Texte inédit pour le site de Ballast
Un petit garçon retrouvé mort sur une plage turque ; des mineurs qui peuvent désormais faire l’objet d’une rétention administrative en France : partout, les enfants subissent de plein fouet les conséquences des décisions des adultes. Une régression par rapport au travail de l’éducateur polonais Janusz Korczak, dans les années 1920 — un travail qui a donné naissance aux droits de l’enfant. Explications. ☰ Par Nicolas Séné
Le petit corps gît face contre terre. Habillé d’un t-shirt rouge et d’un bermuda bleu, le garçonnet est mort sur une plage turque. Son corps vient d’être charrié par l’océan. Il s’appelait Aylan Kurdi et avait trois ans. Sa famille fuyait la guerre en Syrie pour rejoindre la Grèce. Le 2 septembre 2015, cette photo fait le tour du monde et déclenche des réactions en chaîne sur les réseaux sociaux : bouleversement, colère, théorie du complot ; tout y passe. Le petit Aylan devient le symbole des réfugiés qui se noient en tentant de rejoindre l’Europe pour échapper à la guerre dans leur pays d’origine. Cette photographie cristallise alors les passions. Elle doit aussi questionner sur la place des enfants qui, dans des situations extrêmes, se retrouvent les victimes sinon les plus symboliques, les plus dépendantes des décisions des adultes. Au même moment, une vidéo fait le « buzz » sur Internet. Cette fois, la scène se passe à la frontière hongroise. Un garçon syrien aux grands yeux clairs lance à un policier : « Just stop the war, and we don’t want to go to Europe. » Une vidéo de sept secondes où, dans un cri de vérité enfantin, il résume l’absurdité de la situation : s’il n’y avait pas de guerre en Syrie, les réfugiés ne se masseraient pas aux frontières de l’Europe.
Le droit des enfants bafoué
Malheureusement, il n’est nul besoin de vivre des situations de guerre pour qu’une société maltraite ses enfants. Ainsi, le 23 juillet 2015, La Cimade s’émouvait du fait que « la France légalise l’enfermement des enfants derrière les barbelés ». L’association fait référence au projet de loi relatif au droit des étrangers en France, débattu alors par les députés. Démontrant les dérives des centres de rétention administrative, l’association s’inquiétait de « l’amendement 375 porté par Madame Chapdelaine, députée socialiste » qui venait d’être adopté. Dans l’article 19, la députée proposait de « substituer aux mots : enfant mineur de moins de treize ans
le mot mineur
». Ainsi est généralisé le fait que « l’étranger qui ne présente pas de garanties de représentation effectives propres à prévenir le risque mentionné au 3° du II de l’article L. 511-1 peut être placé en rétention par l’autorité administrative dans des locaux ne relevant pas de l’administration pénitentiaire, pour une durée de quarante-huit heures. » Et La Cimade de prévenir : « Si le texte reste en l’état, l’article 19 de la loi couvrira désormais les graves abus commis par les préfets. » Le texte est resté en l’état et les mineurs étrangers dont leurs parents sont sans papiers peuvent passer quarante-huit heures derrière les barbelés d’un centre de rétention administrative avant leur expulsion.
« Cette photographie cristallise les passions. Elle doit aussi questionner sur la place des enfants qui se retrouvent les victimes les plus dépendantes des décisions des adultes. »
En votant ce texte, les députés dérogent à la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) adoptée par les Nations unies en 1989 et signée par la France le 26 janvier 1990. Dans son article 2, la convention est pourtant claire : « Les États parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction, sans distinction aucune, indépendamment de toute considération de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou autre de l’enfant ou de ses parents ou représentants légaux, de leur origine nationale, ethnique ou sociale, de leur situation de fortune, de leur incapacité, de leur naissance ou de toute autre situation. » Ainsi, les États signataires doivent prendre « toutes les mesures appropriées pour que l’enfant soit effectivement protégé contre toutes formes de discrimination ou de sanction motivées par la situation juridique, les activités, les opinions déclarées ou les convictions de ses parents, de ses représentants légaux ou des membres de sa famille. »
« Sculpteur de l’âme de l’enfant »
Cette convention, qui confère des droits universels spécifiquement aux enfants pour leur reconnaissance en tant qu’individus à part entière, trouve son fondement dans la Déclaration des droits de l’enfant. Une déclaration qui est le travail d’un homme : Henryk Goldszmit, plus connu sous son nom de plume, Janusz Korczak. Né le 22 juillet 1878, ce médecin polonais a posé les bases de travail pour des générations d’éducateurs d’enfants. Il a mis en place une pédagogie révolutionnaire dans l’orphelinat qu’il a créé deux ans avant la Première Guerre mondiale. De 1939 à 1942, « il crée, pour ses 240 orphelins, un véritable havre de paix au milieu de l’enfer du ghetto de Varsovie », explique Stanislaw Tomkiewicz, psychiatre et psychothérapeute, lors d’une conférence en 1979. Une révolution éducative qui sera donc brutalement stoppée par la barbarie nazie. Le principe de Korczak tient en une phrase, qui figure dans sa Déclaration des droits de l’enfant : « Les enfants ne sont pas les personnes de demain, ils sont des personnes d’aujourd’hui1. »Puisant dans sa propre enfance sans saveur, Korczak part du présupposé que l’enfant vit sous le joug autoritaire des adultes. « Je m’échappai de ma jeunesse comme d’un asile de fous », écrivait-il. D’après lui, à aucun moment, ni les pensées ni la parole de l’enfant ne sont prises en compte comme elles devraient l’être. Partant du principe qu’« un enfant est quelqu’un qui a besoin de mouvement », l’oublier c’est l’« étrangler, le bâillonner, briser sa volonté, consumer ses forces, en lui laissant seulement l’odeur de la fumée. »
Dans son orphelinat, Janus Korczak engage un réel travail d’observation de l’enfant au quotidien (au lever, aux repas, dans les temps de loisirs, au coucher, etc.). Son objectif : réaliser un grand livre où serait regroupé ce travail scientifique avec les résultats des expériences sociales qu’il a menées. Un autre regard porté sur les enfants prend alors forme : « Les jeux des enfants ne sont pas frivoles. Découvrir un secret, trouver un objet caché, se prouver qu’il n’y a rien qu’on ne puisse retrouver — tout est là. » Son action fait le tour du monde de l’éducation et dans les années 1920, il est le pédagogue en vogue qui applique les méthodes actives propres à l’éducation populaire. La pédagogie active, c’est « apprendre en faisant », l’apprenant est mis en situation pour mobiliser ses compétences et les faire évoluer au cours de la formation. L’enfant est non seulement préservé dans son intégrité mais est appelé à s’organiser, se confronter, réfléchir, en un mot s’émanciper : « Blesser le cœur d’un poète, c’est écraser un papillon. » Pour Korczak, les papillons doivent s’envoler librement. Entre autres méthodes subversives auprès des jeunes délinquants qu’il recueille, Korczak décide de ne pas empêcher la violence de certains de ses pensionnaires mais de l’apprivoiser. Ainsi, il met en place une boîte aux lettres dans l’orphelinat. Chaque enfant qui veut se battre contre un de ses camarades doit ainsi lui écrire quarante-huit heures avant pour le prévenir et lui donner rendez-vous. Avec cette méthode, Korczak fait en sorte que l’enfant intellectualise ses émotions et pense à ses actes. Pour lui, « tout comme un médecin diagnostique une maladie à partir des plaintes du malade, l’éducateur doit prendre conscience de l’état d’esprit de son élève : « ce qu’une fièvre, une toux ou une nausée est pour le médecin, un sourire, une larme ou une rougeur doit l’être pour l’éducateur » ». Docteur Korczak applique le diagnostic au champ social : « Et si la médecine visait essentiellement à soigner un enfant malade, le but de la pédagogie était d’éduquer l’enfant dans sa totalité. En tant qu’éducateur, Korczak se voyait comme « le sculpteur de l’âme de l’enfant. » ». « C’est dans une âme folle que nous forgerons une âme sensée », écrivait encore celui qui a fait le « serment de faire respecter l’enfant et de défendre ses droits ». Son analyse des causes des problématiques des enfants était liée à l’examen minutieux du contexte social. Un enfant n’est pas mauvais par nature mais l’environnement dans lequel il évolue influe sur ce qu’il devient. Alors, « quand diable arrêterons-nous de prescrire de l’aspirine contre la pauvreté, l’exploitation, l’illégalité et le crime ? », s’enflammait Korzcak pour qui chaque atteinte à un enfant le blessait tout aussi personnellement.
La République des enfants
« L’enfant est non seulement préservé dans son intégrité mais est appelé à s’organiser, se confronter, réfléchir, en un mot s’émanciper. »
Considérant les enfants comme une classe sociale à part entière, dans son laboratoire social, Korczak met en place la République des enfants pour qu’ils s’organisent : « La philosophie de base de la république des enfants était : les enfants ne sont pas les personnes de demain, mais ce sont des personnes d’aujourd’hui. Ils ont le droit d’être pris au sérieux ; d’être traités par les adultes avec tendresse et respect, comme des égaux pas comme des esclaves que leurs maîtres commandent. On devrait laisser croître en eux ce pour quoi ils sont faits, quelque soit la direction prise par leur désir : l’espoir du futur, pour chacun d’entre eux, c’est leur « personne inconnue ». » Korczak, qui se définit comme « médecin de formation, pédagogue par hasard, écrivain par amour et psychologue par nécessité », commence alors l’ébauche de la Déclaration des droits de l’enfant. Cette autogestion donne naissance, par exemple, à un système judiciaire au sein même de l’institution. Le tribunal se tient tous les samedis matins. Les enfants élisent parmi eux qui seront avocats, juge, procureur. Devant cette cour officielle reconnue par tous, les accusés défilent suite à un délit et peuvent faire l’objet d’une peine. Tout un arsenal législatif permet de répondre aux infractions du quotidien. L’originalité de ce tribunal est que les adultes peuvent être jugés comme l’a déjà été Korczak lui-même. Le rapport adulte-enfant est ainsi rétabli.
Korczak s’est toujours considéré comme un éducateur et non pas comme un professeur. « Un professeur était une personne payée à l’avance pour faire entrer quelque chose dans la tête de l’enfant, alors qu’un éducateur faisait sortir quelque chose de l’enfant. » Il peut apparaître comme évident au regard de son travail et de son humanisme que son engagement politique penchait à gauche. Sur ce plan aussi, Korczak était « à la croisée des chemins ». « Je respecte l’idée du communisme », écrit-il « mais comme la pure eau de pluie, quand elle descend le long des gouttières, elle se pollue. » Son analyse de la situation de l’époque est une photographie des failles du système qui se dessine alors : « Pendant la révolution, comme toujours dans la vie, les malins et les prudents atteignent toujours les sommets, tandis que les naïfs et les fidèles sont balayés. » Korczak qui lutta sa vie entière contre toute forme d’autoritarisme ne goûte pas au modèle révolutionnaire dont « les programmes […] n’étaient pas seulement pharisaïques au point d’être ennuyeux, ils étaient une tentative sanguinaire et tragique pour transformer et restructurer la société – un amalgame de folie, de violence et d’audace qui révélait un mépris catastrophique de la dignité humaine. »
Un îlot dans le ghetto
La barbarie, Korczak et ses orphelins la subiront de plein fouet quand les nazis envahirent la Pologne et que l’établissement se retrouva en plein ghetto de Varsovie. La faim, la vermine et la surpopulation détériorent les conditions sanitaires à une vitesse hallucinante. Les corps et les esprits souffrent. « C’était deux mondes distincts — avant le ghetto et après le ghetto. Seulement une rupture absolue, soudaine. On ne peut pas s’attendre à ce qu’un demi million de personnes entassées les unes sur les autres dans un espace restreint, clos de murs, mènent une vie normale. Au début, vous pouviez vous sentir normal, mais au bout d’un moment vous n’étiez plus sain d’esprit. Le ghetto était un monde fou et nous nous comportions comme des fous », témoigne Misha Wroblewski, la seule professeure à l’orphelinat de Korczak à avoir survécu. Tout ce contre quoi le pédagogue avait lutté, il le retrouve alors chaque jour sur le trottoir. Des enfants des rues qui errent, grappillent ce qu’ils peuvent auprès d’adultes zombies. Quand un enfant poussait ses derniers râles sur la chaussée, Korczak s’agenouillait à côté de lui. Quelques mots tendres, une caresse sur les cheveux, il l’accompagnait dans ces derniers moments. Il eut même l’idée de concevoir des petites caisses en bois pour que les enfants des rues passent leurs dernières heures à l’abri. Mais cela ne sera jamais réalisé. Quoiqu’il en soit, Korczak est le premier à prendre en compte la mort des enfants. Il consacre d’ailleurs un article de sa déclaration des droits de l’enfant au sujet : « L’enfant a le droit de mourir prématurément » — « Le profond amour de la mère pour son enfant doit lui laisser le droit de mourir prématurément, d’avoir un cycle de vie de un ou deux printemps seulement… Tous les arbrisseaux ne deviennent pas des arbres. »
« La barbarie, Korczak et ses orphelins la subiront de plein fouet quand les nazis envahirent la Pologne et que l’établissement se retrouva en plein ghetto de Varsovie. »
Ses orphelins, Korczak ne les laissera jamais tomber et c’est jusqu’au bout qu’il résiste pour leur offrir le meilleur. Son principe est clair : « Comme on n’abandonne pas un enfant malade dans la nuit, on n’abandonne pas des enfants dans une époque comme celle-ci. » Ainsi, quelques jours avant l’évacuation du ghetto, il refuse l’exil qu’on lui propose. Au matin du 6 août 1942, les nazis encerclent la zone. Irena Sendlerowa qui a participé au sauvetage de 2 500 enfants juifs du ghetto, a été spectatrice de cette marche vers la mort. Elle témoigne le 6 février 1997 auprès de l’Académie des Sciences sur ce jour funeste2 : « J’ai vu Korczak marcher avec les enfants, de l’orphelinat Dom Sierot (« Ma Maison ») vers leur mort ! Il était alors déjà très malade, mais il se tenait encore droit comme un « i », le visage impassible, apparemment maître de lui-même. Ouvrant ce tragique cortège, il portait le plus jeune enfant sur un bras et en tenait un autre par la main. Cette scène a été rapportée à maintes reprises, et chaque fois d’une manière différente, mais il n’y a pas nécessairement contradiction entre ces descriptions : n’oublions pas que la route qui menait de l’orphelinat à la Umschlagsplatz était longue. Je les ai aperçus lorsqu’ils tournaient à l’angle de la rue Zelazna pour emprunter la rue Leszno. Les enfants étaient sur leur trente et un dans leurs beaux uniformes de toile bleue. Le cortège avançait quatre par quatre, avec entrain, en rythme et dignement vers la Umschlagsplatz – vers le camp de la mort ! » Ils seront tous gazés à leur arrivée au camp de Treblinka.
Aujourd’hui, la force du message de Janusz Korczak n’a pas baissé en intensité. Il permet même de mesurer la grande régression qui s’est effectuée ces dernières années en matière de droit des enfants. À l’instar du mineur délinquant. Fin 2005, Nicolas Sarkozy proposait un « dépistage précoce des enfants présentant des troubles du comportement » dans son projet de loi sur la prévention de la délinquance. Un « dépistage » qui sera finalement abandonné dans le texte définitif en février 2007. Cette conception semble pourtant avoir imprégné les esprits. Un schéma de pensée qui permet d’éluder totalement la question sociale. « L’enfant délinquant est encore un enfant… Malheureusement les souffrances engendrées par la pauvreté se propagent comme des poux : sadisme, crime, grossièreté et brutalité se nourrissent d’elle », écrivait encore Korczak. De son côté, le psychiatre Boris Cyrulnik, connu pour avoir vulgarisé le concept de résilience (renaître de sa souffrance) a poursuivi l’analyse de l’éducateur polonais : « Grâce à la technologie des armes et des transports, le XXe siècle a découvert une barbarie que ni l’Antiquité ni le Moyen Âge n’avait connue, la guerre contre les enfants. » Hier comme aujourd’hui, dans ces guerres contre les enfants, gardons à l’esprit Korczak pour qui « il est heureux pour le genre humain que nous soyons incapables de forcer les enfants à céder aux coups portés à leur bon sens et à leur humanité. »
- Betty Jean Lifton, Janusz Korczak — Le roi des enfants, Éditions Robert Laffont, 1989. Sauf mention contraire, les citations sont issues de cette biographie.[↩]
- Conférences Korczak — Janusz Korczak. Le droit de l’enfant au respect – « J’ai vu Korczak marcher avec les enfants vers leur mort » – Commissaire aux droits de l’homme, Conseil de l’Europe.[↩]