Entretien inédit | Ballast
La forêt est partout. Dans les publicités, les journaux ou sur de grands panneaux à l’entrée des gares. Acheter une bouteille de gaz deviendrait même un geste écologique car, en contrepartie, on planterait des arbres. Où ? Sans doute sur un autre continent, pour compenser le carbone émis ici. On oublierait presque que la forêt occupe un tiers du territoire métropolitain, que c’est avant tout un écosystème à préserver, un milieu qui implique des travailleurs et des travailleuses ou encore un espace disputé qui suscite des luttes de plus en plus nombreuses. C’est ce que rappelle avec force le journaliste Gaspard d’Allens dans Des forêts en bataille, récemment publié au Seuil. Dans cet entretien conduit quelques jours avant la deuxième Assemblée pour des forêts vivantes, qui s’est tenue les 28 et 29 juin en Creuse, il évoque la nécessité de construire un front commun autour des luttes forestières.
Les forêts sont redevenues un sujet politique. Elles sont revenues au cœur de notre attention collective et on peut s’en féliciter. Depuis cinq ans, elles ont bénéficié d’une intense visibilité médiatique, des luttes ont émergé sur le terrain et le débat autour de la sylviculture productiviste s’est imposé jusqu’à l’Assemblée nationale, par le biais de propositions de loi ou de commissions d’enquête parlementaire. Les forêts ne sont plus un décor extérieur à nos vies, des espaces marginalisés et oubliés qu’on laisserait à la main de soi-disant experts ou professionnels. Une réappropriation est en cours. Par le bas, depuis des espaces vécus et éprouvés physiquement, via une prise de conscience, une nouvelle forme de sensibilité et d’empathie vis-à-vis des écosystèmes naturels.
Les forêts sont les lieux d’âpres batailles, de fortes confrontations où s’opposent différentes manières d’habiter la Terre, différentes façons de se relier au vivant et de se rapporter au monde. C’est une guerre affective. Partout, de manière éruptive, des collectifs se montent pour proposer une autre voie, créer des groupements forestiers citoyens, bloquer des coupes rases, empêcher l’installation de méga-projets destructeurs, promouvoir une sylviculture plus proche de la nature. Ils invitent à prendre soin des écosystèmes, à les écouter, à s’y rattacher. Les forêts sont nos poumons cosmiques. Des milieux de vie à chérir et à défendre, ardemment, alors que tout semble sur le point de s’écrouler, que les massifs s’enflamment, que les arbres plient sous les abatteuses et que le sauvage partout s’évapore.
Qu’est-ce qui a motivé l’écriture de ce dernier texte d’intervention ?
« Les forêts sont nos poumons cosmiques. Des milieux de vie à chérir et à défendre, ardemment, alors que tout semble sur le point de s’écrouler. »
Il y a urgence. Je crois que nous sommes à la croisée des chemins. Si nous assistons à un sursaut de mobilisation, en parallèle, l’industrialisation de la filière forêt-bois s’intensifie elle aussi, notamment via le Plan de relance proposé par le gouvernement macroniste et les subventions massives faites au secteur qui sont autant de primes à la coupe rase, à la monoculture et à la plantation industrielle. De grands groupes capitalistes comme la coopérative Alliance Forêts Bois s’accaparent ces territoires et les transforment à leur image. Les forêts deviennent des champs d’arbres monotones, lisses et uniformes, des gisements de biomasse, de simples ressources pour alimenter l’extractivisme forestier. D’ici à 2050, le gouvernement veut augmenter la production de bois et les coupes de 70 %. Elles ont déjà augmenté de 20 % depuis 2010. Depuis 2019, des ONG comme l’association Canopée se sont aussi créées et ont joué un rôle majeur pour pousser les écologistes à s’intéresser aux forêts.
Il y a encore cinq ans, j’étais frappé par le peu d’intérêt qu’accordaient les grandes associations mobilisées sur le climat pour les forêts françaises. On défilait dans les rues bétonnées des métropoles pour défendre des méga-objets abstraits, trop grands pour être appréhendés, comme la « planète » ou la « biodiversité ». Mais on ne se préoccupait pas de ce qui se jouait juste à côté : les syndicalistes de l’Office national des forêts (ONF) qui voyaient le service public forestier se faire démanteler en silence, l’érosion du vivant qui s’accélérait dans les bois, etc. Rappelons que, selon l’UICN, 77 % des écosystèmes forestiers français sont dans un état de conservation défavorable, 20 % des espèces forestières sont menacées par des récoltes de bois trop violentes et intensives. Mais heureusement, ces dernières années, les différents milieux militants ont appris à se côtoyer et à se rencontrer, à se faire confiance aussi. Les cadres ont débordé. L’écologie s’est ancrée et territorialisée, elle a gagné en profondeur. On a compris que certains territoires étaient au carrefour des enjeux écologiques, climatiques et sociaux. Qu’il fallait s’y confronter et s’y engager pleinement. C’est ce qui est en train de se passer pour les forêts. Pour reprendre l’expression d’un ami et paraphraser le sociologue Marcel Mauss, les forêts sont un « fait écologique total ».

[Roméo Bondon | Ballast]
La mise en visibilité des forêts et de leurs enjeux est une victoire médiatique importante, qui toutefois ne suffit pas pour les préserver. Politiser les forêts, qu’est-ce que ça voudrait dire ?
La forêt est recouverte de différentes strates de représentations et de fantasmes qu’il faudrait effeuiller. Certains aimeraient l’imaginer comme une pure altérité, un espace autre, « vierge » ou « neutre », qui ne serait pas traversé par des tensions sociales et politiques. En réalité, c’est un véritable champ de bataille. Les industriels ont leur stratégie, leur vision, leur agenda. Ils se donnent les moyens d’avancer avec leur lobbying et leur plan de communication. De notre côté, nous manquons de réflexivité vis-à-vis de nos actions, nous manquons de pensées tactiques et d’intelligence politique. Ça ne fait que quelques années que la question stratégique revient sur le devant de la scène dans le milieu écolo, par le biais de la lecture de quelques livres comme celui d’Andreas Malm (Comment saboter un pipeline) et de l’Atelier paysan (Reprendre la Terre aux machines) ou encore via les Soulèvements de la Terre, l’un des rares mouvements à penser et analyser ses manières d’agir, à saisir l’époque et à chercher à tisser de nouvelles alliances.
Politiser les forêts, c’est donc comprendre à quoi nous faisons face, et s’organiser en conséquence pour l’affronter. C’est construire un nouveau récit de nos luttes et combats, inscrire nos différents gestes dans une histoire plus vaste, les penser comme autant de coins prêts à fissurer l’ordre productiviste. Nous vivons rien de moins qu’un nouveau stade du capitalisme, qui induit de nouvelles formes d’« enclosures » [appropriation et privatisation de biens communs, ndlr] que je qualifierais d’existentiels. La forêt nous a été rendue peu à peu indisponible, inaccessible et illisible. Nous avons été dépossédés de ces milieux qui fabriquent l’habitabilité de notre monde. Nous avons été coupés de toute forme d’autonomie, au profit d’un système industriel qui nous prive de nos savoir-faire et ravage le vivant. Politiser les forêts implique enfin de créer un mouvement de luttes cohérent et solidaire qui reposerait sur trois jambes : l’alternative, l’offensive et l’éducation populaire. Il s’agit, dans un même élan, de défendre la sylviculture proche de la nature, attaquer les pratiques dévastatrices des industriels et accroître pour tous et pour toutes l’accès à la nature et au vivant — repartir à la conquête des liens, s’enforester. On ne défend bien que ce l’on a appris à connaître et à chérir.
Pourquoi y a‑t-il des difficultés à aller plus loin, à massifier un mouvement déjà existant ? Vous écrivez que « tout est en place » : des mobilisations émaillent le territoire, des alternatives se développent et se structurent… « On rêve d’un soulèvement des forêts », ajoutez-vous.
« C’est comme si nous étions à l’aube d’un mouvement populaire de défense des forêts mais qu’il manquait encore une petite incandescence pour que la dynamique s’épanouisse. »
Oui, nous n’y sommes pas encore. C’est comme si nous étions à l’aube d’un mouvement populaire de défense des forêts mais qu’il manquait encore une petite incandescence pour que la dynamique s’épanouisse. Plusieurs raisons peuvent l’expliquer : d’abord notre dépossession commune. Comme je le disais plus haut, la forêt reste loin de nos vies. Elle représente un tiers du territoire national mais la plupart de nos contemporains sont devenus ignorants et amnésiques quant à sa réalité. La numérisation de l’existence ne nous facilite pas non plus la tâche. La virtualisation de nos modes de vie nous coupe du dehors. Imaginez qu’un enfant passe moins de deux heures par jour à l’air libre, c’est moins que le temps de sortie d’un détenu en prison ! Nous sommes tous incarcérés dans un système qui nous éloigne du vivant. Comment dans ce contexte s’engager à préserver le monde vivant quand ce monde disparaît de plus en plus vite et qu’on le connaît de moins en moins ? Comment se sentir en lien avec des milieux naturels si nous ne les avons jamais côtoyés ?
Une autre raison pour expliquer l’absence d’un réel mouvement de masse, serait à chercher dans l’histoire des forêts françaises. Les histoires de résistance sont peu connues et contrairement au milieu agricole et aux luttes paysannes, il y a peu de filiation et de transmission. Nous devons faire ressurgir ce passé militant : les batailles des bûcherons défendant la « République sociale » à la fin du XIXe siècle dans la Nièvre, la guerre des Demoiselles et des paysans ariégeois contre la privatisation de leur commun forestier, la résistance au Fonds forestier national (FFN) dans les années 1950, etc. Il nous faut renouer avec ces héritages, les redécouvrir et les mettre en lien avec les mobilisations actuelles. Nous avons besoin de nouveaux récits.

[Roméo Bondon | Ballast]
Enfin, ce mouvement populaire doit être désiré et promu par les acteurs alternatifs du secteur. On a trop tendance, dans nos milieux, à rester confortablement dans nos couloirs. Il faut apprendre au contraire à s’acculturer, à se rencontrer et à se laisser déborder par l’autre, il faut multiplier les discussions entre syndicalistes et écologistes, habitants locaux et zadistes, mieux penser la composition, les alliances et les coalitions. Accepter de se laisser déplacer dans ses routines et ses pensées. C’est la grande leçon des gilets jaunes et de leur surgissement. Beaucoup de luttes en forêt ne sont pas chimiquement pures, elles partent d’un instinct et d’une sensibilité pas forcément très politisée mais viennent de riverains excédés, de gens qui n’ont pas nécessairement une vision exhaustive de ce qui se joue dans les bois. Ce n’est pas grave, c’est en étant ensemble, à leur côté que l’on peut construire une force politique. La forêt regorge de luttes en puissance et d’imaginaires subversifs qui pourraient donner à l’écologie une part incarnée et vibrante.
Vous insistez sur l’expérience individuelle, le levier politique qu’implique une sensibilité accrue aux milieux forestiers. Politiser à partir de l’individualité n’est pas une évidence dans une culture politique qui promeut les initiatives collectives…
Oui, je suis fatigué de ces faux clivages, de ces polémiques un peu stériles autour de la « philosophie du vivant » que certains, comme Frédéric Lordon, accusent de ne pas être assez anticapitaliste. Alors oui évidemment, il y a une mode, aujourd’hui, une appropriation éditoriale autour de ces sujets. Une amie militante s’en amusait : on nous invite à « penser comme un arbre » et comme un « iceberg », à « devenir poulpe », « vivre en renard », « être un chêne », c’est bien me disait-elle, mais quand est-ce qu’on nous propose de « devenir camarade » ? Les travaux d’Antoine Chopot et Léna Balaud, ceux de Baptiste Morizot aussi, sont intéressants à ce titre, justement parce qu’ils essayent de concilier les apports d’une « culture du vivant » avec l’histoire des luttes. Ils tentent d’allier la question de la sensibilité à celle de la politique. Ce n’est pas du tout antagoniste. Dès les années 1930, Bernard Charbonneau avait pressenti que le sentiment de nature était « un sentiment révolutionnaire ». Notre amour du vivant peut se muer, écrivait-il « en une volonté armée de changer le monde ». Il y a une puissance politique de l’étreinte et du lien. « Raviver les braises du vivant », comme l’écrit Baptiste Morizot c’est aussi, je crois, raviver le feu qui nourrit nos luttes. Ce serait une erreur, alors que le désastre écologique s’accélère, de croire que l’on pourrait taire ce que ces catastrophes font à nos esprits et à nos cœurs. Nous ne sommes pas hermétiques à la violence en cours. Nous ne sommes pas des machines ni des militaires. Ce sont nos affects et nos émotions qui nous meuvent. Et elles sont éminemment politiques : elles nous ramènent aux sources vives de la révolte, à sa part intime et incarnée.
Vous avez participé à lancer un Appel pour des forêts vivantes, qui a été suivi d’une première assemblée en 2022 et d’une deuxième qui se tiendra ces prochains jours dans le Limousin. Quel apport peut avoir une coalition nationale sur les luttes forestières ?
« Il faut s’organiser collectivement, porter un agenda politique commun, élargir nos bases, engager un rapport de force favorable. »
Comme je le disais plus haut, nous vivons, dans nos luttes, trop souvent en vase clos, tout occupés à faire barrage, à tenter de bloquer le ravage, localement, près de chez soi. Mais on manque trop souvent d’un panorama général, d’une vision globale. Il faut s’inscrire dans un mouvement plus vaste. Construire un front commun. Ces temps de rencontre seraient aussi l’occasion de faire un bilan : quelles ont été les victoires récentes ? quelles stratégies ont été les plus pertinentes ? à quelle dynamique devons-nous nous raccrocher ? Nous traversons un moment charnière pour les forêts. Nous sommes en train de suivre malgré nous le chemin qu’a pris l’agriculture avec le développement de l’agrobusiness. On répète le même scénario avec trente ans de retard. Mais tout n’est pas encore verrouillé et sclérosé comme dans l’agriculture. On peut agir et les bloquer dès maintenant. Pour y arriver, il faut s’organiser collectivement, porter un agenda politique commun, élargir nos bases, engager un rapport de force favorable.
Un « front commun », comme vous le dites, entre toutes ces luttes semble être l’industrialisation de la forêt. Qu’est-ce que ce processus implique, concrètement ?
L’industrialisation des forêts françaises revêt plusieurs formes qui sont autant de dynamiques auxquelles s’opposer. D’abord la sylviculture dite industrielle. Elle existe depuis plusieurs décennies mais s’intensifie et se généralise ces dernières années. On pourrait la résumer par le triptyque : plantation, monoculture, coupe rase. À une forêt mélangée et diversifiée, qui se régénère naturellement, elle va opposer un ersatz de forêt totalement aménagé et géré par l’homme, sous perfusion d’engrais et de pesticide, avec un process ultra mécanisé, les souches arrachées, la surface labourée, les arbres plantés en rang d’oignon. C’est une sylviculture assez pauvre en termes de regards et de savoirs, une sylviculture de « presse bouton » qui se fait au détriment d’une écoute fine des écosystèmes.

[Roméo Bondon | Ballast]
Un autre aspect de l’industrialisation des forêts françaises que l’on ne peut pas oublier, c’est aussi la privatisation du service public forestier, son démantèlement néolibéral qui vient détruire le sens des missions des gardes forestiers, au nom de la performance et du productivisme. Depuis les années 2000 la surface moyenne que gère un forestier a doublé, passant de 800 à 1 600 hectares. Le forestier perd le lien affectif avec son territoire, il a l’impression de bosser dans une usine à bois. En trente ans, l’ONF est passé de 15 000 à 8 000 salariés. Ça a des conséquences autant sur les conditions de travail que sur les écosystèmes. Incendies des bois et burn-outs des forestiers, effectifs taillés à la hache et forêts rasées sont les symptômes d’un même système mortifère.
Enfin, un autre aspect de l’industrialisation des forêts françaises, qui prend une ampleur que je n’avais pas bien mesuré en 2019, c’est le développement du bois énergie et de la biomasse. La moitié des subventions consacrées à la filière forêt-bois va désormais soutenir le secteur. La transition énergétique officielle et technocratique menace nos forêts. À défaut de décroissance, le capitalisme vert se déploie. Des usines à biomasse et à pellets s’ouvrent partout dans les massifs, des entrepreneurs veulent créer du biokérosène à partir de bois pour faire voler des avions, tandis que d’autres défrichent des surfaces forestières importantes pour installer de grandes centrales photovoltaïques. Les grands groupes profitent de la crise climatique, ils développement une forme de climato-opportunisme pour promouvoir leur business, multiplier les coupes, prolonger un système économique qui mise sur la production de masse et l’extraction toujours plus avide des ressources. Pour reprendre l’expression de Naomi Klein, c’est une « stratégie du choc » qui est à l’œuvre. L’avènement d’un « capitalisme du désastre » qui instrumentalise la crise climatique.
Vos deux livres ont été publiés pendant la présidence d’Emmanuel Macron. Quelle a été la politique forestière des sept dernières années ?
« Planter des arbres n’est pas un bon indicateur pour évaluer une politique forestière. Un vieil adage forestier dit que
quand on plante, c’est qu’on s’est planté. »
Le prolongement et l’approfondissement des politiques antérieures. Les discours d’Hollande et de Sarkozy étaient les mêmes. « La forêt est sous-exploitée », « il faut créer un choc de compétitivité », etc. Sous Macron, 1 000 emplois de forestiers à l’ONF ont été supprimés. L’érosion du service public a continué. Avec le plan de relance et le projet de plantation d’un milliard d’arbres d’ici 2032, la sylviculture industrielle a aussi été promue au détriment d’autres approches plus respectueuses des écosystèmes.
Pourquoi planter un milliard d’ici quelques années serait-il une si mauvaise idée ?
Comme je l’ai raconté dans une enquête pour le média Reporterre, ce plan est une hérésie. Un projet démiurgique et absurde. L’annonce a tout du spot publicitaire mais, au-delà de l’effet de communication, planter des arbres n’est pas un bon indicateur pour évaluer une politique forestière. Un vieil adage forestier dit que « quand on plante, c’est qu’on s’est planté ». La forêt d’ordinaire pousse spontanément. Ce plan, c’est surtout un alibi pour que les grands groupes puissent transformer la forêt comme ils l’entendent et multiplier des travaux grassement subventionnés. Mais le bilan est mauvais ! Concrètement on est en train de raser des forêts saines et diversifiées pour planter des arbres. Pour planter les cinquante premiers millions d’arbres, ces deux dernières années, pas moins de 10 000 hectares de forêts diversifiées auraient été rasées et les plantations après coupes rases ont représenté 32 046 hectares (soit 89 % de la surface totale qui a été replantée). On marche sur la tête, c’est un exemple flagrant de maladaptation au réchauffement climatique. Des coupes rases sur 6 500 hectares ont même été réalisées en zone Natura 2000 ! Sur ces surfaces dévolues d’ordinaire à la protection du vivant, 1 500 hectares ont été ensuite plantés exclusivement en pins Douglas, une essence dite plus résistante au réchauffement climatique, mais qui est surtout plus intéressante pour les industriels.

[Roméo Bondon | Ballast]
Qu’impliquerait un gouvernement d’extrême droite pour les forêts françaises ? Le Rassemblement national s’en préoccupe-t-il seulement ?
Évidemment que non. L’extrême droite n’a pas de projet pour les forêts. Je ne suis même pas sûr que Jordan Bardella sache qu’une politique forestière existe. Comme l’écologie de manière générale, le sort des forêts n’apparait pas dans le programme du Rassemblement national. Lors de la fameuse soirée organisée par Valeurs actuelles, où le journaliste Hugo Clément est malheureusement allé débattre avec Bardella sur ce sujet, ce dernier n’a pas su répondre aux questions qui lui étaient posées sur les forêts. Pas de doute qu’un gouvernement d’extrême droite irait dans le sens des dynamiques à l’œuvre : accélération de l’industrialisation, concentration des acteurs, répression des militants écologistes… Historiquement, les régimes fascistes aiment les forêts plantées, droites, en rang, au cordeau. Les régimes de ce genre au Portugal et en Espagne ont par exemple participé à d’énormes campagnes de plantation d’eucalyptus sur des forêts existantes, des terres agricoles jugées improductives, des biens communaux.
Et un gouvernement de gauche porté par le Nouveau front populaire ?
Là ce serait autre chose. Déjà, deux points sont dédiés aux forêts dans le programme qui a été publié la semaine dernière : « Protéger la forêt en garantissant la diversité des essences, avec une filière sylvicole respectueuse de la biodiversité et des sols, garantissant les qualifications et les emplois des forestiers » et « rétablir les milliers de postes supprimés dans le service public de suivi et de protection de la nature », notamment à l’ONF. On lit aussi qu’il y aurait un moratoire sur les projets d’autoroute ou sur les méga-bassines. Nous avons su, par nos luttes et nos pressions sur le terrain, imposer ces sujets aux appareils politiques. Les partis de gauche n’ont pas pu faire l’impasse.
L’agriculture et la forêt ont « des enjeux très proches », nous rappelait la députée de la Creuse Catherine Couturier, présidente d’une mission d’information parlementaire sur la forêt et son adaptation face au changement climatique. Y aurait-il un intérêt stratégique à allier les mobilisations contre le complexe argo-industriel et, disons, sylvo-industriel ?
« Un rapprochement avec le mouvement des Soulèvements de la terre ou une saison consacrée aux luttes forestières pourrait être porteur politiquement. »
Je crois, oui. Ce sont les mêmes mécanismes à l’œuvre, les mêmes processus d’accaparements et de prises de terre. La même marginalisation des acteurs alternatifs, le même type de discours et de concentration de la filière. Dites-vous que 3 % des propriétaires forestiers détiennent la moitié de la forêt privée française ! Qu’Alliance Forêts Bois capte à elle seule 10 % de l’argent du plan de relance, qu’elle gère près d’un million d’hectares de forêts en France, etc. Un rapprochement avec le mouvement des Soulèvements de la terre ou une saison consacrée aux luttes forestières pourrait être intéressant et porteur politiquement.
Vous concluiez votre premier ouvrage co-écrit avec Lucile Leclair sur les néo-paysans en citant des initiatives paysannes internationalistes, notamment la coalition Via Campesina. Cet enjeu semble absent des mobilisations forestières. Pourquoi ?
De manière générale, l’internationalisme peine à retrouver la place qu’il avait dans les mouvements sociaux et à gauche il y a quelques décennies. C’est dommage. Des initiatives ont lieu pourtant. Des liens sont faits avec l’Amérique du Sud, les luttes en Amazonie, les combats décoloniaux. Plusieurs rapprochements ont eu lieu avec le combat des Kalin’a du village Prospérité en Guyane, qui luttent contre la destruction de dizaines d’hectares de leur forêt nourricière pour un projet de centrale électrique. À l’échelle Européenne, l’association Fern bataille dans les institutions à Bruxelles et plusieurs ONG s’engagent sur la déforestation importée. La coopérative Longo Maï se mobilise beaucoup contre la destruction de la forêt des Carpates en Ukraine par des oligarques et les coupes illégales qui se sont accrues avec la guerre. De nombreux militants vont découvrir aussi la forêt primaire de Bałowieża en Pologne. Dans les Zad, la circulation est importante. Lorsque l’on occupait le bois Lejuc à Bure contre un projet d’enfouissement de déchets radioactifs, nous avons appris à construire des cabanes dans les arbres grâce à des camarades allemands qui habitaient la forêt d’Hambach contre l’extension d’une mine de charbon. S’inspirer de l’étranger pourrait être porteur pour nos luttes. De nombreuses régions en Europe ont déjà interdit ou réglementé drastiquement les coupes rases. La Suisse l’a interdit dès 1902, la Slovénie en 1948, l’Autriche depuis 1975 lorsqu’il s’agit de plus de deux hectares, etc.

[Roméo Bondon | Ballast]
Un camarade impliqué dans les luttes forestières sur son territoire nous soufflait une hypothèse intéressante à envisager : celle du démantèlement. Que voudrait dire démanteler le sylvo-complexe industriel ?
C’est une hypothèse intéressante, qui ne pourrait toutefois pas être mise en œuvre de la même façon que dans d’autres secteurs. Paradoxalement, démanteler les plantations monospécifiques héritées du FFN, pourrait impliquer une grande partie de laissez-faire, et donner de la place aux forces spontanées de la forêt qui se régénère naturellement. Il faudrait laisser les plantations se diversifier et se mélanger. Il ne s’agit pas de reconstruire la forêt mais de lui faire confiance, sans forçage ni camisole. Ce serait une manière de rompre avec l’éco-paternalisme, qui est une vision trop répandue chez les productivistes, évidemment, mais aussi chez nous, dans nos luttes. Encore une fois, ce n’est pas la forêt qui a besoin de nous mais nous, humains, qui sommes arrimés à son devenir.
Photographie de bannière : Stéphane Burlot | Ballast
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