Martine Delvaux : « Je veux défendre les adolescentes »


Entretien inédit pour Ballast

« On connaît le visage de vos atten­tats et de vos démo­li­tions, de vos moque­ries et humi­lia­tions. Comment vous enta­mez ce qu’on essaie de construire… », lan­çait Martine Delvaux à la fin de son livre Le Boys Club, paru en 2019Essayiste et roman­cière qué­bé­coise, elle inter­roge les trop pré­sents, les grandes absentes. Deux ouvrages ont par­ti­cu­liè­re­ment rete­nu notre atten­tion dans le cadre de cette dis­cus­sion : Le Monde est à toi ePompières et pyro­manes. Tous deux sont adres­sés à son ado­les­cente, elle qui a « le fémi­nisme pour langue mater­nelle ». Le pre­mier a été écrit après l’é­lec­tion de Trump, le second publié durant la pan­dé­mie. Comment éle­ver une fille dans le monde qu’on sait — inéga­li­taire et bru­tal ? Il est alors ques­tion de trans­mis­sion, d’é­changes entre géné­ra­tions, d’i­dées ou de valeurs à inter­ro­ger. Le com­bat éco­lo­giste, qui poli­tise la jeu­nesse dans des pro­por­tions signi­fi­ca­tives, tra­verse par­ti­cu­liè­re­ment son der­nier texte — et c’est depuis l’i­mage du feu que Martine Delvaux s’en empare.


Votre livre Pompières et pyro­manes débute sur une image aus­si forte que ter­ri­fiante : celle d’une jument pani­quée qui, au lieu de s’éloigner du feu, fonce droit sur l’incendie. Pourquoi cette image d’ouverture ?

Question dif­fi­cile. Comment faire com­men­cer un livre ? C’est mys­té­rieux. L’image des che­vaux est peut-être une des plus anciennes, en ce qui concerne ce pro­jet : elle se retrouve ici et là dans le livre mais, dans mon ima­gi­naire, l’image des che­vaux déva­lant une col­line pour échap­per à un feu, en Californie, est une des pre­mières que j’ai convo­quées. Fouillant les grands feux, lisant sur ces incen­dies qui dévastent entre autres la Californie, je me suis retrou­vée à vision­ner cette vidéo où on voit la jument qui fonce pour sau­ver des che­vaux fami­liers. Sans doute parce qu’il s’agit ici d’instinct, parce qu’il est ques­tion d’animaux, parce que tout est là — la mater­ni­té, le genre, mais aus­si la famille — et parce qu’il y a quelque chose de pur chez les non-humains, hors conscience, hors lan­gage, de pro­fon­dé­ment émo­tif, j’ai choi­si cette image. Et puis les che­vaux sont pour moi des êtres mys­té­rieux — jus­te­ment. Très impres­sion­nants. Comme le feu. 

Comme dans Le Monde est à toi, vous faites un col­lage poé­tique : esquisses d’idées, de sou­ve­nirs per­son­nels, de réfé­rences au ciné­ma, de mythes, de faits his­to­riques ou scien­ti­fiques… Vos réflexions appa­raissent donc en mouvement.

Pour tous mes livres, je pro­cède en effet par accu­mu­la­tion d’images, de faits divers, d’informations, de cita­tions, comme si je devais me construire, m’é­cha­fau­der un ima­gi­naire avant d’écrire. En même temps, la grande ques­tion pour moi c’était : com­ment faire pour écrire sur la crise cli­ma­tique ? com­ment ne pas ver­ser dans un déses­poir com­plet ? com­ment faire dia­lo­guer espoir et déses­poir ? com­ment quit­ter l’univers des dis­cours d’experts et per­mettre à la lit­té­ra­ture de par­ti­ci­per à cette prise de conscience (sans pour autant ver­ser dans la science-fic­tion) ? D’où cette col­lec­tion de tableaux et le mon­tage que j’ai opé­ré. De fait : il n’y a pas de « fin » du monde. Un peu comme si, incons­ciem­ment, j’avais vou­lu subli­mer ou outre­pas­ser la fin qui est annon­cée, à l’i­mage de cette phrase : « Souvent je me demande de quelle cou­leur sera la fin du monde. » Ce qui est le signe qu’il s’agit d’une fausse fin, qu’il n’y aura pas de fin puisqu’il y aura encore de la cou­leur… En ce sens, je m’inscris, je crois, dans la fou­lée de Timothy Morton et d’autres, qui refusent le déses­poir sans pour autant opter, bien enten­du, pour le déni. Regarder les choses en face mais ne rien céder à la beau­té et à l’amour.

Vous déployez l’imaginaire du feu : réel, mytho­lo­gique, sym­bo­lique. Il est à la fois des­truc­tion et lumière. De quelle façon est adve­nu, sous votre plume, ce lien structurant ?

« Au départ de ce livre, il y a cette insulte qui a été publiée à mon sujet, où un homme me décri­vait comme une pom­pière pyro­mane, parce que féministe. »

Au départ de ce livre il y a une insulte qui a été publiée à mon sujet : un homme me décri­vait comme une « pom­pière pyro­mane », parce que fémi­niste. Un peu à la manière dont Emmanuel Todd accu­sait, récem­ment, les fémi­nistes d’être des pom­piers pyro­manes (au mas­cu­lin, ici) : allu­mant des feux (créant ou pro­vo­quant de faux pro­blèmes) pour ensuite pou­voir les éteindre. Cette expres­sion, je l’avais en tête comme une invi­ta­tion ou une pro­vo­ca­tion — sur le coup, je ne l’ai pas reçue comme une insulte. Quand j’ai eu envie d’écrire sur la crise cli­ma­tique, dans cette suite au Monde est à toi, c’est l’image de la pom­pière pyro­mane qui m’est reve­nue, et avec elle celle du feu. On parle de réchauf­fe­ment cli­ma­tique, on évoque sans cesse le feu sans néces­sai­re­ment le nom­mer. Moi je vou­lais y aller direc­te­ment : creu­ser l’image du feu, étu­dier les grands feux, redon­ner le feu aux femmes, pen­ser le pou­voir des femmes comme pom­pières et pyromanes.

On peut se dire, aus­si, que le fémi­nisme — l’égalité pour toutes et tous — peut tout brû­ler. Puis tout reconstruire.

Oui, le fémi­nisme « de bas », pour­rait-on dire, et qui aujourd’hui est décrit comme « inter­sec­tion­nel », c’est-à-dire capable de prendre en compte les croi­se­ments des oppres­sions (et des pri­vi­lèges, d’ailleurs) pour lire les atteintes sys­té­miques à la liberté.

Une autre image de votre livre oppose le feu qui défriche en vue de l’ex­pan­sion urbaine et celui, maî­tri­sé, des nations autoch­tones — « ces feux contrô­lés sont la marque d’un savoir-vivre avec le feu plu­tôt que l’en­tre­tien d’un conflit ». Elle revient sou­vent, cette idée de maî­tri­ser le feu, d’ap­prendre à vivre avec…

L’ouvrage de Joëlle Zask sur les grands feux, que je cite à plu­sieurs reprises, ain­si que nombre de docu­ments, témoi­gnages, films, mettent en exergue l’arrogance blanche, colo­niale, capi­ta­liste, qui fait fi du savoir des popu­la­tions autoch­tones. Nous gérons les feux comme si on n’y connais­sait quelque chose alors que des com­mu­nau­tés entières savent, depuis très long­temps, com­ment s’occuper des forêts, com­ment effec­tuer des brû­lis stra­té­giques de manière à évi­ter les grands feux dévas­ta­teurs. C’est ce savoir qu’il faut prendre en compte, abso­lu­ment. Il faut se tour­ner vers les popu­la­tions autoch­tones qui se sont trans­mis ce savoir, de géné­ra­tion en géné­ra­tion, et les écou­ter. Les suivre. Leur per­mettre de gui­der. Ce qui signi­fie d’être anti­co­lo­nial, déco­lo­nial dans notre manière de faire avec la crise cli­ma­tique. De s’engager à ne pas repro­duire les erreurs res­pon­sables de l’état actuel du monde. Mais nous sommes encore bien loin de ça… L’arrogance blanche semble sans limites.

[Oh Mu]

Vous rap­pe­lez com­bien l’angoisse éco­lo­gique dont hérite les plus jeunes, dans les pays du Nord, est aus­si « l’aveu d’une peur blanche de perdre un cer­tain mode de vie ».

Je crois qu’il faut recon­naître cette ini­qui­té entre le Nord et le Sud — pour le dire ain­si. Comment les popu­la­tions les plus pri­vi­lé­giées, celles qui n’ont pas connu de grandes dif­fi­cul­tés (sans oublier pour autant les souf­frances, la pau­vre­té, les vio­lences dont sont vic­times une por­tion impor­tante des popu­la­tions du Nord, prin­ci­pa­le­ment non-blanches), qui jouissent d’un confort, d’une sécu­ri­té, qui pro­fitent du capi­ta­lisme, doivent être capables de sor­tir un peu d’elles-mêmes et de leur peur (une peur de perdre quoi, au juste ?) pour, d’une part, consi­dé­rer le rôle qu’elles jouent dans la crise cli­ma­tique, le pri­vi­lège qui est le leur et qui par­ti­cipe de cette crise, et com­ment il va fal­loir dépas­ser l’anxiété et véri­ta­ble­ment agir. Si je suis par­fai­te­ment sen­sible à cette anxié­té, je m’interroge sur la para­ly­sie dont elle se double. Une sorte de cata­to­nie, qui est peut-être la recon­nais­sance, détour­née, d’une inca­pa­ci­té d’agir parce qu’on a tou­jours tout eu. Que ce qui nous attend est dou­ble­ment inquié­tant parce qu’on a l’impression de ne pas avoir les moyens de nous battre. Comme si nous étions des enfants sur­pro­té­gés qui, désor­mais, vont devoir prendre le risque de l’action.

Ce risque, qu’est-ce que c’est ? Apprendre à renon­cer au « confort » ?

Oui, abso­lu­ment. Et com­ment renon­cer col­lec­ti­ve­ment ? Comment choi­sir le renon­ce­ment d’emblée, ensemble ? C’est ce à quoi résiste et ce dont semblent inca­pables les gou­ver­ne­ments occi­den­taux, en tout cas nord-amé­ri­cains. Toujours consom­mer plus : voi­là la ligne direc­trice, au détri­ment de la vie sur cette pla­nète. La pan­dé­mie récente a été un révé­la­teur, mon­trant com­ment les ani­maux et la nature reprennent leurs droits quand les humain·es se retirent un peu, quand la machine ralen­tit, qu’on vit tous et toutes un peu plus humblement.

En Australie, des oiseaux pyro­manes seraient en par­tie res­pon­sables d’in­cen­dies de forêt, qu’ils pro­pa­ge­raient pour faire sor­tir leurs proies. Des hommes ont éga­le­ment été jugés res­pon­sables du départ de méga­feux — des pom­piers, des per­sonnes en détresses sociales. Comme les che­vaux, ces images mises ensemble contri­buent à la mytho­lo­gie de notre époque…

« Si je suis par­fai­te­ment sen­sible à cette anxié­té, je m’interroge sur la para­ly­sie dont elle se double. Une sorte de catatonie. »

Oui, ça fait par­tie pour moi d’un por­trait de la souf­france, comme une sorte de rayon X. Qui sait que ces hommes pom­piers pyro­manes peuvent, dans cer­tains cas, agir parce qu’ils sont eux-mêmes pro­fon­dé­ment bles­sés, vic­times d’abus aux mains d’autres hommes qui les ont vio­len­tés ? Comme si sous un feu s’en cachait un autre, intime, secret. Et pour com­men­cer à sai­sir la cause du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, est-ce qu’il ne faut pas essayer de faire les liens entre dif­fé­rentes souf­frances ? L’intersectionnalité — néces­saire à une com­pré­hen­sion sys­té­mique des domi­na­tions dans notre monde et qui sont res­pon­sables, d’une manière ou d’une autre, de la crise cli­ma­tique — a à voir avec la capa­ci­té à regar­der en face tout un réseau de bles­sures, par­fois inimaginées.

En vous adres­sant à votre fille, vous vous tour­nez vers la jeu­nesse mili­tante, mais jamais en sur­plomb. Vous reliez les géné­ra­tions. Pourquoi est-ce impor­tant pour vous ?

J’ai choi­si mon camp ! Je suis avec elles et eux, à côté, dans la rue : jamais au-des­sus. L’enjeu, il me semble, c’est d’être de son temps : si on refuse d’avancer avec les jeunes militant·es, on rate le train et on reste sur le quai. En même temps, ça veut dire qu’on les aban­donne — et alors, quelle hypo­cri­sie. Quelle chose indigne que d’avoir mis ces enfants au monde, de leur léguer un monde en péril où leur vie à elles et eux sera de plus en plus dif­fi­cile (et ça conti­nue­ra une fois que nous serons disparu·es), et de s’en laver les mains ! Je refuse cette posi­tion-là. J’ai déci­dé d’être de mon temps, dans mon temps, d’être leur contem­po­raine, pas leur aînée. Je suis le che­min qu’ils et elles tracent.

Élever une fille « en feu », serait-ce du fémi­nisme « de terrain » ?

Oui, peut-être… Je ne m’en rends pas compte, mais c’est sans doute le cas. Ce qui est mys­té­rieux, c’est com­ment ça se passe. Je ne sais pas si j’ai « éle­vé » une fille en feu. Je crois qu’on a gran­di ensemble, elle et moi, et qu’elle a fait de moi une mère en feu peut-être plus encore que l’inverse.

[Oh Mu]

La colère se mus­cle­rait avec la parentalité ?

Peut-être que la colère épouse l’amour. Que l’intensité des affects qui, dans mon cas, est arri­vée avec l’accueil de l’enfant, laisse une place à la colère, à l’indignation, au désir de lut­ter. Je ne dirais pas qu’il s’agit de « se battre pour son enfant » — je n’aime pas quand on dit « Imaginez que ce soit votre fille, votre fils ! » pour convaincre de l’importance de lut­ter pour une cause, par exemple. Comme s’il fal­lait en pas­ser par la mise au monde ou la venue dans nos vies à nous d’un·e petit·e humain·e pour sen­tir le besoin de s’engager. Il me semble qu’en tant qu’humain·e, nous sommes capables d’empathie, d’identification, que nous sommes capables de nous mettre à la place des autres d’une manière au moins mini­male et suf­fi­sante pour sen­tir la néces­si­té de s’engager. Mais est-ce que la paren­ta­li­té ouvre les vannes ? Est-ce qu’elle est un ter­rain pri­vi­lé­gié pour la colère et l’engagement mili­tant ? Peut-être.

Parler de mater­ni­té et d’adolescence, c’est évo­quer un sujet dou­ble­ment déni­gré dans des espaces poli­tiques où la mère est volon­tiers per­çue comme un per­son­nage à la fois alié­né et inexis­tant. L’adolescente est, dans la socié­té, moquée ou fan­tas­mée — elle n’existe pas. Pensiez-vous vous atta­quer à un angle mort des trans­mis­sions féministes ?

Je n’aurais pas affir­mé que c’est un angle mort parce que nombre de fémi­nistes se sont inté­res­sées à la mater­ni­té de toutes sortes de façons. Mais c’est vrai que je vou­lais défendre les ado­les­centes et que je vou­lais lier mater­ni­té et mili­tan­tisme, mater­ni­té et fémi­nisme. Qu’on décide ou non d’accueillir un enfant (fabri­qué ou adop­té), c’est dans tous les cas un geste poli­tique. On peut déci­der de faire un enfant pour contrer l’injonction à ne pas en faire, le pou­voir que peuvent vou­loir exer­cer des gou­ver­ne­ments sur la nata­li­té et donc sur le « don­ner la vie ». On peut déci­der de ne pas en faire pour les mêmes rai­sons, ou en tant que geste de grève tant et aus­si long­temps que des déci­sions véri­tables pour contrer le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’auront pas été prises. Mais, tou­jours, je crois qu’il faut recon­naître ce pou­voir des femmes et redon­ner le temps aux femmes. Refuser cette expul­sion des ado­les­centes hors de l’Histoire — tou­jours trop jeunes ou tou­jours déjà vieilles. Et de même pour les femmes — tou­jours trop vieilles et jamais suf­fi­sam­ment jeunes.

Ce lien entre mère « en lutte » et fille ado­les­cente est tout de même très peu pré­sent dans la lit­té­ra­ture féministe.

« Quand je me trouve devant des ado­les­centes et des jeunes femmes — et plus géné­ra­le­ment devant des jeunes per­sonnes —, je me sens à ma place en tant que féministe. »

Ah oui, là-des­sus je suis d’accord ! On conti­nue à oppo­ser mères et filles. C’est une oppo­si­tion légen­daire, que Freud a bien par­ti­ci­pé à enfon­cer. On oublie ce lien impor­tant entre mère et ado­les­cente, entre fémi­niste et ado­les­cente. Quand je me trouve devant des ado­les­centes et des jeunes femmes — et plus géné­ra­le­ment devant des jeunes per­sonnes —, je me sens à ma place en tant que fémi­niste. Comme si j’avais enfin trou­vé mes inter­lo­cu­trices les plus importantes.

« Être une mère fémi­niste, c’est aimer entiè­re­ment la vie des filles, et tra­vailler contre leur effa­ce­ment, cet effa­ce­ment des femmes qui s’opère, de mille et une façons, à l’adolescence », dites-vous. Quel est cet effacement ?

Comment on apprend très tôt aux petites filles, encore aujourd’hui, à ne pas prendre de place. Comment les livres de lit­té­ra­ture jeu­nesse qui sont don­nés à lire ne pré­sentent aucune héroïne et sont signés de noms d’homme. De tout son par­cours sco­laire — école pri­maire et secon­daire —, ma fille n’a lu aucun roman écrit par une femme, ni aucun roman où les héros n’étaient pas mas­cu­lins. Comment on cherche à contrô­ler, du moins dans les écoles secon­daires, la manière dont les ado­les­centes s’habillent — on impose un code ves­ti­men­taire sous pré­texte que les « formes » fémi­nines dérangent les gar­çons. Alors que ces « formes » dérangent les adultes : entre jeunes, ça ne pose pas de pro­blème. Ceci pour soi-disant contrer l’hypersexualisation des filles, à laquelle ces der­nières par­ti­ci­pe­raient, alors que, pen­dant qu’on impose ces codes ves­ti­men­taires, on conti­nue à consom­mer sans sour­ciller des pro­duits dont les « corps d’affiche » sur les publi­ci­tés — par­fum, maquillage, vête­ments, etc. — sont ceux de filles de 12, 13, 14 ans…

N’y a‑t-il pas eu, au Québec, des mou­ve­ments lycéens et étu­diants lut­tant col­lec­ti­ve­ment contre cet état de fait ?

Tout à fait. Différents mou­ve­ments dans des écoles pri­vées et publiques qui se sont oppo­sés aux divers codes ves­ti­men­taires. Les adolescent·es sont bien plus éduqué·es, informé·es et sophistiqué·es, poli­ti­que­ment, que ce qu’on leur concède.

[Oh Mu]

Une autre image du feu dans vos pages : la jeune poé­tesse Huguette Gaulin en 1972, qui aurait eu pour der­niers mots « Vous avez détruit la beau­té du monde » avant de s’im­mo­ler. C’est une image qui se consume aus­si vite que l’es­prit en rejette la vio­lence. On retient le feu et non les rai­sons du déses­poir : s’im­mo­ler par le feu pour révé­ler la vio­lence des condi­tions de tra­vail, s’im­mo­ler pour dénon­cer la pré­ca­ri­té étu­diante… Celles et ceux qui font ce choix semblent dia­lo­guer entre eux. En France, on connaît peu Huguette Gaulin.

Elle était une jeune écri­vaine. Son seul recueil est paru de manière post­hume. Elle était éco­lo­giste — j’ai envie d’écrire « avant la lettre » mais ce n’est pas le cas puisque les pre­mières mani­fes­ta­tions éco­lo­gistes datent de 1970. Elle est morte cin­quante-six heures après s’être imbi­bée d’essence et avoir mis le feu à ses vête­ments. Elle avait un petit gar­çon de 7 ans — tou­jours vivant aujourd’hui. Si, après son décès, son édi­teur François Hébert (décé­dé récem­ment) disait qu’elle souf­frait d’une « dif­fi­cul­té d’être », son geste avait été posé avec sang-froid, par empa­thie et « conscience des pro­blèmes du Québec et du Tiers-monde » (comme il l’écrivait dans la presse au len­de­main de la dis­pa­ri­tion de la poé­tesse). 1972 : c’est après la crise d’Octobre, au Québec, moment poli­tique impor­tant où les Québécois·es ont tra­ver­sé une crise poli­tique, expri­mant leur désir d’être reconnu·es par le Canada comme une popu­la­tion dis­tincte. Certaines por­tions de la popu­la­tion ont ain­si expri­mé le désir que la pro­vince se sépare offi­ciel­le­ment du Canada pour for­mer un pays — ce qui ne s’est jamais fait. C’est aus­si, comme ailleurs dans le monde, un moment impor­tant en ce qui concerne les luttes pour les droits civiques, la révo­lu­tion sexuelle, la révo­lu­tion fémi­niste… Le geste d’Huguette Gaulin s’inscrit dans ce contexte. Mais c’est vrai que l’immolation est une image qui se consume en même temps qu’on rejette la vio­lence parce qu’elle est impos­sible à regar­der en face. Il y a le cas de cet avo­cat amé­ri­cain [David Buckel, ndlr] qui s’était consa­cré à la lutte pour les droits LGBTQ+ puis s’é­tait immo­lé dans un parc de Brooklyn, en 2018, pour conscien­ti­ser la popu­la­tion au réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Est-ce que ces gestes ont un impact ou est-ce qu’ils sont ava­lés par la mytho­lo­gie ? Est-ce qu’ils sont rame­nés à une san­té psy­chique pré­caire, dans tous les cas, que ce soit d’ailleurs vrai ou faux ? C’est pour cette rai­son que j’ai vou­lu à mon tour leur rendre hom­mage. J’étais han­tée par ces per­sonnes et le geste posé. 

Vous évo­quez la souf­france psy­chique des plus jeunes, liée à la pan­dé­mie et à l’écoanxiété des pays du Nord. On a éga­le­ment vu, pen­dant le confi­ne­ment fran­çais, un grand nombre d’étudiants et d’é­tu­diantes faire la queue pour rece­voir de l’aide ali­men­taire. Comment le Québec prend-il en charge cette question ?

La pré­ca­ri­té étu­diante et la hausse des frais de sco­la­ri­té par le gou­ver­ne­ment du Québec en 2012 a pro­vo­qué ce qu’on appelle le Printemps érable : plu­sieurs mois de mani­fes­ta­tions étu­diantes et sociales, au cours des­quels des mil­liers et des mil­liers de Québécois·es ont mani­fes­té dans la rue et sur dif­fé­rentes pla­te­formes, pour faire recu­ler le gou­ver­ne­ment libé­ral de l’époque quant à sa déci­sion de haus­ser les frais de sco­la­ri­tés à l’université. Ce qui a été allu­mé par les asso­cia­tions étu­diantes s’est retrou­vé por­té par nombre de syn­di­cats et par la popu­la­tion en géné­ral, don­nant lieu à une grande varié­té de mani­fes­ta­tions quo­ti­diennes, pen­dant des mois. Ce mou­ve­ment a pro­vo­qué en même temps une remon­tée des mou­ve­ments mili­tants dans l’espace public qué­bé­cois. Comme fémi­niste, pro­fes­seure d’études fémi­nistes et écri­vaine, le Printemps érable a eu un impact immense sur mon tra­vail. C’est en étant dans la rue avec les étu­diantes, en étant témoin de leurs mani­fes­ta­tions, des tac­tiques uti­li­sées, que mon tra­vail sur « les filles en série » s’est pré­ci­sé pour finir par se maté­ria­li­ser en un essai, en 2012 : Serial girls Des bar­bies aux Pussy Riot et Beyoncé.

Fatima Ouassak, cofon­da­trice du syn­di­cat Front de mères et de la Maison de l’é­co­lo­gie popu­laire Verdragon, a elle aus­si relié paren­ta­li­té, fémi­nisme et éco­lo­gie poli­tique. Elle entend faire de la mère un « sujet révo­lu­tion­naire », héri­tière des luttes sociales des quar­tiers popu­laires. Non par essen­tia­lisme mais au nom d’une expé­rience de pre­mier plan des enjeux de classe qui réduisent l’a­ve­nir et la digni­té de cer­tains enfants. Vous qui ne man­quez pas de pré­ci­ser que vous ne faites pas de l’expérience mater­nelle une iden­ti­té cen­trale, ça vous parle quand même ?

« Ce qui a été allu­mé par les asso­cia­tions étu­diantes s’est retrou­vé por­té par nombre de syn­di­cats et par la popu­la­tion en géné­ral, don­nant lieu à une grande varié­té de mani­fes­ta­tions quotidiennes. »

Absolument ! Je conti­nue à réflé­chir à la mater­ni­té, à cet amour abso­lu pour des enfants, des per­sonnes plus jeunes dont on prend soin comme un lieu émi­nem­ment poli­tique et mili­tant. Je suis fémi­niste mais je ne crois pas en la « fémi­ni­té ». Je suis mère mais je ne crois pas en la « mater­ni­té ». Je crois qu’on pose des gestes, qu’on fait des choses, qu’on aime, qu’on prend soin… mais que tout ça est modu­lable, modi­fiable, cir­cons­tan­ciel, par­fois tem­po­raire. Jamais fixe. Nous sommes constuit·es et nous nous construisons.

Simone de Beauvoir dit dans le deuxième tome du Deuxième sexe qu’une bonne mère est une mère aidée, qui tra­vaille et n’a pas le temps d’être « fas­ci­née par sa propre per­sonne1 ». L’orga­ni­sa­tion d’une vie indé­pen­dante devrait donc néces­sai­re­ment s’ac­com­pa­gner d’une édu­ca­tion collective…

C’est Toni Morrison qui, aus­si, rap­pelle com­bien c’est impor­tant. Qu’il ne s’agit pas de pleu­rer les gros­sesses ado­les­centes, de les pen­ser comme la fin de la vie de la jeune mère, mais comme fai­sant par­tie de la vie — si c’est bien ce que la jeune femme sou­haite — dans la mesure où la com­mu­nau­té, la col­lec­ti­vi­té aide cette jeune femme à avan­cer avec l’enfant qu’elle désire, par­ti­cipe de cette orga­ni­sa­tion de la vie où tout le monde a sa place, l’enfant autant que la jeune mère et ce qu’elle-même sou­haite faire de sa propre vie. Ne pas être fas­ci­née par soi en tant que mère : cette règle me paraît essen­tielle pour ne pas se faire pié­ger par la re-domes­ti­ca­tion qui s’opère en ce moment : sorte de retour des femmes à la mai­son à coups de décors sur Pinterest et de recettes sur Instagram. Comme s’il fal­lait faire la preuve de notre « bonne » mater­ni­té. Et c’est ain­si qu’on se retrouve à faire marche arrière, « back to the future » qui abat les femmes en les enfer­mant dans un retour aux années 1950.

[Oh Mu]

Dans la longue his­toire du camp de l’émancipation, assez peu de figures, fina­le­ment, ont inté­gré dans leur boîte à outils les ques­tions de famille, de faire com­mu­nau­té, de trans­mis­sions fami­liales. Les Black Panthers, bell hooks

C’est vrai que la famille est sou­vent exclue de l’imaginaire mili­tant. Pourtant, qu’il s’agisse de soro­ri­té, de com­mu­nau­té, de col­lec­ti­vi­té révo­lu­tion­naire, il est tou­jours ques­tion d’un ima­gi­naire de la famille — choi­sie, inven­tée. Je suis une fille de la géné­ra­tion X2. Je suis deve­nue ado­les­cente au moment où le VIH/Sida appa­rais­sait. J’ai vite com­pris l’importance des familles choi­sies et mili­tantes, acti­vistes. Peut-être qu’une par­tie de ce qui m’a influen­cée vient de là. J’ai non seule­ment été témoin de ces familles mais j’ai étu­dié la lit­té­ra­ture du Sida et les repré­sen­ta­tions entou­rant le virus et les per­sonnes qui en étaient atteintes. Ça m’a mar­quée, pro­fon­dé­ment. Ensuite, tout l’héritage fémi­niste des années 1970, les mou­ve­ments gays et les­biens (comme on disait à l’époque), les groupes de prises de conscience… Tout ça, pour moi, par­ti­cipe d’un ima­gi­naire « fami­lial », « filial ».

C’est encore le cas aujourd’hui : les reven­di­ca­tions LGBTQ et anti­ra­cistes, qu’on soit impli­qués direc­te­ment ou pas, sont une porte d’en­trée de poli­ti­sa­tion de la jeu­nesse, au moins urbaine.

« Comment pour­rait-on être fémi­niste sans cher­cher à s’en prendre aux structures ? »

Oui, tout à fait. Cette jeu­nesse est non seule­ment diver­si­fiée mais aigui­sée en ce qui concerne la pen­sée entou­rant les inéga­li­tés. Les enjeux fémi­nistes sont ain­si indé­maillables du reste : il n’est pas ques­tion de sacri­fier la lutte anti­ra­ciste ou la lutte trans, par exemple, au pro­fit d’un fémi­nisme blanc, néo­li­bé­ral, abo­li­tion­niste ou pri­vi­lé­gié — qui, dans tous les cas, évo­lue à l’intérieur d’ornières qui lui per­mettent de faire abs­trac­tion de souf­frances autres que sexistes à l’intérieur d’un régime bien binaire.

Revenons au feu. « Les suf­fra­gettes n’ont bles­sé ni tué per­sonne [...] et les sor­cières n’existent pas. Ce sont des femmes qu’on a mises sur le bûcher. » On ne peut par­ler du feu, de trans­mis­sion, sans reve­nir à l’ar­ché­type de la sor­cière. Pourquoi ce sym­bole est-il encore opé­rant, poé­ti­que­ment et politiquement ?

Les sor­cières doivent être démys­ti­fiées, vues pour ce qu’elles étaient : des femmes fortes d’une parole, d’un savoir, d’une auto­no­mie, de liens entre elles et d’un pou­voir cer­tain, puisque c’est pour cette rai­son qu’elles ont été assas­si­nées. On parle d’un fémi­ni­cide, ici, his­to­rique. Et qui avait pour but d’éliminer des pro­to-syn­di­ca­listes, des pro­to-gau­chistes, des pro­to-fémi­nistes. En somme, des révo­lu­tion­naires. Il faut lire Silvia Federici pour prendre la mesure de cette mise à mort. Malgré la vio­lence que repré­sente la mise au bûcher — est-ce qu’on mesure vrai­ment ce que ça signi­fie ? —, les sor­cières sont deve­nues des sortes de fées. Elles ont été sexua­li­sées, ico­ni­sées au détri­ment d’une réelle prise de conscience par rap­port au mal qui leur a été fait et dont on conti­nue à payer le prix. La miso­gy­nie s’installait, et la voi­là bien ins­tal­lée. Nous sommes donc bien les filles des sor­cières, leurs filles appau­vries, mal payées, décon­si­dé­rées, insul­tées, mises sous silence, bat­tues, vio­lées, assas­si­nées… Et puis le feu reste l’image du pou­voir mas­cu­lin, voire d’une péné­tra­tion mas­cu­line for­cée, d’une agres­sion sexuelle contre les femmes. Pourquoi mettre les femmes sur le bûcher, les enve­lop­per de feu — ce sym­bole émi­nem­ment mas­cu­lin — sinon pour les tuer par l’entremise d’un pou­voir sexuel ? En écri­vant Pompières et pyro­manes, je vou­lais redon­ner le feu aux femmes, les éloi­gner du bûcher et essayer de pen­ser ce que peuvent des femmes en feu. Ce que ça peut vou­loir dire pour des femmes de se trans­mettre le feu de mère en fille, et de tout faire pour échap­per aux flammes qui « lèchent » le corps, qui l’avalent pour l’annihiler.

On avait envie, pour finir cette dis­cus­sion, de citer l’ouverture du livre de la psy­cha­na­lyste Anne Dufourmantelle. « Toute mère est sau­vage. Sauvage en ce qu’elle appar­tient à une mémoire plus ancienne qu’elle, à un corps plus ori­gi­nel que son propre corps, boue, sable, eau, matière, liquide, sang, humeurs, à un corps de mort, de pour­ri­ture et de guerre, à un corps de vierge céleste aus­si3 » Une des com­pagnes de votre tra­ver­sée, non ?

Sans aucun doute. Et ce que je garde d’elle, hor­mis ses livres lumi­neux et ses pro­pos essen­tiels entre autres sur les femmes, c’est l’immense empa­thie et l’immense bon­té qui lui sont asso­ciées. Au prix de sa vie, comme on le sait4. Cette leçon-là, c’est la plus impor­tante, il me semble, du fémi­nisme. Comment pour­rait-on être fémi­niste sans cher­cher à s’en prendre aux structures ?


Illustration de ban­nière : Oh Mu
Photographie de vignette : François Roy | La Presse


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  1. « C’est la femme qui tra­vaille — pay­sanne, chi­miste ou écri­vain — qui a la gros­sesse la plus facile du fait qu’elle ne se fas­cine pas sur sa propre per­sonne ; c’est la femme qui a la vie per­son­nelle la plus riche qui don­ne­ra le plus à l’en­fant et qui lui deman­de­ra le moins, c’est celle qui acquiert dans l’ef­fort, dans la lutte, la connais­sance des vraies valeurs humaines qui sera la meilleure édu­ca­trice. » Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, tome 2, Gallimard, 1976.
  2. Occidentaux nés entre les années 1960 et 1980. « Plusieurs choses carac­té­risent cette géné­ra­tion. D’abord, elle se situe dans un moment de déclin social, mais aus­si de mon­dia­li­sa­tion de l’é­co­no­mie et de déclin de l’impérialisme colo­nial. »
  3. Anne Dufourmantelle, La Sauvagerie mater­nelle, Calmann-Lévy, 2001.
  4. En 2017, por­tant secours au fils d’un ami en train de se noyer, elle fit un arrêt car­diaque.

REBONDS

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