Claude McKay, aventurier et compagnon de route


« Poète et roman­cier amé­ri­cain d’origine jamaï­caine, Claude McKay est l’une des figures emblé­ma­tiques de la Renaissance de Harlem, mou­ve­ment d’expression lit­té­raire et artis­tique qui éclot à New York au début des années 1920. Auteur pion­nier, et majeur, de la lit­té­ra­ture afri­caine-amé­ri­caine de la pre­mière moi­tié du XXe siècle, mar­qué par le racisme et la ségré­ga­tion, il fut un mili­tant de la cause noire et un com­pa­gnon de route des milieux révo­lu­tion­naires et com­mu­nistes, tout en res­tant tou­jours cri­tique et à dis­tance des appa­reils poli­tiques » : c’est ain­si que Solomon Bovshover ouvre l’in­tro­duc­tion qu’il a rédi­gée au roman Retour à Harlem de Claude McKay, paru en 1928 et réédi­té il y a quelques semaines aux édi­tions Nada. Nous publions sa pré­face, aux allures de portrait.


« Aventurier che­vron­né ayant essuyé bien des tempêtes,
Je renonce à toute forme d’attache, car
Le souffle de la vie trans­cende le cadre des lois. »
Claude McKay, « One Year after », 1922

Festus Claudius McKay est né le 15 sep­tembre 1889 à Nairne Castle, un petit vil­lage situé près de James Hill, en Jamaïque. Il est le cadet d’une famille de huit enfants, dont les parents, Thomas Francis McKay et Hannah Ann Elizabeth Edwards, sont de petits agri­cul­teurs rela­ti­ve­ment aisés, membres res­pec­tés de la com­mu­nau­té bap­tiste. D’origine ashan­tie, le père, strict et reli­gieux, abreuve ses enfants des contes et légendes tra­di­tion­nels rap­por­tés par les esclaves afri­cains et trans­mis ora­le­ment de géné­ra­tion en génération.

À l’âge de 9 ans, le jeune Claude part vivre chez son frère aîné, Uriah Theodore, ins­ti­tu­teur, et publi­ciste à ses heures, pour par­faire son édu­ca­tion. Sous son influence, il devient un lec­teur avide de lit­té­ra­ture bri­tan­nique clas­sique — notam­ment Dickens et Shakespeare, dont il admire la poé­sie —, ain­si que de trai­tés de phi­lo­so­phie, de science et de théo­lo­gie. Il écrit ses pre­miers vers à 10 ans et, sui­vant l’exemple de son aîné, se conver­tit à la libre-pen­sée. Durant son ado­les­cence, il est appren­ti chez un car­ros­sier, puis chez un ébéniste.

« Il entame une vie de vaga­bon­dage, alter­nant voyages, périodes d’écriture et emplois pré­caires : por­tier, ouvrier, gar­çon de bar, domes­tique, res­tau­ra­teur et ser­veur dans les che­mins de fer. »

En 1907, il fait la connais­sance de Walter Jekyll, un ancien reli­gieux deve­nu plan­teur et qui, pas­sion­né par la culture afro-cari­béenne, col­lecte et publie chan­sons et his­toires popu­laires en volumes — par­mi les­quels un ouvrage inti­tu­lé Jamaican Song and Story. Grâce à lui, McKay découvre la poé­sie de Shelley, Keats, Byron, Whitman, mais aus­si Dante, Leopardi, Goethe, Villon et Baudelaire. Proche du cou­rant fabian anglais1, Jekyll sen­si­bi­lise McKay aux idées socia­listes. Devenu son men­tor, il le convainc d’écrire dans son dia­lecte natal, et l’aide à publier, en 1912, son pre­mier recueil de poèmes, Songs of Jamaica2 — qui consti­tue d’ailleurs la pre­mière publi­ca­tion de poé­sie en jamaï­cain. La même année paraît un deuxième volume, Constab Ballads3.

Grâce à l’obtention d’une bourse, Claude McKay part aux États-Unis en 1912 pour étu­dier l’agronomie au Tuskegee Institute, en Alabama. Mais, affli­gé par le racisme ambiant et par les lois ségré­ga­tion­nistes qui régissent les États du Sud, et désap­prou­vant la dis­ci­pline « semi-mili­taire » de l’institution, il la quitte rapi­de­ment et s’inscrit au Kansas State Agricultural College (aujourd’hui Kansas State University). C’est là qu’il découvre l’œuvre de W. E. B. Du Bois, intel­lec­tuel noir enga­gé, mili­tant pour les droits civiques. La lec­ture de The Souls of Black Folk4, recueil d’essais sur la condi­tion noire, est pour lui une véri­table révélation.

Malgré de bons résul­tats, Claude McKay aban­donne ses études d’agronomie et décide, en 1914, de par­tir à New York avec l’ambition de deve­nir poète. « Après quelques années à l’université d’État du Kansas, j’avais été pris du désir de cou­rir le monde et d’en décou­vrir le sens. L’esprit nomade, ce démon de cer­tains poètes, s’était empa­ré de moi. Je quit­tai l’université. Je n’avais aucun désir de ren­trer au pays. Je ne reve­nais pas sur ce que j’avais fait, mais je nour­ris­sais tou­jours un besoin d’expression créa­trice. Je dési­rais pro­duire quelque chose de neuf, quelque chose qui res­ti­tue l’esprit et l’accent de l’Amérique. Contre sa forme énorme et lan­ci­nante, son éner­gie, son pou­voir et sa gran­deur consi­dé­rables, contre sa vio­lence qui consu­mait mon corps noir, j’allais éle­ver la voix afin de faire de ma révolte un hymne5. » Il entame alors une vie de vaga­bon­dage, alter­nant voyages, périodes d’écriture et emplois pré­caires : por­tier, ouvrier, gar­çon de bar, domes­tique, res­tau­ra­teur et, sur­tout, ser­veur dans les che­mins de fer de la Pennsylvania Railroad — expé­rience qui lui ins­pi­re­ra la deuxième par­tie de Retour à Harlem.

[William H. Johnson]

De Harlem à Londres

À New York, McKay arpente le quar­tier de Harlem, dans le nord de Manhattan, alors en pleine muta­tion avec l’arrivée, depuis le début du XXe siècle, d’une popu­la­tion afri­caine-amé­ri­caine fuyant les États ségré­ga­tion­nistes du Sud. Ce quar­tier devient l’un des hauts lieux de la com­mu­nau­té noire, où s’exprime une culture mêlant lit­té­ra­ture, arts plas­tiques, musique, danse et où se déve­loppe une vie noc­turne intense. McKay passe ses nuits dans les caba­rets et les clubs en vogue, le Leroy’s (situé à l’angle de la 135e Rue et de la Cinquième Avenue), le Connor’s, le Barron’s, le Ned’s Place, flâne sur l’avenue Lenox et la Septième Avenue. Cette vie de bohème n’est pas sans consé­quence sur sa vie sen­ti­men­tale. Après seule­ment six mois de mariage, il se sépare de son amour d’enfance, Eulalie Imelda Lewars (ou Edwards), qui retourne en Jamaïque, où elle don­ne­ra nais­sance à leur fille Ruth, dont il ne fera jamais la connais­sance. Il envoie à diverses revues ses poèmes, qui célèbrent la culture jamaï­caine et traitent de la condi­tion des Noirs en Amérique, mais toutes les refusent, au motif que leur carac­tère eth­nique et anti­ra­ciste risque de déplaire au public — blanc sous-enten­du. Pour autant le jeune auteur ne se décou­rage pas et, en 1917, sa per­sé­vé­rance paie enfin. Deux de ses poèmes sont publiés dans la revue lit­té­raire Seven Arts, sous le pseu­do­nyme d’Eli Edwards. L’année sui­vante, quatre autres poèmes et une nou­velle paraissent dans le numé­ro de sep­tembre 1918 du Pearson’s Magazine.

En paral­lèle, McKay com­mence à fré­quen­ter les cercles radi­caux de Greenwich Village. Il ren­contre notam­ment Max Eastman et sa sœur Crystal, édi­teurs de The Liberator, revue qui allie prises de posi­tion poli­tiques — en faveur de la révo­lu­tion russe — et avant-gar­disme esthé­tique et lit­té­raire, ou encore John Reed et sa com­pagne Louise Bryant, avec qui il sym­pa­thise immé­dia­te­ment. En juillet 1919, en pleine vague de vio­lence déchaî­née par les supré­ma­cistes blancs à l’encontre des popu­la­tions noires — le tris­te­ment célèbre Red Summer (été rouge) —, The Liberator publie l’un de ses poèmes les plus mémo­rables : « If We Must Die » (S’il nous faut mourir).

« S’il nous faut mou­rir, que ce ne soit pas comme des porcs
Traqués et par­qués dans un enclos infâme,
Tandis qu’autour de nous, fous de rage et de faim,
Les chiens aboient, se moquent de notre mau­dit destin.
S’il nous faut mou­rir, ah ! mou­rons noblement
Afin que notre sang pré­cieux ne soit versé
En vain ; alors, même les monstres que nous défions
Seront contraints de nous hono­rer dans la mort !
Ô mes frères, il nous faut affron­ter notre enne­mi commun !
Bien qu’inférieurs en nombre, mon­trons notre bravoure
Et pour leurs mille coups, por­tons un coup fatal !
Qu’importe si devant nous s’étend la tombe ouverte ?
En hommes nous ferons face à la meute couarde et meurtrière,
Acculés, mou­rants, mais ren­dant coup pour coup. »

« À l’automne 1919, pous­sé par la répres­sion qui frappe les paci­fistes, les socia­listes, les anar­chistes, les syn­di­ca­listes et autres acti­vistes, McKay quitte les États-Unis pour l’Angleterre. »

Ce son­net, dans lequel il dénonce le racisme et la dis­cri­mi­na­tion et appelle les Noirs à se battre, lui per­met d’acquérir une cer­taine noto­rié­té. En sep­tembre, le poème intro­duit l’annonce de la for­ma­tion de l’African Blood Brotherhood, orga­ni­sa­tion fon­dée par l’écrivain cari­béen Cyril Briggs, qui prône l’autodéfense et la libé­ra­tion des Noirs dans une pers­pec­tive socialiste6. Ce texte marque aus­si, selon plu­sieurs spé­cia­listes, le début du mou­ve­ment de la Renaissance de Harlem, en expri­mant un nou­vel esprit et une nou­velle conscience de soi de la popu­la­tion noire7. Cela étant, si McKay est sen­sible à la cause de ses sem­blables, il n’en oublie pas pour autant les rap­ports de classe qui déter­minent la socié­té. Aussi, il adhère aux Industrial Workers of the World (IWW), seul syn­di­cat qui accepte alors d’organiser les tra­vailleurs noirs et les immi­grants. À l’automne 1919, pous­sé par la répres­sion qui frappe les paci­fistes, les socia­listes, les anar­chistes, les syn­di­ca­listes et autres acti­vistes — au cours de ce que l’on dési­gne­ra comme les Palmer Raids8 —, McKay quitte les États-Unis pour l’Angleterre.

Bien qu’il n’apprécie pas par­ti­cu­liè­re­ment Londres — son cli­mat plu­vieux et son « peuple peu sym­pa­thique, aus­si gla­cial que [son] brouillard9 » —, il décide de mettre à pro­fit son séjour et s’intègre rapi­de­ment à dif­fé­rents cercles. Il fré­quente d’abord un club des­ti­né aux sol­dats de cou­leur venus de tout l’empire bri­tan­nique — des Caraïbes et d’Afrique, mais aus­si d’Inde et d’Égypte —, sur lequel il rédige une série d’articles pour The Negro World, organe du mou­ve­ment pour le retour en Afrique de Marcus Garvey. Puis il prend contact avec le mou­ve­ment socia­liste local, ren­contre George Bernard Shaw et se rend régu­liè­re­ment à l’International Socialist Club, dans le quar­tier de Shoreditch, où il fait la connais­sance des figures du mou­ve­ment ouvrier bri­tan­nique, par­mi les­quelles Arthur James Cook, Guy Aldred, Jack Tanner ou encore Sylvia Pankhurst.

« L’International Club était plein d’animation, avec ses pen­seurs doc­tri­naires et dog­ma­tiques de la gauche radi­cale : socia­listes, com­mu­nistes, anar­chistes, mili­tants syn­di­caux, membres d’une grande cen­trale ou simples syn­di­qués, haran­gueurs de foule, rimailleurs, gri­bouilleurs, rédac­teurs de ces petits pério­diques de gauche qui font flo­rès à Londres. Mais les étran­gers repré­sen­taient la majo­ri­té des membres, les Juifs étant les plus nom­breux ; les Juifs de Pologne et ceux de Russie s’opposaient sans cesse dans des que­relles d’idées, les Juifs alle­mands se tenaient à l’écart. Il y avait aus­si des Tchèques, des Italiens, des natio­na­listes irlan­dais et, à en croire les rumeurs, des espions10. »

[William H. Johnson]

S’il est alors le seul Noir à fré­quen­ter le club, il y fait entrer bien­tôt plu­sieurs de ses connais­sances de cou­leur. Désormais athée, il adhère éga­le­ment à la Rationalist Press Association. Pendant son temps libre, il lit assi­dû­ment les œuvres de Marx et ren­force ses convic­tions socia­listes. Ayant sym­pa­thi­sé avec le groupe com­mu­niste diri­gé par la mili­tante fémi­niste Sylvia Pankhurst, il devient sala­rié de son jour­nal, le Workers’ Dreadnought, fai­sant ain­si de lui le pre­mier jour­na­liste noir de Grande-Bretagne. Il écrit plu­sieurs séries de repor­tages — sur les docks de Londres et ses tra­vailleurs cos­mo­po­lites, sur la grève dans les scie­ries de la capi­tale —, couvre des congrès syn­di­caux et suit les tra­vaux d’organisation des groupes com­mu­nistes lon­do­niens. Parallèlement, McKay pour­suit ses tra­vaux d’écriture plus per­son­nels. Certains de ses poèmes sont publiés dans le Cambridge Magazine et, à l’automne 1920, paraît à Londres son recueil, Spring in New Hampshire and Other Poems11. Même s’il est plu­tôt bien accueilli, l’ouvrage est vic­time des pré­ju­gés racistes des milieux lit­té­raires conser­va­teurs. Quand Sylvia Pankhurst est arrê­tée pour troubles à l’ordre public et sédi­tion, McKay est inquié­té par les auto­ri­tés et son loge­ment per­qui­si­tion­né par la police. La répres­sion envers les milieux radi­caux s’intensifiant, il cherche à ren­trer aux États-Unis. Sans un sou en poche, c’est grâce à la soli­da­ri­té de cama­rades des IWW qu’il peut entre­prendre le voyage.

Retour à New York

Dès son retour à New York, McKay intègre l’équipe de The Liberator et faci­lite la connexion entre le Greenwich Village bohème, socia­liste et cos­mo­po­lite et le Harlem noir. Plusieurs ren­contres ont lieu dans les bureaux de la revue entre les membres de la rédac­tion et des per­son­na­li­tés noires acquises à la cause socia­liste, par­mi les­quelles Hubert Harrison, écri­vain et acti­viste, consi­dé­ré comme « le père du radi­ca­lisme de Harlem », Grace Campbell, pion­nière noire du par­ti socia­liste, Richard B. Moore et Wilfred A. Domingo, direc­teurs de The Emancipator, heb­do­ma­daire radi­cal de Harlem, Cyril Briggs, fon­da­teur de l’African Blood Brotherhood et rédac­teur en chef du men­suel The Crusader, etc. Leur but : pro­mou­voir la conscience de classe au sein du mou­ve­ment d’émancipation noir. Si ses pré­fé­rences vont aux radi­caux, McKay ren­contre éga­le­ment l’intelligentsia noire et les membres plus modé­rés de la NAACP12, dont W. E. B. Du Bois, James Weldon Johnson ou Jessie Faust.

« En dépit de son suc­cès et de son nou­veau sta­tut, McKay n’en conti­nue pas moins d’éprouver, dans sa chair, le racisme et les lois dis­cri­mi­na­toires en vigueur aux États-Unis. »

McKay, fas­ci­né par le bouillon­ne­ment de Harlem, s’intéresse à toutes ses mani­fes­ta­tions artis­tiques, notam­ment le théâtre et les comé­dies musi­cales, par­mi les­quelles Shuffle Along, l’un des pre­miers spec­tacles entiè­re­ment joués par des Noirs, retient par­ti­cu­liè­re­ment son attention13. Son nou­veau recueil de poèmes, Harlem Shadows14, le pre­mier publié aux États-Unis, en 1922, ren­contre un suc­cès d’estime. Devenu une figure incon­tour­nable, McKay est régu­liè­re­ment invi­té à réci­ter ses poèmes, comme au Harlem Eclectic Club, et à inter­ve­nir dans des mee­tings, rôle qu’il appré­cie peu. En effet, mal­gré son enga­ge­ment, il ne se consi­dère pas vrai­ment comme un mili­tant, encore moins comme un lea­der, mais comme un poète.

« Maintenant que je sui­vais cahin-caha la bande des intel­lec­tuels, Harlem ne repré­sen­tait plus pour moi la même fièvre ni le même attrait. Là où, naguère, dans les bars, les caba­rets et les rues, je rece­vais des impres­sions comme autant de flèches qui me met­taient les nerfs à vif et, à par­tir de là, je dis­til­lais ma poé­sie, il était cou­rant que l’on me consi­dère main­te­nant comme un écri­vain. Je per­dis le sen­ti­ment rare d’être un vaga­bond qui se nour­rit de la musique secrète qui chante en lui15. » 

En dépit de son suc­cès et de son nou­veau sta­tut, McKay n’en conti­nue pas moins d’éprouver, dans sa chair, le racisme et les lois dis­cri­mi­na­toires en vigueur aux États-Unis. Dans son auto­bio­gra­phie, il relate les nom­breuses fois où, accom­pa­gné de ses amis blancs, on lui refuse l’accès à des lieux publics. Comme celle où, en com­pa­gnie de Max Eastman et d’Eugen Boissevain, aucun res­tau­rant ne veut les ser­vir tous les trois à la même table, jusqu’à ce que, fina­le­ment, un patron accepte, mais en cui­sine. Amer, il relate :

« Affamés comme nous l’étions, nous y allâmes. […] Nous prîmes place à la table des employés où un gar­çon nous ser­vit. Ce fut l’un des repas les plus détes­tables de mon exis­tence. Je ne res­sen­tais pas seule­ment ma propre humi­lia­tion, mais encore plus vive­ment l’humiliation que ma pré­sence impo­sait à mes amis, le manque de confort de cette cui­sine sur­chauf­fée et pleine de remue-ménage, cette ambiance anti­pa­thique, le geste admi­rable de mes amis. Bon Dieu ! C’en était trop, je ne vou­lais pas voir mes amis faire de tels sacri­fices pour moi. Si je devais souf­frir en enfer, je ne vou­lais pas y faire souf­frir d’autres. Les plai­sirs phy­siques et sen­suels de la vie sont chose pré­cieuse, rare, fugi­tive, je n’ai jamais sou­hai­té res­treindre le plai­sir d’autrui. Je suis un païen, je ne suis pas chré­tien. Je ne suis pas fait de l’acier et de la pierre des Blancs16. »

[William H. Johnson]

Bien qu’il puisse comp­ter sur la soli­da­ri­té de ses com­pa­gnons, ces situa­tions l’amènent à réflé­chir sur la spé­ci­fi­ci­té de l’oppression dont souffrent les Noirs, et que ses amis blancs, mal­gré toute leur bonne volon­té, ne peuvent comprendre :

« Bien des fois, j’ai refu­sé l’invitation d’amis blancs et, par­fois, ils m’en ont vou­lu car je ne vou­lais pas tou­jours leur expli­quer pour­quoi. Je n’aimais pas tou­jours leur infli­ger le fait que j’étais un pro­blème au milieu des Blancs. Car, nés et éle­vés dans un milieu de Blancs pri­vi­lé­giés, mes amis n’avaient, pour la plu­part, pas conscience des bar­rières qui existent pour un Noir […]. Aucun Blanc, même le plus enclin à la sym­pa­thie, ne peut res­sen­tir plei­ne­ment l’amertume de la dis­cri­mi­na­tion due à la cou­leur. Seule la vic­time noire le peut17. »

Par ailleurs, il déplore le fait que Harlem soit de plus en plus inves­ti par des Blancs, qui n’y voient qu’un lieu de diver­tis­se­ment exo­tique ou une oppor­tu­ni­té de gagner de l’argent :

« Harlem est deve­nu un vaste ter­rain de pique-nique pour les Blancs sans que les Noirs y gagnent quelque chose. La concur­rence des caba­rets qui appar­tiennent aux Blancs a contraint ceux des Noirs à fer­mer et ces der­niers se trouvent main­te­nant exclus des meilleures boîtes de Harlem18. »

« Aucun Blanc, même le plus enclin à la sym­pa­thie, ne peut res­sen­tir plei­ne­ment l’amertume de la dis­cri­mi­na­tion due à la cou­leur. »

Quand Max Eastman quitte la rédac­tion de The Liberator pour se consa­crer à ses pro­jets d’écriture, Claude McKay et Mike Gold19 sont nom­més direc­teurs adjoints. Si les deux hommes par­tagent un même enga­ge­ment, et un inté­rêt com­mun pour les marges et les expres­sions cultu­relles des classes popu­laires, ils s’opposent assez rapi­de­ment sur la ligne à don­ner à la revue. Malgré les appa­rences, leurs concep­tions de l’art et de son but sont radi­ca­le­ment différentes.

« Gold vou­lait faire du Liberator un maga­zine pro­lé­ta­rien popu­laire, publiant des vers de mir­li­ton signés par des bûche­rons et des dockers, ain­si que des récits véri­diques de femmes de chambre. Je sou­te­nais que, s’il était excellent de deman­der leur col­la­bo­ra­tion aux membres oubliés de la classe labo­rieuse, leurs textes devaient pré­sen­ter les mêmes qua­li­tés que ceux de tout autre pro­ve­nance. […] En tant que pay­san et poète pro­lé­taire débu­tant, j’avais eu sous les yeux des tonnes de […] ten­ta­tives pathé­tiques de tra­vailleurs cher­chant une expres­sion lit­té­raire adé­quate. J’avais de la sym­pa­thie pour eux, mais je ne fai­sais pas de sen­ti­ment. Parce que j’étais moi aus­si un tra­vailleur ordi­naire qui n’avait pas béné­fi­cié d’une ins­truc­tion clas­sique, et que j’avais fait l’expérience de l’effort exi­geant, de la dis­ci­pline intel­lec­tuelle et de la moti­va­tion qui sont néces­saires pour écrire une bonne strophe ou un bon para­graphe. Et Mike Gold le savait aus­si. […] Mais il fai­sait pas­ser le sen­ti­ment avant l’intellect lorsqu’il por­tait un juge­ment sur les œuvres et les écri­vains pro­lé­ta­riens. Je pré­fé­rais consi­dé­rer qu’il y a des œuvres lit­té­raires et artis­tiques de mau­vaise ou médiocre qua­li­té, et d’autres bonnes et grandes, et que leur appar­te­nance à une classe est acces­soire. On ne peut me convaincre qu’il existe une lit­té­ra­ture ou un art pro­lé­ta­rien, bour­geois ou d’aucune autre sorte par­ti­cu­lière […]. Je crois que lorsque l’art et la lit­té­ra­ture sont bons et grands, ils fran­chissent les bar­rières et les périodes pour exer­cer un attrait uni­ver­sel20. »

Mike Gold est un zélote, sans com­pro­mis. Une œuvre d’art n’a, selon lui, d’intérêt que par les condi­tions dans les­quelles elle a été créée et dans le mes­sage qu’elle délivre. « L’art n’est pas un jeu », reven­dique-t-il. Celui-ci doit favo­ri­ser la révo­lu­tion ; dans le cas contraire, il n’est que mani­fes­ta­tion bourgeoise21. En total désac­cord, McKay donne sa démission.

[William H. Johnson]

Après son départ du Liberator, il décide de se rendre en Russie pour décou­vrir le pays de la grande révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne. Afin de finan­cer son séjour, il vend des exem­plaires de son recueil de poèmes, Harlem Shadows, accom­pa­gnés d’une pho­to dédi­ca­cée aux membres aisés de la NAACP. Grâce au sou­tien de Crystal Eastman, il recueille éga­le­ment des sub­sides de géné­reux dona­teurs. Peu avant son départ, une soi­rée d’adieu est orga­ni­sée, réunis­sant les membres de l’élite de Harlem et des intel­lec­tuels libé­raux blancs. Elle est l’une des rares récep­tions inter­ra­ciales de l’époque. Afin de ne pas dila­pi­der ses maigres res­sources, Claude McKay se fait enga­ger comme chauf­fa­giste sur un car­go reliant New York à Liverpool. De là, il se rend à Londres, puis prend un bateau pour Ostende et arrive fina­le­ment à Berlin où il reste quelque temps dans l’attente de l’obtention d’un visa. Il en pro­fite pour faire le tour des clubs inter­lopes et des caba­rets où se retrouve la jeu­nesse bohème. Après quelques trac­ta­tions et l’intervention d’amis, les auto­ri­tés russes lui délivrent enfin un lais­sez-pas­ser. Il fait le voyage avec la délé­ga­tion bri­tan­nique qui se rend en Russie pour le qua­trième congrès de l’Internationale com­mu­niste, qui doit se tenir en novembre 1922.

McKay par­vient à se faire invi­ter au congrès en tant qu’observateur non offi­ciel. Sur pro­po­si­tion de Karl Radek, et en dépit de l’hostilité de cer­tains com­mu­nistes amé­ri­cains présents22, il par­ti­cipe aux débats sur la ques­tion noire aux États-Unis23. À la suite du congrès, et à la demande des auto­ri­tés sovié­tiques, il écrit une série d’articles trai­tant de la condi­tion des Noirs et du racisme aux États-Unis dans une pers­pec­tive mar­xiste. Traduits en russe, ils sont d’abord publiés dans la Pravda et les Izvestia, avant d’être réunis en deux volumes : The Negroes in America (1923) et Trial by Lynching (1925)24.

« À la demande des auto­ri­tés sovié­tiques, il écrit une série d’articles trai­tant de la condi­tion des Noirs et du racisme aux États-Unis dans une pers­pec­tive marxiste. »

Les semaines sui­vantes, McKay est invi­té à par­ti­ci­per à de nom­breuses mani­fes­ta­tions artis­tiques et lit­té­raires au cours des­quelles il fait des lec­tures de ses textes et donne des confé­rences sur l’art et la poli­tique. Il inter­vient dans des mee­tings réunis­sant ouvriers, pay­sans, étu­diants, dans des soviets, des écoles, des uni­ver­si­tés, etc. Introduit dans les milieux cultu­rels de Moscou et de Petrograd, il ren­contre des écri­vains russes — Maïakovski, Tchoukovski, Pilniak et Zamiatine —, assiste à des repré­sen­ta­tions au théâtre de Meyerhold. Il côtoie aus­si les prin­ci­paux diri­geants sovié­tiques : Trotski, Zinoviev, Boukharine, Zetkin, Lounacharski, Kamenev, à l’exception de Lénine, déjà malade. Curieux de tout, il pro­fite de ses contacts pour pas­ser des soi­rées avec des membres de l’aristocratie et de la bour­geoi­sie déchues.

Partout où il passe, il est sur­pris de l’accueil enthou­siaste qu’on lui réserve. Il est en effet l’un des pre­miers Noirs à visi­ter la Russie sovié­tique depuis la révo­lu­tion. On le prend en pho­to, les gens le hissent sur leurs épaules et mul­ti­plient les démons­tra­tions ami­cales. Nommé membre d’honneur du soviet de Moscou, il par­ti­cipe aux fes­ti­vi­tés du 25e anni­ver­saire du par­ti com­mu­niste russe. Au théâtre Marinski à Petrograd, il est accla­mé et por­té par la foule sur le devant de la scène, où Zinoviev l’accueille. Le 1er mai, il assiste au défi­lé depuis l’estrade offi­cielle. La céré­mo­nie lui ins­pire un poème, « Petrograd, 1er mai 1923 ». Publié dans la Pravda, il est salué tant par les bol­che­viques que par les cercles littéraires.

[William H. Johnson]

Bien qu’enthousiasmé au départ par ce qu’il découvre en Russie sovié­tique, toutes ces céré­mo­nies finissent par le las­ser. De même, il prend peu à peu conscience du sys­tème répres­sif qui se met pro­gres­si­ve­ment en place, du pen­chant auto­ri­taire du régime et du poids de la bureau­cra­tie. Enfin, le dog­ma­tisme du par­ti s’accommode mal à son hété­ro­doxie mâti­née de bohème. Il estime qu’il est temps de reprendre la route.

À l’été 1923, McKay quitte la Russie et rejoint d’abord Hambourg, où il vaga­bonde quelques jours sur les quais en com­pa­gnie de tra­vailleurs noirs des docks, avant de se rendre à Berlin. Après trois mois pas­sés dans la capi­tale alle­mande, au cours des­quels il ren­contre notam­ment le peintre et cari­ca­tu­riste expres­sion­niste Georg Grosz, il prend la direc­tion de Paris. Là, il fré­quente, comme à son habi­tude, les cercles lit­té­raires et artis­tiques, arpente les quar­tiers de Montmartre et Montparnasse. Il y croise le Martiniquais Aimé Césaire, alors jeune étu­diant, et le peintre Pascin, mais aus­si les artistes du monde entier qui s’y sont établis.

« À Paris, je trou­vai pas­sion­nant de me mêler aux expa­triés de toutes natio­na­li­tés. Ce milieu était sym­pa­thique, plus ouvert que les gens de gauche de Greenwich Village. L’ambiance était inédite et décon­trac­tée. J’avais l’impression de prendre des vacances après l’atmosphère de la Russie nou­velle, avec sa pro­pa­gande à haute pres­sion. À Paris, gens de gauche, esthètes, peintres et écri­vains, pseu­do-artistes, bohèmes et tou­ristes se mêlaient avec une tolé­rance cor­diale25. »

Pour autant, en dépit de l’ouverture d’esprit de ses fré­quen­tions, il ne peut répri­mer ce sen­ti­ment de dif­fé­rence, inhé­rent à sa cou­leur de peau.

« À vrai dire, je n’avais jamais consi­dé­ré que ma situa­tion était iden­tique à celle des Blancs expa­triés. J’étais une sorte de sym­pa­thi­sant, de com­pa­gnon de route dans cette cara­vane. La plu­part fai­saient preuve de bien­veillance à mon égard, mais leurs pro­blèmes n’étaient pas exac­te­ment les miens. Ils étaient blancs avec des pro­blèmes de Blancs qui dif­fé­raient sen­si­ble­ment de mes pro­blèmes de Noir26. »

« À l’été 1923, McKay quitte la Russie et rejoint d’abord Hambourg, où il vaga­bonde quelques jours sur les quais en com­pa­gnie de tra­vailleurs noirs des docks, avant de se rendre à Berlin. »

Pour sub­ve­nir à ses besoins, McKay pose nu comme modèle dans des écoles d’art ou pour le peintre cubiste André Lhote. Néanmoins l’expérience le ren­voie encore une fois à sa condi­tion d’homme noir et il prend conscience que les artistes d’avant-garde et moder­nistes, de Gertrude Stein à Picasso, bien que fas­ci­nés par la culture afri­caine, repro­duisent cer­tains sté­réo­types et per­pé­tuent, indé­pen­dam­ment même de leur volon­té, une forme d’hégémonie et de colo­nia­lisme culturel.

Aux déboires finan­ciers que connaît McKay s’ajoutent des pro­blèmes de san­té, consé­quence de son mode de vie, qui le pour­sui­vront le reste de son exis­tence. Ceux-ci ont com­men­cé en Russie, et se sont ampli­fiés en Allemagne — où il a été vic­time de migraines et de pous­sées de fièvre récur­rentes. Aussi, à son arri­vée à Paris, il est hos­pi­ta­li­sé. Quelques semaines après sa sor­tie, il est à nou­veau cloué au lit par une pneu­mo­nie contrac­tée lors de ses séances de pose dans des ate­liers mal chauffés.

C’est alors que Louise Bryant, qui se trouve à Paris, lui offre une somme consé­quente pour qu’il parte dans le sud de la France, à la fois pour se revi­go­rer, mais aus­si pour se consa­crer à ses pro­jets d’écriture. En jan­vier 1924, il prend la direc­tion de Marseille, passe un temps à La Ciotat, puis s’installe à Toulon. En com­pa­gnie d’un couple d’amis, il découvre la cam­pagne varoise, et aime fré­quen­ter les marins dans les bars du port. À la fin de l’automne 1924, il pose ses valises à Nice, où il côtoie Isadora Duncan et Paul Robeson, et tra­vaille dans les stu­dios ciné­ma­to­gra­phiques de Rex Ingram, puis revient à Marseille. Au milieu des siens, il se sent par­fai­te­ment à l’aise :

« Ce fut un sou­la­ge­ment que d’aller vivre à Marseille par­mi les gens à la peau noire ou brune, qui venaient des États-Unis, des Antilles, d’Afrique du Nord et d’Afrique occi­den­tale, et se trou­vaient tous ras­sem­blés pour for­mer un groupe cha­leu­reux. Des traits et un teint négroïdes n’étaient pas exo­tiques, sus­ci­tant curio­si­té ou hos­ti­li­té, mais spé­ci­fiques à un groupe et natu­rels. L’odeur des corps noirs ayant trans­pi­ré durant une jour­née de dur labeur […] n’était pas désa­gréable, même dans un café bon­dé. C’était bon de sen­tir la force et la dif­fé­rence d’un groupe social, et d’avoir la cer­ti­tude d’en faire par­tie27. »

C’est dans la cité pho­céenne qu’il s’attelle à la rédac­tion de son pre­mier roman, Retour à Harlem28 qui, dès sa paru­tion à New York en 1928, ren­contre un franc suc­cès et sera consi­dé­ré plus tard comme son œuvre majeure.

[William H. Johnson]

Par ailleurs, ses emplois ponc­tuels comme docker, sa fré­quen­ta­tion des tra­vailleurs noirs et ses péré­gri­na­tions dans les bas-fonds de Marseille vont lui four­nir le maté­riau de son second roman, Banjo29, publié l’année sui­vante. Celui-ci brosse le por­trait d’un groupe hété­ro­clite de vaga­bonds et marins noirs d’origines diverses s’étant éta­bli dans la ville portuaire30. Si ce récit, qui livre une réflexion sur le colo­nia­lisme, l’exploitation et la place des intel­lec­tuels noirs dans la socié­té blanche, ne connaît pas le suc­cès du pré­cé­dent, il est cepen­dant sou­vent cité pour avoir influen­cé les auteurs ulté­rieurs de la négri­tude — Aimé Césaire en fera l’éloge.

Lors d’un séjour à Paris durant l’été 1929, au cours duquel il fré­quente le Bal nègre, à Montparnasse, et le Bricktop’s, à Montmartre, il retrouve la « crème de Harlem » venue pas­ser ses vacances dans la capi­tale fran­çaise : artistes de music-hall, étu­diants, pro­fes­seurs et pré­si­dents d’universités noires, peintres, écri­vains, poètes, par­mi les­quels Countee Cullen, Alain Locke et Carl Van Vechten. Plusieurs d’entre eux l’invitent à reve­nir à New York pour par­ti­ci­per au mou­ve­ment de renais­sance noire, sans par­ve­nir à le convaincre.

« J’eus la sur­prise de consta­ter que beau­coup de Noirs talen­tueux consi­dé­raient leur renais­sance davan­tage comme une entre­prise de pro­mo­tion sociale et un véhi­cule des­ti­né à accé­lé­rer les pro­grès de la socié­té noire à la mode. […] Chacun vou­lait être le pre­mier Noir, le seul et l’unique Noir aux yeux des Blancs et non de son groupe31. » 

Ne sou­hai­tant pas se posi­tion­ner en tant que porte-parole, et pré­fé­rant lais­ser ce soin à d’autres, il choi­sit de par­tir vivre en Afrique du Nord.

« McKay entre en conflit avec ses anciens cama­rades, aux­quels il reproche, entre autres, de vou­loir domi­ner la poli­tique cultu­relle et mettre sous leur coupe les écri­vains engagés. »

Début 1928, après avoir pas­sé trois mois à Barcelone, McKay s’était déjà ren­du au Maroc, où il avait visi­té Casablanca, Fès, Tanger, Tétouan et Rabat, ville dans laquelle il avait ache­vé l’écriture de Banjo. Ce voyage fut pour lui une véri­table révé­la­tion. « Pour la pre­mière fois de ma vie, je me sen­tis sin­gu­liè­re­ment déli­vré de la conscience de ma cou­leur32 », rap­por­te­ra-t-il. Aussi, après un nou­veau séjour de plu­sieurs mois en Espagne au cours de l’hiver 1929–1930, il s’installe à Tanger, où il com­mence la rédac­tion de Gingertown33, un recueil de douze nou­velles se dérou­lant en Jamaïque et aux États-Unis, puis à Chefchaouen, où il ter­mine son manus­crit. Le volume sera publié aux États-Unis en 1932. Il s’établit ensuite dans une petite mai­son à la cam­pagne, près de Tanger, où il reçoit régu­liè­re­ment des visites : Max Eastman, le pho­to­graphe Henri Cartier-Bresson, l’écrivain amé­ri­cain Charles Henri Ford.

En 1933, il publie un nou­veau roman, Banana Bottom34, l’histoire d’une jeune pay­sanne jamaï­caine et de son com­bat contre la domi­na­tion des mis­sion­naires blancs. Les thé­ma­tiques abor­dées res­tent proches de celles de ses pré­cé­dents romans : les conflits entre colo­ni­sa­teurs et colo­ni­sés et la recherche de l’identité noire dans une socié­té domi­née par les Blancs. En 1934, McKay, gra­ve­ment malade et sans argent, décide de ren­trer aux États-Unis. Malgré les dif­fi­cul­tés à trou­ver un édi­teur, il s’efforce de pour­suivre son œuvre lit­té­raire. Il écrit aus­si de nom­breux articles pour diverses revues et publie, en 1937, son auto­bio­gra­phie : Un sacré bout de che­min. Celle-ci ne trouve pas grâce aux yeux des com­mu­nistes — sta­li­niens — amé­ri­cains et McKay entre en conflit avec ses anciens cama­rades, aux­quels il reproche, entre autres, de vou­loir domi­ner la poli­tique cultu­relle et mettre sous leur coupe les écri­vains enga­gés. Cette que­relle qui l’oppose au PC amé­ri­cain se reflète dans Harlem : Negro Metropolis35, un recueil de onze essais sur l’histoire, sociale et poli­tique, du déve­lop­pe­ment de la com­mu­nau­té afri­caine-amé­ri­caine, publié en 1940 — année où il est natu­ra­li­sé amé­ri­cain. Cet anta­go­nisme se retrouve éga­le­ment dans la com­pi­la­tion de poèmes, au ton polé­mique et sati­rique, qu’il entame en 1943 — et qui sera publiée à titre post­hume en 1953, sous le titre Selected Poems36.

[William H. Johnson]

Dans une situa­tion proche de l’indigence, il est aidé par un ami, ouvrier catho­lique, avec qui il découvre la doc­trine sociale chré­tienne. Il com­mence alors à fré­quen­ter des acti­vistes reli­gieux, d’abord à New York, puis à Chicago, où il s’installe en avril 1944 et où il se fait bap­ti­ser, sans pour autant renier ses convic­tions poli­tiques. Comme il l’écrit à Max Eastman en octobre 1944, « je n’en reste pas moins com­bat­tant ». Pendant les der­nières années de sa vie, il rédige une auto­bio­gra­phie de sa jeu­nesse inti­tu­lée My Green Hills of Jamaica37, publiée en 1979, bien après sa mort. En 1946, en quête d’un meilleur cli­mat pour sa san­té décli­nante, il s’installe à Albuquerque, puis à San Francisco, avant de reve­nir à Chicago en 1947. Le 22 mai 1948, il meurt d’une crise car­diaque à Chicago, à l’âge de 58 ans. Après une céré­mo­nie d’adieu à Harlem, il est enter­ré au Calvary Cemetery, dans le Queens, à New York.

[…] Depuis peu, Claude McKay sus­cite à nou­veau l’intérêt des édi­teurs hexa­go­naux. Les édi­tions Héliotropismes ont ain­si publié Romance in Marseille (2021), texte inédit, et s’apprêtent à réédi­ter son auto­bio­gra­phie. Les Nouvelles Éditions Place ont fait paraître Les Brebis noires de Dieu (2021), autre inédit. Banjo a éga­le­ment été repu­blié en édi­tion de poche aux édi­tions de l’Olivier (2022). Enfin, signa­lons le docu­men­taire réa­li­sé en 2021 par Matthieu Verdeil, Claude McKay, de Harlem à Marseille. Il sem­ble­rait donc que McKay trouve enfin la place qui lui revient. Près d’un siècle après sa pre­mière publi­ca­tion, Retour à Harlem, comme l’ensemble de l’œuvre de son auteur, reste d’une pro­fonde actua­li­té, abor­dant, de façon pion­nière, des ques­tions qui agitent encore notre époque.


Texte publié, sous le titre « Claude McKay, trou­ba­dour vaga­bond », en intro­duc­tion de Retour à Harlem de Claude McKay, réédi­té aux édi­tions Nada, en 2022.


Illustration de ban­nière : William H. Johnson
Photographie de vignette : Carl Van Vechten


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  1. Le fabia­nisme consti­tue l’un des cou­rants du socia­lisme bri­tan­nique, de ten­dance réfor­miste.
  2. Claude McKay, Songs of Jamaica, Kingston, Aston W. Gardner & Co., 1912.
  3. Claude McKay, Constab Ballads, London, Watts & Co., 1912.
  4. Publié en fran­çais sous le titre Les Âmes du peuple noir, Paris, La Découverte, 2007, 339 p.
  5. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, Marseille, André Dimanche édi­teur, 2001, p. 10. Il s’agit de l’édition fran­çaise de son auto­bio­gra­phie : A Long Way from Home, New York, Lee Furman, Inc., 1937.
  6. Ce poème sera éga­le­ment repris par Winston Churchill dans un dis­cours devant le Parlement lors de la guerre contre l’Allemagne nazie.
  7. Shadi Neimneh, « Thematics of Interracial Violence in Selected Harlem Renaissance Novels », Papers on Language and Literature, vol. 50, n° 2, 2014.
  8. Du nom du pro­cu­reur géné­ral des États-Unis, Alexander Mitchell Palmer, qui orga­ni­sa la per­sé­cu­tion des mili­tants de gauche.
  9. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, op. cit., p. 76.
  10. Ibid., p. 77.
  11. Claude McKay, Spring in New Hampshire and Other Poems, London, Grant Richards, 1920.
  12. La National Association for the Advancement of Colored People est une orga­ni­sa­tion amé­ri­caine de défense des droits civiques fon­dée aux États-Unis en 1909.
  13. Claude McKay, « A Negro Extravaganza », The Liberator, New York, n° 45, décembre 1921.
  14. Claude McKay, Harlem Shadows, New York, Harcourt, Brace & Co., 1922.
  15. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, op. cit., p. 124–125.
  16. Ibid., p. 147.
  17. Ibid., p. 148.
  18. Ibid., p. 146.
  19. Itzok Isaac Granich (1893–1967), dit Michael « Mike » Gold, jour­na­liste, cri­tique lit­té­raire, écri­vain, mili­tant com­mu­niste, chef de file de la lit­té­ra­ture pro­lé­ta­rienne amé­ri­caine. Il est l’auteur de Jews Without Money, publié en fran­çais sous le titre Juifs sans argent (Nada, 2018), roman semi-auto­bio­gra­phique qui dépeint le quo­ti­dien du quar­tier juif du Lower East Side, situé dans le sud de la presqu’île de Manhattan, à New York.
  20. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, op. cit., p. 153.
  21. On pour­ra lire à ce sujet : Solomon Bovshover, « Mike Gold : L’art n’est pas un jeu », in Michael Gold, Juifs sans argent, op. cit.
  22. Outre des posi­tions poli­tiques diver­gentes sur la façon de mener la lutte, il semble que McKay avait une confiance limi­tée dans le CPUSA, esti­mant qu’il ins­tru­men­ta­li­sait la lutte des Noirs à son pro­fit et que les com­mu­nistes noirs y étaient peu consi­dé­rés.
  23. Au prin­temps 1920, John Reed, qui pré­pa­rait une com­mu­ni­ca­tion inti­tu­lée « La ques­tion noire aux États-Unis » pour le deuxième congrès du Komintern à Petrograd, l’avait, à ce sujet, invi­té à le rejoindre. Mais McKay avait décli­né l’invitation.
  24. Les textes ori­gi­naux ayant été per­dus, ils seront retra­duits en anglais et res­pec­ti­ve­ment publiés aux États-Unis en 1979 et 1977.
  25. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, op. cit., p. 257.
  26. Idem.
  27. Ibid., p. 293.
  28. Claude McKay, Home to Harlem, New York, Harper & Brothers, 1928.
  29. Claude McKay, Banjo: A Story Without a Plot, New York, Harper & Brothers, 1929.
  30. Notons que l’on y retrouve les deux per­son­nages prin­ci­paux de Retour à Harlem, Jake, qui fait une rapide appa­ri­tion, mais sur­tout Ray, qui y tient un rôle impor­tant.
  31. Claude McKay, Un sacré bout de che­min, op. cit., p. 336.
  32. Ibid., p. 314.
  33. Claude McKay, Gingertown, New York, Harper & Brothers, 1932.
  34. Claude McKay, Banana Bottom, New York, Harper & Brothers, 1933.
  35. Claude McKay, Harlem : Negro Metropolis, New York, Dutton & Co., 1940.
  36. Claude McKay, Selected Poems, New York, Bookman & Associates, 1953.
  37. Claude McKay, My Green Hills of Jamaica, Kingston, Heinemann Educational Book, 1979.

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