Un syndicat chez Amazon : comment la gauche doit s’ancrer dans le monde du travail


Traduction d’un texte de Jacobin pour Ballast

Fin mars der­nier, les tra­vailleurs et les tra­vailleuses d’un entre­pôt Amazon se pro­non­çaient, à New York, pour ou contre leur rat­ta­che­ment à une orga­ni­sa­tion syn­di­cale. Le ver­dict, favo­rable, a été ren­du public le 1er avril : une pre­mière au sein de l’en­tre­prise de com­merce en ligne, qui n’a pas man­qué de faire part de sa « décep­tion ». Ladite orga­ni­sa­tion — l’ALU — avait vu le jour un an plus tôt, en pleine pan­dé­mie. Le suc­cès de cette cam­pagne syn­di­cale montre de quelle façon la gauche anti­ca­pi­ta­liste pour­rait par­ve­nir à construire un pou­voir populaire de masse : en s’an­crant bien davan­tage sur les lieux de tra­vail. C’est ce qu’avancent les trois auteurs de cet article que nous tra­dui­sons, Costas Lapavitsas, Madhav Ramachandran et Yannis Bougiatiotis. « Le tra­vail sala­rié reste le fon­de­ment de la socié­té capi­ta­liste. La régé­né­ra­tion de la gauche doit être basée sur le ren­for­ce­ment de liens qui se sont effi­lo­chés avec la classe ouvrière. » Une réflexion à mener, pour­suivent-ils, aux États-Unis comme ailleurs.


Devant les bureaux du National Labor Relations Board, à Brooklyn, les poings des diri­geants de l’Amazon Labor Union (ALU) se sont levés pour célé­brer la vic­toire : Amazon, deuxième plus grand employeur pri­vé des États-Unis, a enfin vu la créa­tion de son tout pre­mier syn­di­cat amé­ri­cain en vingt-sept ans d’ac­ti­vi­té. Cet évé­ne­ment capi­tal oblige à por­ter un nou­veau regard sur le mou­ve­ment ouvrier et sur ses rela­tions avec la gauche, aux États-Unis comme ailleurs. Les obs­tacles entra­vant ces rela­tions ne sont pas nou­veaux, il est vrai. L’essor rapide du mou­ve­ment syn­di­cal après-guerre a été vio­lem­ment com­bat­tu par l’État et la classe capi­ta­liste. La loi Taft-Hartley1 de 1947 et la Peur rouge ont déclen­ché une féroce chasse aux sor­cières contre la gauche, en par­ti­cu­lier les com­mu­nistes, qui ont ensuite été évin­cés des syndicats.

« Cet évé­ne­ment capi­tal oblige à por­ter un nou­veau regard sur le mou­ve­ment ouvrier et sur ses rela­tions avec la gauche, aux États-Unis comme ailleurs. »

Le capi­ta­lisme néo­li­bé­ral a éga­le­ment modi­fié les contours du mou­ve­ment ouvrier. Les indus­tries tra­di­tion­nelles ont décli­né, le sec­teur des ser­vices s’est déve­lop­pé et l’emploi est deve­nu par­ti­cu­liè­re­ment pré­caire. La syn­di­ca­li­sa­tion a reçu un coup dur. En 1980, l’af­fi­lia­tion syn­di­cale totale repré­sen­tait envi­ron 23 % de la main-d’œuvre, avec plus de 20 mil­lions de tra­vailleurs syn­di­qués. En 2021, le taux de syn­di­ca­li­sa­tion a atteint le niveau his­to­ri­que­ment bas de 10,3 % de la popu­la­tion active. Les chiffres sont encore pires chez les jeunes tra­vailleurs âgés de 16 à 24 ans, où le taux de syn­di­ca­li­sa­tion dépasse à peine 4 %. La pan­dé­mie a exa­cer­bé ces ten­dances : le nombre de tra­vailleurs syn­di­qués a dimi­nué de 240 000 entre 2020 et 2021. Cependant, même si le néo­li­bé­ra­lisme a affai­bli l’or­ga­ni­sa­tion des tra­vailleurs, ni le mou­ve­ment syn­di­cal ni la gauche ne sont prêts à lais­ser la classe capi­ta­liste avoir le der­nier mot. La vic­toire des tra­vailleurs d’Amazon s’est appuyée sur la pré­sence active de mili­tants de gauche tout au long de la lutte. Ces mili­tants, héri­tiers de la longue expé­rience his­to­rique du syn­di­ca­lisme indé­pen­dant, ont contri­bué de manière déci­sive à l’or­ga­ni­sa­tion effi­cace des tra­vailleurs novices dans les luttes syn­di­cales. Au fur et à mesure et tout au long de la lutte jus­qu’à la créa­tion du syn­di­cat, les tra­vailleurs d’Amazon n’ont ces­sé de se radicaliser.

Aujourd’hui, de nou­velles voies s’offrent au mou­ve­ment syn­di­cal et à la gauche éta­su­niens. Le faible taux de chô­mage et la forte insa­tis­fac­tion des tra­vailleurs vis-à-vis de leur emploi incitent davan­tage encore à l’op­ti­misme. L’opinion publique est de plus en plus favo­rable aux syn­di­cats, et de nom­breux efforts pour créer une orga­ni­sa­tion syn­di­cale ont été cou­ron­nés de suc­cès, notam­ment chez Starbucks. Brett, l’un des diri­geants de l’ALU, affirme : « Si vous pou­vez syn­di­quer Amazon, alors vous pou­vez le faire par­tout. Tout le pou­voir revient donc à la classe ouvrière. C’est une énorme vic­toire pour le mou­ve­ment ouvrier, pour les tra­vailleurs qui se syn­diquent sur leur propre lieu de tra­vail, qui s’or­ga­nisent et qui rendent le pou­voir aux mains des tra­vailleurs. » La créa­tion de l’ALU repré­sente une chance his­to­rique pour les tra­vailleurs de s’or­ga­ni­ser et de ten­ter de réta­blir l’é­qui­libre avec le capi­tal. C’est aus­si une oppor­tu­ni­té pour la gauche de se connec­ter avec la nou­velle classe ouvrière qui émerge après des décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme, d’in­di­vi­dua­lisme ram­pant et de l’im­pla­cable évo­lu­tion tech­no­lo­gique cau­sée par le capitalisme.

[Entrepôt Amazon JFK8, New York | Chang W. Lee | The New York Times]

Amazon et la pandémie

La crise éco­no­mique engen­drée par la pan­dé­mie a été lucra­tive pour les entre­prises tech­no­lo­giques, notam­ment les « Big Five » — Apple, Microsoft, Alphabet (Google), Amazon et Meta (Facebook). La prin­ci­pale rai­son est évi­dente : les ser­vices de livrai­son et ceux qui faci­litent le tra­vail à dis­tance ont connu un véri­table boom. Aucune n’en a pro­fi­té davan­tage qu’Amazon, étroi­te­ment liée à l’ac­cu­mu­la­tion pro­duc­tive en rai­son de son rôle cru­cial dans le sec­teur de la dis­tri­bu­tion. Les autres grandes entre­prises tech­no­lo­giques fonc­tionnent un peu à l’é­cart du reste de la pro­duc­tion, dans une sphère à part qui n’est pas encore aus­si cru­ciale pour l’é­co­no­mie glo­bale qu’on l’i­ma­gine sou­vent. Selon son rap­port de résul­tats pour 2021, Amazon a réa­li­sé 33,4 mil­liards de dol­lars de béné­fices l’an­née der­nière, contre 11,6 mil­liards en 2019. Son pré­sident exé­cu­tif, Jeff Bezos, a aug­men­té sa valeur finan­cière nette pen­dant la pan­dé­mie d’en­vi­ron 80 mil­liards de dol­lars — pour atteindre 193 mil­liards de dol­lars en 2022.

« Amazon est en passe de deve­nir une puis­sance dic­tant non seule­ment les condi­tions mon­diales de la dis­tri­bu­tion, mais aus­si le déve­lop­pe­ment des ser­vices numériques. »

La Big Tech a éga­le­ment énor­mé­ment pro­fi­té de la pour­suite de l’as­sou­plis­se­ment quan­ti­ta­tif pra­ti­qué par les banques cen­trales, qui a conduit les taux d’in­té­rêt à un niveau proche de zéro et a par consé­quent créé une bulle bour­sière. L’augmentation de la capi­ta­li­sa­tion bour­sière des entre­prises (tableau 1) est révé­la­trice, même si une grande par­tie de cette valeur est évi­dem­ment du capi­tal fic­tif qui n’existe que sous forme de plus-values latentes. Même si une par­tie de cette crois­sance dis­pa­raît au fur et à mesure de l’a­jus­te­ment des mar­chés bour­siers, il ne fait aucun doute que les Big Five ont été les gagnants incon­tes­tés de l’assouplissement.

COMPAGNIE

2019

2022

APPLE

1.287

2.844

MICROSOFT

1.200

2.319

ALPHABET

0.921

1.856

AMAZON

0.920

1.664

META

0.585

0.643

[Évolution de la capi­ta­li­sa­tion bour­sière des Big Five ($Tr), avril 2019–2022]

La crois­sance de la capi­ta­li­sa­tion, en outre, reflète l’ef­fort sou­te­nu des entre­prises de Big Tech pour se déve­lop­per sur les mar­chés du cloud com­pu­ting [accès à des ser­vices infor­ma­tiques via Internet à par­tir d’un four­nis­seur, ndlr] et de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle qui sous-tendent l’é­vo­lu­tion tech­no­lo­gique aujourd’­hui, après avoir pros­pé­ré durant la pan­dé­mie. En 2020–2021, les Big Tech ont cher­ché à acqué­rir de plus en plus de start-ups d’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Leur démarche agres­sive a remo­de­lé la gig eco­no­my [éco­no­mie du micro-entre­preu­na­riat sur le modèle d’Uber, Deliveroo, etc., ndlr] et les contours de l’ac­cu­mu­la­tion dans l’en­semble de l’é­co­no­mie. Amazon Web Services (AWS), la branche de ser­vices web d’Amazon, est en tête du mar­ché des inves­tis­se­ments et de pres­ta­tions de ser­vices. AWS a rapi­de­ment élar­gi sa clien­tèle et s’est déve­lop­pée tant sur le plan géo­gra­phique que sec­to­riel. Malgré la concur­rence des géants chi­nois — sur­tout Alibaba —, AWS domine même la région Asie-Pacifique. Ces tech­no­lo­gies néces­sitent d’é­normes inves­tis­se­ments. On estime que les dépenses en ser­vices de cloud public sont pas­sées de 313 mil­liards de dol­lars en 2020 à 396 mil­liards de dol­lars en 2021, et qu’elles attein­dront 482 mil­liards de dol­lars en 2022. D’ici 2026, les dépenses en ser­vices de cloud devraient repré­sen­ter envi­ron la moi­tié des dépenses infor­ma­tiques des entre­prises de tech­no­lo­gie de l’in­for­ma­tion. En bref, Amazon, une entre­prise géante ini­tia­le­ment axée sur le com­merce numé­rique, est en passe de deve­nir une puis­sance dic­tant non seule­ment les condi­tions mon­diales de la dis­tri­bu­tion, mais aus­si le déve­lop­pe­ment des ser­vices numé­riques et plus lar­ge­ment les inves­tis­se­ments dans les tech­no­lo­gies de pointe.

[Une salariée de l'entrepôt Amazon JFK8, à New York | DeSean McClinton-Holland | The New York Times]

Le modèle de travail d’Amazon

Pour les tra­vailleurs, l’es­sor du numé­rique équi­vaut à inten­si­fi­ca­tion du tra­vail et allon­ge­ment de la jour­née ouvrée. Les nou­velles tech­no­lo­gies aug­mentent éga­le­ment l’in­sé­cu­ri­té de l’emploi, ren­dant ce der­nier encore plus pré­caire. Surtout, les nou­velles tech­no­lo­gies pour­raient inten­si­fier la concur­rence dans l’é­co­no­mie mon­diale, ce qui aggra­ve­rait encore les condi­tions de tra­vail. Les condi­tions de tra­vail chez Amazon illus­trent par­fai­te­ment ces ten­dances. L’ascension ver­ti­gi­neuse de l’en­tre­prise lui a per­mis d’é­tendre sa main-d’œuvre à plus de 1,6 mil­lion de per­sonnes dans le monde. Pour les gérer, Amazon met en œuvre de manière agres­sive les nou­velles tech­no­lo­gies qu’elle déve­loppe simul­ta­né­ment, dic­tant les condi­tions de tra­vail des prin­ci­pales indus­tries pour les années à venir. Une grande par­tie de l’aug­men­ta­tion de la main-d’œuvre d’Amazon cor­res­pond à des tra­vailleurs sai­son­niers, employés pour répondre aux pres­sions crois­santes de la demande. Ils sont confron­tés à une pré­ca­ri­té d’emploi aiguë car ils sont faci­le­ment rem­pla­çables lorsque la demande de ser­vices d’Amazon fluc­tue à la baisse. Les entre­pôts d’Amazon ont récem­ment connu un taux de rota­tion incroyable, avec plus de 100 % de leur per­son­nel par an.

« Des docu­ments ren­dus publics attestent qu’Amazon sait per­ti­nem­ment que ses tra­vailleurs doivent uri­ner dans des bou­teilles pour évi­ter d’être licen­ciés pour avoir pris une pause. »

Les condi­tions de tra­vail dans les entre­pôts d’Amazon sont dégra­dantes, qua­si inhu­maines. Amazon déploie un sys­tème d’a­larme de sur­veillance de ses entre­pôts et de ses ser­vices de livrai­son basé sur l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle. Dans les entre­pôts, tout man­que­ment au rythme de tra­vail et à la réa­li­sa­tion des objec­tifs quo­ti­diens entraîne des mesures dis­ci­pli­naires pour « impro­duc­ti­vi­té ». Des docu­ments ren­dus publics attestent qu’Amazon sait per­ti­nem­ment que ses tra­vailleurs doivent uri­ner dans des bou­teilles pour évi­ter d’être licen­ciés pour avoir pris une pause. Autres exemples : le vol des pour­boires reçus par ses livreurs, ain­si que la dis­si­mu­la­tion du fait que ses usines « auto­ma­ti­sées » peuvent s’a­vé­rer des pièges mor­tels pour les employés. La situa­tion s’est consi­dé­ra­ble­ment aggra­vée pen­dant la pan­dé­mie, les tra­vailleurs étant sys­té­ma­ti­que­ment expo­sés au virus tan­dis que les ventes d’Amazon explo­saient. Il est impor­tant de se rap­pe­ler que la lutte à Staten Island a com­men­cé lorsque Chris Smalls, le lea­der de l’ALU, a ini­tia­le­ment débrayé pour pro­tes­ter contre l’o­pa­ci­té des mesures de san­té et de sécu­ri­té d’Amazon. Malgré tous les efforts des grandes entre­prises, la capa­ci­té de résis­tance des sala­riés est inépui­sable. L’opposition fon­da­men­tale entre le capi­tal et le tra­vail, qui est à la base de la socié­té moderne, ne peut être abo­lie. Le har­cè­le­ment impi­toyable de la main-d’œuvre d’Amazon par la direc­tion s’est sol­dé par une vic­toire de la syn­di­ca­li­sa­tion dont le mou­ve­ment ouvrier et la gauche peuvent tirer des ensei­gne­ments opportuns.

La victoire de l’ALU

Le site JFK8 d’Amazon est situé au nord-ouest de l’ar­ron­dis­se­ment de Staten Island à New York. C’était autre­fois une énorme zone de sto­ckage de pétrole et de gaz. La zone indus­trielle se trouve non loin des gratte-ciel étin­ce­lants du quar­tier finan­cier de Manhattan, des quar­tiers en voie d’embourgeoisement de Brooklyn et de la riche enclave de Todt Hill. Les tra­vailleurs de l’u­sine vivent dans l’une des villes les plus chères du monde, une dure réa­li­té pour la grande majo­ri­té d’entre eux. La cam­pagne de syn­di­ca­li­sa­tion a été menée par l’ALU, qui est orga­ni­sée comme un syn­di­cat indé­pen­dant, dis­tinct des grandes fédé­ra­tions syn­di­cales qui dominent ce qui reste du tra­vail orga­ni­sé amé­ri­cain. Les prin­cipes de l’ALU incluent un anti­ra­cisme enga­gé, et sa direc­tion reflète la diver­si­té qu’on trouve à l’entrepôt.

[Amazon, New York | Johannes Eisele | AFP | Getty Images]

Ces prin­cipes incluent éga­le­ment un large enga­ge­ment à gauche. Comme l’a dit Justine de l’ALU, le syn­di­cat « s’est mobi­li­sé avec ardeur contre la classe des mil­liar­daires ». L’implication des mili­tants de gauche a été forte, le syn­di­cat s’ins­pi­rant déli­bé­ré­ment des tra­di­tions de l’International Workers of the World2 et du Congress of Industrial Organizations. Ils se reven­diquent de l’ou­vrage de réfé­rence Organizing Methods in the Steel Industry de William Z. Foster, le célèbre diri­geant syn­di­cal et com­mu­niste. Grâce à l’ex­pé­rience et la par­ti­ci­pa­tion de la gauche, des stra­té­gies variées ont été mises en œuvre, allant de l’ac­tion col­lec­tive aux recours juri­diques contre la direc­tion. Et, ce qui n’est pas peu, il y a eu la volon­té d’ac­cep­ter l’aide d’autres syn­di­cats et orga­ni­sa­tions poli­tiques de gauche.

« L’enthousiasme pour la créa­tion de l’ALU a été favo­ri­sé par sa posi­tion ferme contre le har­cè­le­ment sexuel et le racisme, et pour la digni­té sur le lieu de travail. »

Une rai­son essen­tielle du suc­cès de la lutte à Staten Island est que tous les membres de la direc­tion du syn­di­cat sont aujourd’­hui, ou ont été, des tra­vailleurs d’Amazon, et qu’ils ont donc une connais­sance de pre­mière main de la réa­li­té de ses ins­tal­la­tions. Une autre rai­son est que l’ALU est indé­pen­dante, contrai­re­ment au Retail, Wholesale and Department Store Union (RWDSU) qui a mené sans suc­cès des cam­pagnes de syn­di­ca­li­sa­tion à Bessemer, en Alabama. Le RWDSU a été lar­ge­ment contre­car­ré par la cam­pagne anti­syn­di­cale d’Amazon selon laquelle le syn­di­cat était com­po­sé d’« agi­ta­teurs exté­rieurs », une stra­té­gie qu’il n’a pas pu repro­duire effi­ca­ce­ment à Staten Island. Cela ne veut pas dire que la lutte ait man­qué de sou­tien de la part de syn­di­cats plus éta­blis, notam­ment le syn­di­cat United Food and Commercial Workers et UNITE HERE. L’effort de syn­di­ca­li­sa­tion a éga­le­ment reçu un cer­tain sou­tien de la part des poli­ti­ciens démo­crates de New York, comme en témoigne par exemple la cam­pagne de la pro­cu­reure géné­rale de l’État, Letitia James, contre les pra­tiques de tra­vail dan­ge­reuses d’Amazon pen­dant la pandémie.

Toutefois, il est cru­cial que l’ALU soit diri­gée par les tra­vailleurs et orga­ni­sée de manière indé­pen­dante. Pour Pat, un orga­ni­sa­teur de l’ALU aupa­ra­vant membre de l’Association inter­na­tio­nale des débar­deurs, « d’autres syn­di­cats puis­sants ont essayé d’en­trer chez Amazon, mais ils n’ont pas réus­si. Eux y sont par­ve­nus grâce à l’in­dé­pen­dance des tra­vailleurs, et je pense qu’ils doivent la conser­ver ». Autre aspect essen­tiel de l’ef­fort d’or­ga­ni­sa­tion : s’être atta­qué à des pro­blèmes autres que la rému­né­ra­tion sur le lieu de tra­vail. Les salaires d’Amazon sont peut-être plus éle­vés (bien qu’ils atteignent à peine ce qui est néces­saire pour sur­vivre) que ceux de concur­rents comme Walmart ou Target, mais les condi­tions de tra­vail y sont pires. L’enthousiasme pour la créa­tion de l’ALU a été favo­ri­sé par sa posi­tion ferme contre le har­cè­le­ment sexuel et le racisme, et pour la digni­té sur le lieu de travail.

[Livraison dans le Bronx | Angus Mordant | Bloomberg]

Enfin, dans le contexte ten­du de la pan­dé­mie, même des évé­ne­ments mineurs se sont avé­rés cru­ciaux pour la syn­di­ca­li­sa­tion des tra­vailleurs. Avant la pan­dé­mie, les tra­vailleurs de l’en­tre­pôt de Staten Island étaient obli­gés de lais­ser leurs télé­phones por­tables dans des casiers, ce qui les pri­vait de la pos­si­bi­li­té d’é­cou­ter de la musique ou d’en­trer en contact avec d’autres per­sonnes pen­dant les heures de tra­vail. Les casiers étaient en grande par­tie par­ta­gés, favo­ri­sant le vol et les pertes. Leur éloi­gne­ment de l’es­pace de tra­vail signi­fiait éga­le­ment que l’u­ti­li­sa­tion du télé­phone pen­dant la pause pre­nait toute la durée de celle-ci, empê­chant même les tra­vailleurs d’al­ler aux toi­lettes. Bien qu’Amazon ait été contraint de reve­nir sur cette mesure au plus fort de la pan­dé­mie, elle a été réin­tro­duite par la suite. Étant don­né le taux de rota­tion extrê­me­ment éle­vé des tra­vailleurs à Staten Island, les nou­veaux employés ne pou­vaient se sou­ve­nir de la pra­tique pré­cé­dente. Ils se sont mon­trés pour le moins peu dis­po­sés à accep­ter cette inter­ven­tion répres­sive appa­rem­ment nou­velle, ce qui a ren­for­cé le sou­tien au syndicat.

Et après ?

« Le véri­table pro­blème tenait à ce que la gauche radi­cale s’est mon­trée inca­pable de recons­truire ses liens syn­di­caux et poli­tiques his­to­riques avec la classe ouvrière. »

Au cours des décen­nies de néo­li­bé­ra­lisme, la force poli­tique de la gauche a décli­né dans de nom­breux grands pays capi­ta­listes. En même temps, la gauche a été capable de mettre en œuvre des pro­jets poli­tiques effi­caces et même de réus­sir à gagner le pou­voir poli­tique. Syriza a gou­ver­né la Grèce de 2015 à 2019, Podemos a connu une période de crois­sance et d’in­fluence extra­or­di­naire en Espagne, et le par­ti tra­vailliste de Jeremy Corbyn a failli rem­por­ter les élec­tions au Royaume-Uni. Les cam­pagnes de Bernie Sanders en 2016 et 2020 ont éga­le­ment défié l’es­ta­blish­ment poli­tique amé­ri­cain. Pourtant, mal­gré toutes ces occa­sions, la gauche n’a pas réus­si à ins­tau­rer de véri­tables chan­ge­ments ni réa­li­ser des gains à long terme. Il est vrai que le centre gauche a accep­té et même mis en œuvre la poli­tique néo­li­bé­rale. L’échec de la gauche radi­cale, au contraire, n’a pas néces­sai­re­ment été dû à une quel­conque réti­cence pro­gram­ma­tique à défier le capi­ta­lisme. Le véri­table pro­blème tenait à ce qu’elle s’est mon­trée inca­pable de recons­truire ses liens syn­di­caux et poli­tiques his­to­riques avec la classe ouvrière. Malgré des pous­sées élec­to­rales occa­sion­nelles, sa dis­pa­ri­tion poli­tique reflète en fin de compte l’ab­sence de bases solides dans le mou­ve­ment syn­di­cal. Que nous apprend la réus­site de l’ef­fort de syn­di­ca­li­sa­tion chez Amazon à un moment aus­si critique ?

Leçon clé évi­dente pour l’or­ga­ni­sa­tion de la nou­velle classe ouvrière : ce ne sera pas un pro­ces­sus facile. La sur­veillance tech­no­lo­gique, l’hos­ti­li­té et la pro­pa­gande des entre­prises, et l’au­to­ma­ti­sa­tion de la pro­duc­tion créent des dif­fi­cul­tés majeures pour la syn­di­ca­li­sa­tion. Amazon a récem­ment inter­dit l’u­ti­li­sa­tion des mots « syn­di­cat » ou « aug­men­ta­tion de salaire » dans les dis­cus­sions internes de l’en­tre­prise. Amazon est même allé jus­qu’à modi­fier les feux de cir­cu­la­tion à proxi­mi­té de ses entre­pôts pour empê­cher les syn­di­ca­listes de pro­fi­ter des feux qui passent au rouge pour par­ler aux livreurs. Le géant de la tech­no­lo­gie, et d’autres comme lui, sera impla­cable dans son oppo­si­tion à l’u­nion des tra­vailleurs. Les véri­tables dif­fi­cul­tés pour l’ALU sont à venir. Elle doit d’a­bord être recon­nue par Amazon, puis s’en­ga­ger dans la négo­cia­tion d’un contrat. Pour réus­sir, elle devra com­prendre les rouages pro­fonds du capitalisme.

[DR]

Mais il y a des rai­sons d’être opti­miste. Le suc­cès de l’ALU montre que les cam­pagnes menées avec un fort enga­ge­ment de gauche par des syn­di­cats indé­pen­dants, diri­gés par des tra­vailleurs et reflé­tant le visage chan­geant de la nou­velle classe ouvrière, peuvent effec­ti­ve­ment être cou­ron­nées de suc­cès. Les pro­grès de la tech­no­lo­gie et les vicis­si­tudes de la pan­dé­mie ont sans aucun doute nui à la cause du tra­vail, mais ils ont éga­le­ment four­ni de nou­velles ouver­tures pour l’or­ga­ni­sa­tion. La sur­veillance tech­no­lo­gique a ren­du l’or­ga­ni­sa­tion clan­des­tine plus dif­fi­cile, mais cette tech­no­lo­gie a éga­le­ment assu­ré une large publi­ci­té aux suc­cès des tra­vailleurs tout en révé­lant l’in­sen­si­bi­li­té des grandes entre­prises. Chris Smalls, le lea­der de l’ALU, nous a décla­ré : « Nous n’en sommes qu’au début, j’ai donc beau­coup à apprendre. Ce que nous avons appris jus­qu’à pré­sent, c’est qu’il n’y a rien que nous ne puis­sions faire et sur­mon­ter. Ce que nous vou­lons que les syn­di­cats apprennent, c’est qu’il y a une nou­velle géné­ra­tion… et un nou­veau style sur la façon dont nous vou­lons faire les choses, par rap­port à com­ment cela a été fait dans le pas­sé. Nous allons faire les choses à notre façon, elle n’est peut-être pas tou­jours jolie, mais elle fonc­tionne. »

Le tra­vail sala­rié reste le fon­de­ment de la socié­té capi­ta­liste. La régé­né­ra­tion de la gauche doit être basée sur le ren­for­ce­ment de liens qui se sont effi­lo­chés avec la classe ouvrière. La vic­toire de l’ALU est une leçon sur la manière de s’en­ga­ger avec les tra­vailleurs dans de nou­veaux termes. La gauche peut mobi­li­ser sa riche expé­rience his­to­rique pour sou­te­nir les tra­vailleurs et, plus impor­tant encore, apprendre d’eux com­ment mener à nou­veau le com­bat contre le capital.


Traduit de l’an­glais par Loez et Anne Feffer, pour le site de Ballast | Costas Lapavitsas, Madhav Ramachandran et Yannis Bougiatiotis, « The Amazon Union Success Shows Why the Left Needs to Focus on Labor », Jacobin, 15 avril 2022
Photographie de ban­nière : entre­pôt Amazon JF8, New York | The New York Times


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  1. Loi régis­sant les rela­tions entre les syn­di­cats de tra­vailleurs et le patro­nat aux États-Unis.[]
  2. L’IWW est un syn­di­cat inter­na­tio­nal fon­dé aux États-Unis en 1905. Aujourd’hui, l’or­ga­ni­sa­tion compte envi­ron 9 300 membres à tra­vers le monde. L’adhésion ne requiert pas de tra­vailler dans une entre­prise où existe une repré­sen­ta­tion syn­di­cale et n’ex­clut pas l’adhé­sion à une autre orga­ni­sa­tion syn­di­cale. Les IWW ont comme prin­cipe fon­da­men­tal l’u­ni­té des tra­vailleurs au sein d’un seul grand syn­di­cat (« One Big Union ») en tant que classe sociale par­ta­geant les mêmes inté­rêts. Elle vise à l’a­bo­li­tion du sala­riat.[]

REBONDS

☰ Lire notre tra­duc­tion « Femmes en grève : vers un nou­veau fémi­nisme de classe ? », Josefina L. Martinez, mars 2022
☰ Lire notre tra­duc­tion « Pour une lutte de classes inter­sec­tion­nelle », Michael Beyea Reagan, octobre 2021
☰ Lire les bonnes feuilles « Une his­toire du syn­di­cat Industrial Workers of the World », Peter Cole, David M. Struthers et Kenyon Zimmer, avril 2021
☰ Lire notre entre­tien avec Charles Piaget : « La lutte des Lip », sep­tembre 2020
☰ Lire notre témoi­gnage « On veut être res­pec­tés : faire grève en pleine pan­dé­mie », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Bernard Friot : « La gauche est inau­dible parce qu’elle ne poli­tise pas le tra­vail », juin 2019

Ballast

« Tenir tête, fédérer, amorcer »

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