Gaspard d’Allens : « Nous sommes à l’aube d’un mouvement populaire de défense des forêts »


Entretien inédit | Ballast

La forêt est par­tout. Dans les publi­ci­tés, les jour­naux ou sur de grands pan­neaux à l’entrée des gares. Acheter une bou­teille de gaz devien­drait même un geste éco­lo­gique car, en contre­par­tie, on plan­te­rait des arbres. Où ? Sans doute sur un autre conti­nent, pour com­pen­ser le car­bone émis ici. On oublie­rait presque que la forêt occupe un tiers du ter­ri­toire métro­po­li­tain, que c’est avant tout un éco­sys­tème à pré­ser­ver, un milieu qui implique des tra­vailleurs et des tra­vailleuses ou encore un espace dis­pu­té qui sus­cite des luttes de plus en plus nom­breuses. C’est ce que rap­pelle avec force le jour­na­liste Gaspard d’Allens dans Des forêts en bataille, récem­ment publié au Seuil. Dans cet entre­tien conduit quelques jours avant la deuxième Assemblée pour des forêts vivantes, qui s’est tenue les 28 et 29 juin en Creuse, il évoque la néces­si­té de construire un front com­mun autour des luttes forestières.


Cinq années ont pas­sé entre la publi­ca­tion de Main basse sur nos forêts et votre der­nier texte d’intervention inti­tu­lé Des forêts en bataille. Que s’est-il pas­sé, entre temps, sur le front des forêts françaises ?

Les forêts sont rede­ve­nues un sujet poli­tique. Elles sont reve­nues au cœur de notre atten­tion col­lec­tive et on peut s’en féli­ci­ter. Depuis cinq ans, elles ont béné­fi­cié d’une intense visi­bi­li­té média­tique, des luttes ont émer­gé sur le ter­rain et le débat autour de la syl­vi­cul­ture pro­duc­ti­viste s’est impo­sé jusqu’à l’Assemblée natio­nale, par le biais de pro­po­si­tions de loi ou de com­mis­sions d’enquête par­le­men­taire. Les forêts ne sont plus un décor exté­rieur à nos vies, des espaces mar­gi­na­li­sés et oubliés qu’on lais­se­rait à la main de soi-disant experts ou pro­fes­sion­nels. Une réap­pro­pria­tion est en cours. Par le bas, depuis des espaces vécus et éprou­vés phy­si­que­ment, via une prise de conscience, une nou­velle forme de sen­si­bi­li­té et d’empathie vis-à-vis des éco­sys­tèmes naturels.

Les forêts sont les lieux d’âpres batailles, de fortes confron­ta­tions où s’opposent dif­fé­rentes manières d’habiter la Terre, dif­fé­rentes façons de se relier au vivant et de se rap­por­ter au monde. C’est une guerre affec­tive. Partout, de manière érup­tive, des col­lec­tifs se montent pour pro­po­ser une autre voie, créer des grou­pe­ments fores­tiers citoyens, blo­quer des coupes rases, empê­cher l’installation de méga-pro­jets des­truc­teurs, pro­mou­voir une syl­vi­cul­ture plus proche de la nature. Ils invitent à prendre soin des éco­sys­tèmes, à les écou­ter, à s’y rat­ta­cher. Les forêts sont nos pou­mons cos­miques. Des milieux de vie à ché­rir et à défendre, ardem­ment, alors que tout semble sur le point de s’écrouler, que les mas­sifs s’enflamment, que les arbres plient sous les abat­teuses et que le sau­vage par­tout s’évapore.

Qu’est-ce qui a moti­vé l’écriture de ce der­nier texte d’intervention ?

« Les forêts sont nos pou­mons cos­miques. Des milieux de vie à ché­rir et à défendre, ardem­ment, alors que tout semble sur le point de s’écrouler. »

Il y a urgence. Je crois que nous sommes à la croi­sée des che­mins. Si nous assis­tons à un sur­saut de mobi­li­sa­tion, en paral­lèle, l’industrialisation de la filière forêt-bois s’intensifie elle aus­si, notam­ment via le Plan de relance pro­po­sé par le gou­ver­ne­ment macro­niste et les sub­ven­tions mas­sives faites au sec­teur qui sont autant de primes à la coupe rase, à la mono­cul­ture et à la plan­ta­tion indus­trielle. De grands groupes capi­ta­listes comme la coopé­ra­tive Alliance Forêts Bois s’accaparent ces ter­ri­toires et les trans­forment à leur image. Les forêts deviennent des champs d’arbres mono­tones, lisses et uni­formes, des gise­ments de bio­masse, de simples res­sources pour ali­men­ter l’extractivisme fores­tier. D’ici à 2050, le gou­ver­ne­ment veut aug­men­ter la pro­duc­tion de bois et les coupes de 70 %. Elles ont déjà aug­men­té de 20 % depuis 2010. Depuis 2019, des ONG comme l’association Canopée se sont aus­si créées et ont joué un rôle majeur pour pous­ser les éco­lo­gistes à s’intéresser aux forêts.

Il y a encore cinq ans, j’étais frap­pé par le peu d’intérêt qu’accordaient les grandes asso­cia­tions mobi­li­sées sur le cli­mat pour les forêts fran­çaises. On défi­lait dans les rues béton­nées des métro­poles pour défendre des méga-objets abs­traits, trop grands pour être appré­hen­dés, comme la « pla­nète » ou la « bio­di­ver­si­té ». Mais on ne se pré­oc­cu­pait pas de ce qui se jouait juste à côté : les syn­di­ca­listes de l’Office natio­nal des forêts (ONF) qui voyaient le ser­vice public fores­tier se faire déman­te­ler en silence, l’érosion du vivant qui s’accélérait dans les bois, etc. Rappelons que, selon l’UICN, 77 % des éco­sys­tèmes fores­tiers fran­çais sont dans un état de conser­va­tion défa­vo­rable, 20 % des espèces fores­tières sont mena­cées par des récoltes de bois trop vio­lentes et inten­sives. Mais heu­reu­se­ment, ces der­nières années, les dif­fé­rents milieux mili­tants ont appris à se côtoyer et à se ren­con­trer, à se faire confiance aus­si. Les cadres ont débor­dé. L’écologie s’est ancrée et ter­ri­to­ria­li­sée, elle a gagné en pro­fon­deur. On a com­pris que cer­tains ter­ri­toires étaient au car­re­four des enjeux éco­lo­giques, cli­ma­tiques et sociaux. Qu’il fal­lait s’y confron­ter et s’y enga­ger plei­ne­ment. C’est ce qui est en train de se pas­ser pour les forêts. Pour reprendre l’expression d’un ami et para­phra­ser le socio­logue Marcel Mauss, les forêts sont un « fait éco­lo­gique total ».

[Roméo Bondon | Ballast]

La mise en visi­bi­li­té des forêts et de leurs enjeux est une vic­toire média­tique impor­tante, qui tou­te­fois ne suf­fit pas pour les pré­ser­ver. Politiser les forêts, qu’est-ce que ça vou­drait dire ?

La forêt est recou­verte de dif­fé­rentes strates de repré­sen­ta­tions et de fan­tasmes qu’il fau­drait effeuiller. Certains aime­raient l’imaginer comme une pure alté­ri­té, un espace autre, « vierge » ou « neutre », qui ne serait pas tra­ver­sé par des ten­sions sociales et poli­tiques. En réa­li­té, c’est un véri­table champ de bataille. Les indus­triels ont leur stra­té­gie, leur vision, leur agen­da. Ils se donnent les moyens d’avancer avec leur lob­bying et leur plan de com­mu­ni­ca­tion. De notre côté, nous man­quons de réflexi­vi­té vis-à-vis de nos actions, nous man­quons de pen­sées tac­tiques et d’intelligence poli­tique. Ça ne fait que quelques années que la ques­tion stra­té­gique revient sur le devant de la scène dans le milieu éco­lo, par le biais de la lec­ture de quelques livres comme celui d’Andreas Malm (Comment sabo­ter un pipe­line) et de l’Atelier pay­san (Reprendre la Terre aux machines) ou encore via les Soulèvements de la Terre, l’un des rares mou­ve­ments à pen­ser et ana­ly­ser ses manières d’agir, à sai­sir l’époque et à cher­cher à tis­ser de nou­velles alliances.

Politiser les forêts, c’est donc com­prendre à quoi nous fai­sons face, et s’organiser en consé­quence pour l’affronter. C’est construire un nou­veau récit de nos luttes et com­bats, ins­crire nos dif­fé­rents gestes dans une his­toire plus vaste, les pen­ser comme autant de coins prêts à fis­su­rer l’ordre pro­duc­ti­viste. Nous vivons rien de moins qu’un nou­veau stade du capi­ta­lisme, qui induit de nou­velles formes d’« enclo­sures » [appro­pria­tion et pri­va­ti­sa­tion de biens com­muns, ndlr] que je qua­li­fie­rais d’existentiels. La forêt nous a été ren­due peu à peu indis­po­nible, inac­ces­sible et illi­sible. Nous avons été dépos­sé­dés de ces milieux qui fabriquent l’habitabilité de notre monde. Nous avons été cou­pés de toute forme d’autonomie, au pro­fit d’un sys­tème indus­triel qui nous prive de nos savoir-faire et ravage le vivant. Politiser les forêts implique enfin de créer un mou­ve­ment de luttes cohé­rent et soli­daire qui repo­se­rait sur trois jambes : l’alternative, l’offensive et l’éducation popu­laire. Il s’agit, dans un même élan, de défendre la syl­vi­cul­ture proche de la nature, atta­quer les pra­tiques dévas­ta­trices des indus­triels et accroître pour tous et pour toutes l’accès à la nature et au vivant — repar­tir à la conquête des liens, s’enforester. On ne défend bien que ce l’on a appris à connaître et à chérir.

Pourquoi y a-t-il des dif­fi­cul­tés à aller plus loin, à mas­si­fier un mou­ve­ment déjà exis­tant ? Vous écri­vez que « tout est en place » : des mobi­li­sa­tions émaillent le ter­ri­toire, des alter­na­tives se déve­loppent et se struc­turent… « On rêve d’un sou­lè­ve­ment des forêts », ajou­tez-vous.

« C’est comme si nous étions à l’aube d’un mou­ve­ment popu­laire de défense des forêts mais qu’il man­quait encore une petite incan­des­cence pour que la dyna­mique s’épanouisse. »

Oui, nous n’y sommes pas encore. C’est comme si nous étions à l’aube d’un mou­ve­ment popu­laire de défense des forêts mais qu’il man­quait encore une petite incan­des­cence pour que la dyna­mique s’épanouisse. Plusieurs rai­sons peuvent l’expliquer : d’abord notre dépos­ses­sion com­mune. Comme je le disais plus haut, la forêt reste loin de nos vies. Elle repré­sente un tiers du ter­ri­toire natio­nal mais la plu­part de nos contem­po­rains sont deve­nus igno­rants et amné­siques quant à sa réa­li­té. La numé­ri­sa­tion de l’existence ne nous faci­lite pas non plus la tâche. La vir­tua­li­sa­tion de nos modes de vie nous coupe du dehors. Imaginez qu’un enfant passe moins de deux heures par jour à l’air libre, c’est moins que le temps de sor­tie d’un déte­nu en pri­son ! Nous sommes tous incar­cé­rés dans un sys­tème qui nous éloigne du vivant. Comment dans ce contexte s’engager à pré­ser­ver le monde vivant quand ce monde dis­pa­raît de plus en plus vite et qu’on le connaît de moins en moins ? Comment se sen­tir en lien avec des milieux natu­rels si nous ne les avons jamais côtoyés ?

Une autre rai­son pour expli­quer l’absence d’un réel mou­ve­ment de masse, serait à cher­cher dans l’histoire des forêts fran­çaises. Les his­toires de résis­tance sont peu connues et contrai­re­ment au milieu agri­cole et aux luttes pay­sannes, il y a peu de filia­tion et de trans­mis­sion. Nous devons faire res­sur­gir ce pas­sé mili­tant : les batailles des bûche­rons défen­dant la « République sociale » à la fin du XIXe siècle dans la Nièvre, la guerre des Demoiselles et des pay­sans arié­geois contre la pri­va­ti­sa­tion de leur com­mun fores­tier, la résis­tance au Fonds fores­tier natio­nal (FFN) dans les années 1950, etc. Il nous faut renouer avec ces héri­tages, les redé­cou­vrir et les mettre en lien avec les mobi­li­sa­tions actuelles. Nous avons besoin de nou­veaux récits.

[Roméo Bondon | Ballast]

Enfin, ce mou­ve­ment popu­laire doit être dési­ré et pro­mu par les acteurs alter­na­tifs du sec­teur. On a trop ten­dance, dans nos milieux, à res­ter confor­ta­ble­ment dans nos cou­loirs. Il faut apprendre au contraire à s’acculturer, à se ren­con­trer et à se lais­ser débor­der par l’autre, il faut mul­ti­plier les dis­cus­sions entre syn­di­ca­listes et éco­lo­gistes, habi­tants locaux et zadistes, mieux pen­ser la com­po­si­tion, les alliances et les coa­li­tions. Accepter de se lais­ser dépla­cer dans ses rou­tines et ses pen­sées. C’est la grande leçon des gilets jaunes et de leur sur­gis­se­ment. Beaucoup de luttes en forêt ne sont pas chi­mi­que­ment pures, elles partent d’un ins­tinct et d’une sen­si­bi­li­té pas for­cé­ment très poli­ti­sée mais viennent de rive­rains excé­dés, de gens qui n’ont pas néces­sai­re­ment une vision exhaus­tive de ce qui se joue dans les bois. Ce n’est pas grave, c’est en étant ensemble, à leur côté que l’on peut construire une force poli­tique. La forêt regorge de luttes en puis­sance et d’imaginaires sub­ver­sifs qui pour­raient don­ner à l’écologie une part incar­née et vibrante.

Vous insis­tez sur l’expérience indi­vi­duelle, le levier poli­tique qu’implique une sen­si­bi­li­té accrue aux milieux fores­tiers. Politiser à par­tir de l’individualité n’est pas une évi­dence dans une culture poli­tique qui pro­meut les ini­tia­tives collectives…

Oui, je suis fati­gué de ces faux cli­vages, de ces polé­miques un peu sté­riles autour de la « phi­lo­so­phie du vivant » que cer­tains, comme Frédéric Lordon, accusent de ne pas être assez anti­ca­pi­ta­liste. Alors oui évi­dem­ment, il y a une mode, aujourd’hui, une appro­pria­tion édi­to­riale autour de ces sujets. Une amie mili­tante s’en amu­sait : on nous invite à « pen­ser comme un arbre » et comme un « ice­berg », à « deve­nir poulpe », « vivre en renard », « être un chêne », c’est bien me disait-elle, mais quand est-ce qu’on nous pro­pose de « deve­nir cama­rade » ? Les tra­vaux d’Antoine Chopot et Léna Balaud, ceux de Baptiste Morizot aus­si, sont inté­res­sants à ce titre, jus­te­ment parce qu’ils essayent de conci­lier les apports d’une « culture du vivant » avec l’histoire des luttes. Ils tentent d’allier la ques­tion de la sen­si­bi­li­té à celle de la poli­tique. Ce n’est pas du tout anta­go­niste. Dès les années 1930, Bernard Charbonneau avait pres­sen­ti que le sen­ti­ment de nature était « un sen­ti­ment révo­lu­tion­naire ». Notre amour du vivant peut se muer, écri­vait-il « en une volon­té armée de chan­ger le monde ». Il y a une puis­sance poli­tique de l’étreinte et du lien. « Raviver les braises du vivant », comme l’écrit Baptiste Morizot c’est aus­si, je crois, ravi­ver le feu qui nour­rit nos luttes. Ce serait une erreur, alors que le désastre éco­lo­gique s’accélère, de croire que l’on pour­rait taire ce que ces catas­trophes font à nos esprits et à nos cœurs. Nous ne sommes pas her­mé­tiques à la vio­lence en cours. Nous ne sommes pas des machines ni des mili­taires. Ce sont nos affects et nos émo­tions qui nous meuvent. Et elles sont émi­nem­ment poli­tiques : elles nous ramènent aux sources vives de la révolte, à sa part intime et incarnée.

Vous avez par­ti­ci­pé à lan­cer un Appel pour des forêts vivantes, qui a été sui­vi d’une pre­mière assem­blée en 2022 et d’une deuxième qui se tien­dra ces pro­chains jours dans le Limousin. Quel apport peut avoir une coa­li­tion natio­nale sur les luttes forestières ?

« Il faut s’organiser col­lec­ti­ve­ment, por­ter un agen­da poli­tique com­mun, élar­gir nos bases, enga­ger un rap­port de force favorable. »

Comme je le disais plus haut, nous vivons, dans nos luttes, trop sou­vent en vase clos, tout occu­pés à faire bar­rage, à ten­ter de blo­quer le ravage, loca­le­ment, près de chez soi. Mais on manque trop sou­vent d’un pano­ra­ma géné­ral, d’une vision glo­bale. Il faut s’inscrire dans un mou­ve­ment plus vaste. Construire un front com­mun. Ces temps de ren­contre seraient aus­si l’occasion de faire un bilan : quelles ont été les vic­toires récentes ? quelles stra­té­gies ont été les plus per­ti­nentes ? à quelle dyna­mique devons-nous nous rac­cro­cher ? Nous tra­ver­sons un moment char­nière pour les forêts. Nous sommes en train de suivre mal­gré nous le che­min qu’a pris l’agriculture avec le déve­lop­pe­ment de l’agrobusiness. On répète le même scé­na­rio avec trente ans de retard. Mais tout n’est pas encore ver­rouillé et sclé­ro­sé comme dans l’agriculture. On peut agir et les blo­quer dès main­te­nant. Pour y arri­ver, il faut s’organiser col­lec­ti­ve­ment, por­ter un agen­da poli­tique com­mun, élar­gir nos bases, enga­ger un rap­port de force favorable.

Un « front com­mun », comme vous le dites, entre toutes ces luttes semble être l’industrialisation de la forêt. Qu’est-ce que ce pro­ces­sus implique, concrè­te­ment ?

L’industrialisation des forêts fran­çaises revêt plu­sieurs formes qui sont autant de dyna­miques aux­quelles s’opposer. D’abord la syl­vi­cul­ture dite indus­trielle. Elle existe depuis plu­sieurs décen­nies mais s’intensifie et se géné­ra­lise ces der­nières années. On pour­rait la résu­mer par le trip­tyque : plan­ta­tion, mono­cul­ture, coupe rase. À une forêt mélan­gée et diver­si­fiée, qui se régé­nère natu­rel­le­ment, elle va oppo­ser un ersatz de forêt tota­le­ment amé­na­gé et géré par l’homme, sous per­fu­sion d’engrais et de pes­ti­cide, avec un pro­cess ultra méca­ni­sé, les souches arra­chées, la sur­face labou­rée, les arbres plan­tés en rang d’oignon. C’est une syl­vi­cul­ture assez pauvre en termes de regards et de savoirs, une syl­vi­cul­ture de « presse bou­ton » qui se fait au détri­ment d’une écoute fine des écosystèmes.

[Roméo Bondon | Ballast]

Un autre aspect de l’industrialisation des forêts fran­çaises que l’on ne peut pas oublier, c’est aus­si la pri­va­ti­sa­tion du ser­vice public fores­tier, son déman­tè­le­ment néo­li­bé­ral qui vient détruire le sens des mis­sions des gardes fores­tiers, au nom de la per­for­mance et du pro­duc­ti­visme. Depuis les années 2000 la sur­face moyenne que gère un fores­tier a dou­blé, pas­sant de 800 à 1 600 hec­tares. Le fores­tier perd le lien affec­tif avec son ter­ri­toire, il a l’impression de bos­ser dans une usine à bois. En trente ans, l’ONF est pas­sé de 15 000 à 8 000 sala­riés. Ça a des consé­quences autant sur les condi­tions de tra­vail que sur les éco­sys­tèmes. Incendies des bois et burn-outs des fores­tiers, effec­tifs taillés à la hache et forêts rasées sont les symp­tômes d’un même sys­tème mortifère.

Enfin, un autre aspect de l’industrialisation des forêts fran­çaises, qui prend une ampleur que je n’avais pas bien mesu­ré en 2019, c’est le déve­lop­pe­ment du bois éner­gie et de la bio­masse. La moi­tié des sub­ven­tions consa­crées à la filière forêt-bois va désor­mais sou­te­nir le sec­teur. La tran­si­tion éner­gé­tique offi­cielle et tech­no­cra­tique menace nos forêts. À défaut de décrois­sance, le capi­ta­lisme vert se déploie. Des usines à bio­masse et à pel­lets s’ouvrent par­tout dans les mas­sifs, des entre­pre­neurs veulent créer du bio­ké­ro­sène à par­tir de bois pour faire voler des avions, tan­dis que d’autres défrichent des sur­faces fores­tières impor­tantes pour ins­tal­ler de grandes cen­trales pho­to­vol­taïques. Les grands groupes pro­fitent de la crise cli­ma­tique, ils déve­lop­pe­ment une forme de cli­ma­to-oppor­tu­nisme pour pro­mou­voir leur busi­ness, mul­ti­plier les coupes, pro­lon­ger un sys­tème éco­no­mique qui mise sur la pro­duc­tion de masse et l’extraction tou­jours plus avide des res­sources. Pour reprendre l’expression de Naomi Klein, c’est une « stra­té­gie du choc » qui est à l’œuvre. L’avènement d’un « capi­ta­lisme du désastre » qui ins­tru­men­ta­lise la crise climatique.

Vos deux livres ont été publiés pen­dant la pré­si­dence d’Emmanuel Macron. Quelle a été la poli­tique fores­tière des sept der­nières années ?

« Planter des arbres n’est pas un bon indi­ca­teur pour éva­luer une poli­tique fores­tière. Un vieil adage fores­tier dit que quand on plante, c’est qu’on s’est plan­té. »

Le pro­lon­ge­ment et l’approfondissement des poli­tiques anté­rieures. Les dis­cours d’Hollande et de Sarkozy étaient les mêmes. « La forêt est sous-exploi­tée », « il faut créer un choc de com­pé­ti­ti­vi­té », etc. Sous Macron, 1 000 emplois de fores­tiers à l’ONF ont été sup­pri­més. L’érosion du ser­vice public a conti­nué. Avec le plan de relance et le pro­jet de plan­ta­tion d’un mil­liard d’arbres d’ici 2032, la syl­vi­cul­ture indus­trielle a aus­si été pro­mue au détri­ment d’autres approches plus res­pec­tueuses des écosystèmes.

Pourquoi plan­ter un mil­liard d’ici quelques années serait-il une si mau­vaise idée ?

Comme je l’ai racon­té dans une enquête pour le média Reporterre, ce plan est une héré­sie. Un pro­jet démiur­gique et absurde. L’annonce a tout du spot publi­ci­taire mais, au-delà de l’effet de com­mu­ni­ca­tion, plan­ter des arbres n’est pas un bon indi­ca­teur pour éva­luer une poli­tique fores­tière. Un vieil adage fores­tier dit que « quand on plante, c’est qu’on s’est plan­té ». La forêt d’ordinaire pousse spon­ta­né­ment. Ce plan, c’est sur­tout un ali­bi pour que les grands groupes puissent trans­for­mer la forêt comme ils l’entendent et mul­ti­plier des tra­vaux gras­se­ment sub­ven­tion­nés. Mais le bilan est mau­vais ! Concrètement on est en train de raser des forêts saines et diver­si­fiées pour plan­ter des arbres. Pour plan­ter les cin­quante pre­miers mil­lions d’arbres, ces deux der­nières années, pas moins de 10 000 hec­tares de forêts diver­si­fiées auraient été rasées et les plan­ta­tions après coupes rases ont repré­sen­té 32 046 hec­tares (soit 89 % de la sur­face totale qui a été replan­tée). On marche sur la tête, c’est un exemple fla­grant de mala­dap­ta­tion au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Des coupes rases sur 6 500 hec­tares ont même été réa­li­sées en zone Natura 2000 ! Sur ces sur­faces dévo­lues d’ordinaire à la pro­tec­tion du vivant, 1 500 hec­tares ont été ensuite plan­tés exclu­si­ve­ment en pins Douglas, une essence dite plus résis­tante au réchauf­fe­ment cli­ma­tique, mais qui est sur­tout plus inté­res­sante pour les industriels.

[Roméo Bondon | Ballast]

Qu’impliquerait un gou­ver­ne­ment d’extrême droite pour les forêts fran­çaises ? Le Rassemblement natio­nal s’en pré­oc­cupe-t-il seule­ment ?

Évidemment que non. L’extrême droite n’a pas de pro­jet pour les forêts. Je ne suis même pas sûr que Jordan Bardella sache qu’une poli­tique fores­tière existe. Comme l’écologie de manière géné­rale, le sort des forêts n’apparait pas dans le pro­gramme du Rassemblement natio­nal. Lors de la fameuse soi­rée orga­ni­sée par Valeurs actuelles, où le jour­na­liste Hugo Clément est mal­heu­reu­se­ment allé débattre avec Bardella sur ce sujet, ce der­nier n’a pas su répondre aux ques­tions qui lui étaient posées sur les forêts. Pas de doute qu’un gou­ver­ne­ment d’extrême droite irait dans le sens des dyna­miques à l’œuvre : accé­lé­ra­tion de l’industrialisation, concen­tra­tion des acteurs, répres­sion des mili­tants éco­lo­gistes… Historiquement, les régimes fas­cistes aiment les forêts plan­tées, droites, en rang, au cor­deau. Les régimes de ce genre au Portugal et en Espagne ont par exemple par­ti­ci­pé à d’énormes cam­pagnes de plan­ta­tion d’eucalyptus sur des forêts exis­tantes, des terres agri­coles jugées impro­duc­tives, des biens communaux.

Et un gou­ver­ne­ment de gauche por­té par le Nouveau front populaire ?

Là ce serait autre chose. Déjà, deux points sont dédiés aux forêts dans le pro­gramme qui a été publié la semaine der­nière : « Protéger la forêt en garan­tis­sant la diver­si­té des essences, avec une filière syl­vi­cole res­pec­tueuse de la bio­di­ver­si­té et des sols, garan­tis­sant les qua­li­fi­ca­tions et les emplois des fores­tiers » et « réta­blir les mil­liers de postes sup­pri­més dans le ser­vice public de sui­vi et de pro­tec­tion de la nature », notam­ment à l’ONF. On lit aus­si qu’il y aurait un mora­toire sur les pro­jets d’autoroute ou sur les méga-bas­sines. Nous avons su, par nos luttes et nos pres­sions sur le ter­rain, impo­ser ces sujets aux appa­reils poli­tiques. Les par­tis de gauche n’ont pas pu faire l’impasse.

L’agriculture et la forêt ont « des enjeux très proches », nous rap­pe­lait la dépu­tée de la Creuse Catherine Couturier, pré­si­dente d’une mis­sion d’information par­le­men­taire sur la forêt et son adap­ta­tion face au chan­ge­ment cli­ma­tique. Y aurait-il un inté­rêt stra­té­gique à allier les mobi­li­sa­tions contre le com­plexe argo-indus­triel et, disons, sylvo-industriel ?

« Un rap­pro­che­ment avec le mou­ve­ment des Soulèvements de la terre ou une sai­son consa­crée aux luttes fores­tières pour­rait être por­teur politiquement. »

Je crois, oui. Ce sont les mêmes méca­nismes à l’œuvre, les mêmes pro­ces­sus d’accaparements et de prises de terre. La même mar­gi­na­li­sa­tion des acteurs alter­na­tifs, le même type de dis­cours et de concen­tra­tion de la filière. Dites-vous que 3 % des pro­prié­taires fores­tiers détiennent la moi­tié de la forêt pri­vée fran­çaise ! Qu’Alliance Forêts Bois capte à elle seule 10 % de l’argent du plan de relance, qu’elle gère près d’un mil­lion d’hectares de forêts en France, etc. Un rap­pro­che­ment avec le mou­ve­ment des Soulèvements de la terre ou une sai­son consa­crée aux luttes fores­tières pour­rait être inté­res­sant et por­teur politiquement.

Vous concluiez votre pre­mier ouvrage co-écrit avec Lucile Leclair sur les néo-pay­sans en citant des ini­tia­tives pay­sannes inter­na­tio­na­listes, notam­ment la coa­li­tion Via Campesina. Cet enjeu semble absent des mobi­li­sa­tions fores­tières. Pourquoi ?

De manière géné­rale, l’internationalisme peine à retrou­ver la place qu’il avait dans les mou­ve­ments sociaux et à gauche il y a quelques décen­nies. C’est dom­mage. Des ini­tia­tives ont lieu pour­tant. Des liens sont faits avec l’Amérique du Sud, les luttes en Amazonie, les com­bats déco­lo­niaux. Plusieurs rap­pro­che­ments ont eu lieu avec le com­bat des Kalin’a du vil­lage Prospérité en Guyane, qui luttent contre la des­truc­tion de dizaines d’hectares de leur forêt nour­ri­cière pour un pro­jet de cen­trale élec­trique. À l’échelle Européenne, l’association Fern bataille dans les ins­ti­tu­tions à Bruxelles et plu­sieurs ONG s’engagent sur la défo­res­ta­tion impor­tée. La coopé­ra­tive Longo Maï se mobi­lise beau­coup contre la des­truc­tion de la forêt des Carpates en Ukraine par des oli­garques et les coupes illé­gales qui se sont accrues avec la guerre. De nom­breux mili­tants vont décou­vrir aus­si la forêt pri­maire de Bałowieża en Pologne. Dans les Zad, la cir­cu­la­tion est impor­tante. Lorsque l’on occu­pait le bois Lejuc à Bure contre un pro­jet d’enfouissement de déchets radio­ac­tifs, nous avons appris à construire des cabanes dans les arbres grâce à des cama­rades alle­mands qui habi­taient la forêt d’Hambach contre l’extension d’une mine de char­bon. S’inspirer de l’étranger pour­rait être por­teur pour nos luttes. De nom­breuses régions en Europe ont déjà inter­dit ou régle­men­té dras­ti­que­ment les coupes rases. La Suisse l’a inter­dit dès 1902, la Slovénie en 1948, l’Autriche depuis 1975 lorsqu’il s’agit de plus de deux hec­tares, etc.

[Roméo Bondon | Ballast]

Un cama­rade impli­qué dans les luttes fores­tières sur son ter­ri­toire nous souf­flait une hypo­thèse inté­res­sante à envi­sa­ger : celle du déman­tè­le­ment. Que vou­drait dire déman­te­ler le syl­vo-com­plexe industriel ?

C’est une hypo­thèse inté­res­sante, qui ne pour­rait tou­te­fois pas être mise en œuvre de la même façon que dans d’autres sec­teurs. Paradoxalement, déman­te­ler les plan­ta­tions mono­spé­ci­fiques héri­tées du FFN, pour­rait impli­quer une grande par­tie de lais­sez-faire, et don­ner de la place aux forces spon­ta­nées de la forêt qui se régé­nère natu­rel­le­ment. Il fau­drait lais­ser les plan­ta­tions se diver­si­fier et se mélan­ger. Il ne s’agit pas de recons­truire la forêt mais de lui faire confiance, sans for­çage ni cami­sole. Ce serait une manière de rompre avec l’éco-paternalisme, qui est une vision trop répan­due chez les pro­duc­ti­vistes, évi­dem­ment, mais aus­si chez nous, dans nos luttes. Encore une fois, ce n’est pas la forêt qui a besoin de nous mais nous, humains, qui sommes arri­més à son devenir.


Photographie de ban­nière : Stéphane Burlot | Ballast


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☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Pons : « Forêts publiques, luttes col­lec­tives », jan­vier 2024
☰ Lire notre article « Revenir au bois : pour des alter­na­tives fores­tières », Roméo Bondon, juin 2023
☰ Lire notre article « Pyrénées : contre une scie­rie indus­trielle, défendre la forêt », Loez, octobre 2020
☰ Lire notre témoi­gnage « Brûler des forêts pour des chiffres », octobre 2018
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