Texte inédit pour le site de Ballast
On le sait : les problèmes environnementaux frappent davantage encore les classes populaires et les non-Blancs. Mais on sait peut-être moins que les prisonniers sont l’objet d’une exposition toute particulière aux catastrophes naturelles, aux pollutions et autres dégradations sanitaires. Si la question se pose avec force aux États-Unis, la France n’y échappe bien sûr pas. Capitalisme, système carcéral et destruction de la planète : comment appréhender cette imbrication ? ☰ Par Gwenola Ricordeau et Joël Charbit
Depuis les années 1980, le constat a abondamment été fait aux États-Unis : on ne peut plus ignorer l’étendue des injustices environnementales, voire du « racisme environnemental » — entendre l’exposition différentielle à la pollution et aux problèmes environnementaux selon les milieux sociaux et la race. Malgré une attention croissante des politiques publiques à la « justice environnementale » depuis le milieu des années 1990, l’actualité met régulièrement en lumière la manière dont les problèmes environnementaux frappent spécialement certaines populations. Par exemple, les Africains-américains ont été particulièrement affectés par les inondations qui ont suivi l’ouragan Katrina (fin août 2005) à la Nouvelle-Orléans ou par la contamination de l’eau au plomb à Flint (Michigan).
« Les Africains-américains ont été particulièrement affectés par les inondations qui ont suivi l’ouragan Katrina à la Nouvelle-Orléans. »
À l’automne 2018, une série d’évènements dramatiques liés aux conséquences de l’ouragan Florence a illustré de quelle façon les problèmes environnementaux affectent une fraction particulièrement vulnérable de la population : les quelque 2,3 millions de personnes enfermées dans les prisons et les centres de détention pour étrangers. L’arrivée de l’ouragan était particulièrement redoutée. Le gouverneur de Caroline du Sud, Henry McMaster, a promulgué un ordre d’évacuation obligatoire à partir du mardi 11 septembre 2018, entraînant le départ de la région de plus d’un million de personnes — dont les patients des hôpitaux et les personnels des bases militaires. Mais le département correctionnel de Caroline du Sud (SCDC) a refusé d’évacuer les prisonniers de plusieurs établissements pénitentiaires pourtant situés dans la zone couverte par l’ordre d’évacuation. Celui-ci a justifié sa décision en arguant que la présence de milliers de prisonniers dans des bus sur des routes surchargées posait des risques pour la sécurité publique : cette décision a suscité d’autant plus d’inquiétudes que le SCDC est connu pour ses manquements en matière de sécurité des prisonniers1, et qu’il a interdit aux prisonniers de stocker de l’eau potable en cellule — une interdiction, condamnée par des groupes militants comme Fight Toxic Prisons, qui a provoqué l’indignation publique. Tandis que les personnels étaient pour la plupart évacués, la polémique a grossi avec la diffusion par le SCDC, sur son compte Twitter, d’une photographie de prisonniers remplissant des sacs de sable afin de protéger la prison de l’ouragan.
Les craintes sur le traitement des prisonniers en Caroline du Sud durant l’ouragan se sont malheureusement avérées fondées : le 18 septembre, dans le comté d’Horry, Nicolette Green et Wendy Newton, toutes deux âgées d’une quarantaine d’années, se sont noyées dans le fourgon de police dans lequel elles étaient emmenées vers un hôpital psychiatrique lorsqu’il a été pris dans les inondations causées par l’ouragan — alors que les deux adjoints du shérif qui assuraient leur transport ont réussi à se sauver. Le peu de cas qui est fait de la vie des prisonniers lors des catastrophes naturelles n’est pas nouveau, ni les liens qui peuvent être faits entre prison et pollution. Mais ces évènements mettent en lumière des phénomènes que la green criminology, une perspective de recherche essentiellement développée dans l’espace anglo-saxon, s’emploie à analyser depuis les années 19902. Ses enjeux scientifiques et politiques sont soulignés par l’ampleur des dérèglements climatiques contemporains et l’acuité des questions environnementales. Elle accompagne l’émergence d’une cause politique en faveur du droit des prisonniers à un environnement sain et, en analysant les dimensions environnementales du système carcéral, porte sa critique sur l’existence même de celui-ci.
Des catastrophes… naturelles ?
Les personnes incarcérées dans le sud-est des États-Unis redoutent la saison des ouragans, de début juin à fin novembre. Leurs conditions de vie se détériorent dramatiquement lors des inondations qui les accompagnent, et il est rare que leurs proches soient tenus informés de leur situation. Détaillé par l’UCLA dans son rapport « Abandoned & Abused », le cas des hommes, des femmes et des mineurs incarcérés à la Orleans Parish Prison durant les inondations qui ont suivi l’ouragan Katrina, en 2005, constitue un précédent mémorable. Il ressemble beaucoup à ce qu’ont vécu les prisonniers après l’ouragan Harvey fin août 2017. Parmi les quelque 6 000 prisonniers évacués de cinq prisons, environ 600 ont été transférés à la Wallace Pack Unit, qui venait tout juste d’être fermée après que les conditions de détention ont été jugées inconstitutionnelles. Les 8 000 prisonniers qui n’ont pas été évacués ont témoigné des conditions terribles dans lesquels ils ont survécu, en particulier à la prison fédérale de Beaumont. Ils sont restés plusieurs jours — voire jusqu’à deux semaines — dans des cellules inondées, souvent par de l’eau souillée, dans une chaleur horrible et sans électricité, sans nourriture, sans accès à de l’eau potable et sans possibilité d’évacuer les excréments. Une situation sur laquelle les organisations de droits humains, comme le Prison Legal Advocacy Network, ont tenté d’alerter l’opinion publique.
« Ils sont restés plusieurs jours — voire jusqu’à deux semaines — dans des cellules inondées, souvent par de l’eau souillée. »
Ces évènements ne sont pas isolés. À l’instar du peu de préparation de la maison d’arrêt de San Francisco à l’éventualité d’un tremblement de terre, ils signalent la vulnérabilité des institutions carcérales aux catastrophes naturelles. Mais celles-ci ont une dimension éminemment sociale : elles illustrent le traitement des communautés les plus marginalisées par les pouvoirs publics et l’absence, pour les personnes incarcérées, d’une couverture garantie de leurs besoins élémentaires, comme la santé3 ou l’accès à l’eau potable. Ainsi, dans beaucoup d’établissements, en raison d’infections bactériennes (causées par un système des eaux usées défectueux ou peu adapté) ou de la contamination aux nitrates (en raison de la proximité avec des exploitations agricoles), l’eau du robinet est impropre à la consommation et les prisonniers — comme du reste les personnels — sont loin de pouvoir toujours compter sur une distribution de bouteilles d’eau…
En termes de besoins élémentaires, les prisonniers sont parfois même privés d’un air sain. Le cas le plus emblématique est celui des prisonniers de la vallée de San Joachim (Californie) et de la coccidioïdomycose, plus connue comme la « fièvre de la vallée » : une infection pulmonaire mycosique souvent bénigne, mais qui peut entraîner des séquelles durables et, même, avoir une issue fatale. Comme dans le reste du sud-ouest des États-Unis, la fièvre de la vallée est endémique dans la vallée de San Joachim. En raison des fenêtres souvent défectueuses et des changements de filtres pas assez fréquents, les prisonniers y sont plus exposés que le reste de la population. Au début des années 2010, la maladie a connu un pic dans les prisons de la vallée de San Joachim (en particulier la prison d’État de Pleasant Valley) ; entre 6 et 9 décès ont été dénombrés chaque année. Au total, en 2007 et 2015, la maladie a affecté environ 3 500 prisonniers en Californie et a été fatale pour une cinquantaine d’entre eux.
Prisons et pollutions
Rikers Island, la gigantesque maison d’arrêt de New York, figure parmi les prisons les plus célèbres des États-Unis. Elle est connue pour les terribles conditions de détention auxquelles sont soumis les prisonniers, mais aussi pour ses odeurs pestilentielles. Rien de très surprenant quand on sait qu’elle a été construite sur une ancienne décharge, elle-même venue remplacer une porcherie. Mais les utilisations antérieures du site sont en outre suspectées de n’être pas étrangères aux cancers dont sont atteints certains personnels, comme le soutiennent les recours juridiques qu’ils ont entrepris. Le cas de Rikers Island est loin d’être exceptionnel : selon la cartographie réalisée par Paige Williams, 589 des 1 821 prisons fédérales et d’État se trouvent à moins de cinq kilomètres et 134 à moins de 1,6 kilomètre d’un site inclus dans la National Priorities List (NPL)4 par l’Environnemental Protection Agency (EPA). Certains centres de détention pour personnes dépourvues d’un titre régulier de séjour se trouvent également5 à proximité de tels sites. Or le choix du lieu de construction se fait parfois en toute connaissance de cause.
« En Californie, les prisons sont une source majeure de la pollution de l’eau, notamment en raison de leur système de rejet des eaux usées. »
Le cas des neuf prisons d’État et des quatre prisons fédérales implantées autour de Cañon City (Colorado) est exemplaire. Surnommé la « Prison Valley »6, cet ensemble d’établissements pénitentiaires dans lesquels sont enfermés plus de 7 500 prisonniers est proche de l’ancienne usine de concentration d’uranium de Cotter, où ont été entreposées plus de 3,5 millions de tonnes de déchets radioactifs. La contamination de l’eau entraînée par des fuites de produits radioactifs est bien renseignée, notamment grâce au travail de l’historien Robert Perkinson7. Elle a conduit à l’inscription en 1984 du site sur la NPL, une inscription prévue pour durer au moins jusqu’en 2027, en dépit des efforts de nettoyage entrepris. Pourtant, c’est à proximité de ce site que la fameuse prison de Florence, « l’Alcatraz des rocheuses », a été ouverte en 1994, malgré l’étude d’impact environnemental réalisée par l’administration en 1989 qui soulignait les risques découlant de la contamination de l’Arkansas river, principale alimentation en eau de la prison, et malgré les mobilisations qui s’opposaient à sa construction. Un autre cas emblématique est celui de la prison d’État de Fayette (Pennsylvanie), ouverte en 2003 à proximité d’une immense décharge de résidus miniers, elle-même mise en cause par les habitants des environs pour les problèmes respiratoires dont ils souffraient. Les niveaux anormalement élevés de produits toxiques dans le sol et l’eau autour de la prison ont depuis été rapportés et un rapport a suspecté l’exposition aux poussières de charbon d’être responsable des nombreux problèmes de santé, notamment respiratoires, gastro-intestinaux et dermatologiques, rapportés par les prisonniers.
L’implantation de nombreuses prisons dans des zones où la santé des prisonniers est susceptible d’être mise en danger témoigne de l’indifférence vis-à-vis du sort des prisonniers, comme l’illustre l’exemple des prisons de la vallée enfiévrée de San Joachim. L’État de Californie a continué d’y bâtir des prisons malgré des rapports alarmants sur la qualité de l’air depuis le milieu des années 1990. La construction de nombreux établissements pénitentiaires sur des sites dangereux relève souvent de la volonté de reconvertir, après leur fermeture, des sites industriels ou miniers et d’anciennes bases militaires, notamment parce que les municipalités espèrent ainsi augmenter leurs recettes et améliorer l’économie locale par la création d’emplois. Cela s’est avéré un mirage, pour l’essentiel, comme Ruth Wilson Gilmore8 l’a montré dans le cas de la Californie où moins d’un cinquième des emplois générés par les nouvelles prisons sont revenus aux habitants. Mais l’implantation de nouveaux établissements pénitentiaires a été d’autant mieux accueillie que la prison a longtemps été pensée comme une activité propre, générant peu de déchets, à l’inverse des industries, des mines et des bases militaires qu’elle remplace souvent. Comme le note Christie9, « elle est [même] perçue comme purificatrice puisqu’elle débarrasse le système social de ses éléments indésirables [les prisonniers] ». En concentrant sur une surface limitée un grand nombre de personnes (souvent supérieur à celui pour lequel elle a été conçue), une prison est pourtant un défi en terme environnemental, en raison, surtout, des risques induits de gaspillage (en particulier alimentaires). Outre les retombées économiques limitées, les détériorations environnementales associées aux prisons ainsi que leurs effets sur la santé des prisonniers, des personnels, mais aussi des habitants, sont de plus en plus reconnus. En Californie, les prisons sont ainsi une source majeure de la pollution de l’eau, du fait, notamment, de leur système de rejet des eaux usées. Cette situation a été officiellement reconnue dès 2006 par le gouverneur de l’État, Arnold Schwarzenegger — dans sa déclaration d’urgence concernant la surpopulation carcérale, il a mentionné la pollution que la prison faisait peser sur l’environnement.
Inaction, instrumentalisation et mise à profit
Outre des choix de sites dangereux, la mise en danger des prisonniers résulte parfois de l’inaction des autorités pénitentiaires. C’est par exemple le cas dans le sud du pays, au Texas, durant les épisodes caniculaires. Depuis plusieurs années, la campagne nationale #StopTheHeat dénonce les conséquences particulièrement dramatiques des températures extrêmes qui règnent en détention durant ces épisodes : depuis 1998, la chaleur est responsable d’au moins 23 décès de prisonniers, dont 10 au cours du seul été 2011. Les prisonniers et les organisations engagés dans cette campagne demandent entre autres choses la climatisation des détentions, encore exceptionnelle10. Une décision de justice en 2016 a finalement contraint le département de la justice pénale du Texas à prendre cette mesure, alors qu’ils s’y sont longtemps opposés en prétextant de son coût.
« Des entreprises ont recours à l’écoblanchiment (greenwashing) tout en tirant bénéfice de l’emploi de prisonniers faiblement payés. »
La différence entre inaction et instrumentalisation par les autorités carcérales des conditions climatiques à des fins punitives est parfois ténue. En la matière, le département de la justice pénale du Texas a souvent été mis en cause. En mai 2018, Keith Milo Cole a par exemple dénoncé la mise en danger des prisonniers de la Wallace Pack Unit par une décision de confinement alors que la température s’élevait à 37 °C et que la distribution de l’eau était inadaptée. Jason Renard Walker, l’un des organisateurs de la grève nationale des prisonniers de 201811, a également décrit les usages punitifs de la canicule par l’administration de la prison de Telford — les prisonniers se plaignant de la chaleur étaient exposés de force aux plus fortes températures. Les évènements climatiques extrêmes (épisodes caniculaires comme vagues de froid), les catastrophes naturelles ou la pollution des sites où sont implantées les prisons affectent évidemment les conditions de travail et la santé des personnels, mais ils peuvent également être instrumentalisés afin de constituer de nouveaux moyens de contrôle et de discipline des prisonniers en raison de la dépendance dans laquelle ceux-ci sont placés, comme ce fut le cas durant les grèves de 2016 et 2018.
Alors que les problèmes environnementaux touchent spécifiquement les prisonniers, ceux-ci sont également utilisés comme main-d’œuvre face aux catastrophes naturelles : ainsi des incendies en Californie ou des marées rouges en Floride. Dans d’autres configurations, des entreprises ont recours à l’écoblanchiment (greenwashing) tout en tirant bénéfice de l’emploi de prisonniers faiblement payés (entre 0,23 et 2 $ de l’heure), auxquels le droit du travail ne s’applique pas et qui n’ont pas le droit de se syndiquer. Les stratégies de marketing environnemental que mobilisent des grands groupes comme McDonalds, l’opérateur téléphonique AT&T ou encore Walmart contrastent avec leur large recours au travail de prisonniers. Par ailleurs, les préoccupations gouvernementales en matière environnementale constituent le terrain sur lequel s’exprime un nouveau discours réformateur promouvant les « prisons vertes ». Depuis 2003, l’Evergreen State College et les services correctionnels de l’État de Washington ont mis en place, avec le Sustainabiliy in Prisons Project, des programmes d’éducation environnementale à destination des prisonniers, des formations à l’horticulture, des actions liées au recyclage des déchets ou des installations de ruches. Yvonne Jewkes et Dominique Moran12 ont souligné que si ces programmes bénéficient à certains prisonniers, ils contribuent également à reproduire le système d’incarcération de masse étasunien tout en passant largement sous silence les dégâts humains, sociaux et environnementaux qu’il cause — et en entretenant le mythe de sa perfectibilité.
Recours judiciaires et luttes politiques
Les questions environnementales et de pollution sont au cœur de nombreux recours judiciaires entrepris par des personnels ou des prisonniers, certains couronnés de succès. Par exemple, l’exposition de prisonniers à la fumée de cigarette et à l’amiante a été reconnue (sous certaines conditions) comme une violation du huitième amendement de la Constitution, qui interdit les « punitions cruelles et inhabituelles ». Dans le cas de l’exposition au risque de fièvre de la vallée, Arjang Panah a été dédommagé de 425 000 $ en 2012 pour le risque qu’il a encouru durant son incarcération à la Taft Correctional institution. Ces victoires judiciaires laissent néanmoins dans l’ombre l’ampleur des risques collectifs auxquels sont soumis les prisonniers : les groupes ethniques sont inégalement exposés à ladite fièvre, qui touche davantage les Philippins et, dans une moindre mesure, les Noirs. Or la plainte contre l’État de Californie déposée par Towery Desai — un homme noir placé dans la prison où le taux de contamination était le plus fort — n’a à ce jour abouti à aucune condamnation. De plus, le traitement de ces recours se caractérise par son extrême lenteur. C’est en 2016, au terme d’une bataille de près de 10 ans, qu’un juge fédéral a enfin ordonné au département de la justice pénale du Texas de fournir aux prisonniers de la Wallace Pack Unit, pour l’essentiel âgés et/ou en situation de handicap, de l’eau non polluée à l’arsenic.
« Qu’elles ciblent l’incarcération de masse ou le principe même de la prison, ces mobilisations tendent à incorporer dans leur critique cette dimension écologique. »
Si elle est l’objet d’une conflictualité croissante, la politisation sous l’angle environnemental de la question carcérale n’est pas tout à fait nouvelle. Dès 2007, PLN a publié « Prison Drinking Water and Wastewater Pollution Threaten Environmental Safety Nationwide », un rapport détaillé de l’exposition des prisonniers à la pollution. Depuis, plusieurs recherches sont venues compléter ces données, comme celle du Prison Ecology Project ou l’étude « America’s Toxic Prisons », menée conjointement par le média Truthout et l’institut Earth Island. Ces expertises critiques alimentent en retour les mobilisations contemporaines. Qu’elles ciblent l’incarcération de masse ou le principe même de la prison, ces mobilisations tendent à incorporer dans leur critique cette dimension écologique, en soulignant que la nocivité sociale de la prison est renforcée par les risques écologiques qu’elle secrète. Dans le champ scientifique, certains travaux issus de la green criminology adoptent également un positionnement abolitionniste à partir de la mise en évidence d’un lien structurel entre système carcéral, capitalisme, destruction des ressources et exposition systématiques des prisonniers aux dangers environnementaux13. Ces organisations et campagnes pointent notamment le fait que si la construction d’une nouvelle prison requiert de soumettre un rapport sur l’impact environnemental à l’EPA, celui-ci n’a aucun pouvoir pour s’opposer aux usages des terrains. Elles pressent également cette agence d’inclure la situation des prisonniers dans son plan d’action Environmental Justice 2020. En effet, les prisonniers ne figurent aujourd’hui pas parmi les groupes qui, en raison de leur vulnérabilité ou de leurs faibles ressources, doivent recevoir une attention particulière. Le stigmate de « population dangereuse », voire de « population déchet », prend le pas sur toute autre forme d’identification — mais aussi de traitement.
Abolitionnistes et écologistes font de plus en plus fréquemment cause commune, comme le montrent les nombreuses campagnes menées par Fight Toxic Prisons avec l’Abolitionist Law Center. Les rencontres que FTP organise chaque année depuis 2016 et qui réunissent plusieurs centaines de participant·e·s témoignent du dynamisme de ces mobilisations. Le mouvement contre le projet de construction d’une nouvelle prison fédérale dans le comté de Letcher (Kentucky) est un exemple récent de convergence entre luttes abolitionnistes et écologistes. Non seulement les opposants souhaiteraient voir employée autrement la somme colossale (plus de 440 millions de dollars) allouée au projet, mais ils dénoncent également son implantation à proximité des forêts de Lilley Cornett. Prévue pour 1 200 prisonniers, la prison risque de porter atteinte à cet espace de près de 300 hectares réputé pour la richesse de sa biodiversité et connu pour abriter plusieurs espèces menacées. De plus, le site retenu est celui d’une ancienne mine de charbon qui a d’ores et déjà pollué le bassin de la rivière Kentucky et a rendu l’eau imbuvable en aval. Le site choisi fait craindre des problèmes médicaux pour les prisonniers, à l’instar de ceux observés à la prison de Fayette.
De l’autre côté de l’Atlantique
Les défis climatiques et environnementaux posés par les prisons sont plus limités en France. Mais en France aussi, les prisonniers souffrent particulièrement des épisodes caniculaires. Au cœur de l’été 2018, quatre prisonniers de la maison d’arrêt de Villepinte ont ainsi dénoncé, dans une vidéo sortie clandestinement de l’établissement, les conséquences des effets conjugués de la canicule, de la sur-occupation des cellules et de la mauvaise circulation de l’air en raison de vitres en plexiglas. En France aussi, les prisons polluent. En décembre 2018, la maison centrale de Clairvaux a ainsi été épinglée pour le rejet de ses eaux usées dans un affluent de l’Aube. En France aussi, les prisons ne sont pas épargnées par les catastrophes naturelles, comme l’ont illustré les évacuations, suite à leur inondation, des prisons d’Arles en 2003, de Draguignan en 2010 et d’Orléans-Saran en 2016. L’évacuation de cette dernière, deux ans seulement après son ouverture, a ravivé les polémiques qu’avait suscitées sa construction dans une zone inondable. Ces évènements nourrissent les argumentaires opposés à la construction de nouvelles prisons dans des zones à risque, en particulier les zones inondables : songeons à Lutterbach, en Alsace.
« En décembre 2018, la maison centrale de Clairvaux a été épinglée pour le rejet de ses eaux usées dans un affluent de l’Aube. »
Le traitement des prisonniers lors des catastrophes naturelles est loin d’être irréprochable : c’est ce que met en évidence une plainte examinée par le tribunal administratif puis le Conseil d’État concernant l’absence de mise à l’abri des biens des personnes détenues au cours de l’évacuation de la prison de Draguignan, en 2010. Enfin, en France aussi, la sous-traitance en milieu carcéral attire les entreprises du green business. L’une des plus célèbres, le fabriquant d’enveloppes Pocheco, mise en lumière par le documentaire Demain, recourt à des travailleurs incarcérés payés moins de 2 euros de l’heure… ce qui cadre assez mal avec son marketing écologique et social. Ces exemples suggèrent que la cause politique qui lie critique de l’institution carcérale et questions environnementales n’a aucune raison de rester une spécificité étasunienne. Si les analyses de la green criminology restent, dans l’espace francophone, largement cantonnées aux champs académiques, c’est sur le terrain des luttes qu’on observe le développement de telles préoccupations. Les militant·e·s opposé·e·s à la construction d’une méga-prison à Haren, en périphérie de Bruxelles, ont ainsi fait de la zone arable menacée par le projet une « Zone à défendre » depuis 2014. Leur mobilisation dénonce aussi bien la catastrophe environnementale que constituerait la construction de la prison que le « désastre carcéral » lui-même.
Avec plus de 5 000 prisons et 2,3 millions de prisonnier·e·s aux États-Unis, avec près de 200 prisons et 71 000 prisonnier·e·s en France, ce « désastre carcéral » est déjà en cours. La destruction de l’environnement qui l’accompagne est longtemps restée dans l’ombre ; il est peu probable que la seule promotion des « prisons vertes » puisse la limiter. Le désastre écologique est lui aussi en cours. Comme le suggèrent de nombreux prisonniers politiques issus des luttes radicales pour l’environnement aux États-Unis, il n’est pas sûr qu’on puisse l’arrêter sans trancher le nœud qui lie capitalisme, prison et destruction de la planète.
Photographie de bannière : Travis Long | The News & Observer | AP
- Quelques mois auparavant, la lenteur de l’intervention des personnels durant l’émeute du 15 avril à la Lee Correctional Institution a été mise en cause dans le décès de sept prisonniers. Voir notamment l’article de l’historienne Heather Ann Thompson, « How a South Carolina Prison Riot Really Went Down ».[↩]
- Voir notamment : Michael J. Lynch, « The Greening of Criminology : A Perspective for the 1990s », The Critical Criminologist, 1990, 2(3), 3-12.[↩]
- Dans de nombreuses prisons, les soins médicaux sont payants.[↩]
- Liste de près de 1 400 sites où sont entreposés des déchets dangereux.[↩]
- Par exemple, la construction du Northwest Detention Center, à Tacoma (État de Washington), prévu pour accueillir plus de 1 500 personnes, a débuté en 2003 alors que le site été considéré comme hautement toxique par l’EPA depuis longtemps.[↩]
- Voir le documentaire Prison Valley de David Dufresne et Philippe Brault (2009).[↩]
- Robert Perkinson, 1994, « Shackled Justice : Florence Federal Penitentiary and the New Politics of Punishment », Social Justice, 21, 3, 117-132.[↩]
- Ruth Wilson Gilmore, 2007, Golden Gulag. Prisons, Surplus, Crisis and Opposition in Globalizing California, Berkeley, University of California Press.[↩]
- Nils Christie, 2003 [1993], L’Industrie de la punition — Prison et politique pénale en Occident, Paris, Autrement.[↩]
- En 2013, seules 21 prisons sur 111 étaient totalement climatisées.[↩]
- Voir Joël Charbit, Gwenola Ricordeau, « La grève des prisonniers aux États-Unis », 2018.[↩]
- Yvonne Jewkes, Dominique Moran, 2015, « The paradox of the ‘green’ prison : sustaining the environment or sustaining the penal complex ? », Theoretical Criminology, 19, 4, 451-469.[↩]
- Voir par exemple : Saed, 2012, « Prison abolition as an ecosocialist struggle », Capitalism Nature Socialism, 23, 1, 451-469.[↩]
REBONDS
☰ Lire notre entretien avec Pierre Charbonnier : « L’écologie, c’est réinventer l’idée de progrès social », septembre 2018
☰ Lire notre abécédaire de Murray Bookchin, septembre 2018
☰ Lire notre entretien avec Jean-Baptiste Comby : « La lutte écologique est avant tout une lutte sociale », avril 2017
☰ Lire notre article « L’écosocialisme, qu’est-ce donc ? », Pierre-Louis Poyau, décembre 2016
☰ Lire notre entretien avec Vincent Liegey : « Avoir raison tout seul, c’est avoir tort », avril 2016
☰ Lire notre entretien avec Razmig Keucheyan : « C’est à partir du sens commun qu’on fait de la politique », février 2016
☰ Lire notre entretien avec Naomi Klein : « Le changement climatique génère des conflits », décembre 2015