Entretien inédit pour le site de Ballast
Le jeune peintre brésilien Thiago Martins de Melo brosse, de sa palette néo-expressionniste, ce que l’Histoire officielle de son pays omet le plus souvent de raconter : colonialisme, esclavage des Noirs, sujétion des indigènes, domination européenne depuis l’indépendance, dictatures et emprise du capitalisme mondialisé. Ses toiles, de très grand format, parfois assorties de totems et de sculptures, happent le spectateur dans un monde latino-américain où coexistent politique, érotique et mystique. « La peinture est encore aujourd’hui un support très puissant » pour dire le monde, estime l’artiste. Nous nous sommes entretenus avec lui.
Je suis né dans l’État de Maranhão et j’ai également grandi à Belém, dans l’État de Pará, en Amazonie. Vivre ici, dans une région qui est une « frontière du Capital », c’est voir en un endroit toute la chaîne productive à la base du capitalisme international. La production de richesses par les méga-entreprises et la misère de populations entières, ainsi que l’assassinat d’indigènes, les invasions de terres, les conflits avec les paysans…
Que disent les références récurrentes dans votre art ? Le théâtre nagô, le paganisme, le syncrétisme, l’héritage africain, l’histoire brésilienne (l’invasion européenne, le colonialisme, la dictature des années 1960–1970, le néolibéralisme…) ou encore la culture populaire…
« Des peintres bourgeois et aliénés au service du système mercantile de l’élite ont détruit le pouvoir du signe pictural. »
J’ai toujours porté de l’intérêt à l’étude des signes et des archétypes. Ce caractère universalisant des archétypes fait du signe pictural quelque chose de puissant. Les histoires du monde entier sont toujours les mêmes et se répètent. Le signe peut changer, mais la signification immanente peut persister et s’adapter à de nouveaux territoires. Les oracles en sont un exemple. Les panthéons des dieux yorubas, grecs ou vikings ont un lien intrinsèque entre eux. Le vidage de contenu de la peinture contemporaine, avec des artistes de référence comme David Salle, qui enferme la peinture dans l’imaginaire du marché, est pour moi sa mort. Des peintres bourgeois et aliénés au service du système mercantile de l’élite ont détruit le pouvoir du signe pictural et valorisé le cynisme et le nihilisme. Ma génération vit à l’ère de l’hypertexte, à l’ère du bombardement cognitif et des agents de destruction des murs épistémologiques. Le modèle de dressage qu’évoque la peinture bourgeoise aliénante fait de l’art un mort-vivant dans des collections de ploutocrates — lesquels élèvent désormais des artistes-poseurs, dressés et préparés pour le marché.
Je viens d’une région qui montre la grande diversité ethnique du pays, avec de nombreux groupes indigènes et des descendants de métis et d’Africains. J’ai été lié aux cultes vaudou de ma région, qu’on appelle ici « le Tambour », et aussi à des cultes syncrétiques, comme Umbanda. Cette vision du monde métis et syncrétique a toujours été pour moi un terrain identitaire de conflit. J’ai reçu une éducation occidentale, marquée par l’exclusion de la pensée mythique et de la connaissance des communautés traditionnelles. L’historiographie brésilienne et les médias brésiliens ont toujours nié l’histoire des luttes des paysans, des indigènes et des esclaves marrons. Les mouvements sociaux actuels, les soulèvements du passé et les génocides encouragés et mis en pratique par l’élite brésilienne ne sont pas rapportés dans les médias et, même, dans l’histoire populaire, ils sont relégués dans les travaux de chercheurs et d’érudits universitaires sans trouver d’écho hors du monde académique. La banalité de la haine contre les paysans, les Noirs et les indigènes est toujours à la racine de notre société. En 2015, une copie d’un rapport nommé « Rapport Figueiredo », écrit il y a 40 ans, a été publiée : les médias sont restés silencieux. Ce rapport fait état de la torture, de meurtres et du génocide de populations indigènes entières durant les années 1970. Les grands médias brésiliens n’en ont pas rapporté une seule ligne.
Que représente « Pindorama » à vos yeux — le Brésil d’avant la colonisation ?
Pindorama est une utopie. C’est le nom que diverses civilisations tupinambá ont donné à la ligne côtière qui a pris le nom d’une marchandise : Brésil. Le pays a été baptisé du nom d’un matériau brut [le bois-brésil, connu aussi sous le nom de pernambouc, ndlr] qui a été à ce point exploité qu’il est à présent menacé d’extinction. C’est le territoire des guerriers morts qui ignoraient le culte de la propriété — cette perversion idéologique, en tant que celle-ci est sacrée — et qui voyaient la nature comme leur mère.
Rébis, 2010, 260x180 (extrait)
Qu’en est-il des araignées, des crânes, des os, des squelettes et de la croix chrétienne qui peuplent votre langage pictural ?
Anansi est le dieu-araignée africain, gardien des histoires du monde selon le mythe. Il est important de dire que les esclaves noirs qui vivent au Maranhão, l’État où je vis, sont les mêmes que ceux des Caraïbes — beaucoup venant de Côte d’Ivoire, du Bénin, du Ghana, etc. Le culte vaudou n’existe que dans cette région du Brésil et dans les Caraïbes, ce qui explique la séparation d’avec les autres cultures afro-brésiliennes. En tant que maître des histoires du monde, Anansi peut être rapproché de l’Internet de notre monde. Je recours à cette figure pour peindre le récit d’histoires transatlantiques liant les Amériques, l’Afrique et l’Europe. Le signe chrétien de la mort, imposé par l’Occident, est toujours utilisé dans un contexte spécifique : ce peut être la chapelle d’un maître esclavagiste comme la croix sur la tombe d’un paysan sans-terre tué par les milices du propriétaire terrien…
Votre art porte une virulente critique des mythes du Progrès et du développement. Que vous inspirent-ils au juste ?
« Les mouvements sociaux actuels, les soulèvements du passé et les génocides encouragés et mis en pratique par l’élite brésilienne ne sont pas rapportés dans les médias. »
Le développement et le Progrès sont des mensonges destinés à entretenir des modèles non viables. Ainsi que la terreur. On doit se demander : le développement et le Progrès… pour qui ? À quel prix ? Le simple fait de vivre dans des territoires d’exploration, ce que nous appelons ici les « frontières du Capital », vous donne à voir l’horreur, le génocide, la destruction, l’exploitation bestiale de l’homme par l’homme encouragée par de grandes compagnies et leurs partenaires commerciaux. La mort au service d’une minorité vivant dans le luxe.
Il y a une grande intensité dans vos œuvres, aussi bien sur le plan technique que narratif. Alejandro Jodorowsky disait de la violence dans son art qu’elle ne relevait pas d’une fascination complaisante, mais qu’elle traduisait l’intensité de la vie. Dans quelle mesure, votre art revendique-t-il la culture indigène de la vie face à la culture de mort et de destruction véhiculée par le capitalisme et l’État ?
Il est important de clarifier un point : je connais bien mes ancêtres, issus de colons, maîtres esclavagistes et propriétaires terriens. Et, en dépit de cette apparence blanche, du sang noir et indigène court aussi dans mes veines. Je ne revendique pas un mode de vie particulier, mais je suis critique à l’encontre du mode de vie non viable qu’impose la société libérale contemporaine. Le Brésil a une histoire qui a relégué dans l’oubli — et continue encore à le faire — de nombreuses expériences sociales et économiques qui ressembleraient à des modèles anarchistes. Une bonne partie des populations indigènes du Brésil, des Afro-brésiliens ou métisses ont vécu — et certaines vivent encore — dans des sociétés qui n’étaient pas fondées sur les « droits de propriété », qui n’avaient pas besoin de l’État. Qui ne le comprenaient d’ailleurs pas. Inutile d’expliquer combien ceci est dangereux pour le système. La pensée mythique de ces communautés recouvre toute l’éthique environnementale et durable qui fonde une homéostasie1 sociale : le bien-être et le bonheur. La violence que l’on peut voir dans mes œuvres, je ne la considère pas comme telle. Je ne peux m’abstenir de signaler que les atrocités ont lieu dans mon entourage même. Je n’accepte pas le moralisme ou le paternalisme. Le processus créatif doit être considéré comme la recherche d’une vérité et aucune concession vis-à-vis de l’extérieur ne doit être acceptée ; il doit lutter contre l’indulgence et les pressions du système de l’art, sans rapport avec l’expérience existentielle et phénoménologique de l’artiste.
Votre art a‑t-il une ambition exorciste ? Le voyez-vous comme une forme moderne d’une quelconque pratique magique ?
Je confirme que les récits visuels peuvent avoir un pouvoir de propagation d’idées — je prends ceci très au sérieux. Oui, le principe de la magie est le verbe, en somme, la volonté externalisée pour le monde. Ce qui entraîne des conséquences quant à sa concrétisation. Dans ce sens, la magie est un art du langage et le signe pictural a le pouvoir de se refléter dans notre inconscient. Le signe change le monde. Le capitalisme le sait et c’est pourquoi il utilise la publicité et les médias comme des armes.
Dona erondina sobre viviane impede o triunfo da morte repetindo a vitoria de durga sobre o demonio mahisha, 2010 (extrait)
Quelle est votre opinion concernant les grèves et les protestations qui ont frappé le Brésil ?
Le Brésil est au seuil d’une catharsis sociale. Le Congrès national, composé de libéraux corrompus, et l’ultra-droite ont brandi de nombreuses menaces contre les conquêtes sociales, la marginalisation et la criminalisation des mouvements sociaux. Ils ont conduit à une grande confusion idéologique, à de la haine — devenue présence constante dans les rues. L’élite brésilienne, qui possède les médias, a tenté de provoquer un coup d’État2 en manipulant la classe moyenne fasciste et, avec les forces de sécurité de l’aile droite des gouvernements d’État à leur côté. Il est important de signaler que ceci est déjà arrivé en Amérique latine, il y a environ une décennie, avec des coups d’État appuyés par les États-Unis. On connaît l’exemple de l’échec des tentatives de renversement de Hugo Chávez, le coup d’État soutenu par Obama au Honduras, le coup d’État qui a eu lieu au Paraguay. L’Amérique latine est devenue un laboratoire pour les social-démocraties de gauche et les mouvements indigènes et de défense des droits humains, qui déplaisent au système néolibéral.
Deux de vos œuvres développent, en particulier, un point de vue critique sur le libéralisme — à travers les figures du Léviathan et de Mammon. Ce n’est pas une déclaration militante, mais c’est clairement politique…
« À chaque fois que je bois une bière sur la plage de ma ville natale, je vois des dizaines de cargos transatlantiques gigantesques à l’horizon. »
Nous assistons aujourd’hui à une gouvernance économique mondiale unilatérale basée sur la ploutocratie, où ce ne sont plus les États qui contrôlent le monde, mais les grandes firmes. Le colonialisme aux Amériques, marqué par le libéralisme depuis son invasion par les Européens, est plus fort que jamais. En 1500, il y avait des compagnies commerciales qui, alliées à l’écrasante puissance de l’Église, firent des Amériques un enfer. Les choses demeurent semblables. Si, auparavant, on volait le bois-brésil, celui-ci a aujourd’hui été remplacé par le minerai et le pétrole. À chaque fois que je bois une bière sur la plage de ma ville natale, je vois des dizaines de cargos transatlantiques gigantesques à l’horizon, saturés des richesses extraites du sol de mon pays, pillées dans les plus grandes mines de minerai du monde — celles de Carajas, dans l’État de Pará, qui s’étirent par des rails d’acier jusque dans l’État de Maranhão. En faisant le lien avec la France, si vous avez lu Germinal, vous aurez une idée de l’enfer que ces populations traditionnelles vivent ici. L’absurde intervention de l’État aux Amériques me rappelle le Léviathan de Hobbes et les références démonologiques à Mammon, une référence implantée ici par la chrétienté, que j’utilise quant à moi comme une arme contre ceux-là mêmes qui l’ont apportée ici.
Votre art assume un double héritage : le modernisme occidental (l’expressionnisme, Basquiat…) et l’identité et les symboles des peuples indigènes. En ce sens, vous êtes un héritier de peintres mexicains comme Rivera, Orozco et Siqueiros, qui ont travaillé sur cette double identité. Avec, eux aussi, une forte connotation politique. Qui considérez-vous comme vos maîtres ?
Je suis un admirateur de l’art latino-américain et de la peinture figurative latino-américaine. Et je comprends que leur marginalisation, à l’échelle mondiale — par la CIA durant la guerre froide, par l’imposition d’un formalisme greenbergien [référence à Clement Greenberg, critique d’art et promoteur, en particulier, de l’expressionnisme abstrait, dans les années 1950, ndlr] et par la théorie de l’autonomie de l’art —, est quelque chose qui continue d’empêcher les artistes provenant de ces « frontières du Capital » d’être compris, les empêche d’entrer dans cette farce systématique qu’est devenu le marché de l’art international. Je crois que tout art est politique. Choisir d’être un artiste est un choix politique. Partant, le concept d’« art politique » ne me semble pas faire sens. La castration et l’imposition de la servilité, de l’aliénation, du cynisme et du nihilisme comme les standards silencieux exigés d’un jeune artiste par le système m’apparaissent, une fois de plus, comme la mort même de l’art. Orozco et Siqueiros sont deux colosses dont j’admire beaucoup la peinture et qui sont des exemples de démarche profondément éthique, évidemment.
Que recouvre le terme « brancura », très récurrent dans votre travail ?
Il peut être traduit par « blancheur ». C’est un concept que j’ai développé pour traiter de l’establishment historico-social de base coloniale. Il s’agit de l’assimilation indiscriminée d’ethnies amérindiennes et africaines au modèle eurocentrique.
Triunfo da Morte sobre Curral Cleptocrata (Após Geoffroy Tory), 260x180 (extrait)
La peinture O Ouroboros do Sebastianismo Albino est dédiée à Jodorowsky. Pourquoi cela ? Dites-nous en plus…
La peinture traite du sébastianisme, un culte séculaire qui tourne autour de Dom Sébastien, roi de Portugal et figure adorée dans des communautés d’albinos isolés depuis des siècles, dans les Lençóis Maranhenses [parc national depuis 1981, ndlr] – une région inhospitalière de dunes et d’étangs translucides d’eau de pluie. Jusqu’à la première moitié du XXe siècle, l’existence de ces albinos était considérée comme une légende. Certains explorateurs et certaines communautés environnantes les ont appelés les « enfants de la lune » car ils avaient pu voir, parfois, la nuit, quelques-uns de ces individus. Les albinos sont très sensibles à la luminosité, qui affecte aussi bien leurs yeux que leur peau. Cette cosmogonie mythique était intégrée au culte vaudou de l’État de Maranhão, appelé « Tambor de Mina ». La peinture s’inspire librement d’une gravure de la bataille d’Alcazarquivir, où Dom Sébastien, battu alors qu’il avait 15 ans, a disparu. Je représente une référence au tarot, dans une interprétation de la carte du magicien, avec tous ses instruments et le contrôle sur le château de sable du Sébastianisme [mythe messianique lié à la disparition du roi Sébastien Ier de Portugal, lors de la bataille susmentionnée, dont le retour était espéré, ndlr]. Le serpent, dans la mythologie des albinos, vit autour de l’île de São Luís — il est dit, quand il se mordra la queue, qu’il fera sombrer l’île. C’est une référence directe à Jodorowsky. De même que l’image des deux chèvres penchées qui flanquent le magicien, dans son interprétation. Le magicien, dans cette peinture, comme sur la carte du tarot, dispose de tous les éléments nécessaires à la reconstitution de ce mythe, c’est-à-dire pour le faire devenir réalité. La peinture a bien d’autres références, mais je finirais par écrire une monographie et cela tuerait la mystique qui se trouve dessous… Mes galeristes connaissent Jodorowsky et l’ont invité à une exposition à laquelle j’ai participé. Je ne sais pas s’il a eu un contact avec cette œuvre en particulier, qui a été faite des années avant cette exposition et qui, je crois, a motivé l’invitation que mes galeristes lui ont fait des années après.
Sur un plan plus technique, votre approche expressionniste laisse libre cours à la matière, épaisse et crue, utilisant le couteau avec une touche nerveuse et d’occasionnelles giclées. Tout ceci produit une impression d’intensité physique, de colère aussi, comme s’il y avait là l’empreinte d’une bataille, d’une protestation et d’une émotion personnelle vis-à-vis du thème de l’œuvre. Dans quel état de conscience ou d’émotion peignez-vous ?
Je ne peins que lorsque j’ai quelque chose à peindre, c’est-à-dire une question ou un signe sur quoi je veux travailler. J’ai toujours eu de l’intérêt pour une peinture charnelle. Frank Auerbach [peintre britannique au style proche de l’expressionnisme, ndlr] est une référence pour moi, de même que l’artiste brésilien Iberê Camargo [peintre moderne brésilien, de style expressionniste, ndlr]. Ma méthode cherche l’honnêteté du geste. Souvent, j’utilise la toile comme palette, peignant directement et raclant les masses de peinture sur les coins de la toile, puis je continue à peindre. Ceci vient d’un questionnement sur le « faire ». Je ne suis pas intéressé par le maquillage du processus. Des esquisses superficielles de composition sont faites ; cependant, c’est le processus de fabrication qui compte pour moi. Le travail doit être ouvert à des modifications, au recouvrement de scènes entières, si cela s’avère nécessaire. Le plus important, c’est la construction d’une structure narrative visuelle.
Image de couverture : Thiago Martins de Melo, A reencarnação do bandeirante no ventre vermelho, 2016, 260 × 360 cm (extrait)
- Capacité d’un organisme à maintenir son équilibre physiologique interne malgré les contraintes extérieures.↑
- Cet entretien a été réalisé avant la destitution de Dilma Rousseff, en août 2016.↑
REBONDS
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☰ Lire notre entretien avec Laurent Danchin : « On défend l’art populaire », juin 2016
☰ Lire notre article « Tuer pour civiliser : au cœur du colonialisme », Alain Ruscio, novembre 2014