent, et se font désor­mais à deux. « On est allés au Pérou deux fois trois mois. Comme Gérard lisait l’espagnol, on ache­tait le jour­nal local. Quand on allait en Italie, on ache­tait au moins une fois le jour­nal local. Même si on ne com­pre­nait pas on avait au moins les grands titres. Le contexte social comp­tait beau­coup. » Chez les Lemaire, on lit la presse quo­ti­dien­ne­ment : « Les men­suels de Siné ou bien La Gueule ouverte. On a ache­té régu­liè­re­ment des numé­ros de dif­fé­rents jour­naux, on a comme ça un éven­tail de jour­naux d’extrême gauche de l’époque. On ache­tait Le Monde, Le Monde liber­taire, un peu moins Le Monde diplo­ma­tique. » En 1981, le poète qui, enfant, n’a pas eu la pos­si­bi­li­té de pour­suivre ses études, s’inscrit à la fac. Pas n’importe laquelle : Paris 8, celle de Saint-Denis, qui accepte des étu­diants sans le bac. En 1984, il y obtient une maî­trise de lit­té­ra­ture, avec l’écriture d’un mémoire sur l’é­cri­vain rou­main Panaït Istrati : « Gérard s’identifiait à Istrati. Il avait fait les mêmes sales bou­lots, il avait eu aus­si des ami­tiés fortes, il avait voya­gé, il avait erré. On sent com­bien il a mis de lui-même dans ce mémoire. En le lisant, on en apprend sur Istrati mais aus­si sur Gérard. »

Un poète prolétarien

« La poé­sie n’est pas affaire d’élite, de belle langue ou de culture qu’on aurait pris soin de figno­ler dans de longues études ou dans un milieu favorisé. »

Gérard ne garde pas ses poèmes pour lui ou quelques proches ; il a le désir d’être publié, et aime­rait être rému­né­ré pour ça. Il s’est fâché avec nombre d’éditeurs ou de direc­teurs de revue, leur repro­chant de ne dif­fu­ser que la poé­sie « qui dérange le moins8 », et de ne pas his­ser le poème à la hau­teur de ce qu’il devrait ser­vir : la révo­lu­tion sociale. Gérard regrette que la poé­sie soit un milieu si fer­mé et, qu’au fond, le lec­to­rat des revues spé­cia­li­sées soit consti­tué des poètes eux-mêmes, qui s’abonnent aux revues dans les­quelles ils sont publiés afin de les faire vivre. Ce vase clos des publi­ca­tions, l’entre-soi qui se réunit sur des mani­fes­ta­tions, comme au Marché de la Poésie à Paris où Gérard Lemaire n’a jamais mis les pieds, ne cor­res­pond pas à l’idée qu’il s’en fait. Pour lui, la poé­sie peut chan­ger les choses, et « cha­cun et tout le monde a le pur droit d’é­crire son poème ». La poé­sie n’est pas affaire d’élite, de belle langue ou de culture qu’on aurait pris soin de figno­ler dans de longues études ou dans un milieu favo­ri­sé. Elle est affaire de parole, celle des pro­lé­taires, qu’il s’agit de faire entendre là où on n’a que peu envie de l’écouter. Gérard affirme ain­si que « publier sans conces­sion est une lutte sans mer­ci8 ». 

Lorsqu’il tombe par hasard, au détour d’un volume des dic­tion­naires de lit­té­ra­ture que les Presses uni­ver­si­taires de France édi­taient dans les années 1960, sur le nom d’un auteur qua­li­fié de « pro­lé­ta­rien », Gérard s’empresse d’en prendre note. Souvent, un hom­mage ou une salu­ta­tion suit dans l’un ou l’autre de ses poèmes. Nombreux sont les noms propres qui y sur­gissent, venant de temps et d’espaces plus ou moins loin­tains. Pour lui, l’oubli est insup­por­table. Citer devient alors une façon de se remé­mo­rer, de rendre hom­mage à des révo­lu­tion­naires — Dmitri Pissarev, Julius Janonis, Edith Lagos — ou à des écri­vains pro­lé­ta­riens — Javier Heraud Pérez, Juan Gelman, Etheridge Knight — que l’Histoire n’a pas tou­jours jugé bon de faire entrer dans ses livres et ses archives. Hormis sa brève expé­rience au Parti com­mu­niste, le poète n’est pas encar­té. Marie Josèphe non plus. Mais tous les deux sont sen­sibles au contexte social. Le voya­geur est éga­le­ment inter­na­tio­na­liste, et curieux. En 1966, sur un coup de tête, il est ain­si par­ti vivre quatre mois dans un kib­boutz en Israël. C’était juste avant la guerre de 1967. L’expérience lui parle, mais il ne reste pas : il tarde à apprendre l’hé­breu et assiste à des com­por­te­ments racistes envers les ouvriers arabes. Marie Josèphe raconte que, par la suite, « chaque fois que quelque chose se pas­sait en Palestine, Gérard écri­vait un poème. Il sou­te­nait aus­si beau­coup Mumia Abu-Jamal et a écrit plu­sieurs poèmes sur lui ».

[Rufino Tamayo, La virgen de Guadalupe, vers 1931]

Elle pour­suit : « Vous avez des poètes très connus, recon­nus, qui écrivent des poèmes très beaux, très biens. Pour Gérard, la poé­sie ce n’était pas que ça, c’est aus­si le mes­sage, l’engagement, ne pas for­cé­ment faire des phrases en bon fran­çais, par­ler comme les gens parlent. Pour lui ce n’était pas nor­mal que ce soient tou­jours les beaux mes­sieurs en cra­vate qui parlent bien qui soient invi­tés pour par­ler. Ce n’était pas quelqu’un qui aurait fait l’antichambre des édi­teurs, mais il aurait vou­lu bien sûr être recon­nu comme poète. J’en viens à pen­ser que la poé­sie de Gérard, par l’engagement qu’elle a, ne plaît pas à beau­coup de gens. Si vous cri­ti­quez les gens qui parlent bien, les gens qui parlent bien ne vous aiment pas. »

Poésie, voyages, mili­tan­tisme, moments de dèches et périodes plus heu­reuses : ain­si s’é­grainent les années sui­vant la ren­contre de Gérard et Marie Josèphe. Puis, en 1987, une opé­ra­tion de l’œil droit, la deuxième, le cloue immo­bile pen­dant plu­sieurs mois. Il est recon­nu inva­lide à 50 %. Deux ans plus tard, le couple démé­nage dans l’Indre. Les enfants vont à l’é­cole du vil­lage et Gérard conti­nue d’écrire. Il n’a jamais ces­sé. À sa mort début octobre 2016, il laisse der­rière lui plus de dix mille poèmes, publiés entre 1972 et 2015. Après son décès, une deuxième vie com­mence pour son œuvre. Marie Josèphe refuse de voir s’éparpiller les vers de son com­pa­gnon. Si lui n’est plus, reste sa poésie.

La mémoire des poèmes

« Si vous cri­ti­quez les gens qui parlent bien, les gens qui parlent bien ne vous aiment pas. »

Il y avait donc une table et, des­sus, une pile immense. « J’ai pris un crayon, j’ai com­men­cé à numé­ro­ter et à écrire sur un cahier les titres, les dates, et je suis arri­vée à plus de mille poèmes ! Ça m’a don­né envie de conti­nuer. J’ai regar­dé cer­taines revues que je connais­sais pour voir dans quels numé­ros il avait été publié. Et puis je me suis aper­çue que Gérard avait des che­mises et des cahiers avec des poèmes dedans. Parfois c’était daté. Je les met­tais dans l’ordre. Puis j’ai trou­vé des volumes qu’il avait pré­pa­rés et j’ai publié en 2017 deux volumes de poé­sie. »

En tra­vaillant sur les écrits de Gérard, Marie Josèphe les redé­couvre. « Pendant des années, j’ai lu des poèmes dans les revues qui publiaient Gérard ain­si que d’autres frais sor­tis de sa machine à écrire, mais je ne savais pas par­ler des­sus. Je ne savais pas dire com­ment ils m’at­tei­gnaient. Maintenant que je tente d’or­ga­ni­ser ce que Gérard a lais­sé, que je numé­rote des poèmes, reco­pie le titre ou la pre­mière phrase, que j’en lis sou­vent et beau­coup, que j’en enre­gistre sur ordi­na­teur et donc lis et relis les textes, à force ma sen­si­bi­li­té s’est affi­née et j’ai com­pris pour­quoi une majus­cule ou pour­quoi une minus­cule pour com­men­cer une ligne, pour­quoi une inver­sion de mots, une barre oblique, un tiret ; com­ment cela fait sens. L’intensité et la sen­si­bi­li­té avec laquelle Gérard vivait et regar­dait la vie fai­saient naître des poèmes qui, au-delà du fait divers, de la per­sonne ren­con­trée, d’un pay­sage, d’une lec­ture, d’une infor­ma­tion, disaient quelque chose qui reste, qui est à la fois intem­po­rel et ancré dans la réa­li­té. J’ai com­pris que Rimbaud ne s’é­tait pas trom­pé en disant : le poète est un voyant9. »

[Rufino Tamayo, El leñador, vers 1926-1927]

Marie Josèphe est deve­nue pas­seuse de mémoire. Elle est celle qui main­tient vivante une voix dis­pa­rue. Sans relâche, elle tra­vaille à l’édition de tous ces poèmes qu’elle a retrou­vés et patiem­ment clas­sés, ran­gés, relus. « Il y avait un volume qui avait été publié par Robert Roman en 2000. Je lui ai écrit pour savoir s’il vou­lait le repu­blier. Robert Roman a pen­sé que ce serait inté­res­sant de publier une sorte de bio­gra­phie de Gérard, qu’il a appe­lée antho­lo­gique. Il y a 200 poèmes dedans. C’est une bio­gra­phie de poète. Pour faire ça, Robert Roman m’a deman­dé des trucs. Je lui en ai envoyés, j’en ai scan­nés et, de fil en aiguille, j’ai décou­vert plein de revues dans les­quelles Gérard avait publié. »

En août 2019, pour conti­nuer la dif­fu­sion de tous ces écrits res­tés enfouis, Marie Josèphe ouvre un blog sur Mediapart où elle publie les poèmes de Gérard. Elle conserve, dans ce geste de par­tage, la conscience sociale qui a accom­pa­gné leur écri­ture. « C’est dif­fi­cile de savoir ce qu’on pour­rait faire pour chan­ger les choses. Alors voi­là, je publie un poème par jour, je me dis que ça apporte quelque chose de dif­fé­rent. Tout le temps vous avez des articles où on s’indigne pour beau­coup de choses, et c’est nor­mal qu’on soit indi­gné, mais ça étouffe. Je crois que le fait qu’il y ait des gens qui ne publient que de la poé­sie per­met de res­pi­rer. Il m’arrive de publier un poème parce que je trouve que ça va bien dans le contexte, mais sou­vent je les publie parce que je les aime bien. »

*

Écrire des poèmes ; se sou­ve­nir de poèmes écrits. Revendiquer une voix poé­tique ouvrière ; main­te­nir en cir­cu­la­tion cette voix dis­pa­rue. À leur manière, Gérard et Marie Josèphe Lemaire ont cha­cun et cha­cune une place dans l’histoire de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne, cette « pro­duc­tion oubliée d’éléments d’une classe sociale consti­tuée, faite de voix indi­vi­duelles », comme nous l’a expli­qué l’éditeur Edmond Thomas — une his­toire sans cesse mena­cée par l’oubli, jus­te­ment, ou la mino­ra­tion. Gérard Lemaire, lui, n’oubliait pas. Ni le mili­tant afro-amé­ri­cain Mumia Abu-Jamal ou les jeunes Palestiniens, ni sa classe, ni la chaîne de tra­vailleurs qui ren­dait pos­sible la publi­ca­tion de ses poèmes — celle-là même qui, comme il le note très jus­te­ment dans l’un d’eux, rend pos­sible la poé­sie même10.


Sur la palette de Spartacus
[1989–1993, envoyé par Marie Josèphe Lemaire]

Pourquoi ne pou­vais-je aller pisser
Dans l’entrepôt
Les toi­lettes étaient à l’autre bout
De ce han­gar plein de drôles martyrs
Dans lequel je n’a­vais même pas une place
Une demi place ou la pire
Et cette place qui n’en était pas une
À aucun moment
Je ne pou­vais (pas) la quitter
Debout devant l’im­men­si­té des caisses et des ferrailles
Des pièces déta­chées et des tuyaux d’échappement
Des allées de casiers non lyriques
Où j’ai sur­pris un jeune gar­çon en gris
S’accrocher aux boîtes presque héroïquement
Là dans cet épui­se­ment forcé
Dans cette fumeuse absence d’ivresse
Dans cette douce tuerie
Les heures avec l’autre
(Un ex-domes­tique du comte de Caulaincourt)
Ne pas­saient pas
Romantiquement

Seule une odeur de pous­sière dans une lumière à peu près jaune
Écrasait la misère des muscles

Orphelin sans aucun doute
[publié dans La cigogne, n° 68, novembre-décembre 2003]

Les ouvriers m’ont déçu
Ils n’ont pas fait la Révolution
Peut-être qu’ils ne la feront jamais

Ils m’ont pié­ti­né de leurs sarcasmes
Mais sou­vent avec des atti­tudes mortelles
Ils s’a­mu­saient de mes infir­mi­tés et
j’é­tais leur jouet
Une dis­trac­tion comme une autre

Pourtant je déchar­geais les mêmes
wagons qu’eux toutes les nuits
Dans cet entre­pôt où le jour d’autres
ouvriers répa­raient les locomotives

Ils ont per­du comme en 14–18
Marcel Martinet le savait
Avant qu’ils partent pour se battre

Et ils perdent ou ils abandonnent
encore aujourd’hui
J’espère que c’est un mau­vais rêve
L’Histoire (tel­le­ment) toujours
plus longue
Jusqu’à ce que sorte l’effrayante
vérité

Il ne suf­fit pas toujours
De tirer son épingle du Jeu

Ne pas répéter
[octobre 2008, publié dans Pourquoi écrire ?, édi­tions Unicité, 2022, p. 19]

Une mort en entraîne une autre
Je ne m’appelle pas Otto René Castillo
Poète gua­té­mal­tèque mort sous la tor­ture à trente-et-un ans
(en 1967)
Je ne m’appelle donc pas
Continuant d’exister
Attendant je ne sais quoi
Amoureux peut-être d’une cou­leur qui m’échappe
Écoutant la radio qui cause du sang inuti­le­ment versé
Jusqu’ici
M’apercevant clai­re­ment d’un retard
Que j’aurais du mal à éclair­cir mal­gré quand même
Ici il pleut tous les jours les mêmes vagues
On les vomit mais difficilement
On oublie de temps en temps les sui­ci­dés les assassinés
bâillonnés
Dans les rues ou dans les murs
Ou ailleurs
Heureusement la radio de l’autre temps en temps en parle
Ou n’en parle pas

À Rafal Wojaczek
[2009, publié dans Pourquoi écrire ?, édi­tions Unicité, 2022, p. 70]

Je ne bar­bote pas dans le fleuve des résignations
Allant tout droit dans la griffe qui vient

Et je ne suis pas seul / mon nom est écrit sur la paroi d’un volcan
Et ces fumées si pâles ne ren­versent personne

Seuls les éboueurs de Łódź
M’apprendront l’alphabet qui me brûle

Ou un vaga­bond des alpages
Dans ce cha­let d’occasion de misère avec son feuilles
Ce Manouche au teint des sour­nois malheurs
Prenant le repas à l’abandon des friches

On ne finit pas comme ça de mal­me­ner une torche de ruines
Je n’entends que des cla­meurs appe­lant l’autre face du monde

Quel désert nous fait avan­cer sans au-delà
Pulvérisant je ne sais quoi au bord des rues

(sans titre)
[2008, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 199]

Un poète un seul peut-il
Vivre ou sur­vivre sans le peuple

Sans les bras de celui-ci
Le por­tant mal­gré tout d’une façon l’autre

Sans un souffle d’images inouï
Là tapi devant les foires d’écrans

Un quelqu’un ou d’autres
Hors des mas­ca­rades et des car­na­vals de meurtres

Aucun sif­flet qui pour­rait retentir
Comme ce pos­tier à la main arrachée

Par l’explosif qu’il fabri­quait dans sa cuisine
Pour cares­ser les radars sur les routes

Il attend la pri­son sur un lit d’hôpital
Toute voix éteinte outre la déflagration

L’aveu…
[1974, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 73]

Qui est celui
Les mains dissimulées
Au tra­vers des fosses

Qui est celui
Lentement avachi
Enferme ses cris

Qui est celui
Le morcelé
Les bras noués

Qui est celui
Décousu
L’animal clignotant

Qui est celui
D’une tra­ver­sée de lames
D’un chan­tier arc-boutant

Qui est celui
Par trop d’oreilles
L’envenimé

Qui est celui
Par un sen­tier abrupt
Perçant

Le mot imprononçable
Transfiguré
Saoul de par-chemins

Qui est celui
Sans âge

Pauvre

(sans titre)
[2001, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 166]

Ouvrier chô­meur
Poète sans trace des bas quartiers
Homme de nulle part
Il t’est inter­dit de respirer
Il t’est mili­tai­re­ment inter­dit de bouger
Seulement un doigt
Un muscle de ta face
Tu n’es que le fond d’une poubelle
Tu n’es même pas le pire du rien
Tu es plus inexis­tant qu’un insecte sur un tas de fumier
Tu es plus repoussant
Qu’une haine pestilentielle
Tu es quoi
Il n’y a pas de lan­gage pour ton déchet
Ta dégaine
Tu es mort déjà
Tu es hors d’une seule pous­sière du verbe
Tu fais rire les dieux hilares sur leurs trônes
Cette scène d’arène se passe ailleurs
Ils ont défe­nes­tré l’ombre du der­nier cri
Mon effort ici-même est tout à fait risible
tout à fait gobé par la puis­sance de leur
Empire sacré
Ils pos­sèdent l’atome de leur jour
Et toutes les pla­nètes d’ici-bas
Ils sont les maîtres d’une mort plus abso­lue que la mort réelle
Plus indus­tria­li­sée que le plus actif des camps…

(sans titre)
[2000, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 150]

Il faut se rui­ner quand on est pauvre
Il faut don­ner sa san­té lorsqu’on est malade
Il faut aus­si se jeter à l’eau sans avoir une seule brasse
Et bien d’autres choses
Bien d’autres sta­tions debout
Aux portes closes des mai­sons closes
Devant des cathé­drales res­plen­dis­santes de pierres illuminées
Pour que vienne un souffle
Une allée
Un espace où l’on puisse marcher
Et aller plus léger
Pour que ce qui n’a jamais eu lieu arrive
Une ombre qui se dénoue
Un des­sin d’envol après le signal égal
Pour que le vin du Sud coule dans une gorge moribonde
Pour qu’une lettre sourie
Pour que quelque chose tremble et se mette là à respirer

(sans titre)
[2002, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 176]

Est-ce folie de croire aux mots

Quand la tem­pête abat les arbres les plus
enracinés

Est-ce refuge
A celui qui demande plus qu’il ne peut
recevoir

Quelle balance secrète quelque part
Agite son fléau dans la tempête

Existe-t-il un juge vrai­ment bon

Existe-t-il un remous dans la nature des hommes

Qui ferait le seul équilibre

A celui qui ne connaît de la jus­tice que

son arme

Mais c’est folie d’oublier la tempête

C’est folie pire de ne pas attendre ses

souffles

(sans titre)
[1999, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 137]

Ils ont tué le peuple
Quelque part ils ont tué le peuple
Sans som­ma­tion par prin­cipe et habitude
Ils ont fusillé le peuple dans le dos
En plein centre du dos et sans raison
Le peuple n’était qu’une mon­tagne magique
Il vivait comme à peine une inven­tion sans
arrêt menacée
Le peuple n’a jamais dû vivre au fond
C’est une idée
C’est for­cé­ment virtuel
Le peuple c’est un gisant en haillons
C’est une sta­tue décriée qui ne sort qu’en
pleine nuit
Il existe par­fois dans une chan­son qui risque
des sanglots
Il est muet comme moi
Il reste en retrait si bien qu’il ne peut
même pas esquis­ser un pas
Un vrai pas
Nulle part
Je suis la trace d’une voix tou­jours effa­cée de son
sacri­fice obligatoire
Je suis sont sou­ve­nir abat­tu par tous les
fusils aux aguets
Le peuple sait tuer ses enfants quand il a peur
Quand vient la guerre qui emporte jusqu’à
ses cendres

(sans titre)
[2008, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 23]

Si per­sonne ne te tend la main
N’oublie pas le vent souf­flant sur ton ombre

Ce peu de choses est aus­si un torrent
Laisse-le venir cou­ler dans tes paumes

Cette légè­re­té flotte n’importe où dans les air
Elle t’appartient sans faire de bruit

Si per­sonne ne vient vers les pas inconnus
Si l’accablement te pour­suit sans que tu saches pourquoi

Trouve une croûte de pain sur ta table
Lance-la au diable pour jon­gler avec

Ce vent sera le plus mer­veilleux ami
Tu peux le gifler l’envoyer pro­me­ner d’un geste

Il ne se laisse enfer­mer par aucune trappe
Le vent n’existe que si tu bats des mains

Pourquoi sont-ils si abstraits ?
[2008, publié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 29]

Ceux qui mentent en se lais­sant aller
Se demandent d’où vient la poésie

Ils disent qu’elle demeure tou­jours indéfinissable
Ces pauvres per­tur­ba­teurs ne voient pas plus loin que leur nez

Même si celui-ci peut être assez long
Ils ne voient pas le bûche­ron qui coupe le bois

Ils ne regardent pas le pay­san sur son tracteur
Ni l’éboueur qui passe reti­rer leurs ordures

Ils ne voient pas les gens qui la nuit font tourner
Les machines pour le gaz l’électricité les meubles

Ils ne voient pas celui qui fabrique leur chaise
Ni même l’imprimeur ou le met­teur en scène

La poé­sie est d’abord entre ces mains là
Où appa­raî­trait-elle je me le demande encore

Dans la plus lourde bataille
[publié en 2010 dans la revue Portulan bleu, n° 9, et repu­blié dans Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, édi­tions Le conten­tieux, 2019, p. 280]

La poé­sie n’a pas encore
Été inventée

Elle est devant nous peut-être
Si l’avenir s’ouvre un jour à elle

Je ne tiens rien par ces mains
Que ce désir qu’elle exis­tât dans une autre aurore

Là pris dans un oura­gan si puissant
Déjà éva­cué / car toutes scènes détruisent

Mais quel vent tra­verse la rai­son et la folie
Dans l’immense clar­té d’un ins­tant fuyant

Il s’enracine dans un ins­tinct de fraî­cheur des femmes
Si au der­nier moment elles s’unissent en révolte

La poé­sie est à inven­ter toute et une
Oubliée sous la marche des ron­flants virtuoses

À Tadeusz Borowski
[2008–2009, par­ta­gé par Marie Josèphe Lemaire]

Sorti des camps nazis
Ton « Mai rouge » éblouit les espaces

Mais il a été publié après ta mort (1953)
Quel âge anté­rieur aurais-tu aujourd’hui

Tu ne fus donc que ce flamboiement
Tu t’es jeté farou­che­ment dans la mort

Laissant cruel­le­ment le monde à ses perditions
Pauvre misé­rable monde pour un homme tel que toi

Tu ne restes que cette trace de sève dans les
Écroulements de mas­sacres du Présent

On s’ac­croche à tes épaules inimaginables
J’avais neuf ans en 1951 dans les rues à usines de mon quartier

Pas de rémis­sion dans les temps écoulés
Permets-moi un ins­tant de fouiller ta tombe

Les rai­sins bafoués
[« Poèmes pour Mumia Abu-Jamal », Comité de sou­tien à Mumia Abu-Jamal, Marseille, 2000]

Ne pas oublier Abu-Jamal
dans son oubliette voyage pour la mort
Ne pas oublier si pos­sible quand
l’heure et les années s’en­fuient ce prisonnier
Il attend pour les peuples du monde
ce qui ne peut même pas se for­mu­ler outre larmes
Il est là par­tout dans les geôles
à côté des suicidés
dans les yeux d’un chô­meur en trimard
Ce n’est pas un poème qui fera
recu­ler les machines hui­lées du Désastre
Mais des mains d’au­to­mate palpent
l’in­fa­mie sans que per­sonne ne leur demande
Tous les poèmes depuis le début du monde
n’au­ront ser­vi à rien si cet homme n’é­tait pas libéré

Yeux fer­més des tués
[2004]

Tous les jours tombent de jeunes Palestiniens
Tués
Bien tués — rien ne les sépare
Aucun nom sur ces faces combattantes
Mais ont-ils même morts droit à la moindre
existence
Ont-ils droit de se lever et de regarder
autour d’eux
Ont-ils droit de voir la mer et de marcher
dans leurs rues
Mais pour moi ils prennent toutes les places
Ce sont eux la puis­sance irra­diante des mosquées
Ce sont eux les ver­sets du Coran
Ce sont Eux
Qui tra­ver­sant le souffle glaciaire
Prennent la parole
Ces tués ont des vies qui per­turbent le
monde affo­lé des propagandes
Ces tués bous­culent la machine à men­tir et
ses rouages
À anéantir
À lais­ser de côté le plus cher
Le vibrant témoignage
La clar­té qui doit être mas­sa­crée — jour après
jour


Illustrations de ban­nière et de vignette : Rufino Tamayo


image_pdf
  1. Dans Absurde cré­pus­cule, n° 2, mai 1997.[]
  2. Robert Roman, Gérard Lemaire, un poète à hau­teur d’homme, Le Contentieux, 2019.[]
  3. Le conseillisme, aus­si appe­lé com­mu­nisme de Conseils, est un cou­rant mar­xiste anti­lé­ni­niste qui entend oppo­ser à une orga­ni­sa­tion par­ti­sane cen­tra­li­sée une mul­ti­tude de Conseils ouvriers. Ses prin­ci­pales expres­sions his­to­riques se sont dérou­lées lors de la Révolution alle­mande de 1918–1919 puis en Hongrie, en 1956, lors de l’in­sur­rec­tion de Budapest.[]
  4. Cité dans Robert Roman, op. cit., p. 37.[]
  5. Cet extrait et les sui­vants sont tiré du texte « Penal de Lurigancho », pré­sent dans le recueil Transits, sur une heure sud-amé­ri­caine, Atelier du Gué, 1977, épui­sé. Nous remer­cions Marie Josèphe Lemaire de nous avoir com­mu­ni­qué les pages cor­res­pon­dant à la ren­contre avec Héctor Béjar.[]
  6. Cité dans Robert Roman, op. cit., p. 95.[]
  7. Georges Navel, Travaux [1945], Folio, 1995, p. 247.[]
  8. Cité dans Robert Roman, op. cit., p. 249.[][]
  9. Texte écrit par Marie Josèphe Lemaire en octobre 2018, cité dans Robert Roman, op. cit., p. 388–389.[]
  10. Voir le poème « Pourquoi sont-ils si abs­traits ? », 2008, publié dans Robert Roman, op. cit., p. 29 et repro­duit à la suite de cet article.[]

REBONDS

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Yanna Rival

Étudiante en arts et en langues, née entre 1990 et 2000.

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(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.

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Étudie la géographie libertaire, écrit et fait du pain.

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