Bien en amont de l’échéance électorale de 2027, c’est notamment par l’école que l’extrême droite fait son entrée au gouvernement. Avec la réforme du « Choc des savoirs », le régime macroniste ne se contente pas d’imposer une méthode de tri social appliquée à l’école : il développe une vision passéiste et autoritaire de la société et de la jeunesse, qui emprunte franchement au programme du RN. Il semble urgent d’observer de près les mesures qui s’annoncent à destination de la jeunesse, afin de construire un large bloc d’opposition et de résistance. ☰ Par Mara et Loez
Quand Attal applique le programme de l’extrême droite pour l’éducation
« On fait bloc, face au choc des savoirs, tu nous casses l’école, ensemble on la répare, on dit stop, aux casseurs en costard, la lutte c’est classe, provoque et tu vas voir. »
Lors d’une conférence de presse en décembre 2023 Gabriel Attal lance la réforme dite du « Choc des savoirs ». Son discours est alarmiste : l’école française serait en perdition, le niveau des élèves dégringolerait. Ce constat s’appuie sur les résultats aux tests PISA — dont on rappelle que la manière d’évaluer, par QCM, est très éloignée de ce dont les écoliers français ont l’habitude. Pour inverser la tendance, Attal annonce alors : « [p]our permettre à tous les élèves de progresser dans des classes et des collèges hétérogènes, une organisation en groupes de niveau sera mise en place à compter de la rentrée 2024 en mathématiques et en français. »
Cité par le média d’extrême droite zemmouriste Livre noir, le député du Rassemblement national Roger Chudeau l’affirme : « Les mesures de Gabriel Attal peuvent se classer en trois catégories : [l]es bonnes mesures sont à la ligne près celles qui sont contenues dans le programme présidentiel 2022 de Marine Le Pen : groupes de niveau, redoublement, brevet des collèges transformé en examen de passage en seconde, labellisation des manuels scolaires… J’ai donc félicité le Ministre pour sa capacité à se servir d’un photocopieur ! » Une petite erreur toutefois : lors de la présidentielle de 2022, c’est Éric Zemmour qui propose de « mettre un terme au collège unique en instituant des classes de niveau […] afin de constituer des groupes homogènes qui puissent progresser au même rythme ».
« Le rôle de l’école dépasse le simple apprentissage de notions, mais consiste aussi à faire société. »
Si le terme « niveau » a depuis disparu des textes officiels, l’essence de la réforme n’a pas changé — ce que confirment cinq anciens directeurs généraux de l’enseignement scolaire (DGESCO), les numéros 2 du ministère, dans une tribune publiée dans Le Monde. Il s’agit bien de séparer le bon grain de l’ivraie : d’un côté les élèves scolairement « faibles », promis à un parcours d’apprentissage des fondamentaux peu diplômant et débouchant sur une insertion professionnelle rapide ; de l’autre, les élèves scolairement performants, que le ministre imagine tirés vers le bas dans les classes hétérogènes — oubliant que le rôle de l’école dépasse le simple apprentissage de notions, mais consiste aussi à faire société. Les quatre années du collège sont les dernières où les enfants de divers milieux, diverses cultures, divers niveaux scolaires se côtoient — une réalité nuancée toutefois par les problèmes endémiques de mixité sociale et de ségrégation scolaire, les milieux les plus favorisés ayant tendance à faire sécession en se réfugiant dans le privé.
Le tri social des enfants annoncé par la réforme d’Attal a aussitôt suscité un très fort rejet chez les personnels de terrain de l’Éducation nationale. Les effets sur les élèves, sur leur image d’eux-mêmes et leur bien-être à l’école, seront néfastes à court et à moyen terme. Allant à l’encontre de la recherche scientifique qui préconise des groupes de besoin provisoires pour travailler sur des notions précises, le projet de loi a même poussé à la démission plusieurs membres du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN), dépités de voir le ministre n’en faire qu’à sa tête au mépris de tout avis informé. La mise en place de groupes de niveau, synonyme de l’explosion du groupe classe pendant un tiers des enseignements, aura aussi des conséquences chaotiques sur l’organisation des emplois du temps et donc des incidences sur les conditions de travail des élèves autant que des enseignants.
D’autres mesures du « Choc des savoirs » ont fait moins de bruit mais sont, elles aussi, au programme de l’extrême droite. La labellisation des manuels scolaires au primaire, par exemple, signifie concrètement le contrôle et l’imposition par le gouvernement des supports utilisés pour l’enseignement. On imagine très vite les dérives possibles d’une telle loi aux mains d’un pouvoir autoritaire. La possibilité pour les équipes d’imposer le redoublement d’un élève relève, elle, du populisme. Là encore, les études scientifiques s’accordent sur l’effet néfaste du redoublement et le fait qu’il accentue les inégalitéssociales. L’obtention du brevet pour entrer en seconde générale, technologique ou professionnelle vient enfin confirmer la volonté gouvernementale de pousser vers la sortie les élèves qui n’auront pas validé les compétences exigées pour une poursuite d’études, et ce dès 14 ans. Compétences qu’il sera très difficile d’acquérir en étant positionné dès la 6ème dans le groupe des « faibles ». Autrement dit, cette mesure portée à la fois par Zemmour et Le Pen contribuera à éjecter plus vite les élèves en difficulté scolaire du système éducatif pour les mettre sur le marché de l’emploi sans qualification.
Les collaborateurs zélés
Si les liens entre les programmes d’extrême droite et les politiques du régime macroniste ont été largement mis au jour, peu d’analyses abordent en revanche la responsabilité de celles et ceux qui par leur silence, par intérêt personnel ou par peur, favorisent la mise en place de ces réformes — et donc œuvrent à la banalisation de l’extrême droite. Malgré un large rejet des personnels et des organisations civiles, exprimé lors d’un vote unanime contre la réforme le 8 février 2024 en Conseil supérieur de l’Éducation, les hauts fonctionnaires font du zèle.
« Depuis l’époque Blanquer, il semblerait que dans l’Éducation nationale, les canaux médiatiques aient remplacé le Journal officiel. »
Ainsi, dès l’annonce faite par Attal lors de sa conférence de presse du 5 décembre 2023, et alors qu’aucun texte officiel de cadrage n’était encore sorti, de nombreux recteurs ont commencé à faire plancher leurs équipes pour préparer des répartitions des moyens d’enseignement (DHG) compatibles avec la réforme voulue par Attal. Toujours en l’absence de textes officiels, ces répartitions ont ensuite été transmises aux établissements scolaires pour la préparation de la rentrée 2024. Le lendemain des annonces télévisées de Macron, le 17 janvier 2024, Mostafa Fourar, recteur de l’académie de Toulouse, annonçait par exemple à la presse locale la mise en place des groupes de niveau dans l’académie à la rentrée 2024 — copiant les manières de ses supérieurs, il en informait ainsi les équipes pédagogiques. Depuis l’époque Blanquer, il semblerait que dans l’Éducation nationale, les canaux médiatiques aient remplacé le Journal officiel. En parallèle, le flicage des enseignants qui ont le malheur de s’opposer de façon trop visible s’intensifie.
Le rôle des hauts fonctionnaires dans la mise en place du fascisme n’est pas nouveau. La passivité de ceux qui se sont réfugiés derrière leur obéissance aux ordres et l’appui de hauts fonctionnaires technocrates affichant leur mépris pour le système parlementaire — les résistants sont restés l’exception —, ont permis au régime vichyste de développer son appareil d’État. « La culture d’un fonctionnaire de l’époque est d’obéir sans se poser de questions » disait le haut fonctionnaire et historien Marc Oliver Baruch. Les temps ont-ils vraiment changé ?
Dans Mediapart, des journalistes alertent : « de plus en plus de hauts fonctionnaires sont sensibles aux sirènes de l’extrême droite ». L’Éducation nationale n’y échappe pas, surtout depuis le passage de Blanquer au ministère. L’ancien recteur de Paris, Philippe Kerrero, a par exemple siégé au conseil scientifique de l’Ifrap. Ce lobby libéral qui milite pour la réduction des effectifs de fonctionnaires illustre bien les liens entre libéralisme et extrême droite. Parmi ses fondateurs se trouve Jean-Yves Le Gallou, membre du Front national puis du MNR et cofondateur du Club de l’Horloge, un think-tank qui revendique « le mariage entre le libéralisme de la droite traditionnelle avec le nationalisme de l’extrême-droite ». Quant à Blanquer, il s’est illustré par ses croisades contre un prétendu « islamo-gauchisme » et ses liens avec les milieux catholiques radicaux.
Les contremaîtres du système éducatif — inspecteurs, chefs d’établissement, directeurs d’école — sont les rouages essentiels de l’application des réformes. Le 22 janvier 2024, le SNPDEN, principal syndicat des chefs d’établissement, écrivait un courrier inédit et enflammé à la ministre Oudéa-Castera pour expliquer son rejet de la réforme. Mais depuis son remplacement par Nicole Belloubet et la disparition du mot « niveau », le syndicat s’est dit rassuré — vision pour le moins optimiste. Si on a pu lire la tribune des cinq anciens DGESCO, la lettre d’une trentaine de chefs d’établissement et quelques protestations d’inspecteurs syndiqués, force est d’admettre que chez les contremaîtres, l’heure n’est pas à la résistance active. Biberonnés au Nouveau management public, sans doute ont-ils trop à perdre pour leur carrière dans un système régi par l’individualisme. Pourtant, si toutes celles et ceux parmi ces échelons intermédiaires du pouvoir qui se disent contre la réforme rejoignaient les travailleurs de l’éducation dans la lutte et se mettaient en grève — ils en ont le droit — le retrait de la réforme ne serait sans doute qu’une affaire de jours.
« Les contremaîtres du système éducatif — inspecteurs, chefs d’établissement, directeurs d’école — sont les rouages essentiels de l’application des réformes. »
Le discours selon lequel « nous ne trierons pas les élèves », ou le renvoi vague à la recherche de solutions bricolées à la rentrée ne suffisent pas. Nombreux sont ceux qui, le doigt sur la couture, se disent en désaccord mais feront ce que leur hiérarchie leur demandera. On oublie souvent que le basculement dans un régime autoritaire n’est jamais soudain : il se fait de petit renoncement en petit renoncement, à force d’obéissance aveugle de « serviteurs de l’État ». Or, les renoncements commencent à s’accumuler.
De la maternelle au lycée, il « faudrait » privatiser
Dès son premier mandat, Macron avait annoncé sa feuille de route : imposer le modèle du privé à l’Éducation nationale, tout en continuant à faire bénéficier l’enseignement privé sous contrat, qui porte une lourde responsabilité dans la ségrégation scolaire, de financements généreux. Les cinq anciens DGESCO le disent eux-mêmes : la réforme veut « faire des chefs d’établissement et des enseignants les simples exécutants d’une politique pédagogique taylorisée ». Frédéric Grimaud détaille le processus de taylorisation à l’œuvre dans l’Éducation nationale à travers le Nouveau management public dans son ouvrage Enseignants, les nouveaux prolétaires. En deux mots : il s’agit de transformer les personnels de l’éducation en exécutants purs et simples de directives décidées au sommet de l’État, et chapeautées par les chefs d’établissement. Ces derniers, nouveaux contremaîtres, sont chargés aussi bien de surveiller les enseignants que de les former aux nouvelles « bonnes pratiques ». Le contrôle des personnels est assuré par leur paupérisation, par l’individualisation des carrières et des revenus ainsi que par la multiplication des évaluations et la mise en concurrence qui leur est inhérente.
Les réformes du gouvernement, de la maternelle au lycée, suivent cette ligne de route. Les projets de nouveaux programmes pour le primaire, dévoilés en avril 2024, se révèlent ainsi extrêmement prescriptifs sur ce qui doit être enseigné et quand. Du primaire au collège, les évaluations nationales se multiplient— elles ont désormais lieu quasiment tous les deux ans —, pour fournir à la hiérarchie davantage d’indicateurs de « pilotage » — et d’occasions de flicage des enseignants.
L’ancien inspecteur général Jean-Paul Delahaye, connu pour ses travaux sur la scolarisation des enfants des milieux populaires, l’affirme : la réforme d’Attal signe surtout la mort annoncée du collège unique. Le Conseil supérieur des programmes, dans un communiqué publié fin janvier 2024, annonçait vouloir mettre à l’expérimentation un collège où coexisteraient deux filières : celle des « fondamentaux » pour les élèves scolairement fragiles, qui les amènerait à l’apprentissage ou au lycée professionnel ; et celle des « approfondissements » permettant l’accès au lycée général. Une politique de hiérarchisation des savoirs profondément réactionnaire, mais déjà annoncée en septembre 2016 par l’actuel ministre de l’Économie, Bruno Le Maire : « Mettons fin au collège unique au profit d’un collège diversifié où les élèves pourront choisir des options professionnelles ». Marine Le Pen, qui veut « une école ouverte sur le monde du travail » comme le titre Les Échos, approuve.
« La réforme d’Attal signe surtout la mort annoncée du collège unique. »
Toujours en 2016, le même Bruno Le Maire déclarait : « Fusionnons les lycées professionnels, les centres de formation des apprentis et les Greta pour en faire de véritables écoles de métiers gérées par les régions et les entreprises. » L’année suivante, Fondapol, think-tank « libéral, progressiste et européen », surenchérissait : « Pour repenser le bac, réformons le lycée et l’apprentissage ». Comme le souligne Jean-Paul Delahaye dans sa tribune à Libération, c’est ce même think-tank de droite libérale « qui a théorisé cette sortie de scolarité commune en 2012 » prônant le fait d’« organiser la différenciation des programmes pour répondre à la différenciation sociale et culturelle ». On ne pourra pas reprocher au néolibéralisme et à ses agents de ne pas être clairs sur leurs objectifs. Après une première réforme en 2019, le gouvernement veut donc de nouveau réformer l’enseignement professionnel sur le modèle de l’apprentissage : davantage de stages en entreprises, des partenariats renforcés avec celles-ci et moins de cours « théoriques » — autrement dit, pour les élèves du professionnel, une formation au rabais.
Le lycée général a déjà été dépecé par la réforme Blanquer. On commence seulement à mesurer les effets de l’abandon des filières et l’éclatement du groupe classe par un système d’options et de parcours à la carte — du moins quand les options sont disponibles. Un exemple parmi d’autres de ces conséquences néfastes : les inégalités de genre dans les parcours scientifiques ont explosé. Le système Parcoursup d’accès à l’enseignement supérieur occasionne aussi un stress énorme chez les lycéens et pénalise encore plus les enfants des classes populaires. Par contre, dans les classes supérieures, comme pour le fils de la ministre Oudéa-Castera inscrit en prépa dans le sulfureux et très élitiste lycée Stanislas, on contourne le système en payant des écoles privées aux tarifs prohibitifs.
Une autre convergence entre l’extrême droite et le macronisme s’opère sur la question de la décentralisation de l’Éducation nationale, étape supplémentaire vers sa privatisation. La territorialisation du service public d’éducation est une vieille antienne des politiques de Nouveau management public. Dans un rapport publié en juillet 2023, le troisième qui étrille l’Éducation nationale, la Cour des Comptes veut « donner davantage de compétences et d’autonomie aux rectorats » et « aborder de façon pragmatique les difficultés de recrutement particulières de certaines académies ou certaines disciplines en tension, en donnant aux rectorats la possibilité d’expérimenter des modalités dérogatoires de recrutement sur diplômes ». Un mode de fonctionnement qui reviendra à transformer les chefs d’établissement en managers de petites entreprises éducatives. Une brique supplémentaire a été posée avec l’instauration du Pacte enseignant à la rentrée 2023 : une façon de généraliser la contractualisation de la rémunération et de mettre fin aux statuts en proposant aux enseignant·es de s’engager à effectuer des tâches supplémentaires durant l’année en échange d’une prime.
« Les réformes macronistes nient le poids du déterminisme social dans la réussite scolaire des enfants. »
Dans son article du Café pédagogique, François Jarraud reprend la chronologie des préconisations de la Cour des Comptes et montre que celles-ci sont soutenues en parallèle par la droite dure, notamment au Sénat : annualisation de services, autonomie des établissements… Tout va vers la privatisation de l’École voulue par Macron. N’oublions pas que Sarah Knafo, proche conseillère d’Éric Zemmour et 3e sur la liste de candidatures de son parti aux élections européennes de juin 2024, est elle-même fonctionnaire en disponibilité de cette même Cour des Comptes… Comme l’explique encore François Jarraud, la territorialisation de l’enseignement est une idée portée de longue date par la désormais ministre Belloubet. Elle est aussi poussée depuis des années par les think-tank de la droite libérale comme Fondapol ou l’Ifrap qui se réjouit des propositions de la Cour des Comptes « qui vont dans le bon sens » et pour qui « le refus d’accorder réellement la gestion des établissements aux directeurs déresponsabilise le système et cache les dysfonctionnements ».
Une réforme contre la jeunesse des classes populaires
D’un côté les premiers de cordée, de l’autre les premiers de corvée. Plutôt que remettre en cause des politiques de plus en plus inégalitaires grâce auxquelles la fortune des très riches explose, le gouvernement désigne l’école comme responsable des maux de la société et de l’appauvrissement des classes moyennes. Trop hétérogène, elle ne remplirait plus son rôle d’ascenseur social et ne préparerait pas les enfants au marché de l’emploi. Les réformes macronistes nient le poids du déterminisme social dans la réussite scolaire des enfants au profit d’un élitisme méritocratique où les élèves scolairement performants doivent être préservés de l’influence de celles et ceux plus en difficulté.
Avec cette réforme du « Choc des savoirs » et dès 11 ans donc, les enfants seront assignés à un parcours scolaire et professionnel. Et les passerelles permettant le changement d’orientation deviendront de simples cordes jetées au-dessus d’un précipice, que seuls les plus agiles scolairement ou les plus fournis en capital économique et culturel pourront franchir. La ségrégation devient le modèle de société inculqué aux enfants, accentuant la fracture entre les classes populaires défavorisées, qui seront les premières touchées par la réforme, et les classes moyennes disposant des capitaux économique et culturel permettant une bonne insertion scolaire de leurs enfants.
Des familles parfois séduites par cette proposition oublient que regrouper les plus performants scolairement entre eux accentuera inévitablement la compétition et la pression sur les enfants dès le CM2 — puisque c’est à la fin du primaire que s’opérera le tri en groupes de niveau. Classiste, la réforme est également raciste : les enfants issus de l’immigration sont davantage présents dans les classes populaires qui seront particulièrement touchées par la réforme. Une étude réalisée par les sociologues Yaël Brinbaum, Géraldine Farges et Élise Tenret montre ainsi que la proportion d’élèves d’origine maghrébine ayant au moins un parent ouvrier ou employé s’élève à 70 % contre 35 % chez les enfants dits « français d’origine ».
« Avec cette réforme du « Choc des savoirs » et dès 11 ans donc, les enfants seront assignés à un parcours scolaire et professionnel. »
En plus du discours alarmiste sur l’école, la communication du gouvernement regorge ces derniers mois de saillies anxiogènes sur la jeunesse, en particulier celle des quartiers populaires, présentée comme violente, incontrôlable, radicalisée sur les réseaux sociaux… Il serait donc urgent et impératif de la contrôler, de la discipliner en renforçant l’autorité et les sanctions. Par exemple, comme le suggère Attal, en mettant en place des conseils de discipline dès le primaire, nouvelle annonce médiatique complètement décalée de la réalité des établissements. Le Service national universel (SNU), appelé à devenir obligatoire d’ici 2026, autre mesure phare annoncée par le gouvernement, est un autre signe de la volonté de mise au pas de la jeunesse par sa militarisation et une future fabrique du consentement à l’autoritarisme.
L’introduction de l’uniforme, qui figure en bonne place dans les programmes de l’extrême droite institutionnelle, est un autre appel du pied aux tendances réactionnaires. Elle s’appuie sur une vision fantasmée de l’École : comme l’explique l’anthropologue du design Aude Le Guennec, « l’uniforme dans l’école est un uniforme qui est porté dans des institutions privées, plutôt par des élèves masculins et sur une période historique extrêmement réduite durant le XIXᵉ siècle ».
Lors de son dernier discours en date à Viry-Châtillon, Gabriel Attal a confirmé sa volonté d’attaquer de front la jeunesse en confirmant le retour de l’autorité à l’école, faisant fi de toutes les avancées pédagogiques et pédopsychologiques des dernières décennies. La musique réactionnaire reprend ses droits au sommet de l’État et il s’agit désormais de repenser l’école comme un lieu non pas d’apprentissage et de coopération mais de compétition, d’humiliation et de punition. Quoi de mieux pour accompagner les élèves déjà fortement aux prises avec des difficultés psychologiques grandissantes ? Les nombreuses réactions face à ce tournant autoritaire assumé, depuis le Syndicat de la magistrature, jusqu’à l’UNICEF expriment les inquiétudes de toutes les professions qui travaillent en lien étroit avec la jeunesse du pays. Mais comment transformer ces prises de position nécessaires en modalités de lutte efficaces ?
Une mobilisation qui met du temps à démarrer
La vitesse à laquelle Attal a mis en œuvre sa réforme a pris de court les organisations syndicales tout comme leurs bases, lentes à réaliser l’ampleur des changements annoncés puis à se lancer dans la bataille. Il a fallu plusieurs mois pour que se construise une mobilisation et que se multiplient les actions de protestation partout en France. La Seine-Saint-Denis fait figure d’exception. Dans ce département où le service public d’éducation est fortement dégradé, les équipes se préparaient de longue date à lancer une mobilisation pour un Plan d’urgence pour l’éducation. Les annonces d’Attal ont mis le feu aux poudres et fait exploser la révolte des personnels et l’exaspération des parents d’élèves.
« La réforme touche à des valeurs auxquelles sont encore attachés une grande majorité des personnels de l’éducation, qui font partie des raisons qui les ont poussés à choisir ces voies professionnelles. »
La réforme touche à des valeurs auxquelles sont encore attachés une grande majorité des personnels de l’éducation, qui font partie des raisons qui les ont poussés à choisir ces voies professionnelles. Le tri social sous-jacent à la réforme va à l’encontre de leur volonté de lutter contre la stigmatisation des élèves et le déterminisme social. La nouvelle organisation remet également en question l’idée d’une école inclusive qui puisse accueillir l’ensemble des enfants, quelles que soient leurs difficultés. Des arguments auxquels les parents sont sensibles. Les départements qui ont réussi à mener conjointement grève et actions d’information envers les parents sont ceux où la mobilisation s’est amplifiée. En plus de la Seine-Saint-Denis, la Loire-Atlantique fournit un bel exemple de ce que peut produire une telle convergence. Le jeudi 11 avril, dans la salle Nantes-Erdre bondée, 500 personnes se retrouvaient pour un grand meeting de mobilisation contre la réforme du « Choc des savoirs ». Toujours à Nantes, deux parents d’élèves et un enseignant ont sorti un morceau de rap et un clip participatif pour appuyer la mobilisation.
Mais pour être à la hauteur du danger et faire plier le gouvernement, la mobilisation doit encore s’intensifier. On l’a vu lors de la lutte contre les réformes des retraites, les grandes manifestations ne suffisent plus. Les journées ponctuelles ne suffisent plus. Pour gagner, il faut se faire grain de sable. Il faut un plan d’action à l’image de ce qui se fait en Seine-Saint-Denis : alterner grèves, manifestations, actions, et le faire le plus possible en lien avec les parents qui sont les premier·es concerné·es par les changements à venir. Mener le combat aussi avec les professions investies auprès de la jeunesse (milieu associatif, médico-social, éducatif et judiciaire).
La grève reste l’outil fondamental de la lutte : quand les écoles sont fermées, les parents doivent garder les enfants. Au-delà d’un seuil critique, la paralysie du système éducatif peut entraîner le blocage du fonctionnement du pays et forcer le gouvernement à négocier. Mais avant d’atteindre ce stade, cesser le travail reste le moyen principal pour se réapproprier le temps nécessaire à la construction d’un mouvement : celui de pouvoir échanger avec les collègues et les parents pour convaincre, celui de se retrouver et de s’organiser ensemble. Il convient d’élargir la contestation face à des mesures réactionnaires qui auront des conséquences bien au-delà de l’espace-temps de l’école. Les lycéens sont les premiers à constater les conséquences au quotidien et sur leur avenir des réformes délétères des lycées généraux et professionnels et de Parcoursup. Ce sont aussi les premiers à devoir subir le SNU… La jeunesse, nouvelle cible préférée du Premier ministre, aurait, elle aussi, tout intérêt à exprimer dans la rue ses inquiétudes et son refus de la vision gouvernementale dans laquelle elle est cantonnée.
Les freins à une large mobilisation sont nombreux. Les politiques de Nouveau management public et la droitisation générale de la société ont durement touché le monde de l’éducation, renforçant l’individualisme au détriment de la notion de collectif et de la recherche de l’intérêt général. Aux dernières élections présidentielles, l’extrême droite a recueilli tout de même 19 % des votes des enseignants. Dans les salles des personnels, autour de la machine à café, la tendance est à la dépolitisation — la chute du taux de syndicalisation en est une conséquence et explique aussi la difficulté à mobiliser en masse.
« Les politiques de Nouveau management public et la droitisation générale de la société ont durement touché le monde de l’éducation. »
Si assez majoritairement les enseignants se déclarent opposés à la réforme, passer à l’action est une autre affaire. Crédit à rembourser, éducation des enfants, train de vie de classe moyenne supérieure et train-train quotidien aliénant, beaucoup disent ne pas pouvoir assumer les pertes financières occasionnées par la grève. Pourtant s’il est vrai que les salaires ont nettement moins augmenté que l’inflation, notamment à cause du gel du point d’indice, avec un salaire mensuel médian en France de 1 850 euros à comparer avec le salaire mensuel moyen de 2 400 euros pour un professeur des écoles, les enseignant·es ne sont pas les plus mal loti·es — malgré de fortes disparités entre titulaires et contractuels d’une part, et entre primaire, secondaire et supérieur d’autre part. Les caisses de grève peuvent répondre en partie à la problématique financière. Mais elles ne suffiront pas. Plutôt que d’envisager la grève comme une perte de salaire, peut-être faut-il réhabiliter l’idée qu’elle fait partie intégrante de la vie citoyenne et qu’elle permet de reprendre en main le pouvoir accordé par les urnes à quelques élus quand ceux-ci agissent au détriment du peuple ?
On fait bloc
Les réformes du régime macroniste dessinent un projet de société aux contours de plus en plus nets : celui d’une élite qui vit et se reproduit dans l’entre-soi d’institutions privées, au service desquelles sont mises les infrastructures publiques, elles qui devraient être la propriété du peuple. La création d’une réserve de main‑d’œuvre corvéable à merci par le tri des élèves dès 11 ans, une formation de moins en moins qualifiante et une insertion professionnelle rapide pour les moins « performants » est à relier avec un discours du pouvoir qui présente désormais le travail comme un devoir et traque celles et ceux qui aspirent à une autre société que celle du profit. Le « Choc des savoirs » s’inscrit dans le contexte de la réforme de l’apprentissage menée en 2018 qui permet de commencer plus jeune et de faire travailler plus longtemps pour un salaire dérisoire les apprentis mineurs. Malgré ces conditions avantageuses pour les patrons, la mesure ne rencontre pas le succès escompté par le gouvernement. Les jeunes galèrent à trouver des entreprises qui les acceptent et les gardent.
Et ça n’est pas tout : entre autres réformes, il faut compter sur celle de l’assurance-chômage, qui vise à limiter l’indemnisation des chômeurs et à les remettre au travail de force ; le flicage du RSA avec l’expérimentation de l’obligation de travail pour ses bénéficiaires ; et la destruction annoncée du code du travail avec une ubérisation généralisée des emplois. Pour arriver à ses fins, le gouvernement n’a aucun scrupule à durcir d’un côté la répression des contestations et, de l’autre, son programme politique, en mettant en place les mesures qu’il partage avec l’extrême droite, ou en allant chasser sur son terrain dans l’espoir de s’allier les sympathies réactionnaires de la population. La loi immigration, votée grâce aux voix de la droite obtenues par une radicalisation du texte, en est un bon exemple. Le discours d’Attal sur la jeunesse et son appel à « une impunité zéro » en est un autre.
Partout dans le monde on assiste à une montée en puissance de l’extrême droite. Si les partis qui la composent ne forment pas un bloc uni, ils savent conclure des alliances stratégiques pour accéder au pouvoir. La Hongrie fournit un exemple de ce qui peut arriver aux enseignant·es quand elle y est parvenue. En juillet 2023, le gouvernement d’extrême droite de Viktor Orban a fait voter la perte du statut de fonctionnaire des enseignants — placés sous l’autorité du ministre de l’Intérieur. Une mesure qui résonne avec les annonces, le 9 avril dernier, de Stanislas Guérini, ministre de la Fonction publique, qui a affirmé vouloir s’attaquer au « tabou du licenciement dans la fonction publique ». La normalisation de l’extrême droite électoraliste — 88 députés RN en France — renforce les groupes les plus violents en banalisant leurs idées. « Sortir sans naïveté de la sidération et de l’angoisse face au tsunami brun impose donc de tenir à la fois l’idée que nous sommes bien face à une lame de fond en train d’emporter nos bases démocratiques et sociales, mais que celle-ci n’est pas pour autant un rouleau compresseur irrésistible » affirme dans ce sens le journaliste Joseph Confavreux.
La résistance commence ici et maintenant. Rien n’est perdu pour renvoyer l’école de Pétain dans les poubelles de l’Histoire. Pour le moment, la lutte contre la réforme dite du « Choc des savoirs » est restée principalement cantonnée à l’éducation et aux parents d’élèves. Mais c’est maintenant l’ensemble de la société qui doit prendre conscience du désastre qui s’annonce. Certes, le gouvernement Macron, ce n’est pas encore tout à fait l’extrême droite au pouvoir. Mais l’heure est venue de construire un large front antifasciste pour empêcher la macronie de nous rapprocher toujours plus, réforme après réforme, de l’arrivée au sommet de l’Etat d’un régime d’extrême droite. Et face à un modèle de société mortifère et réactionnaire, de construire une école émancipatrice pour toutes et tous. No pasaran !
Toutes les illustrations sont extraites de Zéro de conduite, Jean Vigo, 1933
(Photo)journaliste indépendant, Loez s'intéresse depuis plusieurs années aux conséquences des États-nations sur le peuple kurde, et aux résistances de celui-ci.
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