Théâtre social : quand Philippe Durand raconte les Fralib


Entretien inédit pour le site de Ballast

« TRAVAILLER SANS PATRON », affi­chait la Générale, théâtre et coopé­ra­tive artis­tique et poli­tique pari­sien. Nous étions le 65 mars, peu après la mani­fes­ta­tion du 1er mai. Le comé­dien Philippe Durand, habi­tué des planches, y jouait 1336 : Parole de Fralibs, seul en scène, en se fai­sant porte-voix des témoi­gnages bruts col­lec­tés dans l’u­sine des anciens ouvriers Lipton, en lutte pen­dant 1336 jours. Grèves, occu­pa­tions, boy­cotts, bras de fer avec la jus­tice : les Fralib refusent le chèque de départ et se battent afin de récu­pé­rer leur outil de tra­vail. Rare : ils ont gain de cause et lancent leur marque de thé au sein d’une Scop qu’ils s’é­chinent, depuis, à gar­der debout. Cela fit grand bruit. Cette bataille, le comé­dien a choi­si de la rap­por­ter de l’in­té­rieur, avec l’ac­cent des pre­miers concer­nés. Dans la salle, ce soir-là : des « nuit­de­bou­tistes », des lycéens impli­qués dans les blo­cages, des sala­riés en grève et syn­di­qués. Parce qu’elle est une méta­phore élo­quente du monde du tra­vail, la lutte des Fralib est une bous­sole ; Durand en fait un mode d’emploi. Quelques jours avant la repré­sen­ta­tion, nous lui deman­dons de nous par­ler des ori­gines de cette pièce. Le comé­dien qui, en paral­lèle, se pré­pare à incar­ner l’un des Lehman Brothers au théâtre du Rond point, a la voix calme. Philippe Durand nous lit, pen­dant l’é­change, des pas­sages d’un épais manus­crit ras­sem­blant tous les témoi­gnages col­lec­tés dans l’u­sine de Géménos.


philippeD-vign « À un moment, ils nous arrivent, ils nous disent — bon, les gars, on va mettre un nou­veau pro­duit : et c’était « acide sul­fate aspar­tame ». Et un autre. On met ce pro­duit-là dans les recettes, et on s’aperçoit très très vite que, déjà, t’as un goût de sucre dans la bouche… qui est hor­rible ! Parce que c’est très très vola­til ! Et le soir, on prend la douche, on se passe le doigt, comme ça : on était encore sucré ! Alors, au début, c’est rigo­lo : « Ha oui, regarde ! Je suis sucré. Ha oui ! Oui, oui, je suis sucré ! » Mais après, tu te dis c’est pas pos­sible : tu prends deux douches et t’es encore sucré. Ce goût de sucre, dans la bouche, tu te dis « Merde… ». Alors on va sur Internet et on se ren­seigne sur les pro­duits, l’aspartame, etc. On voit déjà que c’est des pro­duits Monsanto. Et on connaît Monsanto ! L’agent orange au Viêt Nam, tout ça. À l’époque, on sait ça. On s’aperçoit qu’y a beau­coup de choses néfastes. Enfin… Un coup on va te dire que c’est très dan­ge­reux et un coup on va te dire que y a aucun sou­ci, sui­vant qui paye les exper­tises, quoi. Etc. Etc. On se dit : on veut en avoir le cœur net. On va voir le direc­teur, on montre les dents. De suite on a une réunion avec le direc­teur. On lui montre tous les papiers qu’on a, et le pre­mier truc qu’il dit, c’est : « Vous savez aller sur Internet ? » C’était en 1999/2000. Et là, on l’a mal pris. Souvent, on s’arrangeait entre la direc­tion et nous, sans pas­ser par les syn­di­cats, les trucs du per­son­nel, les machins. Du moment que nous on était tous d’accord, on allait là-bas et on disait « ça, ça, ça et ça, ça ne va pas », mais là, comme il le pre­nait comme ça…« Eh ben écou­tez, c’est bon, on va arrê­ter là, on va sor­tir, on va aller voir les res­pon­sables syn­di­caux, puisque vous nous pre­nez pour des cons, vous allez vous arran­ger avec eux. » De là, on a eu : des masques res­pi­ra­toires avec des filtres, on a eu des lunettes, on a eu des blouses longues, des gants, enfin, on a eu un sca­phandre quoi. Et à part ça, c’était pas dan­ge­reux… »

« Les témoi­gnages étaient direc­te­ment éton­nants, riches — s’en déga­geaient une espèce de poé­sie, de phi­lo­so­phie popu­laire, une parole qu’on n’en­tend jamais ailleurs. »

Quand j’ai eu l’idée de faire ce pro­jet, les Fralib venaient de signer l’accord de fin de conflit avec Unilever. Impossible de les joindre par télé­phone. Alors je suis allé là-bas, à Gémenos, à côté de Marseille. C’était en juillet 2014. Je suis arri­vé à l’im­pro­viste : « Bonjour, Philippe Durand, comé­dien, je tra­vaille à la Comédie de Saint-Étienne, je veux faire un tra­vail sur votre aven­ture sociale… » On m’a fait ren­con­trer l’ou­vrier en charge de la com­mu­ni­ca­tion des Scop-Ti : un pre­mier contact, simple, conci­liant, à l’é­coute — un quart d’heure après, je repar­tais avec un accord de prin­cipe. Ils étaient dans cette étape un peu com­pli­quée de leur lutte, entre la signa­ture de fin de conflit et le lan­ce­ment de la SCOP. La vic­toire était là, mais tout res­tait encore à faire. Les boîtes de thé ne sor­taient pas — on en était même loin — et ça, pour une majeure par­tie des ouvriers, c’é­tait com­pli­qué. Il n’y avait rien de concret, ils ne se voyaient pas avan­cer. Les mois qui ont sui­vi, nous sommes res­tés en contact jusqu’à ce que j’ai l’accord de la Comédie de Saint-Étienne pour sou­te­nir le pro­jet. J’ai fina­le­ment fait les inter­views des ouvriers entre avril et mai 2015. En plu­sieurs fois. L’idée de ce pro­jet est venue avec la lec­ture d’un essai de Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invi­sibles, dans lequel il décrit un contexte de crise de la repré­sen­ta­tion, de crise de la com­pré­hen­sion de la socié­té, dans lequel il parle d’un besoin de voir les vies ordi­naires racon­tées, les voix de faible ampleur écou­tées. Il invite à se réap­pro­prier nos exis­tences, reva­lo­ri­ser nos vies, sor­tir de l’i­so­le­ment. Son « Parlement », c’est un site Internet et une col­lec­tion qu’il a crées pour « racon­ter la vie » (c’est d’ailleurs le nom du site et de la col­lec­tion, au Seuil). À un moment, il dit : « Il ne s’a­git pas de se limi­ter à expo­ser le mal­heur social… Mais aus­si à valo­ri­ser les expé­riences posi­tives… À sou­li­gner les capa­ci­tés latentes d’ac­tion et de créa­tion. » J’ai tout de suite pen­sé aux Fralib : quoi de mieux pour racon­ter la vie ?

Trois ans aupa­ra­vant, j’a­vais moi aus­si orga­ni­sé, sans y pen­ser, un petit « Parlement » à Saint-Étienne. J’avais inter­viewé plu­sieurs Stéphanois autour de la mémoire de la ville, pen­sant écrire à par­tir de ces échanges. Si j’a­vais été un « vrai » auteur, je l’au­rais fait. Mais les témoi­gnages étaient, en eux-mêmes, direc­te­ment éton­nants, riches — s’en déga­geaient une espèce de poé­sie, de phi­lo­so­phie popu­laire, une parole qu’on n’en­tend jamais ailleurs. Je me suis alors limi­té à orga­ni­ser un mon­tage de ces paroles brutes. Je les ai vite consi­dé­rées comme un tré­sor popu­laire que je devais livrer tel quel. J’allais faire pareil avec les Fralib. L’expérience des coopé­ra­tives, des col­lec­tifs et de l’au­to­ges­tion m’a tou­jours inté­res­sé. L’histoire de leur lutte, je l’a­vais sui­vie dans les médias, mais là : c’é­tait l’oc­ca­sion de la suivre de l’in­té­rieur ! De faire ma propre enquête, d’al­ler direc­te­ment à leur rencontre !

Au début, mon pro­jet était très large : je suis arri­vé tout frais, avec une saine curio­si­té, mais je ne savais pas sur quoi j’allais me concen­trer. Je ne vou­lais rien m’empêcher. J’avais même envi­sa­gé d’interviewer tous ceux qui s’étaient bar­rés en route. Je ne me ren­dais pas compte de l’incongruité de ma demande ! Je deman­dais à ren­con­trer les mecs qui avaient tra­hi la lutte ! J’étais un peu incons­cient, non ? Lors d’une pre­mière réunion avec quelques-uns d’entre eux, en février 2015, au moment où je leur dis ça, je vois leurs yeux, leurs mines… Je me dis « ben, tu vas te cal­mer mon gars, tu vas un peu les écou­ter d’a­bord »… Et ce sont eux qui, les pre­miers, m’ont per­mis de pré­ci­ser mon sujet… Les entre­tiens ont tous été réa­li­sés dans l’u­sine : sur un coin de table au foyer, dans un bureau, à l’ombre d’un arbre, à l’im­pro­viste ou après avoir pris ren­dez-vous avec eux, mais jamais au moment du repas… Le truc, c’est que je pou­vais aller par­tout dans l’u­sine, mais je devais aller les voir cha­cun, par­ler un peu avec eux et essayer de les convaincre de m’ac­cor­der un peu de temps… À moi de me débrouiller. J’ai vite sym­pa­thi­sé avec quelques-uns, qui sont rapi­de­ment deve­nus des cama­rades. Mais il y en a d’autres qu’il fal­lait un peu appri­voi­ser ! Ils ont été beau­coup sol­li­ci­tés par tout un tas de médias. Fallait bien que je pré­cise que, non, je n’é­tais pas un jour­na­liste, que je ne fil­me­rais pas et que je me ser­vais du micro uni­que­ment par flemme, pour pas prendre des notes. Il y en a que ça gon­flait, clai­re­ment. Qui n’ont pas vou­lu répondre. Et, d’ailleurs, je ne leur en veux pas… Les pre­miers jours : for­cé­ment un peu timides. Et puis, très vite, je me sen­tais chez moi dans l’usine, je me sen­tais accueilli, j’a­vais mes habi­tudes — c’é­tait très agréable. Il y en a que j’ai mis du temps à appro­cher. Le direc­teur, par exemple, ça s’est fait petit à petit. Pas parce qu’il était direc­teur ! Mais quand je le croi­sais, je sen­tais le poids des emmer­de­ments… Et je n’a­vais pas envie de pas­ser pour un emmer­de­ment sup­plé­men­taire. Et puis un jour, ça s’est fait, il y a eu une fenêtre. Il m’a dit « Je t’ac­corde un quart d’heure » et son témoi­gnage est res­té précieux.

« Et puis les accents, c’est impor­tant. On a ten­dance à tout uni­for­mi­ser, il n’y a plus qu’une langue qui est juste, celle qui est poli­cée, qui déborde pas. »

J’ai retrou­vé dans ces entre­tiens le même plai­sir que j’a­vais connu avec les Stéphanois. Le plai­sir de la curio­si­té, de la ren­contre, de l’é­change fra­ter­nel. Et comme sur le pro­jet pré­cé­dent, je n’al­lais rien réécrire, gar­der l’o­ra­li­té — j’ai été vite convain­cu de ça. Par contre, je ne m’at­ten­dais pas à devoir le dire avec l’ac­cent mar­seillais. Je me suis ren­du à cette évi­dence au der­nier moment, une fois le mon­tage du texte ter­mi­né, quand il s’est agi de le mettre en bouche… Je me suis dit « Tu vas pas dire le texte avec l’ac­cent pari­sien » : si tu t’at­taches à l’o­ra­li­té, si tu veux faire entendre ces paroles qu’on n’en­tend pas sur les pla­teaux, dans les théâtres, il faut y aller… J’ai tra­vaillé un peu l’ac­cent en me ser­vant des bandes audio que j’a­vais, pour que l’ac­cent ne paraisse pas for­cé. Et je viens du sud de la France ; ce n’é­tait pas insur­mon­table. À par­tir du moment où le charme de l’ac­cent ne prend pas le des­sus sur ce qui est dit, qu’on n’en reste pas à l’a­nec­dote, tout va bien… Et puis les accents, c’est impor­tant. On a ten­dance à tout uni­for­mi­ser, il n’y a plus qu’une langue qui est juste, celle qui est poli­cée, qui déborde pas. Il y a un lin­guiste qui par­lait dans Libé de la glot­to­pho­bie, la haine des accents. Alors que c’est une richesse ! Moi, c’est toute mon enfance — et pour­tant je n’a­vais jamais joué avec mon accent. Tout ça aurait pu se pas­ser à Tourcoing, à Strasbourg : j’y serais allé. Il s’est trou­vé que c’était à Marseille. Que je suis né dans la région de Nîmes et que mon père, en bon Gardois, m’a fait bai­gner dans l’u­ni­vers de Pagnol… Et le texte des Parole de Fralibs com­mence par « Moi j’é­tais bou­lan­ger de métier, je venais de l’ar­ti­sa­nat »… Il était arti­san-bou­lan­ger, par­ti tra­vailler dans une petite usine de pain. L’artisan-bou­lan­ger qui va bos­ser dans la bou­lan­ge­rie indus­trielle, ça fai­sait un bon début pour conter une évo­lu­tion du monde du tra­vail… Et il se trouve que les bâti­ments de la petite usine de pain seraient rache­tés par Unilever — c’est comme ça qu’il devien­dra un Fralib.

Il était impor­tant de par­ler du rap­port au tra­vail, de l’a­mour du tra­vail. Dans le début du texte, les ouvriers parlent avec pas­sion, et dans le détail, de l’a­ro­ma­ti­sa­tion natu­relle telle qu’ils la pra­ti­quaient, avant qu’Unilever ne décide, du jour au len­de­main, de pas­ser à l’a­ro­ma­ti­sa­tion chi­mique. Elle est capi­tale, cette notion de plai­sir. Cette fier­té d’ac­com­plir ce tra­vail, qui deman­dait un cer­tain savoir-faire et qui per­met­tait de fabri­quer un bon pro­duit. Quand il ne s’a­git plus que d’ap­puyer sur un bou­ton pour ajou­ter des billes chi­miques dans le thé, c’est plus pareil : « Le plai­sir ? Non, tu fais de la merde, tu le sais ! Tu fais de la merde, tu le sais ! » Une méta­phore de la socié­té dès le début… Il y a un tra­jet rapide esquis­sé en tout cas dans ce début, de l’ar­ti­sa­nat à l’au­to­ma­ti­sa­tion, la déshu­ma­ni­sa­tion… C’est l’ou­ver­ture qui me sem­blait la plus inté­res­sante, mais j’a­vais tant de matière qu’il a bien fal­lu faire des choix. Le pre­mier mon­tage, où je n’ai gar­dé que ce qui me sem­blait indis­pen­sable, cor­res­pon­dait à quatre heures de lec­ture ! Je n’ai pas for­cé­ment pri­vi­lé­gié l’événement, mais la manière dont il était racon­té, émo­tion­nel­le­ment, poé­ti­que­ment… J’ai fait des dizaines de ver­sions : la der­nière, je l’ai ter­mi­née deux jours avant la pre­mière présentation.

Pour dire ce texte, je ne m’i­ma­gi­nais pas seul en scène, à jouer à être eux, à incar­ner les témoins. Cela ne me sem­blait pas juste. Je vou­lais conser­ver l’au­then­ti­ci­té de la parole et de la ren­contre. Il fal­lait une forme simple et convi­viale : je suis atta­blé avec mon texte. À côté de moi, une autre table où sont dis­po­sées en pyra­mide les boîtes de thé de la nou­velle marque 1336, un peu éclai­rées, comme un tré­sor de guerre. Et je lis. Entre incar­na­tion et dis­tance, je lis, au plus près de leurs paroles. Il pour­rait y avoir un feu de che­mi­née à côté, on pour­rait man­ger des châ­taignes avec les spec­ta­teurs… et je leur racon­te­rais l’a­ven­ture sociale des Fralib ! Le spec­tacle, c’est à la fois leurs paroles et ma ren­contre avec eux. En inter­vie­weur, je ne suis jamais pré­sent dans le texte ; je suis le spec­ta­teur. D’ailleurs, le spec­ta­teur a sou­vent exac­te­ment les mêmes réac­tions que moi quand j’é­cou­tais les ouvriers. Et j’en joue, ça se répond, de la même manière que eux répon­daient à mes réac­tions. Il y a plu­sieurs ren­dez-vous comme ça dans le texte. Comme le moment des actions dans les super­mar­chés : ils rentrent dans Auchan, mettent tous les pro­duits Unilever dans des cad­dies et les aban­donnent au milieu du maga­sin (ça fai­sait par­tie des actions effec­tuées pour se faire entendre). À la fin, il y a tel­le­ment de cad­dies au milieu du maga­sin que la direc­tion de Auchan est contrainte d’embaucher des inté­ri­maires pour tout remettre en rayon — et là, l’ou­vrier qui me raconte dit : « Donc, créa­tion d’emplois ! » Le public rit à chaque fois, comme moi, bien sûr, et il pour­suit : « Eh oui, oui oui oui, plu­sieurs per­sonnes, trois quatre jours, y z’ont été embau­chés grâce à nous ! »

« Tous, nous sommes confron­tés aux logiques éco­no­miques absurdes qui sont à l’œuvre. Là, des hommes et des femmes se battent pour reprendre la main. Leur com­bat est emblématique. »

Bien sûr, je suis allé leur pré­sen­ter mon tra­vail. Chez eux, dans leur usine, en juillet 2015. Ce n’é­tait pas le moment le plus simple : c’é­tait la cani­cule, après une jour­née de bou­lot où il y avait eu plein de pro­blèmes avec les machines… Mais même s’ils étaient peu, c’é­tait très émou­vant. Je crois qu’ils étaient émus de retra­ver­ser la lutte — et ils le sont tou­jours. Ils m’ont dit des choses intimes. À quel­qu’un de tota­le­ment exté­rieur, on se confie plus faci­le­ment. Quand on est dans la lutte, on la vit ensemble, on ne se la raconte pas. Avec mon tra­vail, ils ont appris des choses les uns des autres, des choses qu’ils ne soup­çon­naient pas et qui les ont tou­chés. Je tenais à ce qu’ils voient ce que j’a­vais fait, et aus­si, quelque part, qu’ils valident, qu’ils me donnent leur accord. Il y en a un qui m’a dit : « Tu sais, Philippe, nous, ici, on a pas de bureau poli­tique, hé ! »

Les spec­ta­teurs sont plu­tôt très enthou­siastes : per­sonne ne sort indif­fé­rent. Les échanges qui suivent sont tou­jours très ani­més — ils posent beau­coup de ques­tions. Cette aven­ture touche les gens au plus pro­fond, les encou­rage. Les Scop-Ti (main­te­nant, il faut les appe­ler comme ça), c’est l’es­poir au milieu du marasme. Tous, nous sommes confron­tés, quelque soit notre tra­vail, aux logiques éco­no­miques absurdes qui sont à l’œuvre dans nos socié­tés. Là, des hommes et des femmes se battent pour reprendre la main. Leur com­bat est emblé­ma­tique, un exemple pour les luttes à venir. La pré­sen­ta­tion à Paris a eu lieu quelques jours après la sor­tie de la loi El-Khomri.… Au-delà de la lutte à pro­pre­ment par­ler, je crois que les gens res­sortent du spec­tacle regon­flés par cette expé­rience de vie. Pour l’ins­tant, je le pré­sente beau­coup dans des milieux mili­tants. Et je vais conti­nuer. Mais j’ai bon espoir de tou­cher un public plus large — il est ques­tion d’al­ler dans des entreprises.

[Un extrait du spec­tacle, ndlr] « Et puis après, pareil, t’y as le coté mes­quin de toutes leurs tran­sac­tions. Ça a démar­ré avec qua­rante et quelque mille euros. Puis t’y allais dans le bureau, y te glis­saient dix mille euros de plus ; que des magouilles, que des magouilles…! Chaque fois qu’y z’ont fait des rup­tures de contrat, ils l’ont fait sans le décla­rer ! Tout ce qu’y fai­saient, c’é­tait de manière illé­gale ! Systématiquement ! Après, tu te dis : mais attends, ces gens-là, des gens cos­tume-cra­vate qu’on leur donne du Monsieur, de la res­pec­ta­bi­li­té, ce sont des voyous à tous les niveaux ! Et nous, des petits ouvriers qui ne deman­dons rien, qu’on demande qu’à vivre tran­quille­ment : on nous traite de tous les noms, on nous brime, on nous casse ! C’est ça qui a obli­gé beau­coup de gens à dire non je veux pas man­ger, je veux pas par­tir avec la prime à la carotte ou la prime à la valise, je veux pas. Je vais m’en mordre peut-être les doigts, je vais perdre peut-être de beau­coup, mais je veux pou­voir me regar­der la figure dans la glace en me disant : « je morfle, mais je peux me regar­der en face, je peux me regar­der en face. » »

« Ça a démar­ré avec qua­rante et quelque mille euros. Puis t’y allais dans le bureau y te glis­saient dix mille euros de plus ; que des magouilles, que des magouilles…! »

Y a‑t-il eu une scis­sion avec ceux qui n’ont pu suivre la lutte ? Un mou­ve­ment social comme celui-là te pousse à faire des choix, pour des rai­sons diverses. Il y a de la casse sociale à l’intérieur même des familles. Il y a eu des exemples de frères et sœurs qui bos­saient tous dans l’entreprise : la moi­tié a fait un choix, l’autre a dû en faire un autre. Et encore aujourd’hui, la cou­pure à l’intérieur de la famille existe. Des gens se croisent dans la ville et ne se parlent plus. Je ne parle pas des divorces… Quand tu es aus­si impli­qué, que c’est vrai­ment dur, et que quelqu’un d’autre a pris un chèque… Peu importent les rai­sons, il est par­ti. Ça ne veut pas for­cé­ment dire que tu le consi­dères comme un traître, mais ce n’est pas loin. Je ne peux pas par­ler pour eux, mais c’est bien ce que j’ai res­sen­ti quand je leur ai pro­po­sé d’al­ler inter­vie­wer ceux qui étaient par­tis. Il y avait comme un malaise — bien compréhensible.

Et puis, il y avait ceux du Havre qui avaient déjà été délo­ca­li­sés sur Marseille. 54 familles étaient des­cen­dues du Havre à Marseille : c’est pas un simple démé­na­ge­ment, ça avait été dur. Il y en a qui sont remon­tés très vite, à la fer­me­ture de l’entreprise. Mais il y en a qui sont res­tés, qui sont encore là ! Aujourd’hui, ils sont, en tout, 58 coopé­ra­teurs, 7 non sala­riés et 51 visant à être sala­riés — ils ne le sont pas tous encore, ça se fait petit à petit. Dans les 58, il y en a qui sont plei­ne­ment conscients du modèle qu’ils incarnent. Et d’autres moins. Quand les ouvriers sont venus faire un débat après le spec­tacle, lors d’une repré­sen­ta­tion à Paris, ils m’ont dit que le spec­tacle les reboos­tait eux-mêmes. Parce que ce n’est pas simple, pour eux. Parfois, ils perdent de vue l’importance de leur lutte, de leur tra­jet. Dans leur nou­velle orga­ni­sa­tion, les dis­cus­sions sur le salaire ont duré des mois. Ça a géné­ré quelques dis­cordes — ça a même été sacré­ment le bor­del —, mais tou­jours en assem­blées géné­rales. Le direc­teur et les deux tau­liers du mou­ve­ment, que sont Leberquier et Cazorla, incarnent ce qu’ils appellent eux-mêmes, avec humour, le tri­cé­phale. Ils prennent les déci­sions rapides. Puis il y a le conseil d’administration, où ils sont une dizaine. Et sur les grandes déci­sions, comme le mar­ke­ting ou les salaires, tout se fait en AG. Là, les dis­cus­sions peuvent être longues, à 58. Beaucoup vou­laient que les salaires soient à base égale. La démo­cra­tie a fait qu’il y a, à pré­sent, trois niveaux, allant de 1 à 1,35. Du temps d’Unilever, c’était de 1 à 210… Mais cer­tains, très impli­qués dans la lutte, ont quit­té la coopé­ra­tive : ils ne sup­por­taient pas de voir un autre modèle que le leur s’accomplir.

Ils ont réus­si à se débar­ras­ser d’Unilever, à créer leur coopé­ra­tive et fabri­quer leurs propres pro­duits, avec l’am­bi­tion de redé­mar­rer l’a­ro­ma­ti­sa­tion natu­relle, plus tard. Mais ils sont encore liés concur­ren­tiel­le­ment à la mul­ti­na­tio­nale. Les moyens d’Unilever sont illi­mi­tés. Ça ne leur a pas coû­té grand-chose de céder l’usine pour 20 mil­lions d’eu­ros. Après tout, ils ont balan­cé 66 mil­lions d’euros pour tuer la lutte. 20 mil­lions, ce n’était rien par rap­port à l’intérêt qu’ils avaient à ce que ça ne fonc­tionne pas. Il faut rap­pe­ler qu’on ne parle pas d’une épi­ce­rie : c’est une usine impor­tante qui avait 182 sala­riés à la fer­me­ture, 24 000 m² de ter­rain, 12 000 m² de sur­face de bâti­ments. En capa­ci­té de sor­tir 3 mil­lions de sachets par an. C’est comme les LIP. La fin, tu la connais ? C’est l’État qui a déci­dé, à un moment don­né, de cou­per les com­mandes de pen­dules pour Renault. Ils leur ont enle­vé ça et ça les a mis dans le trou. À pré­sent, les anciens Fralib se retrouvent éga­le­ment confron­tés aux marges que prennent les super­mar­chés… Même en créant la coopé­ra­tive, tu ne peux pas t’extraire du système.

« Les moyens d’Unilever sont illi­mi­tés. Ça ne leur a pas coû­té de céder l’usine pour 20 mil­lions d’eu­ros. Après tout, ils ont balan­cé 66 mil­lions d’euros pour tuer la lutte. 20 mil­lions, ce n’était rien par rap­port à l’intérêt qu’ils avaient à ce que ça ne fonc­tionne pas. »

[Une autre page de son manus­crit, ndlr] « Quand il y avait une boîte en fer avec le pro­duit natu­rel, que tu l’ouvrais, un mois ou deux mois après, ça sen­tait bon. Mais avec ces arômes syn­thé­tiques, non. Puisque les arômes syn­thé­tiques vont te déga­ger leur odeur au contact de l’eau chaude. Ce qui fait que ça sent moins. Donc les consom­ma­teurs qui ache­taient leurs boîtes en fer — qui est quand même un pro­duit plus cher que la boîte nor­male, puisque c’est du thé en vrac cen­sé être du bon thé. Eh ben, ils se sont plaints. Donc Unilever a trou­vé la parade en tapis­sant l’intérieur de la boîte par un arôme liquide, avant de mettre le pro­duit. Et ça sen­tait bon ! Et cet arôme liquide, c’était de petits bidons où y avait la tête de mort des­sus. Attends, c’est violent ! Ho mais, les copains, ça vous a pas déran­gé un moment ?! Tu peux pas, t’as quand même ta conscience. Après c’est comme ceux qui tra­vaillent dans les pro­thèses mam­maires, quand on te dit « Bon les gars, y a des contrôles, faut plan­quer ça ça et ça ». Et puis là, c’est grave ! C’est la san­té, comme nous. C’est l’agro-alimentaire, quelque part tu t’impliques là-dedans. »

J’ai eu l’oc­ca­sion de lire Souffrances en France de Christophe Dejours — un psy­cho­pa­tho­logue du tra­vail pas­sion­nant… Parmi les pro­blèmes que pose l’or­ga­ni­sa­tion du tra­vail telle qu’elle est conçue dans notre socié­té, il y a de la souf­france pour les tra­vailleurs de ne pas pou­voir bien faire leur tra­vail et de faire des choses qu’ils réprouvent. Une souf­france qu’on connaît dans tout milieu. Il y a aus­si une perte d’énergie phé­no­mé­nale au nom de tech­niques mana­gé­riales, où on divise le tra­vail, où on met les tra­vailleurs en concur­rence. De son point de vue, à l’intérieur de cer­taines entre­prises, on com­mence à entendre que pour « pro­duire mieux », il faut redon­ner puis­sance au col­lec­tif. Dans mon tra­vail, je tenais à par­ler de tout ça : du col­lec­tif et du plai­sir de l’ouvrier au tra­vail. Les gens de droite parlent tout le temps de « la valeur tra­vail », mais quand tu fais de la merde, comme dit mon ami bou­lan­ger, elle est où, la valeur travail ?


Le spec­tacle 1336 : Parole de Fralibs sera joué le 14 juillet 2016 à Avignon, au mois d’oc­tobre à Saint-Étienne, et au théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-scène, en 2017.
Toutes les pho­to­gra­phies sont de Stéphane Burlot (les Fralib dans leur usine en 2011 / Philippe Durand jouant 1336 : Parole de Fralibs, le 4 mai 2016). 


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REBONDS

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☰ Lire notre entre­tien avec Daniel Mermet : « On est tom­bé en panne de futur », juillet 2015
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