Petite histoire de la censure dans les livres jeunesse


Texte inédit | Ballast

En 1904, un abbé offre aux familles catho­liques un guide de lec­ture inti­tu­lé Romans à lire et romans à pres­crire. Son rôle : les aider à choi­sir entre les « bons » et les « mau­vais » livres à des­ti­na­tion de leurs enfants. Quelque 120 ans plus tard, un ministre de l’Intérieur signe un décret pour que soit inter­dit à la vente un roman jeu­nesse de Manu Causse, où il est ques­tion d’un ado­les­cent et de son pénis qui, comme le titre du livre l’in­dique, est jugé par ses cama­rades Bien trop petit. Malgré le temps qui les sépare, une loi relie l’ab­bé et le ministre : celle de 1949 sur les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse. Le pre­mier a été son prin­ci­pal ini­tia­teur et le second en a usé pour cen­su­rer un livre à l’é­té 2023. D’un siècle à l’autre, rien n’au­rait donc chan­gé ? Qu’est-ce qui a bien pu moti­ver cette inter­dic­tion d’un roman pour ado­les­cents ? Une ana­lyse d’Ernest London.


Ce 17 juillet 2023, assis face à son bureau, Gérald Darmanin signe l’arrêté inter­di­sant la vente aux mineurs de l’ouvrage de Manu Causse Bien trop petit. Le ministre de l’Intérieur est encore tout émous­tillé par la bru­tale répres­sion infli­gée aux « émeu­tiers », sou­le­vés suite à la mort de Nahel Merzouk et aus­si­tôt cri­mi­na­li­sés pour dépo­li­ti­ser « quoi qu’il en coûte » leur révolte. Avec cette signa­ture, il gagne ses épau­lettes de « Père-la-morale » et l’éditeur une pro­mo d’enfer qu’il ne man­que­ra pas de faire fruc­ti­fier. Mais de quoi cette cen­sure est-elle le nom ? Quelle panique morale le ministre de l’Intérieur a‑t‑il vou­lu créer pour paraître mieux l’endiguer ?

Une loi désuète

Les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse, livres et jour­naux, sont sou­mises à la loi du 16 juillet 1949. Il leur est inter­dit de pré­sen­ter sous un jour favo­rable : le ban­di­tisme, le men­songe, le vol, la paresse, la lâche­té, la haine, la débauche, les crimes et délits, les actes « de nature à démo­ra­li­ser l’enfance ou la jeu­nesse », les pré­ju­gés eth­niques. À bien y regar­der, on retrouve dans cette liste comme un par­fum des sept péchés capi­taux, ce qui méri­te­rait qu’on s’attarde plus lon­gue­ment sur l’origine de ces choix. Il y aurait d’ailleurs une his­toire à faire de cette loi et de ses usages1. À l’époque, il s’agissait de faire bar­rière à l’invasion des comics amé­ri­cains qui avaient accom­pa­gné les sol­dats lors du débar­que­ment et de l’occupation de l’Europe qui avait sui­vi. Incitant à l’autocensure de la part d’éditeurs peu enclins à voir leurs tirages sai­sis, elle per­met sur­tout à des asso­cia­tions, par des piqûres de rap­pel, d’imposer sinon l’étroitesse de leur point de vue, tout du moins de muse­ler les opi­nions trop contra­dic­toires, en sai­sis­sant la com­mis­sion idoine au moindre soup­çon de faux pas. Dépoussiérée en 2011 par une loi modi­fi­ca­tive, notam­ment pour éva­cuer l’interdiction d’évoquer la paresse et d’autres notions vagues ou désuètes, elle demeure un moyen de pres­sion auquel peu de mai­sons d’édition osent se frot­ter ou qui leur per­met de jus­ti­fier leur frilosité.

Pudibonderie de bon aloi

« Des Malheurs de Sophie à Julie qui avait une ombre de gar­çon, la lit­té­ra­ture jeu­nesse est tou­jours le reflet de la place qu’une socié­té accorde à ses enfants. »

Créée en 2019, par les édi­tions Thierry Magnier, la col­lec­tion L’Ardeur reven­dique expli­ci­te­ment l’ambition de publier des textes qui pro­posent une explo­ra­tion sans pudeur, « libre et mul­tiple », de la sexua­li­té, du désir, du fan­tasme, la défense d’« une lit­té­ra­ture cou­ra­geuse qui s’intéresse à l’adolescence telle qu’elle est, avec ses zones d’ombres, ses excès, ses émo­tions exa­cer­bées ». Bien trop petit, le roman de Manu Causse récem­ment épin­glé par le ministre, s’inscrit clai­re­ment dans cette ligne. Il raconte les déboires d’un jeune gar­çon, moqué dans les ves­tiaires de la pis­cine pour la taille de son pénis, se réfu­giant dans l’écriture en ligne d’aventures d’heroic fan­ta­sy dont les pre­mières ten­ta­tives por­no­gra­phiques vont sus­ci­ter les encou­ra­ge­ments amu­sés et com­plices d’internautes.

Prudemment, l’éditeur affiche en qua­trième de cou­ver­ture l’avertissement « décon­seillé aux moins de 15 ans » pour aver­tir du carac­tère « expli­cite » du conte­nu. Pas de quoi fouet­ter un chat pour autant et rien qui puisse cho­quer un·e adolescent·e tou­jours à quelques clics de por­tails vidéo ouverts sur des mil­liers de scènes autre­ment humi­liantes, et à qui sont pro­po­sées sans com­plexe des aven­tures qui s’embarrassent moins, de cer­tains man­gas aux dark romances, d’entretenir une vision patriar­cale par­ti­cu­liè­re­ment bru­tale, si ce n’est car­ré­ment la culture du viol. Des Malheurs de Sophie à Julie qui avait une ombre de gar­çon, la lit­té­ra­ture jeu­nesse est tou­jours le reflet de la place qu’une socié­té accorde à ses enfants. Ainsi, cette cen­sure serait le signe d’une volon­té appa­rente de confi­ner les jeunes dans un ima­gi­naire gen­ré mais non sexua­li­sé. Cette mesure d’interdiction aux moins de 18 ans s’avère d’autant plus hypo­crite que, s’appliquant uni­que­ment à la vente, elle auto­rise le prêt en biblio­thèque. C’est d’ailleurs au rayon ados de l’une d’elles que nous avons pu l’emprunter pour le lire. Il était mali­cieu­se­ment pré­sen­té sur une table à l’entrée du sec­teur jeunesse. 

[Claude Ponti]

On com­prend dès lors qu’il s’agissait avant tout pour le ministre d’adresser un signal à un cer­tain élec­to­rat en abat­tant sa vin­dicte sur un opus­cule choi­si par ses ser­vices et en se mon­trant plus ferme que ses pré­dé­ces­seurs. On se sou­vient qu’en 2002, Nicolas Sarkozy a renon­cé à inter­dire aux moins de 18 ans le roman de Nicolas Jornes-Gornin, Rose bon­bon, paru dans la col­lec­tion blanche des édi­tions Gallimard, et dont le nar­ra­teur est un pédo­phile, de peur d’incarner l’image peu enviable du cen­seur. Même Charles Pasqua, en 1987, avait dû reve­nir sur son inten­tion d’infliger un pareil trai­te­ment au maga­zine Gai Pied Hebdo. Qu’une telle rétros­pec­tive rende pré­fé­rables les gou­ver­ne­ments pré­cé­dents, voi­là qui devrait pour le moins nous inquié­ter. Gérald Darmanin devait sur­tout annon­cer dans les semaines sui­vantes sa can­di­da­ture à l’élection pré­si­den­tielle de 2027 : cette démons­tra­tion morale s’inscrivait donc avant tout dans un sto­ry­tel­ling mil­li­mé­tré, mais aus­si, plus lar­ge­ment, dans une période de régres­sion pudi­bonde où cacher un sein est un signe d’autorité (morale) — même pour quelqu’un qui demeure empê­tré dans des accu­sa­tions d’extorsion de faveurs sexuelles contre des services.

Censure tous azimuts

Si à pre­mière vue ce coup de men­ton média­tique pour­rait paraître anec­do­tique, il s’inscrit dans une séquence pour le moins inquié­tante. Rappelons qu’un dimanche de décembre 2021, un res­pon­sable du Syndicat des com­mis­saires de police natio­nale (SCPN) s’offusquait sur les réseaux sociaux que le jeu de socié­té Antifa soit dis­tri­bué par la Fnac, consi­dé­rant qu’il inci­tait à la vio­lence. Aussitôt — ce même dimanche donc — l’en­seigne le reti­rait de la vente, enflam­mant la toile dans un effet Streisand exem­plaire et contrai­gnant les édi­tions Libertalia à réim­pri­mer d’urgence le jeu pour faire face aux com­mandes. Les ventes du roman de Manu Causse ont sui­vi une même tra­jec­toire : elles qui s’élevaient péni­ble­ment à 500 exem­plaires se sont envo­lées suite à l’in­ter­dic­tion. L’auteur du prix Goncourt 2018, Nicolas Mathieu, par­ti­cu­liè­re­ment cho­qué qu’on puisse s’en prendre à un tel outil d’émancipation en pré­fé­rant lais­ser les jeunes s’éveiller à la sexua­li­té avec les seules vidéos por­no­gra­phiques en ligne, s’est remé­mo­ré ses pre­miers émois et sa curio­si­té de ces années-là dans un texte publié sur Instagram, aus­si­tôt sui­vi par des mil­liers d’autres, décu­plant encore l’attention sur cet ouvrage. Les édi­tions Thierry Magnier ont d’ailleurs publié une sélec­tion de ceux-ci.

Des exemples de cen­sure iso­lés ? Non.

« La pseu­do-cen­sure d’un roman pour ado­les­cents n’est que l’arbre cachant une forêt autre­ment systémique. »

Et tous ne pro­fitent pas d’une telle publi­ci­té. Le 12 octobre der­nier, le rec­to­rat de Paris déci­dait de reti­rer de la sélec­tion du dis­po­si­tif « Collège au ciné­ma » le film d’animation nor­vé­gien Wardi, qui suit la tra­jec­toire d’une jeune réfu­giée pales­ti­nienne à Beyrouth, en rai­son du « contexte d’extrêmes ten­sions inter­na­tio­nales » ! Deux mil­lions d’élèves, béné­fi­ciaires de ce dis­po­si­tif, ont ain­si été pri­vés d’une impor­tante clé de com­pré­hen­sion du conflit actuel, alors que l’in­for­ma­tion sur ce sujet ne brille pas, jus­te­ment, par une grande diver­si­té de points de vue. Un mois plus tard, c’est l’exposition des ori­gi­naux de la BD Koko n’aime pas le capi­ta­lisme qui se voit décro­chée par la direc­tion du fes­ti­val Quai des bulles de Saint-Malo à la demande de la police, au pré­texte qu’une planche repré­sen­tait une cho­rale d’enfants enton­nant en canon le slo­gan « Tous le monde déteste la police » ! La réponse de Tienstiens, l’illustrateur, est ins­truc­tive : plu­tôt que de défendre son droit abso­lu à la liber­té d’expression, consi­dé­rant que celle-ci est tou­jours déter­mi­née par les struc­tures éco­no­miques et poli­tiques — il la qua­li­fie de « chi­mère consti­tu­tive du néo­li­bé­ra­lisme » — il assure que, bien au contraire, cet évé­ne­ment agit comme révé­la­teur du rap­port de force actuel. L’effet Streisand accen­tue ce dévoi­le­ment et consti­tue une vic­toire contre l’ordre : la cen­sure, fina­le­ment, ampli­fie une expres­sion qui serait res­tée mar­gi­nale. Il affirme uti­li­ser pré­ci­sé­ment la satire à cette fin. La liber­té d’expression, fétiche libé­ral, ultime et unique jus­ti­fi­ca­tion de la qua­li­té démo­cra­tique d’un État, s’exerce dans un cadre défi­ni et contraint. Toute ten­ta­tive d’invisibilisation des vio­lences poli­cières, par exemple, contri­bue tou­jours et en défi­ni­tive à les rendre davan­tage visibles.

Plus glo­ba­le­ment, on assiste donc à une volon­té de mise au pas de la socié­té par un bloc natio­nal-sécu­ri­taire aux abois. Il s’agit de muse­ler toute oppo­si­tion par des lois liber­ti­cides aux contours suf­fi­sam­ment flous pour être appli­quées à l’encontre de tout contes­ta­taire. On ne compte plus les asso­cia­tions mena­cées de perdre leurs sub­ven­tions au pré­texte qu’elles ne res­pectent pas « les prin­cipes de la République », notion à la libre appré­cia­tion des pou­voirs publics. Elles sont pré­ven­ti­ve­ment muse­lées par l’obligation de signer un enga­ge­ment tout aus­si vague, véri­table épée de Damoclès, pré­ve­nant toute ten­ta­tion d’ex­pres­sion quelque peu diver­gente afin de ne pas mettre en péril leur équi­libre finan­cier sou­vent fra­gile. L’arbitraire demeure le meilleur garant d’une socié­té de contrôle. Aussi, la pseu­do-cen­sure d’un roman pour ado­les­cents n’est que l’arbre cachant une forêt autre­ment systémique.

[Claude Ponti]

La censure, un levier involontaire ?

Dès lors, que faire ? Il s’agit, d’une part, d’apprendre à contour­ner ces empê­che­ments d’agir et, d’autre part, d’utiliser ces inter­dic­tions comme démul­ti­pli­ca­teur plu­tôt que d’u­ni­que­ment les dénon­cer et de récla­mer leur fin. Privés de médias de masse acca­pa­rés par une poi­gnée de mil­liar­daires, il devient mal­gré tout pos­sible de por­ter quelques écrits à la connais­sance d’un plus large public. Les ventes de L’Insurrection qui vient sont pas­sées de 8 000 à 80 000 exem­plaires avec l’affaire de Tarnac. Andreas Malm, publié par les mêmes édi­tions La Fabrique, a vu lui aus­si sa « pro­mo­tion » assu­rée par le minis­tère de l’Intérieur lors de la ten­ta­tive de dis­so­lu­tion des Soulèvements de la terre. En atten­dant de trou­ver des solu­tions pour avan­cer dans la bataille sociale, peut-on y voir autant de petits pas dans la bataille cultu­relle en cours2 ?


Illustrations de vignette et de ban­nière : Claude Ponti


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  1. Voir : Thierry Crépin et Anne Crétois, « La presse et la loi de 1949, entre cen­sure et auto­cen­sure », Le Temps des médias, n° 1, 2003.[]
  2. Postscriptum : l’a­mi très éru­dit Yann Fastier, à qui il nous arrive par­fois de faire relire quelques textes, nous a signa­lé l’exis­tence de On tue à chaque page ! : La Loi de 1949 sur les publi­ca­tions des­ti­nées à la jeu­nesse, de Thierry Crépin et Thierry Groensteen, Paris, Éditions du Temps, mal­heu­reu­se­ment épui­sé. Il pré­cise éga­le­ment qu’elle a sur­tout ser­vi à faire inter­dire des publi­ca­tions adultes, via son article 14 ![]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Martine Delvaux : « Je veux défendre les ado­les­centes », juin 2022
☰ Lire notre article « La guerre contre les enfants », Nicolas Séné, jan­vier 2016

Ernest London

Ernest London anime le blog Bibliothèque Fahrenheit 451 et est chroniqueur régulier pour, entre autres, Le Monde diplomatique, Alternative libertaire, Ballast, Lundi matin, Chroniques noir et rouge.

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