Texte inédit | Ballast
Anjela Duval était paysanne. Le soir, après sa journée de travail dans les champs, elle devenait poète. Celle qui a quitté l’école à 12 ans s’est mise à écrire en breton dans les années 1960, une dizaine d’années après avoir repris la ferme familiale, à la mort de sa mère. La décennie suivante braque ses projecteurs sur la culture bretonne qui, dit-on, se renouvelle : comme d’autres, Anjela Duval passe à la télé, puis est passablement oubliée. C’est à elle que l’écrivaine Juliette Rousseau s’adresse dans ce texte, à écouter dans le podcast Les Parleuses. « La terre nous a taillées commune, complices », écrivait-elle déjà, mais à quelqu’un d’autre, dans La Vie têtue. Ç’aurait pu être à destination de la poète. Puis ailleurs, avec une pointe d’incertitude : « Faut-il remuer la terre tassée qui nous a faites ? » Sans doute, surtout si la glaise est mélangée de pourri. Dans ce portrait, Juliette Rousseau n’élude pas le côté sombre d’Anjela Duval, qui, à force d’exalter ses racines celtes et les lois de la nature, a fini par soutenir des positions réactionnaires.
Anjela, j’entends tes sabots claquer. La nuit tombe et tu reviens peut-être de l’étable ou des champs. La journée pèse lourd, endiguée dans la jupe et les bas de laine. C’est le corps bientôt déposé, devant l’âtre. Ici aussi il fait nuit, la maison est silencieuse. Sous la seule lumière allumée, je déroule doucement la reproduction du portrait d’un vieil homme sous les yeux d’un autre vieil homme, attentif. Mon père vient d’aller fermer aux poules, traversant le hameau pour la dernière fois de la journée. Du réveil au coucher il y trouve à faire, sillonnant ce même terrain depuis cinquante ans. Quand je me représente sa vie, je pense à ce mouvement continu, d’un bout à l’autre du village, un outil en main ou une beurouette devant lui, les épaules tombant peu à peu, sur ses lèvres le murmure de ce qu’il préfère garder pour lui-même. Taiseux par héritage.
Sur la photographie en noir et blanc, un vieil homme est assis sur des marches en pierre. Il a les jambes longues et menues, refermées pour accueillir le petit chien qui vient s’y lover. Derrière lui, une canne en bois sculpté repose contre un mur. Les déliés et la douceur de l’âge rendu à la vulnérabilité. Ses yeux se ferment sur un sourire tendre, sa tête penche légèrement vers l’arrière, comme pour un dernier départ. Une photographie de vieux breton. « Oh, des boutou coats ! », le visage de mon père se déplie tout à coup. Il se met à énumérer les sabots, le gilet, les culottes. « Tout », me dit-il joyeux, « je reconnais tout ». C’est fou Anjela, comme la mémoire soudaine de ce qui fut vivant avant d’être terrassé a quelque chose d’un premier soleil. Tout s’éclaire, y compris ce qu’on ne savait pas être dans l’ombre. Et dans cette lumière vive, deux mots comme des galets.
Des boutou coats, Anjela. Comme ceux que tu portes, sur les photos, et dans les quelques films où l’on t’aperçoit, à la fin de ta vie. Des boutou coats aussi, aux pieds de mon arrière grand-mère Rosalie, qui est de ta génération, celle qui a connu les deux guerres, puis la fin de la paysannerie, une troisième guerre sans nom ni mémoire. Elle effleure les rares photos de cette époque comme un silence ému, ses chevilles maigres flottant dans ses sabots. Des boutou coats encore et mes pieds d’enfant, sous lesquels on m’avait appris à mettre de la paille pour supporter la rigidité du bois. Des boutou coats, que mon père est incapable d’orthographier, suspendu aux mots des siens, dont il n’a pas appris à revendiquer la mémoire. Mais des boutou coats tout de même, qu’il prononce avec la tendresse que prend une langue qui se laisse être, malgré tout.
Je te regarde Anjela, mais je ne sais pas si je te vois. En filigrane, c’est Rosalie. Une vie de labeur, sans rien laisser derrière soi. Des silences, des interrogations. Une éraflure en héritage. Rosalie n’écrivait pas, ni ne lisait. Elle était pour ainsi dire analphabète, dépourvue d’alphabet. Mais pas toi Anjela. Toi, tu as écrit dès que tu en as eu l’occasion : libérée du poids de tes parents, rendue seule à ta ferme, tu t’es mise à écrire sans plus t’arrêter. Après ta journée de dix ou douze heures, quand tout était fait à la ferme, tu laissais deux heures au « papier ». Une paysanne poétesse, c’est presque une incongruité dans un monde qui s’en est tellement pris à l’autonomie des femmes et à la paysannerie. Comment t’es-tu extirpée, toi, de la bouche noire et brûlante qui a avalé toutes nos aïeules, pour nous accoucher au silence ?
Je t’observe, et je liste les conditions de l’échappée. L’éducation, d’abord. Une éducation primaire minimale, comme c’était le cas des enfants de ta condition au début du vingtième siècle. Et puis une certaine passion pour la lecture. Chez toi, on parle breton, mais à l’école, c’est le français qu’il faut apprendre à parler, à lire et à écrire. L’écriture te vient donc d’abord par une dépossession, un écartèlement, que tu travailleras à réparer par la suite, en lisant avec avidité toutes les publications en breton, puis en privilégiant d’écrire dans cette langue, que tu n’auras de cesse d’enrichir tout au long de ta vie. De la langue tu fais ton terrier, un aménagement perpétuel, le labeur d’une existence.
Mais ton salut, tu le dois aussi à la perspicacité qui t’a tenue loin du mariage, jusqu’à faire de toi une célibataire de condition. « J’aimais trop ma liberté et la terre », expliques-tu à Roger Laouenan, qui écrit ta biographie au début des années 1970. Les hommes, la plupart, sont des ivrognes qui ne t’inspirent que du mépris. Hors de question d’en laisser un revendiquer la possession de ce dont tu sais si bien t’occuper seule. La ferme dont tu hérites se transmet de mère en fille dans ta famille, et c’est tant mieux. Fille unique, tu t’es occupée de tes parents jusqu’à leur mort, à laquelle tu as aussi survécu, malgré tes craintes. Ta mère, qui est la dernière à partir, le fait pendant les moissons. Tu dis alors que la terre t’a sauvée, t’empêchant de sombrer tout à fait dans le deuil. Le blé te réclamait, tes bêtes devaient manger, la vie continuait, même dans l’absence terrible de ton dernier parent et la solitude qui s’ouvrait alors devant toi.
Enfin, et surtout, ton épine dorsale, c’est ta relation au lieu que tu habites, source de joies intarissables, et la volonté qui peu à peu te saisit d’en transmettre à tout prix l’essence. Ton amour des bêtes, que tu te dis incapable de tuer ou de voir mourir, ta connaissance des plantes autochtones et de leurs vertus médicinales, la contemplation qui te saisit en toute saison, alors que tu laboures ou que tu fauches, devant la beauté sans cesse renouvelée de tes terres.
Le 28 décembre 1971, la France te découvre à la télévision. André Voisin, qui présente alors sur la première chaîne une émission appelée « Les conteurs », est venu à ta rencontre, chez toi, dans ton hameau du Trégor. Pendant quarante minutes, on peut t’y voir et t’y entendre dispenser tes sagesses et ta poésie de paysanne bretonne. Tu y parles de tes champs comme des vers d’un poème, tu y défends la vie paysanne et ta langue, toutes deux maltraitées par la modernité et l’État français. Subjugués, les spectateurs et spectatrices tombent en amour pour ta pensée et ton mode de vie. Dans les semaines et les mois qui suivent, ils et elles t’écrivent et vont jusqu’à venir te rendre visite chez toi. Ce qui, rapidement, t’irrite. « Je me demande comment fait Brigitte Bardot », commentes-tu, facétieuse. Car tu ne cherches pas à ce qu’on t’admire, ce que tu voudrais, avant tout, c’est qu’on partage ton amour de la vie paysanne et ton refus de la voir disparaître. Il faut dire aussi que parmi celles et ceux qui te visitent il y a beaucoup d’étrangers comme tu les appelles, des français qui aiment à venir passer l’été en Bretagne, fervents consommateurs de folklore breton, dont tu pressens que tu commences déjà à faire partie.
Avec du recul, tu dis que tu n’aurais jamais consenti à parler devant « les engins des gars de la télévision » si tu avais su le chambardement que cela amènerait dans ta vie. Et tu précises : « si je le fais, ce n’est pas pour moi, croyez-le bien. Mais pour l’Emsav, pour faire connaître un tant soit peu la Bretagne et ses problèmes. Et aussi à cause des paysans. Nous avons été si méprisés, si dominés ! ». Voilà, Anjela, ce qui te mène. C’est d’abord par l’Emsav, le mouvement breton, auquel tu participes en publiant des poèmes dans les nombreux journaux en langue bretonne, que tu acquières une certaine notoriété. Les jeunes épris de leur patrie voient en toi la muse d’une Bretagne éternelle. Car tu es une fervente défenseuse de la Bretagne Libre, à cette époque où le FLB pose des bombes par dizaines, où le renouveau celtique bat son plein, et où le projet de faire de la Bretagne une grande région agricole au service de la France et du monde, et surtout au service du capitalisme, redéfinit partout les territoires, dans la plus grande violence.
Des vers ? — oui, j’en écris !
Mais il me déplait d’être sacrée barde !
Mon métier, de tous temps, a été de trancher les lombrics.
Et je parle à mes bêtes comme à des personnes…
Mon métier m’a toujours plu,
Comme l’eau plait au poisson.
Il est des choses cependant qui me déplaisent,
Et je me dois de le dire :
Il me déplait de voir les campagnes de mon pays
Retourner en friche, en refuge pour bêtes sauvages.
Il me déplait de voir les bâtiments de mon pays
Passer, pour une poignée de papier, entre les mains de l’étranger.
Je ne puis souffrir, d’aucune façon,
Que soient arasés sans pitié ni raison
Les talus de mon pays — cadre et armature des pays celtes,
Et que soient vendues à l’oppresseur goguenard
La force et la vie libre
De notre jeunesse accourant vers les villes.
Il me déplait de voir les anciens de mon pays
Pleurant leur peine perdue aux hospices de mort,
Et les pauvres mamans de mon pays
Parlant à leurs enfants la langue de l’oppresseur1
Anjela, sais-tu qu’aujourd’hui on trouve parfois, dans ces lieux javélisés où l’on confine la vieillesse, des personnes rendues à leur prime enfance par une maladie bien connue et qui, ne sachant plus parler que le breton, la langue maternelle déchue, n’ont plus personne avec qui converser dans leur entourage ? Tu es la poétesse d’un monde qui meurt, Anjela, et tu le sais. Tu écris dans ce même geste paysan qui consiste à mettre au travail pour nourrir, conserver, subsister. Les mots alignés comme autant de petits gestes quotidiens qui tiennent le fort d’une existence incorporée à son monde. La terre t’a sauvée autant qu’elle t’a tenue, et d’ailleurs, c’est toujours à partir d’elle que tu écris. Chez toi, les poèmes commencent à l’orée des champs, et lutter contre l’arasement du territoire, c’est d’une certaine manière en défendre le texte.
Je repense à Rosalie, mon aïeule analphabète et j’imagine qu’elle ne manquait pas du langage sans lettres et de la poésie sans écrits des paysans que tu t’es donné la charge de consigner, Anjela. À Roger Laouenan, tu décris la ferme de Traoñ-an-Dour, ses parcelles et leurs cultures, et c’est déjà un poème. Park loeiz : avoine ; Park al Leur : blé, pommes de terre, betteraves, trèfle violet de Bretagne ; Park kreiz : avoine ; Park ar C’hoad : foin terrien ; Park an traon : pâture ; Poullankoù bihan : foin terrien ; Poullankoù bras : foin terrien ; Lanneg vihan : foin terrien ; Park an Drilh : foin ; Ogel ar C’hoad : foin ; Poullankoù izelan : genêts ; al Lanneg : ajoncs ; ar C’hoad : bois à feu et bois d’œuvre ; Prad ar Poullankoù : herbe de fauche ; ar Poulloù kreiz : bosquet de saules ; Lanneg ar Pin : pins et châtaigniers et herbe de fauche ; Prad an ti : herbe de fauche ; Prad an Hent : herbe de fauche ; ar Veurjez : le verger avec arbres fruitiers, pommes, poires, noix, cerises, prunelles, coings, groseilles, cassis, framboises, nèfles.
Les parcelles n’ont plus de noms à présent, Anjela, leur cadence est monotone et réduite à une rotation menue. Chez moi : maïs, blé, colza, prairies pour les vaches. Encore que, le plus souvent, les vaches occupent l’espace réglementaire qui sépare les champs dans lesquels on a recours à des intrants et les ruisseaux, prétendant protéger ces derniers du poison. Une bande de quelques mètres de largeur, un corridor, le long duquel les vaches vont et viennent. Elles sont désormais des vaches-tampons, des vaches-buvards, sept cent kilos de chair tendre assignée au travail qui consiste à éponger les maux du monde. Et pour saisir tout à fait la partition du territoire, ajoutes‑y : camions, abattoirs, camions, laiteries, autoroutes, camions, parcs éoliens, ombrières photovoltaïques, méthaniseurs, camions. Entre tout cela Anjela, il faut respirer petit désormais, se glisser dans les failles et les fossés, pour se rappeler au monde qui fut le tien. Ma génération a grandi comme ça, entre les monstres, dans les interstices. Avec la ciguë et les parelles, mémoires obstinées des fossés.
Ainsi Anjela, quant tu montes sur tes talus pour empêcher les bulldozers de venir faire leur triste travail de démembrement, tu ne t’y trompes pas, c’est la poésie que tu défends avant tout car, tu n’auras de cesse de le dire, la poésie et la terre vont ensemble. De toi-même, tu dis que tu t’efforces d’être l’interprète de la terre, qui est pour toi comme un grand livre, dont chaque jour est une nouvelle page. Tu devrais les voir aujourd’hui Anjela, la plupart de ceux qui sont restés accrochés à la terre : la poésie leur manque à en crever. C’est peut-être là l’un des symptômes de la grande dégringolade du monde : la rupture entre la poésie et les travailleurs et travailleuses, une dépossession. Les mains qui manipulent la terre ou la merde pour la plupart n’écrivent pas. Les langues ne chantent plus, ne racontent plus. Ce qui se transmettait par les contes et les légendes a disparu. Et, les mots comme ils sont articulés aujourd’hui, à l’extrême opposé de ces endroits où l’on produit le monde en silence et dans l’agonie, manquent cruellement du savoir de subsistance et de soin que la terre enseigne. Ils sont sans responsabilité désormais.
Tu as vu les changements se faire, tu les as pointés du doigt dans tes textes, les as affrontés avec tes outils : les mots et la faux. Tu avais bien compris la mécanique de la dette, et ce qu’elle engendrerait pour les paysans, qui n’ont eu d’autre choix que s’endetter pour acquérir les machines désormais nécessaires aux champs monumentaux qui naissaient sur les cadavres des petites parcelles. Tu avais aussi compris que cette prédation aggravée de la terre n’était pas de bonne augure, tu rappelais à qui voulait l’entendre qu’il ne fallait surtout pas trop lui prendre. Qu’il fallait continuer à vivre avec elle, et que si la vie de paysan était dure, elle était généreuse aussi, comme la terre. Tu disais que « celui qui se voue totalement aux machines se rend esclave ». Je te crois Anjela. De ce point de vue, un monde, plusieurs, nous séparent toi et moi. Moi qui passe le plus clair de mon temps les yeux rivés à un écran, moi qui soulève des poids pour réveiller mon corps à ses capacités et qui glose sur les petits pois ou les fèves que j’arrive maladroitement à faire pousser, mais qui ne suffiront jamais à nourrir les miennes.
Je me sens moi aussi comme une dépossédée : je n’ai pas hérité des savoirs et des pratiques de l’autonomie paysanne, mais j’en ai conservé la conscience. C’est avec elle que j’écris. Chez moi, on a souvent raconté l’histoire d’Eugène, le mari de Rosalie. Celui-ci lui a survécu pendant quinze ans. Quinze années qu’il a passé seul à la ferme, en compagnie de ses bêtes, refusant d’aller vivre chez ses filles ou pire, dans un hospice. Il a continué à tout faire lui-même, le corps déclinant, avec ses quelques bêtes et ses quelques hectares. Tout, plutôt que céder cette autonomie-là, celle qui consiste à produire soi-même les conditions de son existence. Il a fini malheureux cependant, témoin d’un monde à l’agonie, esseulé, et sans les mots pour le dire. De lui nous restent quelques lettres peu disertes, adressées à ma grand-mère, à la calligraphie maladroite et semée de fautes. Le monde les voyait disparaître en se frottant les mains et jusqu’à l’absence de l’écriture chez eux, dans une société qui en a fait un des instruments du pouvoir, leur signifiait que leurs vies ne méritaient pas d’être transmises. Je n’ai pas conservé l’autonomie, mais je porte la marque de son absence, elle a un goût ferrugineux, celui de la honte, qui imbibe jusqu’à l’écriture, surtout l’écriture.
Aujourd’hui, il est communément accepté que vos vies paysannes étaient dures, trop dures. Que la modernisation nous en a délivré·es. On n’a pas les mots pour nommer ce à quoi il a fallu renoncer en chemin : l’autonomie, et la poésie. Dame non, on n’y pense pas, ça vaut mieux. Pourtant, je crois que c’est ce qui a été le plus dur à vous arracher. Toi, Anjela, tu es le témoin de la génération de la rupture, celle à laquelle le fil, longtemps rogné, se rompt définitivement. Mais le travail de sape commence bien avant.
Si j’écris à l’ombre de ma lampe
Des vers maladroits et creux
Avec ce petit outil mal assuré dans ma main lasse
Si j’écris le soir au dos d’enveloppes
Des poèmes humbles : camelote
Où l’on ne trouve que des fleurs sauvages…
Et quelques miettes d’amour.
Car tout cela je le fais pour ceux que j’aime.
Mais j’écris, moi, d’autres poèmes
Et ce n’est pas à l’ombre de ma lampe
Mais à la lumière du soleil
Ce n’est pas au dos d’enveloppes
Mais sur la poitrine nue de Celui que j’aime
Sur la peau nue du Pays que j’aime
Ce n’est pas avec un outil que j’écris
Mais avec des instruments d’acier.
— Je ne parle pas de lance ou d’épée
Mes instruments sont de paix et de culture.
Je n’écris pas des vers de douze pieds
En comptant sur mes doigts
Mais de douze fois douze enjambées… et plus.
Mes vers, je les écris avec l’acier tranchant de ma faux
Andain après andain dans les cheveux blonds de mon Pays
Le soleil en fait des poèmes aromatiques
Que mes vaches ruminent pendant les nuits d’hiver
Mes vers je les écris avec le soc de la charrue
Dans la chair vivante de ma Bretagne, sillon après sillon,
— J’y dissimule des graines d’or -
Le printemps en fera des poèmes :
Mers d’émeraude ondulant dans la brise
L’été en fera des étangs d’épis
Le vent d’août les mettra en musique
Et le chœur de la batteuse me chantera
Les journées ardentes du huitième mois
Les journées de peine de poussière de sueur.
Mes poèmes sacrés et… méprisés2 !
La poésie, chez toi, est un travail physique, une collaboration avec la terre et les saisons. Trancheuse de lombric, je me rappelle tes vers la fourche à la main, les lombrics grouillant dans le fumier mûr, prêt à amender le futur champ de patates. Ma maladresse avec les outils m’irrite, nulle délicatesse du langage ne saurait la compenser. Pire, je crois que les heures passées à affiner ce dernier alourdissent encore la conscience de ma propre vanité. Écrire des livres n’a jamais nourri personne, voilà la vérité première. Comme beaucoup d’autres à la campagne, Anjela, tu donnes au labeur, à l’effort, une valeur supérieure. Dans l’un de tes poèmes, tu t’en prends à un ivrogne imaginaire, qui, passant sa vie à boire plutôt qu’à travailler, peut néanmoins être pris en charge par la santé publique quand il en a besoin. Tu l’opposes au paysan vertueux, qui se tue à la tâche et ne demande rien à l’État français, qui lui prend tout en retour. Si tu savais comme ce discours m’est familier. Un vrai discours de chouan. Des valeurs paysannes qui nous sont restées, certaines font aussi le lit de notre aliénation. Ici, le mépris pour les « bons à rien », les chômeurs et autres fainéants est immense. On n’aime pas tellement non plus les gratte-papiers, les « macheurs de bâve », ceux de Paris ou de Bruxelles, ceux de la ville, qui ne savent rien faire de leur dix doigts. Et si jamais tu élèves la voix, on se dépêchera de t’intimer au silence par un « retournes dont bosser ! ».
De l’exaltation du labeur à celle des racines, de la détestation des fainéants à celle des étrangers, il n’y a qu’un pas et il est vite franchi. Alors venons-en à ce qui fait mal Anjela. Dans tes mots, je retrouve une partie de ce qui nous dévore, notre fond bilieux. Tu pensais que notre salut résidait dans la pureté de nos racines et le maintien d’une foi absolue. Que le passé, le grand passé des Celtes, contenait toute la sagesse à laquelle nous devions nous tenir. Qu’importe qu’il fut le fruit d’un fantasme racialiste propre au XXe siècle. Feiz a Breizh Anjela, Foi et Bretagne, d’après le nom du journal de l’abbé Perrot, que tu aimes d’ailleurs à citer. L’abbé Perrot, issu comme toi d’une famille de paysan, prêtre catholique et fervent partisan de la cause bretonne, dans son versant collaborationniste et profondément antisémite. Dès 1940, dans cette publication que tu dis lire avec assiduité, il y rappelle d’ailleurs que la Bretagne, sous l’impulsion de Jean Le Roux, fut la première en France à expulser les Juifs, en 1240, et il en réaffirme la législation attenante, selon laquelle « nul ne doit être accusé ou trainé en justice pour les Juifs tués ». L’abbé Perrot prend les jeunes des Bagadoù Stourm, la milice du Parti National Breton, sous son aile. Il dénonce et incite à la délation, s’en prend aussi aux communistes et résistants bretons, lesquels finiront par l’assassiner, en 1943. Mais son héritage perdure, dès l’année de sa mort se crée la Bezenn Perrot, une unité de combat bretonne qui rejoint les nazis.
Qu’avons-nous fait de tout cela quand, à la fin des années 1960, tu cites l’abbé Perrot, Anjela ? Qu’avons-nous fait de notre histoire ? Comme partout ailleurs, ses aspects les plus honteux sont déjà recouverts d’une bonne dose de merde, sous laquelle on espère les voir se désagréger, quand en réalité, on en nourrit les ferments. Ce sont eux qui poussent à nouveau sous la forme de croix gammées et de croix celtiques peintes ici et là, de lieux d’accueil de réfugié·es empêchés d’ouvrir ou encore d’un tract, récemment distribué dans les boites aux lettres centre-bretonnes et qui assène : « Homme blanc, tu en as assez de voir les Juifs détruire ton pays par l’immigration, la dégénérescence pédo-LGBT et la guerre ? ».
Faut-il s’en étonner ? C’est toujours la même affaire, partout où l’on exalte les racines, on opprime celles et ceux à qui l’on considère qu’elles font défaut. Celles et ceux dont on considère qu’ielles appartiennent à un ailleurs, et qu’il s’agira de renvoyer là-bas, ou celles et ceux dont on considère qu’ielles n’appartiennent à nulle part, dont il s’agira alors de débarrasser le monde pour le purifier. Mais d’autres histoires ont survécu. Je pense à tout ce qui suinte entres les lignes du Gwenn-Ha-Du, le drapeau breton, et je regarde la beuluette, mon enfant-étincelle, danser sur l’herbe devant la maison. Cette dernière recouvre ce qui fut longtemps une cour de battage. On n’y peut rien planter dont les racines demanderaient à creuser plus profond, elles auraient tôt fait de mordre les cailloux. Habillée d’une robe de fée, l’enfant joue à transporter des bouteilles de cidre dans son tracteur à pédales. Les racines de ses aïeux et aïeules ont été empêchées de creuser la plupart des terres qu’elles ont foulées. Elles se sont construites autrement, dans l’exil, malgré les persécutions, en Lituanie, au Portugal, au Maroc, en Égypte. Petite fille juive et bretonne, n’en déplaise à la soi-disant pureté de tes racines celtes Anjela. Autant d’identités avec lesquelles elle rentre peu à peu en relation.
« Mais si on est Bretonnes maman, pourquoi tu ne parles pas breton ? » m’a‑t-elle demandé récemment alors que je lui parlais de toi. Me voilà embarquée dans une explication sur les langues et l’identité. C’est que moi, tu vois Anjela, je ne suis pas une Bretonne de ta langue. Je suis de l’autre, le gallo, la langue bâtarde, mêlée de français et de latin, deux langues d’oppresseur qui fécondent un curieux baratin de benêts, une litanie de ploucs qui n’inspirent aucune fierté, pas même celle de la résistance à la domination. C’est peut-être pourquoi ton exaltation des racines celtes me laisse de marbre.
C’est peut-être aussi parce que, bien que vous ayez vécu des vies similaires, à la même période et dans des lieux peu éloignés, mes aïeux se sont tenus loin des fantasmes nationalistes. Communiste, bouffeur de curé, mon arrière-grand-père ne s’est jamais senti concerné par la grandeur de la Bretagne. Ni par celle de la France, pour laquelle il avait connu les tranchées en 14–18, constituant, avec le reste des Bretons mobilisés, un des contingents les plus tués. D’eux, l’adjudant et historien Marc Bloch, futur résistant, dit qu’ils font de bien piètres soldats, incapables de se comprendre les uns les autres tant leurs dialectes diffèrent. « Doux et résigné[s], on eût dit qu’il[s] vivai[en]t en dehors de notre monde », écrit-il. Inapte à la guerre, mon aïeul en est revenu amer, et quand celle-ci a de nouveau frappé à leur porte, en 1940, il a eu tôt fait de choisir son camp en accueillant les fuyards du STO et en ravitaillant le maquis le plus proche, qu’avaient constitué ses neveux.
Je n’aime pas les histoires de héros. Elles servent trop les prises de pouvoir, dépossédant les puissances collectives. Je crois au sens d’une vie pleinement responsable du lieu qu’elle habite, en réciprocité avec tout ce qui le compose. Mais les paysans et les paysannes, quoiqu’ils et elles aiment à en penser, ne sont pas imperméables aux affres du monde. Il n’y a de pureté ni dans les racines ni dans l’héritage paysan, Anjela. Tu as défendu la paysannerie et l’essence de la race celte, nous avons perdu la paysannerie et gardé les fantasmes racialistes. Ce sont mêmes eux qui, finalement, ont permis d’achever le monde qui était le tien et auquel tu as donné ta vie. Dès la prise en main de la modernisation du modèle agricole par la vieille noblesse bretonne, laquelle adhère pleinement au projet pétainiste. C’est depuis la Bretagne que se posent les bases de la politique agricole de Vichy, le gouvernement collaborationniste offrant en retour une première loi sur l’uniformisation du breton.
Bien des années plus tard, alors que les mastodontes de l’agro-industrie bretonne que sont Intermarché ou Leclerc commencent à s’imposer sur tous les territoires, tandis que le remembrement déroule son implacable rouleau, c’est encore cette période qui leur donne sa bénédiction. En janvier 1976, une lettre du Syndicat de Défense et de Promotion paysanne au ministre de l’Agriculture le rappelle : « Ce remembrement rural, autoritaire et dévastateur, se fait de force, contre la majorité des cultivateurs de la commune. Imposé par la Direction Départementale de l’Agriculture qui se réfère à la loi du 9 mars 1941, datant de l’occupation nazie, ce remembrement antidémocratique détruit non seulement nos fermes, mais aussi les gens qui y vivent et ne peuvent être que révoltés devant les injustices et destructions de toutes sortes commises par l’Administration qui, elle, touche des pourcentages ou rémunérations accessoires sur tous ces travaux. » La fabrication d’une identité unifiée et fantasmée, à laquelle a travaillé une partie du mouvement breton, est allée de pair avec la disparition des formes de vie ancrées, multiples et indisciplinées, qui faisaient les cultures paysannes bretonnes.
Comment appartient-on, Anjela ? Sommes-nous seulement défini·es par un rapport d’héritage du passé, et de nos aïeux ? Selon la Halakha — la loi juive, on hérite de la judéité par la mère. Voilà sans doute une loi que tu ne contredirais pas, toi qui as hérité de ta ferme, la colonne vertébrale de ton existence, par ta propre mère. Mais ce que la menace de la disparition, comme le joug de la domination, mettent en mouvement, c’est aussi l’hypothèse du futur, sa nécessité. Qui mieux que toi le savais, lorsque tu grimpais sur tes talus, faux à la main, pour empêcher les bulldozers de se livrer à leur sinistre travail d’arasement ? Nous sommes autant agis par les impératifs du passé que par ceux de l’avenir. Notre responsabilité se joue à l’endroit de leur rencontre, et dans les lieux que nous habitons. A fortiori dans un monde à l’agonie, où notre survie dépendra de notre façon d’habiter et d’appartenir. De ma fille, j’hérite donc de la judéité, parce que son existence d’enfant juive sur une terre bretonne n’est pas et ne sera jamais négociable.
Récemment, pour l’anniversaire de sa création, un magazine breton mettait en couverture un enfant métis vêtu d’un habit traditionnel et portant un Gwenn-Ha-Du. La parution du magazine a été suivie d’une avalanche d’insultes et de menaces, les héritiers de l’abbé Perrot croyant toujours pouvoir revendiquer un quelconque droit sur l’identité bretonne. Y réagissant, le rédacteur en chef du magazine, Gaël Briand, affirmait qu’être breton, c’est avant tout un sentiment d’appartenance, pas une affaire de sang. Cette explication me permet de penser un rapport à la terre qui ne s’inscrive pas dans une revendication des racines. Les traditions se fichent du sang, ça j’en suis convaincue. Pour l’historien Fransez Favereau, en Bretagne « le sentiment d’appartenance se réfère d’abord à l’attachement à un lieu, avant d’être une référence à une culture, une histoire, une ethnicité, une langue ». On peut alors se demander qui habite le lieu, et comment prendre soin, ensemble, de notre milieu de vie : à l’inclusion de tout ce, de toutes celles et ceux, qui le partagent.
Le feu sans doute a délaissé sa cible rouge
L’eau sa robe de couleur du temps
S’embrassant sous la terre dure
Ils se sont fécondés en se battant
Pour qu’éclate de la lumière terne
Un fils adultérin dans le ciel du printemps
Corps couvert de nuages virils comme un mont
Trou fait par l’oiseau par où s’ouvre le souffle
L’été souffle dans ses énormes poumons
Le grand soleil brise mille nuits en mille morceaux
Folle de lunes bleues, d’étoiles noires
Dans ses bas-fonds, visage coupé en deux
Le bleu du ciel dans la torpeur du lac
Où jouent une source et son murmure
Dans ces grottes de vie de ressac silencieux
Avec un rêve liquide qui ressuscite les cimes.
Lui couronné de paix et de verdure
Lui, bonheur d’oiseaux, lui blanc de fleurs
Lui nourri de colère et fort de cahots
Tant que dure en lui le combat des éléments
Le tronc rude dans le pic de sa cime
Dresse ses nœuds, ses fourches, ses torsions
Qui en poussant de cassure en cassure
Reste victorieux, ingénieux édifice
Pour que dorme dans l’automne de sa couleur
Le feu qui le constitue, semblable à celui
De l’homme qui saigne et du soleil qui meurt3.
Nous ne sommes propriétaires de rien, nous avons seulement l’usage des lieux qui sont les nôtres. Comme tu avais le tien de la ferme où tu as vécu toute ta vie Anjela. Que tu fusses Bretonne depuis des générations n’y changeait rien, quoique tu aies pu en penser. C’est ta capacité à prendre soin du lieu, à écouter la terre, à honorer tout ce qui l’habite, qui te donne toute ta légitimité et ta puissance. C’est là qu’est la poésie. De toi et du passé, je voudrais apprendre l’amour de la terre et les gestes qui lui sont nécessaires. Ce qui rend toujours le nom « breton » désirable, lui donne sa qualité d’âtre accueillant. De ma fille et du futur hypothétique que j’aimerais lui donner, je veux apprendre à tisser les mots d’une poésie-habitacle, d’un monde partagé où les racines sont ce qui vient de nos possibilités d’habiter pleinement les lieux qui sont les nôtres à partir de la multitude des héritages qui les composent. Une poésie de parelle, de fleur des fossés, aux racines profondes et aux fleurs fécondes, à l’existence sans cesse renouvelée, irruptive. Envers et contre tout, là où naît l’amour, à l’opposé de ce qui prétend nous administrer, nous trier, nous ordonner.
Ce texte a initialement été enregistré pour le compte du podcast Les parleuses, un projet à l’initiative de l’association Littérature, etc. Pour en finir avec une histoire de la littérature sexiste qui nuit à la littérature elle-même, chaque séance invite un·e auteurice contemporaine à parler d’une autrice historique.
Photographies : Loez
- Anjela Duval, « Dismantroù breizh », dans Roger Laouenan, Anjela Duval, Nature et Bretagne, Quimper, 1974, p. 135.[↩]
- Anjela Duval, Paol Keineg (trad.), « Poèmes de nuit, poèmes de jour », dans Quatre poires, Peder berenn, éd. Coop Breizh, Spézet, 2021, p. 94.[↩]
- Anjela Duval, Paol Keineg (trad.), « Le combat des éléments », dans Quatre poires, Peder berenn, éd. Coop Breizh, Spézet, 2021, p. 92.[↩]
REBONDS
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