Traduction d’un article de Ctxt pour le site de Ballast
L’année 2021 a vu se dérouler l’une des plus longues grèves de l’histoire récente : plus de 230 jours de lutte dans les usines du groupe industriel international Tubacex, à Laudio et Amurrio (Pays basque espagnol), suite à la décision dudit groupe — coté en Bourse et spécialisé dans la production de tubes en acier — de licencier 129 travailleuses et travailleurs. Le 8 mars 2021, jour de la Journée internationale des droits des femmes, les grévistes étaient parvenus, pour la première fois, à repousser la direction de l’entrée de l’usine. La même année, à Bilbao (Pays basque espagnol), les femmes de ménage du musée Guggenheim entamaient elles aussi une longue grève — notamment contre les écarts de rémunération entre sexes. L’historienne et journaliste Josefina L. Martinez, coautrice de l’ouvrage Patriarcado y capitalismo, est allée à la rencontre de plusieurs de ces travailleuses il y a trois mois de cela. En ce nouveau 8 mars, nous traduisons son reportage : il se double d’un soutien à l’organisation d’un féminisme anticapitaliste, international et ancré dans la classe ouvrière.
Nous avons rencontré ces femmes en lutte. Certaines d’entre elles ont été à l’initiative de grèves durement menées. D’autres se battent encore pour la reconnaissance de leurs droits fondamentaux. Issues d’expériences différentes, leurs voix se croisent et dessinent les contours d’un nouveau féminisme de classe. La grève de Tubacex à Álava, dans le Pays basque espagnol, est désormais l’une des plus longues de l’histoire récente. 236 jours de grève, à tenir le piquet et la caisse de grève, à manifester. La lutte a commencé lorsque, en pleine pandémie, l’entreprise a présenté un plan social pour licencier 129 travailleurs et travailleuses dans les usines de Laudio [Llodio, en espagnol] et d’Amurrio.
« La direction de l’entreprise ne voulait pas céder. Heureusement, nous non plus. La vérité, c’est que ça a été difficile. »
« Lorsque nous nous sommes mises en grève le 11 février [2021], personne n’imaginait que nous le resterions aussi longtemps« , déclare Naiara, une ouvrière de l’usine. « La direction de l’entreprise ne voulait pas céder. Heureusement, nous non plus. La vérité, c’est que ça a été difficile. Les mois ont été longs. Je n’avais jamais pensé me retrouver dans une situation de ce genre, de cette manière et avec mon emploi en jeu. » La grève a duré près de huit mois, jusqu’au 5 octobre [2021], date à laquelle un accord a été signé pour suspendre le plan de licenciement de Tubacex, l’entreprise acceptant les deux arrêts du Tribunal supérieur de justice du Pays basque. Bien que certains travailleurs aient critiqué le caractère incomplet de l’accord, tout le monde a fêté la réintégration des 750 travailleurs et travailleuses, soit la totalité des effectifs. Un événement historique.
« La seule chose que nous, travailleurs, avons faite est ce qu’il fallait faire : nous élever contre la cupidité et l’avarice de cette entreprise qui a utilisé le Covid comme prétexte et comme catalyseur pour faire passer une restructuration au détriment de nos emplois et de nos conditions de travail« , poursuit Naiara. L’aspect le plus frappant de la grève de Tubacex est peut-être l’énorme solidarité qu’elle a suscitée. Ce soutien s’est matérialisé par de nombreuses contributions à la caisse de grève, un élément clé pour le maintien du conflit. Naiara estime que le soutien « a été total » dans la région. Là-bas, quiconque ne travaille pas à l’usine a au moins un membre de sa famille, un voisin ou une connaissance à l’intérieur.
Ixone est une travailleuse de l’usine d’Amurrio, située dans la même commune, et déléguée syndicale LAB [Commissions ouvrières patriotes : syndicat de la gauche indépendantiste basque, ndlr]. Elle reconnaît que la solidarité a été déterminante dans le conflit. « Sentir que les gens vous soutiennent, vous épaulent, avec le peu qu’ils peuvent, ça nous donne des ailes. Soit en se faisant porte-parole du mouvement, soit en contribuant à la caisse de grève mise en place par certains travailleurs. Affronter une multinationale comme Tubacex sans le soutien de toute la population aurait été impossible. On a eu l’appui d’inconnus, des travailleurs, du mouvement féministe, du mouvement des retraités, et ça a été essentiel. » Dans le personnel de Tubacex, les femmes sont minoritaires. Mais dans la liste des licenciements, leur proportion était très élevée. « Les filles qui avaient des difficultés en raison de leurs horaires de travail ou des problèmes médicaux ont été orientées vers des emplois que l’entreprise juge désormais non indispensables. Nous subissons donc toujours la punition de la punition« , dit Ixone. Mais cela les a rendues plus fortes. « En fait, le 8 mars, nous étions en grève, et c’est le premier jour où nous avons réussi à faire reculer le bus des gens de la direction en les empêchant d’entrer dans l’usine. Nous leur avons de plus en plus montré notre force, et en aucun cas notre faiblesse. »
« Sentir que les gens vous soutiennent, vous épaulent, avec le peu qu’ils peuvent, ça nous donne des ailes. »
Comment les travailleuses ont-elles vécu cette longue grève, de retour chez elles ? Comment ont-elles concilié leur vie de famille avec le piquet la majeure partie de la journée ? Naiara et son partenaire se sont retrouvés en difficulté. « Tout concilier n’est pas facile. J’ai des collègues avec des enfants en bas âge, et c’est encore plus compliqué. C’est vrai que la lutte nous a mobilisées de nombreuses heures. Personnellement, j’ai réduit mon temps de travail, ce qui fait que j’ai pu passer plus de temps en grève. Au final, mes heures de grève étaient plus importantes que mes anciens horaires de travail ! Comme mon partenaire était également en grève, nous avons réussi tous les deux à concilier vie professionnelle et vie privée en nous répartissant les tâches équitablement. Quand c’était possible, quand les enfants étaient à l’école, on était à 100 % sur le piquet de grève, mais quand les enfants étaient à la maison, on se relayait puis on décidait qui pouvait aller où. »
Les femmes invisibles se mettent en grève
Les femmes de ménage du musée Guggenheim de Bilbao ont également battu des records quant à la durée de leur lutte. Ce 17 décembre 2021, elles sont en grève depuis 189 jours. Leur combat est lié à la fois à des questions de genre et de classe. « Nous nous battons pour améliorer nos conditions de travail, qui sont précaires. Notre charge de travail a augmenté en 2020 en raison de la pandémie. Les absences ne sont pas rémunérées et le travail à temps partiel ne nous permet pas de joindre les deux bouts », explique Carmen, l’une des femmes de ménage en lutte. Cette grève est aussi bien syndicale que féministe car les travailleuses luttent contre les écarts de rémunération hommes/femmes dans l’ensemble du secteur du nettoyage.
« Il y a le nettoyage des rues, qui est principalement effectué par les hommes, et le nettoyage des bâtiments et des locaux, où travaillent majoritairement des femmes. La différence est d’environ 8 000 euros par an. C’est ce que nous appelons l’écart de rémunération. Et au musée Guggenheim comme à Ferrovial Services, ils ne veulent pas le reconnaître« , assure la travailleuse. La multinationale Ferrovial est chargée du nettoyage du célèbre bâtiment en tant que sous-traitant. Cela permet à la direction du musée et aux autorités locales d’ignorer tout simplement celles qui y travaillent. « La direction du musée ne veut rien savoir. Ils nous disent de discuter de ce problème avec Ferrovial, qui est le sous-traitant pour lequel nous travaillons. Et ce que Ferrovial nous offre, c’est la misère, ils ne font que se moquer de nous. La mairie de Bilbao et le gouvernement basque sont des mécènes du musée, mais pour eux, nous ne sommes qu’une nuisance. »
« Carmen, comme la plupart du personnel, travaille au nettoyage du musée depuis plus de vingt ans. Sans elles, pas d’accès aux œuvres art. »
Carmen, comme la plupart du personnel, travaille au nettoyage du musée depuis plus de vingt ans. Sans elles, pas d’accès aux œuvres art. Carmen est fière de dire qu’avec ses collègues, le musée est toujours impeccable — comme l’ont effectivement reconnu les visiteurs dans une enquête réalisée peu avant le début de la grève. Pour la direction du musée et de l’entreprise, elles demeure cependant « invisibles ». La pandémie a accru la précarité dans l’ensemble de la classe ouvrière, et en particulier pour les plus démunis : les femmes, les migrants et les jeunes. Ces dernières années, il y a eu d’importantes protestations et mobilisations du mouvement des femmes. Et si l’on s’intéresse à l’intersectionnalité de classe et de genre, on constate que plusieurs collectifs de travailleuses ont fait partie des grèves du 8 mars en Espagne, en France, en Italie, en Argentine, au Chili et dans d’autres pays. Les travailleuses ont ainsi révélé les liens entre la lutte contre la violence de genre et la lutte contre la précarité, contre le machisme et les abus sexuels au travail, pour le droit au logement et contre le racisme institutionnel.
Sols collants pour les indispensables et plafonds de verre dans les ministères
Le 1er novembre [2021], l’hiver est arrivé tôt à Madrid. Ce jour-là, devant les portes du ministère du Travail, un groupe de travailleuses de SAD [Services d’aide à domicile] venues de différentes régions a établi un campement afin de réclamer des droits fondamentaux. « Nous nous battons parce que nous sommes des travailleuses dans un secteur très précaire, avec un salaire précaire. Nous sommes tenues de prendre notre retraite à 67 ans. Et, avec ce travail-là, nous ne pouvons pas tenir aussi longtemps. Nous avons déjà des problèmes d’arthrose, de dégénérescence musculaire, de hernies, de tendinites : nous ne pouvons pas… Nous travaillons aussi chez des particuliers, nous pouvons avoir des accidents, et ça n’est pas couvert non plus. Nous nous battons parce que ces grandes entreprises font d’énormes bénéfices, et ce que nous voulons, c’est que ce soient les mairies ou les collectivités qui nous embauchent. C’est ce pour quoi nous nous battons.«
Les travailleuses du secteur du soin sont restées durant vingt-six jours devant le bâtiment du ministère. Elles ont demandé un entretien avec le ministre, mais sont reparties bredouilles. Il semble qu’au sein du « gouvernement le plus progressiste de l’Histoire » [allusion ironique à l’actuel gouvernement Sánchez, issu d’une coalition entre le Parti socialiste et Unidas Podemos, ndlr], il existe aussi des plafonds de verre que les travailleuses ne peuvent pas franchir. Si la pandémie a montré que le travail d’aide à domicile et les emplois les plus précaires continuent d’incomber aux femmes — ce que les féministes n’ont cessé de souligner —, cela n’a pas suffi à changer les règles du jeu. Depuis des décennies, les États réduisent le service public tout en favorisant l’entrée d’entreprises privées dans le secteur de la santé et des soins aux personnes âgées. Les multinationales réalisent d’énormes profits sur le dos d’une main-d’œuvre féminisée et migrante.
« Nous sommes la classe ouvrière : il n’y a pas de demi-mesure ici. Celui qui est tout en haut doit redescendre et celui qui est en bas doit se relever.«
Dans les conditions extrêmes marquées par la crise, de nouvelles formes d’auto-organisation ont commencé à se développer parmi les travailleuses dans différentes parties du monde : des grèves chez Amazon en Alabama menées par des femmes noires aux luttes des femmes de chambre en France ; des grèves sauvages dans les usines de sous-traitance d’Asie du Sud-Est aux prises de contrôle de terres en Argentine. Les grèves des travailleuses en Andalousie, en Catalogne, à Madrid et au Pays basque s’inscrivent dans cette tendance. Elles ont remis en question le rôle des bureaucraties syndicales et des gouvernements « progressistes » ou conservateurs. Ces formes d’organisation démontrent à petite échelle le potentiel d’un féminisme de classe et anticapitaliste, à la croisée des dimensions de genre, d’antiracisme et de classe.
« On peut gagner la bataille, je l’ai dit à Cadix [ville d’Andalousie, ndlr] et je l’ai répété plusieurs fois pendant les 236 jours de grève« , affirme Ixone. « Que dirais-je aux travailleurs et aux travailleuses ? Qu’il est temps pour nous de nous lever. Ils essaient de nous frapper un coup après l’autre et, petit à petit, ils nous enlèvent tout droit sur notre vie. Nous sommes la classe ouvrière : il n’y a pas de demi-mesure ici. Celui qui est tout en haut doit redescendre et celui qui est en bas doit se relever. Parce que si nous n’en prenons pas conscience, nous allons couler. Il nous faut savoir que dans cette vie, nous devons nous battre — alors, nous pouvons gagner.«
Traduit de l’espagnol par Élise Sánchez, pour Ballast | Josefina L. Martínez, « Mujeres en huelga, ¿hacia un nuevo feminismo de clase ? », Ctxt, 17 décembre 2021
Photographie de bannière : Manifestation de soutien aux salariés de Tubacex, Bilbao | E.P. | H.Bilbao
Photographie de vignette : vingt-sixième jour de grève, piquet féministe à Tubacex, 8 mars 2021
REBONDS
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☰ Lire notre traduction « Femmes, noires et communistes contre Wall Street — par Claudia Jones », décembre 2017
☰ Lire notre entretien avec Angela Davis : « S’engager dans une démarche d’intersectionnalité », décembre 2017