Texte inédit | Ballast
« La grève ne se décrète pas, elle se construit. » Souvent entendue dans les AG, parfois critiquée, la formule reste pourtant plus que jamais d’actualité — n’en déplaise à certaines organisations dont le fonds de commerce consiste à taper sur les organisations syndicales en lançant des appels à la grève générale malgré leur peu d’assise chez les travailleurs. Les mobilisations sociales de ces dernières années ont fait apparaître la difficulté à organiser des grèves massives de nature à faire plier le pouvoir. Pour retrouver « les outils nécessaires à la construction d’une grève générale« , Loez, membre de notre rédaction, soutient dans cet article qu’une des pistes pourrait être de changer le regard sur cette forme de lutte, qui reste l’arme de prédilection des travailleurs dans la guerre sociale.
La question de la grève a été centrale lors du mouvement pour la défense des retraites en 2023. L’impossibilité d’organiser une grève reconductible dans les secteurs, sans parler d’une grève générale, fait indéniablement partie des raisons de l’échec d’un mouvement pourtant massif. Doit-on pour autant faire une croix sur celle-ci ? Au contraire. Mais pour rendre la lutte désirable, impossible de faire l’économie d’une réflexion sur ses pratiques.
Face à un pouvoir qui se radicalise, la grève reste plus que jamais l’arme la plus efficace des collectifs de travailleurs. D’abord parce qu’elle permet de dégager le temps nécessaire pour construire une mobilisation de masse. On entend parfois dans les intersyndicales des discours dépréciatifs sur « les grèves militantes », menées à peu. Pourtant elles sont une étape essentielle dans l’élargissement et la massification des luttes, une responsabilité qui ne peut pas reposer uniquement sur les déchargés syndicaux — les « buros » — mais qui doit être celle de toutes et tous. Sans arrêter le travail, difficile d’organiser des assemblées, de tracter, d’aller sur les lieux de travail, de convaincre les gens de l’importance de rejoindre un mouvement naissant. Et d’organiser des actions. « On a tellement abandonné la grève générale qu’on a fait de la manifestation de rue l’alpha et l’oméga de la mobilisation sociale, à tel point qu’on se préoccupe plus du nombre de gens dans la rue que du taux de grévistes », déplorait dans nos colonnes Guillaume Goutte, syndicaliste à la CGT. Les manifestations encadrées sont quasiment devenues un folklore. Il a fallu l’irruption des gilets jaunes pour retrouver le pouvoir de faire trembler patronat et dirigeants.
« Les manifestations encadrées sont quasiment devenues un folklore. »
La grève reste aussi le moyen principal pour bloquer le fonctionnement du pays et de son économie, et ainsi tordre le bras du pouvoir, surtout lorsqu’il s’est mis au service du profit des entreprises et du Capital. Olivier Mateu, secrétaire général de la CGT des Bouches-du-Rhône suggérait ainsi : « Davantage que l’action simultanée un même jour, c’est l’action combinée de toutes les corporations qui fera effet. Si le container n’est pas déchargé du bateau le lundi mais seulement le mardi, il ne sera transporté qu’à partir du mardi ou du mercredi. Ces jours-là, si il y a une grève des trains, il restera à quai. Et le lendemain, si ce sont les routiers qui entrent dans la danse… »
Plusieurs facteurs expliquent que la grève ait eu du mal à prendre dans les mouvements de ces dernières années : la précarisation du travail, l’éclatement des collectifs, la chute de la syndicalisation et la faiblesse des sections locales implantées dans les entreprises ou les services publics ; mais aussi, la paupérisation généralisée de la société — sauf bien sûr chez les plus riches, dont la fortune explose. Le problème de la perte de salaire a été récurrent dans les discussions des assemblées — qui n’ont guère rassemblé par ailleurs — lors du mouvement pour les retraites. La question des caisses de grève a rapidement émergé, parfois même avant de définir un plan d’action. Beaucoup de temps a été consacré à leur mise en place, au détriment de l’organisation concrète et collective de la lutte. Pourtant, aussi fournies soient-elles, les caisses de grève ne permettront jamais de compenser les pertes de salaire. Elles peuvent même encourager la grève par procuration en s’appuyant sur des secteurs qui seraient soi-disant « stratégiques ». Mais comme nous l’expliquait Simon Duteil, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires en 2023 : « s’il n’y a plus d’Éducation nationale, la gestion de millions d’enfants pose problème. Et là, on voit que ça provoque un blocage. De la même manière, on ne dira pas que les caissières et les caissiers font partie d’un secteur stratégique. Mais si on arrivait à avoir un mouvement de masse de grève dans la grande distribution, on verrait tout de suite que ça l’est. »
Parmi tout le travail à faire pour reconstruire la possibilité d’une grève générale, qu’il faudra mener pied à pied sur le terrain, dans les entreprises comme dans les services publics, peut-être faut-il également s’atteler à changer le regard porté sur ce mode d’action. Plutôt que d’envisager la grève comme une perte de salaire, il faut réhabiliter l’idée qu’elle n’est pas un moment exceptionnel, mais qu’elle fait partie intégrante de la vie professionnelle et citoyenne. Outil du contre-pouvoir des travailleurs, moyen d’expression directe et d’intervention dans les politiques menées à l’intérieur du pays, elle est garante d’une certaine vitalité de la démocratie, laquelle ne peut se résumer à un bulletin de vote glissé périodiquement dans une urne, qui délègue à une minorité le pouvoir de décider de politiques qui touchent à la vie de millions de personnes. Vue sous cet angle, la grève devient synonyme d’une participation non indemnisée à la vie démocratique du pays, une façon de s’impliquer au service de l’intérêt commun, tout comme on peut s’impliquer bénévolement dans les activités d’une association. Elle n’est plus un sacrifice qu’on fait : son coût est intégré aux dépenses de la vie au même titre que les études des enfants, le loyer à payer ou le crédit à rembourser. Elle permet de reprendre, au moins partiellement, la délégation de pouvoir accordée aux élus, et de se réapproprier la force de travail qu’on loue à un employeur au service du collectif. Certes, il faut manger, payer ses dettes. Mais à l’échelle d’une vie professionnelle, les temps de grève demeurent malgré tout peu fréquents. Surtout, les gains possibles à moyen ou long terme dépassent l’inconvénient de quelques semaines à se serrer la ceinture — même si évidemment toutes et tous ne le vivent pas de la même manière selon leur situation.
« La grève n’est pas un moment exceptionnel, mais fait partie intégrante de la vie professionnelle et citoyenne. »
Dans les formations syndicales de base aussi bien que dans les collectifs autogérés de travailleurs, chacune et chacun devrait être encouragé à s’y préparer, en mettant de l’argent de côté quand c’est possible ou en réfléchissant aux appuis autour de soi, dans les cercles familiaux et amicaux. Plutôt que des caisses de grève ponctuelles, des systèmes plus pérennes doivent aussi être envisagés, autogérés par les travailleurs sur leur lieu de travail ou de manière plus élargie, des sortes de mutuelles qui permettraient la couverture des jours de grève. On peut y ajouter une réflexion sur l’organisation, en s’appuyant sur les structures déjà existantes, de cantines collectives pour nourrir les grévistes, de coopératives d’achats pour économiser sur les coûts de la vie quotidienne, de gardes d’enfants pendant les actions. Comme le soutient Guillaume Goutte, « la grève générale a besoin de bases arrière pour s’organiser et durer, elle a besoin de lieux de vie ouverts et conviviaux, de coopératives alimentaires, de crèches collectives… »
Alors qu’en France, les politiques de la Macronie convergent de plus en plus avec celles de l’extrême droite et que partout dans le monde cette dernière monte en puissance et banalise ses idées, il faut nous préparer à la lutte dans les secteurs professionnels. Les enfants de Pétain — qu’on retrouve dans l’actuel gouvernement aussi bien que sur les bancs de l’Assemblée — n’ont jamais été et ne seront jamais du côté des travailleurs. Il est plus que temps de les arrêter dans leur travail de destruction systématique des acquis sociaux de la population. Et la grève reste sans aucun doute un des moyens les plus efficaces pour y parvenir.
Illustration de vignette : Eugène Laermans
Illustration de bannière : Paul Louis Delance, Grève à Saint-Ouen, 1908
REBONDS
☰ Lire notre article « Réforme des retraites et mouvement social : la fin des AG ? », Rémi Azemar et Rémi Segonds, octobre 2023
☰ Lire notre entretien avec Guillaume Goutte : « Nous n’avons plus les outils nécessaires à la construction d’une grève générale », juin 2023
☰ Lire notre entretien avec Olivier Mateu : « Il faut partir au combat, l’organiser », mai 2023
☰ Lire notre rencontre avec le Planning Familial : « Les grévistes nous racontent », avril 2023
☰ Lire notre entretien avec Simon Duteil (Solidaires) : « Ce qui déstabilisera, c’est la massification », mars 2023
☰ Lire notre entretien avec Annick Coupé : « Le syndicalisme est un outil irremplaçable », juillet 2018