Aurore Koechlin : « Aucune révolution féministe sans renversement des classes »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Mettre sur la table une ques­tion cru­ciale mais sou­vent négli­gée : la stra­té­gie. Telle est l’am­bi­tion d’Aurore Koechlin dans son livre La Révolution fémi­niste. S’il est évident, pour l’au­trice, que le fémi­nisme réfor­miste (dia­lo­guer avec les ins­ti­tu­tions de l’État, inté­grer ses admi­nis­tra­tions, béné­fi­cier de ses finan­ce­ments asso­cia­tifs) ne per­met pas l’af­fran­chis­se­ment plein et entier des femmes et la construc­tion d’une socié­té plus juste, Koechlin n’en fait pas moins état des impasses d’une autre ten­dance, incon­tour­nable dans le camp de l’é­man­ci­pa­tion : la « stra­té­gie inter­sec­tion­nelle ». Tout en sou­li­gnant la néces­si­té d’ap­pré­hen­der l’en­che­vê­tre­ment des dif­fé­rentes domi­na­tions, elle conteste les effets poli­tiques concrets pro­duits par ce qu’elle tient pour une défor­ma­tion de ce que pro­pose, ini­tia­le­ment et jus­te­ment, l’in­ter­sec­tion­na­li­té comme outil socio­lo­gique. Effets qu’elle résume ain­si : dénon­cia­tion des « pri­vi­lèges » des indi­vi­dus plu­tôt que des struc­tures du pou­voir ; dés­in­té­rêt pour la construc­tion d’un grand mou­ve­ment col­lec­tif ; foca­li­sa­tion éli­tiste et puriste sur les codes admis, le lan­gage requis. L’ouvrage entend dès lors pro­po­ser une stra­té­gie de nature « révo­lu­tion­naire », héri­tière d’un mar­xisme cri­tique : la consti­tu­tion d’un mou­ve­ment fémi­niste de masse en lien avec les mou­ve­ments ouvrier et anti­ra­ciste, per­met­tant, ensuite, la for­ma­tion d’une force popu­laire à même de tour­ner la page du capi­ta­lisme, c’est-à-dire de prendre le pou­voir. Nous en discutons.


[lire en italien]


En 2019, un mani­feste a appe­lé à un Féminisme pour les 99 %. Ça vous parle ?

Oui, énor­mé­ment. Je par­tage avec ses autrices l’essentiel des ana­lyses, tant théo­riques que stra­té­giques, sur le fémi­nisme. Elles se réclament toutes de la théo­rie de la repro­duc­tion sociale, elles font l’analyse qu’une nou­velle vague du fémi­nisme est en cours et elles défendent stra­té­gi­que­ment que le fémi­nisme doit à la fois se démar­quer du fémi­nisme libé­ral et être pen­sé en lien avec la lutte des classes et les luttes anti­ra­cistes. La prin­ci­pale dif­fé­rence entre nous repose sur le fait qu’elles ont choi­si de mettre davan­tage en avant un fémi­nisme anti­ca­pi­ta­liste plu­tôt que révo­lu­tion­naire — c’est-à-dire qui sou­ligne sur­tout contre quoi elles se battent. À l’inverse, il m’a sem­blé impor­tant de mettre en évi­dence que pour en finir avec la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre, une révo­lu­tion est nécessaire.

Qu’entendez-vous exac­te­ment par « révolution » ?

« Pour en finir avec la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre, une révo­lu­tion est nécessaire. »

Ce terme a connu un double mou­ve­ment dans les der­nières années, qui l’a beau­coup gal­vau­dé. D’un côté, il a été dia­bo­li­sé : source de peur, pré­sen­té comme un moment uni­la­té­ra­le­ment violent, à l’opposé de la démo­cra­tie. De l’autre côté, il a pu être vidé de sa sub­stance, notam­ment sous l’effet du mar­ke­ting néo­li­bé­ral (pour vendre un pro­duit, il le pré­sente comme « révo­lu­tion­naire »). Tout est révo­lu­tion : rien n’est révo­lu­tion ; le mot n’a plus de sens. Ces deux mou­ve­ments ont un même but, enter­rer col­lec­ti­ve­ment l’idée d’une alter­na­tive à la socié­té actuelle. C’est pour­quoi il me paraît impor­tant de se réap­pro­prier le terme et de lui don­ner une autre conno­ta­tion — en sou­li­gnant, par exemple, que si on a une ana­lyse struc­tu­relle consé­quente des rap­ports sociaux de domi­na­tion, on ne peut qu’être révo­lu­tion­naire. Si, vrai­ment, il y a des domi­na­tions parce qu’il existe des struc­tures qui les portent (l’État, la Justice, la police, la famille, l’école, le tra­vail…), alors il faut les ren­ver­ser et en pen­ser de nou­velles pour mettre fin aux dominations.

L’histoire des fémi­nismes est sou­vent pré­sen­tée par dif­fé­rentes « vagues ». Mais cette his­to­rio­gra­phie a pu être contes­tée. En quoi cette méta­phore vous paraît-elle pertinente ?

Je com­prends par­fai­te­ment que cette his­to­rio­gra­phie, sim­pli­fi­ca­trice, soit contes­tée par des historien·nes qui montrent que l’histoire du fémi­nisme est plus com­plexe qu’une ques­tion de séquen­çage en vagues. Ou par des militant·es, qui rap­pellent que cette his­toire est cen­trée sur les pays occi­den­taux et fait fi de l’histoire des luttes fémi­nistes hors de ce contexte. Je par­tage ces cri­tiques. Néanmoins, la notion de vagues me semble appor­ter deux choses. D’une part, sa sim­pli­fi­ca­tion même per­met une facile appro­pria­tion. L’histoire des fémi­nismes est peu connue, en grande par­tie parce qu’elle a été volon­tai­re­ment invi­si­bi­li­sée et oubliée. Je fais par­tie d’une géné­ra­tion qui a dû gran­dir en redé­cou­vrant ce qu’avaient accom­pli les géné­ra­tions fémi­nistes anté­rieures, au prix d’un long appren­tis­sage par­fois dif­fi­cile. Les choses sont en train d’évoluer avec un dyna­misme cer­tain du côté de l’histoire du fémi­nisme, comme en témoigne par exemple la publi­ca­tion du récent ouvrage Ne nous libé­rez pas, on s’en charge — Une his­toire des fémi­nismes de 1789 à nos jours, de Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel.

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Il me sem­blait utile de livrer un pre­mier repère his­to­rique en trois vagues, qui per­met de fixer sim­ple­ment de grandes périodes. L’autre apport de cette notion, c’est qu’il s’agit d’une carac­té­ri­sa­tion mili­tante. Bibia Pavard a mon­tré dans son article « Faire naître et mou­rir les vagues : com­ment s’écrit l’histoire des fémi­nismes » que ce sont les nou­velles géné­ra­tions fémi­nistes qui se sont à chaque fois qua­li­fiées de nou­velles vagues, ce qui a un effet per­for­ma­tif : pro­cla­mer qu’on entre dans une nou­velle vague contri­bue ain­si à la faire adve­nir. À ce titre, il me sem­blait inté­res­sant de sou­li­gner qu’on assiste actuel­le­ment à une qua­trième vague du fémi­nisme, afin de prendre la mesure de la situa­tion et de réflé­chir col­lec­ti­ve­ment aux tâches poli­tiques que cela implique. La par­ti­cu­la­ri­té de cette qua­trième vague est qu’elle ne naît pas dans les pays occi­den­taux, mais en Amérique latine — ce qui per­met jus­te­ment de sor­tir du reproche qu’on a pu faire. Il serait d’ailleurs inté­res­sant de relire ce séquen­çage avec les apports des recherches his­to­riques sur les fémi­nismes non occidentaux.

Franck Gaudichaud nous disait jus­te­ment toute l’importance du fémi­nisme pour com­prendre les mou­ve­ments sociaux en Amérique latine1. Les fémi­nismes lati­no-amé­ri­cains sont-ils aujourd’hui les plus à même de faire la jonc­tion avec le mou­ve­ment ouvrier ?

« Les femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles lient indis­so­cia­ble­ment le fémi­nisme, la lutte anti­ra­ciste et celle pour l’amélioration de leurs condi­tions de travail. »

Cette ques­tion du lien est très com­pli­quée. Historiquement, le mou­ve­ment fémi­niste en tant que tel est né au sein des révoltes sociales. Mais sa par­ti­cu­la­ri­té a tou­jours été d’être trans­classe. Il a ain­si pu être réduit par des frac­tions du mou­ve­ment ouvrier, par­fois par ses diri­geants sta­li­niens, à un mou­ve­ment bour­geois ou petit-bour­geois. Cela a entraî­né une crise durable entre mou­ve­ment fémi­niste et mou­ve­ment ouvrier depuis les années 1970, avec l’émergence d’un mou­ve­ment fémi­niste auto­nome du mou­ve­ment ouvrier — au moins par­tiel­le­ment. Même si cette auto­no­mie est à rela­ti­vi­ser : les fémi­nistes du cou­rant « lutte de classes » fai­saient, dès cette époque, le lien entre les deux mou­ve­ments. Aujourd’hui, une par­tie de l’extrême gauche conti­nue de nier la cen­tra­li­té poli­tique du fémi­nisme et ne se sou­vient de sa force que lorsqu’il par­vient à mobi­li­ser mas­si­ve­ment des mil­liers, voire des mil­lions de per­sonnes. Cette frac­tion de l’extrême gauche conteste sur­tout sa cen­tra­li­té à un niveau stra­té­gique : elle peut recon­naître qu’il existe des formes d’oppression spé­ci­fiques qui pèsent sur les femmes et les mino­ri­tés de genre, mais elle ne pense pas que l’oppression de genre est consub­stan­tielle au capi­ta­lisme et nie qu’elle est aus­si une forme d’exploitation, c’est-à-dire d’appropriation de la force de tra­vail. On pour­rait faire exac­te­ment les mêmes remarques sur la cen­tra­li­té poli­tique de l’antiracisme.

Mais, bien sûr, on ne sau­rait réduire le mou­ve­ment ouvrier à cette frac­tion de l’extrême gauche. Je crois qu’à la base des mou­ve­ments, au contraire, il y a une forte conscience de la néces­si­té de la conver­gence des luttes. Et concer­nant le fémi­nisme, elle est en par­tie réa­li­sée dans les faits : de nom­breuses tra­vailleuses en lutte font le lien entre ces dif­fé­rents com­bats, car le sexisme et/ou le racisme struc­turent leur exploi­ta­tion au tra­vail, et cela n’a pas de sens de les sépa­rer. Un bon exemple est la lutte des femmes de chambre tou­jours en cours de l’hôtel Ibis-Batignolles. Elles lient indis­so­cia­ble­ment le fémi­nisme, la lutte anti­ra­ciste et celle pour l’amélioration de leurs condi­tions de tra­vail. Mais pour reve­nir à l’Amérique latine, je crois que sa par­ti­cu­la­ri­té repose sur le fait que, jus­te­ment, le mou­ve­ment fémi­niste y est très puis­sant. C’est peut-être actuel­le­ment le mou­ve­ment le plus puis­sant. Dès lors, les fémi­nistes peuvent faire en acte la conver­gence des luttes. En France, je pense que cette conver­gence advien­dra lorsque nous aurons réus­si à construire un mou­ve­ment fémi­niste fort et popu­laire, qui pèse­ra sur le mou­ve­ment ouvrier et don­ne­ra de l’écho aux femmes et aux mino­ri­tés de genre du mou­ve­ment ouvrier.

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Dans une pers­pec­tive d’articulation du mar­xisme et du fémi­nisme, vous met­tez en avant une théo­rie de la repro­duc­tion sociale afin de pen­ser les rap­ports de pro­duc­tion, de repro­duc­tion et les rap­ports sociaux. Pourquoi est-elle essen­tielle à vos yeux ?

Cette théo­rie a émer­gé au croi­se­ment de la théo­rie mar­xiste et de la théo­rie fémi­niste dès les débats des années 1960–1970, autour du tra­vail domes­tique. Puis elle s’est cris­tal­li­sée dans les années 1980 autour d’un ouvrage majeur, Marxism and the oppres­sion of women de Lise Vogel, pour connaître un renou­veau ces der­nières années dans un contexte poli­tique et uni­ver­si­taire spé­ci­fique. D’un côté, le mar­xisme a en effet connu un regain d’intérêt dans le contexte de la crise éco­no­mique de 2007–2008. De l’autre, la théo­rie fémi­niste, à la faveur de la nou­velle vague, est par­ti­cu­liè­re­ment dyna­mique ces der­nières années. C’est ain­si qu’il faut com­prendre l’importance qu’a prise la théo­rie de la repro­duc­tion sociale. Elle essaie de livrer une ana­lyse de l’oppression des femmes et des mino­ri­tés de genre dans le cadre théo­rique du mar­xisme — ce qui implique bien évi­dem­ment d’avoir un rap­port souple à ce der­nier. La théo­rie de la repro­duc­tion sociale montre que si les femmes et les mino­ri­tés de genre sont dominé·es, ce n’est pas dû à une simple oppres­sion idéo­lo­gique qui aurait per­du­ré (comme une rémi­nis­cence d’un ancien temps). Elle montre éga­le­ment que ce n’est pas acces­soire au capi­ta­lisme, et que le capi­ta­lisme n’aurait pas pu être indif­fé­rent au genre. Si cette domi­na­tion existe, c’est qu’elle a une base maté­rielle et que cette der­nière est néces­saire au capi­ta­lisme. Cette base maté­rielle, c’est l’assignation des femmes et des mino­ri­tés de genre dans le cadre d’une divi­sion gen­rée du tra­vail, à un type de tra­vail spé­ci­fique : le tra­vail repro­duc­tif. Celui-ci consiste à pro­duire et à repro­duire la vie, c’est-à-dire les tra­vailleurs et les tra­vailleuses dans le cadre de l’économie capi­ta­liste. Dit à un plus haut niveau d’abstraction, et en uti­li­sant les caté­go­ries mar­xistes, le tra­vail repro­duc­tif est le tra­vail qui pro­duit et repro­duit la force de tra­vail. Il faut donc bien voir qu’il ne s’agit pas d’un tra­vail cen­tré sur le bio­lo­gique. Au contraire : l’essentiel des tâches qui y sont liées ne sont pas d’ordre bio­lo­gique. Même quand le tra­vail repro­duc­tif inclut des pro­ces­sus bio­lo­giques, ils sont mar­qués du sceau du social. D’où le terme de « repro­duc­tion sociale ».

Comment ce tra­vail repro­duc­tif se tra­duit-il concrètement ? 

« Il est impos­sible de pen­ser un capi­ta­lisme qui soit indif­fé­rent au genre (de même qu’à la race).

Il s’effectue à un double niveau. D’abord à un niveau quo­ti­dien, il consiste à accom­plir l’ensemble des tâches néces­saires pour que les tra­vailleurs et tra­vailleuses soient fraiches et dis­poses pour retour­ner tra­vailler le len­de­main : pré­pa­ra­tion des repas, les­sives, entre­tien de la mai­son, etc. Ensuite, à un niveau inter­gé­né­ra­tion­nel, il consiste à repro­duire la force de tra­vail dans le temps : par la pro­duc­tion et l’éducation des enfants, notam­ment. L’un des lieux cen­traux dans lequel se déploie le tra­vail repro­duc­tif est la famille — il cor­res­pond alors au tra­vail domes­tique théo­ri­sé par les fémi­nistes des années 1970. Mais l’intérêt de la théo­rie de la repro­duc­tion sociale est de mon­trer qu’il peut aus­si être effec­tué dans d’autres espaces.

Lesquels, par exemple ?

Il peut être en par­tie col­lec­ti­vi­sé via les ser­vices publics, notam­ment en matière d’éducation et de san­té. Dans ce cadre, il demeure extrê­me­ment gen­ré : ce sont majo­ri­tai­re­ment les femmes et les mino­ri­tés de genre qui le prennent en charge. De la même façon que le tra­vail repro­duc­tif est invi­si­bi­li­sé et mécon­nu comme tra­vail dans le cadre de la famille, mais pré­sen­té comme le résul­tat d’une aspi­ra­tion « natu­relle », il est déva­lo­ri­sé socia­le­ment et fai­ble­ment rému­né­ré dans le cadre des ser­vices publics — et consi­dé­ré comme à la limite d’un tra­vail. Mais il peut aus­si être inté­gré à la sphère du mar­ché, cette fois-ci prin­ci­pa­le­ment via les ser­vices à la per­sonne. Dans ce cadre, on constate qu’il n’est pas seule­ment gen­ré mais éga­le­ment extrê­me­ment raci­sé : ce sont en grande par­tie les femmes des classes popu­laires et raci­sées qui l’effectuent. Cela per­met de mon­trer que des actrices cen­trales de la lutte fémi­niste sont les femmes raci­sées, qui prennent aujourd’hui de plus en plus en charge le tra­vail repro­duc­tif. Dans le cadre capi­ta­liste, la domi­na­tion des femmes et des mino­ri­tés de genre est ce qui per­met indi­rec­te­ment la pro­duc­tion des pro­fits. Il est donc impos­sible de pen­ser un capi­ta­lisme qui soit indif­fé­rent au genre (de même qu’à la race) : tout son fonc­tion­ne­ment repose sur l’existence et la per­pé­tua­tion de ces rap­ports sociaux de domination.

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Selon vous, le point faible du fémi­nisme dit « maté­ria­liste » « réside […] dans son manque d’élaboration stra­té­gique ». Vous esquis­sez la voie d’une stra­té­gie révo­lu­tion­naire et mar­xiste : pour­quoi serait-elle plus à même de réussir ?

Pour être pré­cise, je fais l’hypothèse qu’une des causes de la rapide ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion du mou­ve­ment fémi­niste repose sur le manque d’élaboration stra­té­gique du fémi­nisme maté­ria­liste hors mou­ve­ment. De façon signi­fi­ca­tive, Christine Delphy pou­vait dire dans les années 1970, reve­nant sur son article « L’ennemi prin­ci­pal », que par­ler de lutte révo­lu­tion­naire « ne veut pas dire qu’on sait com­ment s’y prendre, ni ce qu’il faut détruire pour détruire [le patriar­cat]. Le décou­vrir fait par­tie inté­grante de la lutte ». Je pense que c’est en par­tie symp­to­ma­tique du fait que la lutte fémi­niste se suf­fi­sait en quelque sorte à elle-même, et qu’il y avait ici une forme de refus d’élaborer une stra­té­gie concrète de ren­ver­se­ment du patriar­cat. Mais je ne l’écrirais pro­ba­ble­ment plus exac­te­ment sous cette forme aujourd’hui…

Pourquoi ?

« Nous ne devons pas avoir peur de tirer les bilans de nos erreurs pas­sées pour pou­voir construire un mou­ve­ment fémi­niste qui soit le plus vic­to­rieux possible. »

J’ai l’impression que c’est un mou­ve­ment indé­pas­sable du capi­ta­lisme que de coop­ter les dif­fé­rents mou­ve­ments contes­ta­taires. Par contre, sur la ques­tion du débat entre fémi­nistes maté­ria­listes et fémi­nistes mar­xistes, il me semble impor­tant, d’abord, de sou­li­gner com­bien nous sommes toutes et tous débi­trices, en tant que fémi­nistes, des éla­bo­ra­tions extrê­me­ment riches théo­ri­que­ment du fémi­nisme maté­ria­liste. Le désac­cord se place davan­tage à un niveau poli­tique. Christine Delphy en par­ti­cu­lier a défen­du l’idée d’un mode de pro­duc­tion patriar­cal auto­nome et paral­lèle au mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, alors que je trouve que l’articulation entre pro­duc­tion et repro­duc­tion que pro­pose la théo­rie de la repro­duc­tion sociale est une ana­lyse plus convain­cante. À un niveau stra­té­gique, cela l’a menée à défendre une totale auto­no­mie du mou­ve­ment fémi­niste par rap­port aux autres mou­ve­ments. Or cela me semble faux, théo­ri­que­ment, tant le genre, la classe et la race sont entre­la­cés : ils se pro­duisent et se repro­duisent mutuel­le­ment. Faux et grave, stra­té­gi­que­ment. Je doute qu’aucun mou­ve­ment n’ait le pou­voir de ren­ver­ser le capi­ta­lisme ou le patriar­cat à lui tout seul et de mettre en place une autre orga­ni­sa­tion sociale sans poser cen­tra­le­ment la ques­tion de la pro­duc­tion et de la repro­duc­tion, la ques­tion du genre comme de la classe et de la race.

Vous faites une lec­ture cri­tique de ce que vous nom­mez « la stra­té­gie inter­sec­tion­nelle », c’est-à-dire de cer­taines appro­pria­tions du concept d’inter­sec­tion­na­li­té par des milieux mili­tants : notion de « pri­vi­lèges » qui efface la ques­tion du pou­voir, indi­vi­dua­li­sa­tion de la domi­na­tion au détri­ment d’une approche struc­tu­relle, « safe spaces » [« espaces sûrs »] peu démo­cra­tiques, recherche de pure­té indi­vi­duelle… C’est là un constat amer de militante ?

Cela part effec­ti­ve­ment d’une expé­rience mili­tante. Le bilan me sem­blait néces­saire. Non pas que j’en garde une amer­tume par­ti­cu­lière, mais plu­tôt parce que nous assis­tons à une renais­sance du fémi­nisme. Nous ne devons pas avoir peur de tirer les bilans de nos erreurs pas­sées pour pou­voir construire un mou­ve­ment fémi­niste qui soit le plus vic­to­rieux pos­sible. Je suis moi-même entrée dans ces logiques, à une époque : il ne s’agit pas tant d’une cri­tique que d’une forme d’autocritique. J’ai d’ailleurs l’impression que je ne suis pas la seule à dres­ser ce bilan : en réa­li­té, nous sommes de plus en plus nom­breuses et nom­breux à le faire. Le nombre de col­lec­tifs fémi­nistes qui ont explo­sé — c’est par exemple le cas de mon ancien col­lec­tif — et de per­sonnes qui ont arrê­té de mili­ter suite à ces phé­no­mènes a pous­sé à une réflexion col­lec­tive d’importance et à une pro­fonde remise en ques­tion de ces pratiques.

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D’aucuns estiment que l’intersectionnalité est un cadre théo­rique, et non une stra­té­gie. L’objet de votre cri­tique semble par­fois oscil­ler entre ce cadre théo­rique et son appro­pria­tion stratégique…

Dans la lignée des éla­bo­ra­tions du Black femi­nism, l’intersectionnalité est concep­tua­li­sée par la juriste amé­ri­caine noire Kimberlé Crenshaw dans deux articles fon­da­teurs de 1989 et 1991. Si elle déve­loppe tout un ensemble de réflexions, on peut dire que le noyau cen­tral de son pro­pos est de mon­trer qu’il est impos­sible d’isoler un rap­port social de domi­na­tion des autres (notam­ment ceux de genre, classe, race) : ils sont arti­cu­lés entre eux et se recon­fi­gurent mutuel­le­ment. Le terme connaît un tel suc­cès, tant théo­rique que mili­tant, qu’il est en par­tie appro­prié par la socio­lo­gie du genre, notam­ment, et sert alors à dési­gner avant tout une méthode — celle du croi­se­ment des domi­na­tions sociales. Je suis donc d’accord sur le fait que l’intersectionnalité est d’abord et avant tout une théo­rie. Cela n’a pas empê­ché cer­taines appro­pria­tions mili­tantes, qu’il faut dis­tin­guer de l’intersectionnalité ori­gi­nelle — ce que j’essaie de faire dans mon ouvrage, peut-être avec plus ou moins de suc­cès. Je montre qu’il s’agit d’une défor­ma­tion à une échelle indi­vi­duelle ou inter­in­di­vi­duelle de l’analyse maté­ria­liste, et par­fois mar­xiste, du Black femi­nism ori­gi­nel. Je pré­cise sys­té­ma­ti­que­ment quand j’en ai l’occasion que j’ai nom­mée cette stra­té­gie « inter­sec­tion­nelle » faute de meilleurs mots pour la carac­té­ri­ser… Dans un contexte où le gou­ver­ne­ment vise à dia­bo­li­ser l’intersectionnalité et à cen­su­rer la pro­duc­tion théo­rique et mili­tante sur le sujet, je suis bien sûr pour reven­di­quer le terme ! Mais cela ne doit pas empê­cher pour autant d’avoir un regard cri­tique sur cer­taines de ses appro­pria­tions militantes.

« Donner la parole aux concerné·es » est un mot d’ordre désor­mais répan­du. Vous regret­tez qu’un glis­se­ment puisse par­fois s’o­pé­rer : quand on passe « d’une théo­rie des points de vue situés […] à une théo­rie du pri­vi­lège épis­té­mo­lo­gique abso­lu des dominé·es sur leur domi­na­tion », c’est-à-dire quand « toute per­sonne, si elle est oppri­mée, détient la véri­té incon­tes­table de son oppres­sion, donc la clé de sa libé­ra­tion. » Mais quel serait le « bon » équi­libre, alors ?

« Il faut mettre l’accent sur le fait que seule une infime par­tie de la popu­la­tion n’est domi­née d’aucune façon — c’est elle qui pos­sède le pou­voir poli­tique et éco­no­mique de déter­mi­ner les vies de toutes et tous les autres. »

Là aus­si, il s’agit d’une défor­ma­tion de la théo­ri­sa­tion ori­gi­nelle. On passe de l’idée tout à fait mar­xiste que la posi­tion sociale déter­mine notre façon d’appréhender le monde (et qu’il est donc inté­res­sant, pour ana­ly­ser la domi­na­tion, de repar­tir de l’expérience de celles et ceux qui la vivent — et que cela peut, poli­ti­que­ment, néces­si­ter des moments et des orga­ni­sa­tions en non-mixi­té) à l’idée que seul·es celles et ceux qui vivent la domi­na­tion ont le droit d’en par­ler. Et qu’ils doivent s’organiser poli­ti­que­ment de façon abso­lu­ment auto­nome de celles et ceux qui ne la vivent pas. Lorsqu’on adopte une pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle, jus­te­ment, on voit que c’est dif­fi­cile à tenir : cela a pour effet d’atomiser les luttes et d’empêcher toute conver­gence. A contra­rio, je pense qu’il faut mettre l’accent sur le fait que seule une infime par­tie de la popu­la­tion n’est domi­née d’aucune façon — c’est elle qui pos­sède le pou­voir poli­tique et éco­no­mique de déter­mi­ner les vies de toutes et tous les autres. Même si, actuel­le­ment, nous ne vivons pas les mêmes types de domi­na­tion, même si, ponc­tuel­le­ment, nos inté­rêts peuvent diver­ger, nous avons un inté­rêt maté­riel supé­rieur à nous unir pour ren­ver­ser les struc­tures de la socié­té et mettre en place une autre façon de vivre, de pro­duire, de repro­duire et de faire de la politique.

Au vu de l’hé­ri­tage théo­rique et poli­tique dans lequel vous vous ins­cri­vez, de quel œil voyez-vous le phé­no­mène de réha­bi­li­ta­tion des sor­cières dans le fémi­nisme occi­den­tal — avec la part « éso­té­rique » qu’il char­rie parfois ?

La spé­ci­fi­ci­té de la figure de la sor­cière, c’est qu’elle est par­ti­cu­liè­re­ment plas­tique. Elle peut être reven­di­quée comme un sym­bole fémi­niste large : la chasse aux sor­cières est un exemple his­to­rique de fémi­ni­cide de masse. Ou être appro­priée par dif­fé­rents cou­rants au sein même du fémi­nisme, qui en feront à chaque fois une lec­ture dif­fé­rente. C’est le propre des sym­boles. La sor­cière a pu être convo­quée par des black blocs fémi­nistes, nom­més « Witch Blocs », pen­dant la mobi­li­sa­tion contre la loi Travail. C’est le noir qui y est asso­cié, et sa conno­ta­tion fémi­niste, qui ont ren­du pos­sible cette appro­pria­tion. Théoriquement, c’est une figure que convoque aus­si bien Silvia Federici dans une lec­ture maté­ria­liste de l’avènement du capi­ta­lisme comme accu­mu­la­tion pri­mi­tive du corps des femmes dans Caliban et la sor­cière, que Starhawk, qui reven­dique sa part d’ésotérisme. Je pense donc que les signi­fi­ca­tions de la sor­cière ne sont pas figées et que c’est un sym­bole puis­sant et mobi­li­sa­teur qu’il ne faut pas hési­ter à convoquer.

[Rachel Levit Ruiz | rachellevit.com

Vous faites par­tie du Collectif fémi­nistes révo­lu­tion­naires, créé, jus­te­ment, dans l’élan de la mobi­li­sa­tion contre la loi Travail…

On a vou­lu faire un espace qui soit à la fois fémi­niste et mar­xiste. Un lieu de for­ma­tions, de débats, de luttes. Un espace bien­veillant où chacun·e puisse à la fois se for­mer col­lec­ti­ve­ment, expri­mer des désac­cords et mili­ter. Bien sûr, le fait de se défi­nir comme « révo­lu­tion­naires » crée de fait une déli­mi­ta­tion avec l’ensemble du mou­ve­ment fémi­niste. L’idée n’était pas for­cé­ment de faire le col­lec­tif le plus large pos­sible mais plu­tôt de défendre au sein du mou­ve­ment fémi­niste une cer­taine poli­tique et une cer­taine stra­té­gie. Pour mobi­li­ser, il nous semble plus appro­prié de déve­lop­per l’auto-organisation à une échelle locale et natio­nale : via des comi­tés de quar­tiers et sur les lieux de tra­vail, par exemple, comme au moment du MLAC dans les années 1970. Notre but est d’intervenir conjoin­te­ment dans le mou­ve­ment fémi­niste et dans le mou­ve­ment social au sens large, c’est-à-dire aus­si bien dans les mobi­li­sa­tions natio­nales qu’auprès du mou­ve­ment anti­ra­ciste ou du mou­ve­ment ouvrier — en défen­dant à chaque fois la conver­gence des luttes. Nous mili­tons acti­ve­ment au sein de la nou­velle vague du fémi­nisme : nous avons par exemple par­ti­ci­pé à des assem­blées géné­rales MeToo en 2017 et nous pous­sons à la créa­tion de comi­tés locaux pour la pré­pa­ra­tion de la grève fémi­niste pour le 8 mars. Nous sou­te­nons éga­le­ment les dif­fé­rents mou­ve­ments sociaux et y met­tons en avant les mots d’ordre et les reven­di­ca­tions fémi­nistes. Lors de la mobi­li­sa­tion des cheminot·es contre la casse de leur sta­tut, par exemple, nous sommes intervenu·es en sou­tien au tech­ni­centre du Landy à Saint-Denis ; en retour, ils et elles sont venu·es mani­fes­ter avec nous à la Marche des fier­tés qui a sui­vi. Plus récem­ment, nous sou­te­nons la grève des femmes de chambre de l’hôtel Ibis-Batignolles, dont nous par­lions, en lutte depuis plus d’un an.

Mais, au fait : si le fémi­nisme n’est pas un bloc uni­fié, comme vous l’a­vez mon­tré, pour­quoi avoir inti­tu­lé votre ouvrage… La Révolution fémi­niste ?

J’utilise le terme de « révo­lu­tion fémi­niste » de la même façon que je parle de « mou­ve­ment fémi­niste » au sin­gu­lier — tout en sachant très bien qu’il est tra­ver­sé par des cou­rants oppo­sés, qu’il existe une diver­si­té de fémi­nismes et que l’étiquette « fémi­niste » peut être appro­priée pour défendre des choses qui n’ont pas beau­coup à voir avec le fémi­nisme ! Parfois, il est bon d’avoir des termes plus abs­traits, donc au sin­gu­lier, qui per­mettent d’englober un ensemble d’espaces dif­fé­rents. Le mou­ve­ment fémi­niste est, à l’image du mou­ve­ment ouvrier, un terme qui per­met de res­sai­sir l’ensemble de l’espace social fémi­niste, en étant momen­ta­né­ment aveugle à sa diver­si­té consub­stan­tielle. La révo­lu­tion fémi­niste, c’est à la fois une période, celle qu’on est en train de vivre : la mon­tée d’un mou­ve­ment fémi­niste depuis plus d’un siècle, à l’échelle pla­né­taire, qui, comme une lame de fond, une vague, menace de tout ren­ver­ser sur son pas­sage. Et c’est aus­si une pro­messe. Celle qu’à un moment, une révo­lu­tion fémi­niste advien­dra. Mais j’espère avoir été suf­fi­sam­ment claire sur le fait que, dans ma concep­tion, si aucune révo­lu­tion ne peut adve­nir si elle n’est pas fémi­niste, inver­se­ment, aucune révo­lu­tion ne sera fémi­niste si elle ne ren­verse pas le capi­ta­lisme, le sys­tème des classes sociales et l’organisation raciste de la socié­té. Si elle ne met pas en place, éga­le­ment, une réor­ga­ni­sa­tion de la pro­duc­tion et de la reproduction.


Illustration de ban­nière : Rachel Levit Ruiz | rachellevit.com
Photographie de vignette : Louise Rocabert


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  1. « [Q]ui est à l’offensive aujourd’hui [en Amérique latine] ? Le mou­ve­ment fémi­niste tout d’abord, un des acteurs cen­traux de la lutte des classes au Chili, en Argentine, au Mexique. Qui a été capable de mettre deux mil­lions de per­sonnes dans la rue dans la der­nière période en Amérique latine ? Le mou­ve­ment fémi­niste chi­lien, argen­tin, pas la gauche révo­lu­tion­naire ! Ceux qui ont une vision stric­te­ment ouvrié­riste du chan­ge­ment social ne peuvent pas com­prendre l’Amérique latine ! »[]

REBONDS

☰ Lire notre abé­cé­daire de Clara Zetkin, sep­tembre 2020
☰ Lire notre article « Checker les pri­vi­lèges ou ren­ver­ser l’ordre ? », Kaoutar Harchi, juin 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Silvia Frederici : « Le fémi­nisme d’État est au ser­vice du déve­lop­pe­ment capi­ta­liste », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Maud Simonet : « Travail gra­tuit ou exploi­ta­tion ? », février 2019
☰ Lire notre entre­tien avec Emma : « Faire péter le patriar­cat en même temps que le capi­ta­lisme », avril 2018
☰ Lire notre entre­tien avec Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité », décembre 2017

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