Entretien inédit pour le site de Ballast
En France, les luttes se multiplient pour se défendre contre les assauts répétés qui frappent l’Université ; de l’autre côté de l’Atlantique, au Québec, la parole se fait plus offensive : elle construit un rapport de force à même d’imposer les intérêts des étudiantes et des étudiants. Dans le prolongement du Wages for housework, ce mouvement féministe des années 1970, les Comités unitaires sur le travail étudiant (CUTE) espèrent bien faire reconnaître que les études sont un travail et qu’elles méritent dès lors un « salaire et des conditions convenables ». Quatre de leurs membres1 nous éclairent sur les bases et les objectifs de leur lutte : de quoi inspirer celles et ceux qui étudient, ici et ailleurs.
Beaucoup de luttes étudiantes récentes ont axé leur combat contre la marchandisation de l’éducation — notamment au Chili, au Royaume-Uni, en Afrique du Sud et au Québec. Vous mettez l’accent sur la (non) rémunération des stages : pourquoi ?
Le mouvement étudiant québécois a traditionnellement mis en avant une perspective en faveur d’un accès plus large, voire gratuit, aux études — ce qui a entraîné des mobilisations contre les hausses des frais de scolarité et contre la marchandisation de l’éducation. Cette revendication a fait valoir un droit libéral à l’éducation, qui a historiquement cantonné les étudiant·e·s dans une position de bénéficiaires d’un service ou de citoyen·ne·s en apprentissage. La lutte actuelle, organisée par les Comités unitaires sur le travail étudiant, pose plutôt les études comme un travail à politiser par la revendication d’un salaire et du statut de travailleur·euse. En plus de viser, elle aussi, l’amélioration concrète des conditions matérielles des étudiant·e·s et de reconnaître leur principale activité, cette orientation substitue une vision sociale des luttes étudiantes à une perspective corporatiste. Il s’agit de reconnaître l’activité étudiante pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un travail de reproduction sociale qui (re)produit la marchandise essentielle au capitalisme, soit la force de travail. En revendiquant un salaire pour le travail étudiant, nous voulons donc prendre de court l’école marchande et dépasser le discours humaniste contre sa marchandisation.
« Il s’agit de reconnaître l’activité étudiante pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un travail de reproduction sociale. »
Cette lutte étudiante permet également d’envisager une subversion des rapports hiérarchiques entre professeur·e·s et étudiant·e·s, et un plus grand contrôle sur nos conditions de travail. Le choix de privilégier la question de la rémunération des stages a été fait car ces derniers représentent la dimension la plus manifeste du travail étudiant. Le stage implique que les étudiant·e·s quittent les lieux de l’école pour aller travailler dans un milieu qui bénéficie gratuitement de leur temps, de leur corps, de leurs savoirs, bref, de leur force de travail. Bien qu’ils et elles soient évalué·e·s sur leur capacité à effectuer les tâches liées à leur futur emploi, une grande partie des stagiaires demeurent non rémunéré·e·s et exclu·e·s de la Loi sur les normes du travail qui procure aux travailleur·euse·s un minimum de protections légales. Il importe de préciser que certains stages sont déjà rémunérés au Québec.
Comme ?
Des stages en ingénierie, en soudage-montage et en informatique. Alors que d’autres, comme en soins infirmiers, en travail social et en éducation, ne le sont pas. Un tel état de fait peut seulement s’expliquer par une critique féministe de la division genrée du travail, laquelle hiérarchise le travail en faveur de sa forme dite « masculine » et « productive », et ce, au détriment du travail qui serait supposément « féminin » et « reproductif ». Il devient alors clair que les stages qui sont rémunérés le sont parce qu’ils sont effectués dans des domaines traditionnellement et majoritairement masculins, alors que ceux qui ne le sont pas sont dans des secteurs typiquement féminins. C’est dans ces programmes de formation que l’on retrouve également une plus grande proportion d’étudiant·e·s de première génération aux études post-secondaires, de personnes immigrantes dont les diplômes ne sont pas reconnus et de parents étudiants. Aujourd’hui, plus de deux tiers des emplois au Québec nécessitent un diplôme d’études post-secondaires. Il n’est pas possible de parler d’accès à l’éducation en termes de « choix », et les hauts taux d’endettement parmi les étudiant·e·s nous le confirment. Dans ce contexte, revendiquer la reconnaissance du travail étudiant par un salaire nous semble une meilleure stratégie de lutte.
Cette différenciation genrée dans la rémunération des stages vous amène à faire un lien avec le travail domestique. Quel est-il précisément ?
Les stages sont réalisés gratuitement puisque, tout comme le travail domestique, ils consistent en un travail de reproduction sociale associé au genre féminin sur la base d’une fausse idée de nature, qui fait de la vocation, du dévouement et de l’affection le propre des femmes. Le travail domestique et les stages font partie d’un même continuum d’exploitation du travail gratuit, qui, de la maison à l’école, rime avec soins, entretien et reproduction des êtres humains et de la force de travail. Comme les ménagères, les stagiaires sont isolé·e·s dans des milieux éloignés les uns des autres, ce qui complique leur organisation politique. Pour faire des lieux de (re)production sociale — comme l’école, le milieu de stage ou le ménage — des lieux de subversion, la lutte doit sortir du « privé » pour émerger dans la sphère « publique », dans la rue, dans un mouvement social. En ce sens, la stratégie mise de l’avant par les CUTE était celle de la grève des stages afin de rendre visible le travail effectué par les stagiaires et exiger un salaire pour celui-ci. À l’instar du mouvement féministe international Wages for Housework, qui, dans les années 1970, revendiquait un salaire pour le travail ménager, la lutte pour la reconnaissance du travail étudiant et la campagne pour la rémunération des stages impliquent une conception du salaire comme outil de subversion des rapports sociaux. Conçu comme point de départ, et non comme finalité, le salaire rend possible la dénaturalisation de l’association entre les femmes et le travail reproductif. À long terme, cette rupture ouvre la voie à la remise en question des rôles socialement imposés aux femmes — la ménagère, la stagiaire, la mère, la proche aidante, etc. —, qui se réalise notamment par l’effritement de la situation de dépendance et de précarité qui caractérise souvent l’exécution du travail gratuit.
Le salaire permet également de reprendre au capital une partie de la valeur du travail gratuit sur lequel repose la reproduction sociale. Loin d’être indépendant des rapports sociaux capitalistes, le travail non salarié y est soumis tout autant, ce qui fait du salaire, dans ce contexte précis, un moyen d’entamer une lutte contre la division genrée du travail. La reconnaissance des études et des stages en tant que travail reproductif ouvre aussi de nouvelles perspectives de grèves étudiantes offensives et féministes. Le mouvement de débrayage de la dernière année était différent par rapport aux mobilisations étudiantes habituelles…
En quoi ?
Il ne répondait pas à une « attaque » de la part du gouvernement, comme dans le cas d’une hausse des frais de scolarité. Il se voulait offensif, en exigeant de l’État l’obtention d’un gain matériel. Et c’est environ 17 000 étudiant·e·s inscrit·e·s dans 16 programmes de formation de niveau professionnel, collégial et universitaire, qui recevront l’an prochain une bourse dont le montant varie entre 900 et 4 000 dollars grâce à cette grève étudiante. Celle-ci avait d’ailleurs la particularité de concerner les stages, autrefois exclus des mandats de débrayage — ce qui a amplifié son impact économique en privant de main-d’œuvre gratuite plusieurs milieux des secteurs de la santé, de l’éducation et des services sociaux. L’organisation d’une grève dans ces secteurs majoritairement et traditionnellement féminins, qui, bien qu’essentiels, restent dévalorisés ou non reconnus, n’est pas sans rappeler les grèves des femmes qui se sont multipliées un peu partout dans le monde au cours des dernières années.
L’idée qu’il faudrait être reconnaissant d’obtenir un stage reste ancrée dans les mentalités. Comment en sortir ?
« Le stage est d’abord et avant tout un travail. Sa non-rémunération n’en fait pas une activité hors des rapports d’exploitation. »
Cette idée voile la nature du stage, qui est d’abord et avant tout un travail. Sa non-rémunération n’en fait pas une activité hors des rapports d’exploitation. Chaque domaine a sa justification propre pour éviter de rémunérer le travail des stagiaires. Dans certains cas, on parle de valoriser la création de réseaux professionnels ou de l’opportunité de travailler dans un domaine de pointe aux côtés des plus grands de l’industrie. Dans d’autres, c’est la culture du dévouement, de la vocation, de l’amour des autres, qui justifie par exemple que les apprenties éducatrices, enseignantes ou infirmières « acceptent » de travailler sans être payées pour obtenir leur diplôme. Ce n’est pourtant pas la soif d’opportunité ou d’expérience exceptionnelle qui a fait exploser le nombre de stages non payés et leur durée au cours des dernières années. Particulièrement depuis la crise économique de 2007-2008, ils se multiplient et se prolongent partout à travers le monde, dans le sillage d’un accroissement global du travail gratuit. Les stagiaires non rémunéré·e·s représentent du cheap labor, dont le travail gratuit vient pallier une partie du désinvestissement de l’État dans les services publics et communautaires. Par exemple, depuis 2015, en travail social à l’Université du Québec à Montréal, les heures de stages requises pour compléter la formation sont passées de 580 à 700. En enseignement, en raison d’une importante pénurie de main d’œuvre, de nombreux·ses étudiant·e·s obtiennent des contrats de suppléance rémunérés avant d’avoir entamé leur premier stage qui, lui, ne pourra être rémunéré à défaut de quoi il ne sera pas reconnu par l’université. C’est donc les entreprises, mais aussi l’État-employeur, qui financent les services sociaux, les hôpitaux, les écoles, qui profitent de cette culture du dévouement et du don de soi. Si le stage est une « opportunité » pour les étudiant·e·s de mettre en pratique les connaissances acquises en classe, il sert aussi à habituer les stagiaires à de mauvaises conditions de travail, en vue des heures supplémentaires et de la surcharge de travail dans ces domaines.
Sous couvert de gratitude, on invisibilise les multiples rapports sociaux qui se croisent à l’intersection du stage — qui est davantage une obligation qu’un privilège pour les personnes immigrantes devant refaire leur scolarité parce que leurs diplômes ne sont pas reconnus au Canada, pour les personnes marginalisées passant obligatoirement par des stages d’« insertion » sociale, pour les personnes LGBTQIA+ contraintes au straight/cis passing pour s’intégrer à leur milieu de stage, pour les parents étudiants ne pouvant tout simplement pas se permettre de conjuguer les études et le stage avec le travail rémunéré ou la vie familiale, pour les personnes racisées ciblées par la discrimination et le harcèlement racistes dans leurs milieux… Et nous en passons. Loin d’être une faveur, le stage agit donc comme un filtre social au sein de l’institution d’enseignement, qui remet les individus à leur place : cette place au sein des hiérarchies sociales qu’on leur a assignée selon des rapports sociaux de genre, de classe, de race, etc.
D’où la proposition de salaire étudiant que vous défendez, bien différente de la logique d’une bourse…
Tout à fait. La bourse vise à compenser l’étudiant·e pour les frais encourus par son activité étudiante ou à le ou la dédommager pour le temps qu’il ou elle ne peut pas travailler, alors que le salaire permet de reconnaître l’ensemble du travail effectué à l’école et en stage. La compensation ne permet pas non plus de sortir de la logique de client·e ou de bénéficiaire d’un service et prive ainsi les étudiant·e·s de pouvoir s’organiser comme travailleur·euse·s. Au Québec, les bourses récemment obtenues pour les internats en psychologie et le dernier stage en éducation, à la suite de mouvements de débrayage, ont d’ailleurs illustré les importantes limites à la compensation. Le même montant était accordé indépendamment du nombre d’heures de stage ; le transfert d’argent était conditionnel à la réussite du stage ; un nombre limité d’étudiant·e·s ont eu accès à ces bourses puisqu’un montant insuffisant avait été budgété par l’État. Pour l’instant, nous ne connaissons pas les modalités d’application des bourses obtenues pour l’automne prochain. Nous savons par contre qu’elles font figure de « salaire sans les droits », ne donnant pas accès aux protections légales et sociales généralement réservées aux travailleur·euse·s en cas d’accident de travail, de grossesse, de licenciement ou de harcèlement au travail. Un rapport commandé en 2016 par le ministère de l’Éducation supérieure durant la grève des internes en psychologie privilégiait l’octroi d’une bourse plutôt qu’un salaire afin d’éviter le risque de syndicalisation. Il faut enfin mentionner que rien n’assure aux stagiaires à venir la disponibilité des montants quand viendra leur tour : les internes en psychologie, par exemple, doivent retourner à la table de négociation tous les trois ans ; les bourses versées pour les étudiant·e·s en éducation, quant à elles, peuvent faire l’objet de révision à tout moment. Pour nous, la revendication d’un salaire est également un moyen de rendre visibles et de politiser les rapports de pouvoir et d’exploitation ayant cours au sein de l’institution universitaire et de nos milieux de stage. Comme le soulignaient les militantes Nicole Cox et Silvia Federici, « le salaire n’est pas seulement un peu d’argent, mais l’expression fondamentale du rapport de force entre le capital et la classe ouvrière2 ».
Dans la Charte de Grenoble de 1946, l’étudiant est défini comme « un jeune travailleur intellectuel« , initiant le projet de salaire étudiant actuellement défendu en Belgique (Union Syndicale Étudiante), en Suisse (SUD étudiant-e-s et précaires) et en France (Solidaires étudiant·e·s). Quelles sont vos lignes de lutte commune avec ces mouvements ?
« La revendication d’un salaire est un moyen de rendre visibles et de politiser les rapports de pouvoir et d’exploitation ayant cours au sein de l’institution universitaire et de nos milieux de stage. »
Nous avons eu l’occasion de les rencontrer lors du passage de deux militantes des CUTE en Europe l’automne dernier. Cela a donné lieu à une première collaboration : l’appel à se joindre à la grève des femmes cosigné par les trois groupes européens et plusieurs CUTE. En échangeant avec eux, nous avons constaté certaines distinctions entre nos discours, à commencer par l’historique de la revendication du salaire étudiant comme tel. Bien que l’arrivée de la revendication du salaire étudiant au Québec ait été inspirée par son adoption au sein de la Charte de Grenoble en France, force est de constater que bien peu de militant·e·s portaient cette revendication historique avant la mise sur pied des CUTE en 2016. Les associations nationales étudiantes l’avaient plutôt délaissée après les années 1970, et ce, bien que certains discours en étaient toujours teintés, notamment en se réclamant d’un « syndicalisme étudiant de combat ». En Europe, les syndicats regroupés au sein du Réseau européen des syndicats alternatifs et de base (RESAB) semblent plutôt avoir maintenu cette revendication au fil du temps, probablement en raison de la gratuité dans de nombreux établissements universitaires, qui n’a jamais été obtenue au Québec. En s’inspirant des militantes de Wages for Housework, puis des militants étudiants de Wages for Students qui revendiquaient aux États-Unis et au Canada un salaire étudiant au cours des années 1970, l’analyse des CUTE inscrit l’activité étudiante dans le travail de reproduction au sein de la société capitaliste. Cette proposition est assez différente de celle défendue par l’Union nationale des étudiants français (UNEF) qui s’inspire directement de la Charte de Grenoble, telle que l’a réactualisée Aurélien Casta en s’inspirant des travaux de Bernard Friot sur le salaire à vie. Dans ce cas, on considère avant tout les étudiant·e·s comme des travailleur·euse·s en formation, et c’est pour cette raison qu’ils et elles méritent un salaire. Cette analyse syndicale est fondée sur un marxisme plus traditionnel, qui ne découle pas nécessairement d’une stratégie vers la reconnaissance et la rémunération du travail de reproduction (Aurélien Casta, sociologue, a d’ailleurs proposé une comparaison entre les deux mouvements pour le salaire étudiant).
Cela dit, des deux côtés de l’océan, nous observons bien les limites des discours libéraux et humanistes qui défendent un idéal d’une université libre et émancipatrice et qui s’attaquent peu à ses fonctions de reproduction des classes sociales et d’exploitation de la force de travail. En Belgique, les militantes de l’Union syndicale étudiante (USE) ont lancé en avril dernier une campagne pour la rémunération des stages, constatant que cette situation prenait de l’ampleur chez elles aussi. En Suisse romande, le syndicat SUD étudiant·e·s et précaires a également analysé la réalité de l’augmentation des stages non rémunérés comme une réalité qui touche davantage de femmes et comme une « véritable usine de working poor ». En France, les militant·e·s les plus vaillant·e·s demeurent critiques de la mesure compensatoire pour les stages de plus de deux mois obtenue il y a quelques années, voyant bien tous les contournements des employeurs pour éviter de débourser le moindre sou (stages de deux mois moins un jour, changement du nom de l’employeur en cours de stage, etc.). Le Collectif Interfac Autonome défend notamment dans son manifeste que « Notre temps dit d’étude
n’est pas séparé de notre temps de travail. L’université est une machine à précarité comme une autre ». Ces prises de positions sont inspirantes, puisqu’elles permettent de prendre conscience que nous ne sommes pas seul·e·s en lutte.
Au sein des échanges avec les autres syndicats étudiants québécois, dont il a beaucoup été question lors de la mobilisation de 2012, vous réclamez que les luttes soient mieux adossées aux problématiques féministes. Quels étaient, pour vous, leurs points d’aveuglement ou de silenciation ?
Avant la grève de 2012, plusieurs étudiantes féministes ont dénoncé les processus par lesquels les femmes, et les revendications féministes, étaient exclues du processus de construction de la grève. Au sein de la Fédération étudiante collégiale du Québec (FECQ) et de la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), les questions féministes étaient à peu près invisibles. En congrès, des militants défendaient ardemment la non-féminisation des textes avec des prétextes « écolos » : des économie de papier ! C’est tout dire ! Au sein de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), autour de laquelle la gauche étudiante était regroupée, les revendications féministes demeuraient périphériques à la revendication principale, celle de la gratuité scolaire. On demandait ainsi aux militantes de circonscrire les enjeux féministes dans un seul article au sein d’un journal entier pour le droit à l’éducation, ou dans l’unique atelier sur les violences sexuelles dans un camp de formation militante se déroulant sur deux jours. L’analyse féministe peinait à être intégrée pleinement au discours, mais également aux pratiques : les militantes étaient souvent assignées aux tâches de reproduction du mouvement (prise de notes, organisation d’instances, etc.). Leur participation à la grève ne leur a fourni ni le même type de connaissances pratiques, ni la même reconnaissance — que ce soit au sein des milieux militants, dans la sphère médiatique ou sur le marché du travail (monde syndical, universitaire, etc.).
« Le mouvement étudiant a historiquement pris le parti d’une élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès. »
C’est également dans l’argumentaire utilisé durant la construction des mobilisations étudiantes passées que nous trouvons les failles d’une reconnaissance du travail des femmes et des féministes. En effet, les militant·e·s étudiant·e·s, ainsi que les profs de gauche, ont traditionnellement défendu un idéal de l’université « hors du monde marchand », investi idéologiquement comme un lieu qu’il faudrait préserver de la néolibéralisation du monde. Or, comme le soulignait la militante féministe Morgane Merteuil dans le dernière édition du CUTE magazine, « il est au mieux naïf de penser que l’université, l’entreprise ou les institutions, pourraient aujourd’hui constituer de véritables zones de gratuité
non déterminées par leur situation dans une société néolibérale, et que c’est la rémunération d’activités jusqu’ici effectuées gratuitement qui ouvrirait la porte à la marchandisation de ces secteurs et à l’aliénation de celles et ceux qui y travaillent ». Cet échec des mouvements étudiants à prendre en compte les réelles dynamiques de pouvoir qui ont cours au sein de l’université s’illustre par leur repli dans certains programmes classiques (histoire, sociologie, etc.) qui sont éloignés des stagiaires non rémunéré·e·s, des programmes où l’on retrouve les étudiant·e·s les plus précaires et de celles et ceux qui étudient en vue d’obtenir un emploi.
En ce sens, le mouvement étudiant a historiquement pris le parti d’une élite intellectuelle à laquelle peu de femmes ont accès, bien souvent au prix de leur intégrité physique ou de l’exclusion de celles pour qui les études sont loin d’être émancipatrices, empêtrées qu’elles sont dans les dettes, le sexisme et le racisme institutionnel, la multiplication des emplois précaires ainsi que l’épuisement physique et psychologique. Cette exclusion prenait différentes formes. Pour donner un exemple : pour s’assurer d’obtenir des votes de grève victorieux, on excluait les programmes techniques et professionnalisant des propositions de grève, ainsi que les stages qui y sont associés, se débarrassant de celles et ceux qui ne manqueraient pas de se présenter en bloc à leur assemblée générale pour s’opposer à la grève. C’est donc avec un point de départ complètement différent que la campagne pour la reconnaissance du travail étudiant s’est construite, en l’inscrivant d’emblée dans les luttes féministes. Pour plusieurs militantes, c’était d’ailleurs la condition inaliénable pour s’organiser une fois de plus en milieu étudiant ; il était impossible d’envisager revivre les violences et les humiliations subies dans les grèves passées. Avec cette campagne, il n’était pas question d’attendre les mots d’ordres des hommes ou de se rallier à leurs revendications. Nous rêvions d’une grève étudiante, portée par des femmes, où les revendications féministes feraient office de cri de ralliement. Bien sûr, il y a eu des oppositions mais, ça, c’est une autre histoire !
Vous luttez également contre les effets de la hiérarchie universitaire, ainsi que contre les violences sexistes et sexuelles que subissent les étudiantes. Quels constats faites-vous des violences spécifiques aux femmes à l’université et dans les lieux de stage ?
Nos expériences en stage et celles de nos collègues nous montrent bien que le harcèlement sexuel, l’annulation du stage pour grossesse et autres motifs discriminatoires sont monnaie courante. Depuis quelques années déjà, un mouvement des dénonciations des agressions sexuelles a exposé les violences sexistes et sexuelles à l’intérieur des murs de l’université, tout comme à l’extérieur, dans les lieux de stage. Au lendemain de la grève de 2012, de nombreuses dénonciations d’agressions sexuelles et de comportements machos de la part de « super-militants » ont été faites, confirmant la place trop importante qu’on leur avait accordée à ce jour. Nous avons constaté combien les mécanismes institutionnels, comités et campagnes de sensibilisation sur les agressions et le harcèlement sexuel sont incapables de résoudre ce type de violence qui nous affecte, les étudiantes, de manière disproportionnée. Évidemment, aucun milieu de travail n’est à l’abri des agressions sexuelles, mais le statut précaire des étudiant·e·s et des stagiaires, de par leur absence de protection, renforce cette culture du silence qui règne dans les institutions scolaires. La position d’autorité des professeur·e·s vis-à-vis des étudiant·e·s dépasse largement l’enceinte de la classe, alors que les premier·ère·s ont le pouvoir d’évaluer les cours et les stages, de recommander ou non les étudiant·e·s pour des bourses ou pour un contrat de travail. En stage, les étudiant·e·s sont bien souvent isolé·e·s dans un milieu nouveau et pour une durée temporaire — des conditions qui les placent dans une situation de grande vulnérabilité.
« Aucun milieu de travail n’est à l’abri des agressions sexuelles, mais le statut précaire des étudiant·e·s et des stagiaires, de par leur absence de protection, renforce cette culture du silence. »
Cette position de vulnérabilité des étudiant·e·s, et particulièrement celle des stagiaires, est propice à différentes formes de violences, allant de l’appropriation des idées ou du travail des étudiant·e·s, aux violences sexuelles, sexistes et racistes. Face au statut des professeur·e·s et à leur pouvoir discrétionnaire sur nos parcours au sein des institutions scolaires, il est difficile de s’organiser politiquement et collectivement contre ces violences sans partir de la construction collective de leviers pour nous défendre. Et lorsque le stage n’est pas rémunéré, il n’y a pratiquement pas de recours face à une situation d’agression ou de harcèlement. Puisque ces situations ont cours à l’extérieur des murs des établissements d’enseignement, les directions et administrations ont tendance à s’en déresponsabiliser, alors que l’absence de statut des stagiaires les empêche d’avoir accès aux recours légaux. Lorsqu’il y a dénonciation, les stagiaires en paient souvent le prix car cela signifie l’arrêt du stage, impliquant souvent le retard d’une année avant la diplomation, sans dédommagement, ni aucune garantie que le problème soit adressé dans le milieu afin d’éviter, par exemple, que la ou le prochain·e stagiaire ait à vivre la même situation. Alors que plusieurs féministes institutionnelles soutiennent la mise en place de politiques contre les violences et le harcèlement, nous savons déjà que cette stratégie sera insuffisante puisqu’elle mène à des résultats systématiquement décevants. Et pour les étudiant·e·s qui ont vécu ces situations, les processus institutionnels et légaux, de même que les effets négatifs sur le parcours académique, continuent de décourager la dénonciation. Évidemment, l’obtention d’un salaire et d’un statut de travailleur·euse n’est assurément pas garant de la fin des violences — elles existent encore dans tous les milieux de travail et la dénonciation n’est pas nécessairement plus aisée. Mais elle permettrait un levier supplémentaire pour s’organiser et réduire notre précarité, en plus de rendre visible les rapports entre professeur·e/étudiant·e.
Pensez-vous les alliances avec l’ensemble des travailleuses — qu’elles soient salariées, à statut précaire ou chômeuses ?
La revendication d’un salaire pour les stages ou les études n’était pas une fin en soi, mais un point de départ pour s’attaquer à la dévalorisation du travail des femmes. Avec la grève générale des stagiaires, nous voulions contribuer au volet étudiant de la lutte pour la reconnaissance du travail de reproduction, notamment celui des ménagères, des parents, des travailleuses du sexe et des travailleur·euse·s migrant·e·s. Des actions communes et des prises de paroles publiques avec des organisations de travailleuses du sexe et de travailleuses migrantes, de même qu’avec des infirmières ont eu lieu dans la dernière année. Arrivant ou retournant toutes sur le marché du travail, nous comptons bien poursuivre l’organisation autonome avec nos collègues et élargir nos analyses et nos pratiques.
- Amélie Poirier, Annabelle Berthiaume, Éloi Halloran et Sandrine Boisjoli.[↩]
- Voir « Counter-Planning from the kitchen », Nicole Cox et Silvia Federici.[↩]
REBONDS
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