Julian Mischi : « Il y a une dévalorisation générale des milieux populaires »


Entretien inédit pour le site de Ballast

Sociologue et codi­rec­teur de col­lec­tion aux édi­tions Agone, Julian Mischi a signé deux ouvrages consa­crés au Parti com­mu­niste fran­çais : Servir la classe ouvrièreen 2010, et Le Communisme désar­mé, quatre ans plus tard. Mais plus que l’his­toire d’un par­ti et les débats qui l’a­gitent, c’est ce que son évo­lu­tion dit de la socié­té tout entière qui nous retient ici : rap­pe­lons que le PCF avait obte­nu 21 % des suf­frages à la pré­si­den­tielle de 1969 et moins de 2 % en 2007. Comment en est-on venu à croire qu’il n’exis­tait presque plus d’ou­vriers en France ? Comment est-on pas­sé de l’hé­roï­sa­tion gran­di­lo­quente du pro­lé­ta­riat au mépris cultu­rel des « beaufs » ? Comment le FN a‑t-il pu faire croire qu’il était deve­nu le nou­veau par­ti du peuple ? Mischi nous répond et pro­pose, sur­tout, de redon­ner des armes au com­mu­nisme français.


Pourquoi tant de Français sont-ils per­sua­dés que les ouvriers n’existent pour ain­si dire plus ?

Le groupe ouvrier, s’il a décli­né depuis les années 1970, est en effet loin d’avoir dis­pa­ru. Avec 6,8 mil­lions d’individus au der­nier recen­se­ment de 2011, il s’agit de l’un des prin­ci­paux groupes sociaux, repré­sen­tant 23 % de la popu­la­tion active fran­çaise. Et, si l’on s’en tient à la seule com­po­sante mas­cu­line, un homme actif sur trois est ouvrier ! La popu­la­tion ouvrière reste donc impor­tante, même si sa com­po­si­tion interne change — tout comme ses condi­tions de vie et de tra­vail. Cependant, dans les repré­sen­ta­tions par­ta­gées par une majo­ri­té de Français, la com­po­sante ouvrière de la socié­té est très lar­ge­ment sous-éva­luée. Les ouvriers sont le plus sou­vent per­çus comme des figures du pas­sé ou des figures étran­gères, tra­vaillant en Chine ou au Bangladesh. Comment expli­quer cette dis­tor­sion des repré­sen­ta­tions avec la réa­li­té ? Tout d’abord, sûre­ment par le fait que l’on confond sou­vent le mou­ve­ment ouvrier et les ouvriers eux-mêmes. De la fra­gi­li­sa­tion de la classe ouvrière et de l’affaiblissement des orga­ni­sa­tions ouvrières, on en conclut trop rapi­de­ment à la fin des ouvriers, dont l’image est asso­ciée aux bas­tions indus­triels et aux conflits sociaux. Or les ouvriers d’aujourd’hui sont moins syn­di­qués, tra­vaillent davan­tage dans des petites uni­tés de pro­duc­tion, dans le sec­teur des ser­vices, et beau­coup résident dans les espaces ruraux et péri­ur­bains. Ils ne cor­res­pondent pas aux images toutes faites de la classe ouvrière, qui ont été pro­duites par les mili­tants du siècle der­nier. Il faut cepen­dant rap­pe­ler que les figures ouvrières clas­siques, telles que les métal­los ou les che­mi­nots, sont bien sûr loin d’avoir disparu.

« Les ouvriers sont le plus sou­vent per­çus comme des figures du pas­sé ou des figures étran­gères, tra­vaillant en Chine ou au Bangladesh. Comment expli­quer cette dis­tor­sion des repré­sen­ta­tions avec la réalité ? »

Autre fac­teur : l’évolution des repré­sen­ta­tions du monde social, avec un déclin des grilles de lec­ture en termes de classes et — ce qui revient sou­vent au même — l’essor d’une vision erro­née d’une socié­té struc­tu­rée autour d’une immense classe moyenne. Les lec­tures raciales et spa­tiales (habi­tants de cité, jeunes issus de l’immigration, petits Blancs ruraux, etc.) ont éga­le­ment joué contre les caté­go­ri­sa­tions clas­sistes. Les repré­sen­ta­tions publiques domi­nantes sont pro­duites par des jour­na­listes, uni­ver­si­taires, femmes et hommes poli­tiques, experts, artistes, qui n’ont plus guère de liens avec les milieux ouvriers. Ils en sont éloi­gnés du fait de leurs pro­prié­tés sociales (ori­gines fami­liales, pro­fes­sion exer­cée, niveau de diplôme) et aus­si parce qu’ils ne les fré­quentent pas et n’habitent pas les mêmes ter­ri­toires. Le contraste est pro­non­cé avec les « années 1968 », où les ren­contres entre pro­fes­sions intel­lec­tuelles et milieux popu­laires étaient plus fré­quentes. Enfin, pour com­prendre cette invi­si­bi­li­sa­tion des ouvriers dans la socié­té fran­çaise, il faut éga­le­ment men­tion­ner l’érosion des iden­ti­fi­ca­tions de classe dans les milieux ouvriers eux-mêmes. Les ouvriers sont deve­nus invi­sibles à leurs propres yeux car tout un ensemble de dis­po­si­tifs de ges­tion de la main‑d’œuvre a contri­bué ces trente der­nières années au déclin de la conscience de classe, qui carac­té­ri­sait aupa­ra­vant ce groupe. Devenus « opé­ra­teurs » dans des entre­prises où le mot ouvrier dis­pa­raît des clas­se­ments, mis en concur­rence avec des col­lègues d’atelier qui peuvent avoir des sta­tuts (inté­ri­maires ou stables) et des rému­né­ra­tions (prime et salaire indi­vi­dua­li­sés) dif­fé­rents, divi­sés en petites uni­tés où les syn­di­cats peuvent dif­fi­ci­le­ment s’implanter, on peut com­prendre que la soli­da­ri­té ouvrière et la conscience d’appartenance au même groupe se soient émous­sées ces der­nières années.

Vous refu­sez de réduire l’his­toire du PCF à celle de l’URSS : que gar­dez-vous du bébé fran­co-com­mu­niste une fois l’eau du bain sta­li­nien jetée ?

Certes, l’histoire du PCF ne se réduit pas à celle de l’URSS, mais il y a tout de même une matrice sta­li­nienne com­mune qui s’est tra­duite par l’établissement, en France, d’une orga­ni­sa­tion com­mu­niste très hié­rar­chi­sée et domi­née par une pra­tique mili­tante délé­ga­taire. Le pou­voir était concen­tré entre les mains des per­ma­nents et toute diver­gence interne tra­quée. En pra­tique, le cen­tra­lisme fonc­tion­nait de manière peu démo­cra­tique et les congrès étaient des moments de mises en scène col­lec­tive plus que des lieux de débats contra­dic­toires. Dans ce cadre, les cri­tiques por­tées sur l’URSS et les expé­riences du socia­lisme dit « réel » étaient peu audibles. Mais le com­mu­nisme hexa­go­nal a aus­si été ali­men­té par un mou­ve­ment ouvrier et pay­san typi­que­ment fran­çais, par des héri­tages his­to­riques, des tra­di­tions syn­di­cales et répu­bli­caines, sans les­quels on ne pour­rait com­prendre sa forte implan­ta­tion populaire.

Comme quoi ?

Lorsque les petits exploi­tants agri­coles du Massif cen­tral rejoi­gnaient le PCF, ce n’était pas en sui­vant le modèle sovié­tique de col­lec­ti­vi­sa­tion des terres, mais plu­tôt en lien avec des reven­di­ca­tions syn­di­cales et dans l’objectif d’un par­tage plus équi­table du fon­cier. En dépit de sa dimen­sion bureau­cra­tique, le cou­rant com­mu­niste a été le sup­port d’une mobi­li­sa­tion et d’une pro­mo­tion d’ouvriers et de pay­sans dans ses ter­ri­toires d’influence. Mon tra­vail dans les archives internes et la réa­li­sa­tion d’entretiens me conduisent aus­si à ne pas sur­es­ti­mer l’impact de ce qui se passe en URSS dans l’explication du déclin contem­po­rain du PCF. Pour les mili­tants qui rejoignent l’organisation dans les années 1960 ou 1970, les pays de l’Est ne jouent déjà plus un rôle attrac­tif. Logiquement, ce n’est pas prin­ci­pa­le­ment sur ce plan-là que les rup­tures s’opèrent par la suite. Cela étant dit, il appa­raît néan­moins évident que la ges­tion du rap­port aux pays socia­listes par le groupe diri­geant a consti­tué un frein au renou­vel­le­ment mili­tant du PCF, dans les années 1980 et 1990. Suite au tour­nant sec­taire du prin­temps 1978, la ligne alors tenue évoque une vague cri­tique des « retards » et « défauts » de l’URSS. La dif­fi­cul­té qui se pose (du moins à celles et ceux qui n’ont pas aban­don­né l’idée de l’émancipation des tra­vailleurs), c’est que le com­mu­nisme fran­çais, y com­pris dans sa ver­sion sta­li­nienne, a aus­si per­mis la consti­tu­tion inédite d’un par­ti ani­mé par des diri­geants d’origine ouvrière (comme en Union soviétique).

Fête de l'Humanité, 2015 (Stéphane Burlot)

L’ouvriérisme et l’importance accor­dée à la dis­ci­pline orga­ni­sa­tion­nelle ont favo­ri­sé la struc­tu­ra­tion d’un par­ti de masse bien ancré dans les milieux popu­laires jusque dans les années 1970. Le mode d’organisation du PCF offrait aus­si un moyen de contrer les ten­dances éli­taires propres au fonc­tion­ne­ment du champ poli­tique. Il consti­tuait un moyen de mini­mi­ser en par­tie l’importance des res­sources cultu­relles indi­vi­duelles au pro­fit d’un capi­tal col­lec­tif, entre­te­nu et trans­mis dans l’action mili­tante. Les contraintes orga­ni­sa­tion­nelles visaient à contrô­ler les élus, à enca­drer les ten­dances des notables et diri­geants à per­son­na­li­ser l’action poli­tique, et à favo­ri­ser les mili­tants issus de caté­go­ries popu­laires. Or le rejet du mode de fonc­tion­ne­ment pas­sé du PCF durant les années 1990–2000, salu­taire sur beau­coup de points, ne prend pas en compte cette ques­tion de l’exclusion poli­tique des classes popu­laires. L’essentiel est alors de sau­ver les meubles, de main­te­nir l’appareil et sur­tout de béné­fi­cier d’une bonne image dans l’opinion publique afin de conte­nir le déclin élec­to­ral. La ques­tion de la place des classes popu­laires dans l’organisation, aupa­ra­vant cen­trale, est deve­nue secon­daire. Tout l’enjeu est, me semble-t-il, de refu­ser l’idée d’un lien inévi­table entre construc­tion d’un appa­reil par­ti­san pyra­mi­dal et repré­sen­ta­tion des classes popu­laires. Il serait réduc­teur d’envisager que l’engagement des classes popu­laires au sein d’un par­ti ne peut aller sans une forme de délé­ga­tion du pou­voir à des per­ma­nents. Cette ques­tion de la pro­mo­tion poli­tique des groupes sociaux domi­nés dans un cadre mili­tant démo­cra­tique appelle la construc­tion de nou­velles formes de mobi­li­sa­tion. Le pari de mon livre est qu’on ne pour­ra rien inven­ter de vrai­ment nou­veau tant que le pro­ces­sus de dis­pa­ri­tion de la voie emprun­tée par le PCF pour par­ve­nir à cette repré­sen­ta­tion des classes popu­laires n’aura pas été soi­gneu­se­ment décrit.

« Les cadres du PCF, écri­vez-vous dans votre der­nier livre, se pré­sentent de plus en plus comme les porte-parole des pauvres, des plus défa­vo­ri­sés des sala­riés. » Les « exploi­tés » sont désor­mais essen­tiel­le­ment défi­nis « par leur exclu­sion » et leur « pré­ca­ri­sa­tion ». Pourquoi un par­ti qui a incar­né durant plu­sieurs décen­nies le monde ouvrier a‑t-il pu bas­cu­ler dans un dis­cours « misé­ra­bi­liste », pour reprendre votre mot ?

« Cette évo­lu­tion misé­ra­bi­liste de la rhé­to­rique com­mu­niste est à rebours du tra­vail mili­tant d’affirmation de la digni­té ouvrière. On passe de la lutte des classes à la réduc­tion de la pauvreté. »

Ce dis­cours met­tant l’accent sur les pauvres émerge régu­liè­re­ment au sein du PCF, notam­ment à la fin des années 1970, où il tra­duit alors une prise en compte des pre­miers effets du recul de l’État social dans les quar­tiers popu­laires, avec le déve­lop­pe­ment du chô­mage et de la pré­ca­ri­té. Il est por­té par la cam­pagne des « cahiers de la misère et de l’espoir » de 1976–1977 et s’inscrit dans une logique de concur­rence élec­to­rale : il s’agit pour les com­mu­nistes de par­ler des pauvres pour mar­quer l’écart avec le PS, qui pro­gresse à leur détri­ment. Mais asso­cier ouvriers, pauvres, retrai­tés, voire même par­fois les malades, dans l’ensemble des popu­la­tions dites « mar­gi­na­li­sées » se fait au détri­ment des repré­sen­ta­tions de classe et peut confor­ter l’idée d’une dis­pa­ri­tion de la classe ouvrière. Avec la réfé­rence par exemple aux « petites gens », on est alors loin de la classe ouvrière héroïque et com­bat­tante de 1936 et de la Libération. Cette évo­lu­tion misé­ra­bi­liste de la rhé­to­rique com­mu­niste est à rebours du tra­vail mili­tant d’affirmation de la digni­té ouvrière. Elle heurte aus­si les logiques de consti­tu­tion d’un par­ti dont les diri­geants se recru­taient dans les frac­tions très qua­li­fiées du groupe ouvrier, des frac­tions qui se recon­naissent dif­fi­ci­le­ment dans ce dis­cours misérabiliste.

Lorsque la dénon­cia­tion de l’exploitation cède le pas devant celle de la misère, cela entraîne une rup­ture impor­tante dans le mode de légi­ti­ma­tion sociale des diri­geants com­mu­nistes : il s’agit essen­tiel­le­ment pour eux de par­ler au nom des pauvres et des exclus et non pas de leur don­ner le pou­voir dans le par­ti et dans l’appareil d’État. On passe de la lutte des classes à la réduc­tion de la pau­vre­té. Ce chan­ge­ment de pré­oc­cu­pa­tion tra­duit l’émergence d’une nou­velle géné­ra­tion de cadres du PCF dans la plu­part des dépar­te­ments : aux mili­tants ouvriers issus du syn­di­ca­lisme suc­cèdent pro­gres­si­ve­ment des cadres ter­ri­to­riaux et des élus. À la tête de col­lec­ti­vi­tés locales, ces der­niers cherchent moins à orga­ni­ser des contre-pou­voirs mili­tants qu’à admi­nis­trer leur ville et à lut­ter contre la pau­vre­té. Cette évo­lu­tion s’inscrit bien sûr dans un mou­ve­ment géné­ral de recom­po­si­tion des causes col­lec­tives autour de l’humanitaire, du béné­vo­lat, de la cha­ri­té, etc. Le résul­tat, c’est que la réflexion sur l’organisation de la lutte par ceux-là mêmes qui subissent en pre­mier la domi­na­tion, une réflexion si struc­tu­rante dans l’histoire du mou­ve­ment ouvrier, a été délais­sée au sein de l’ancien « Parti de la classe ouvrière ».

Pierre Laurent au 37e congrès du PCF-Aubervilliers, 2 juin 2016 (Stéphane Burlot)

Dans La Gauche radi­cale et ses tabous, Aurélien Bernier a des mots durs contre le PCF. Il lui reproche d’être entré dans le jeu de la gauche plu­rielle et d’a­voir tra­hi — notam­ment par la parole de Robert Hue — ses propres enga­ge­ments sur la ques­tion euro­péenne : Maastricht, mon­naie unique… Confirmez-vous ce lien entre l’ef­fon­dre­ment du PC et son virage union-européen ?

La thèse d’Aurélien Bernier est assez sché­ma­tique. Renvoyer le déclin du PCF à une seule cause, celle de l’abandon d’un dis­cours sou­ve­rai­niste face à la construc­tion euro­péenne prête à dis­cus­sion. La chro­no­lo­gie notam­ment pose pro­blème : l’effondrement élec­to­ral et mili­tant du PCF a sur­tout lieu entre 1979 et 1984, bien avant Robert Hue et la liste Bouge l’Europe de 1999. Et cette évo­lu­tion idéo­lo­gique s’inscrit plus pro­fon­dé­ment dans la recherche d’une nou­velle image par le suc­ces­seur de Georges Marchais. Robert Hue inves­tit la com­mu­ni­ca­tion poli­tique et cherche à « moder­ni­ser » le mes­sage com­mu­niste, quitte à mettre en sour­dine une posi­tion tra­di­tion­nel­le­ment anti-euro­péenne, mais pas seule­ment : il met éga­le­ment entre paren­thèses la ques­tion des rap­ports de classe. C’est de ce côté-là, celui de la lutte des classes, que la gauche radi­cale peut pro­ba­ble­ment retrou­ver du souffle et mettre au jour les brouillages idéo­lo­giques opé­rés par l’extrême droite. Et, comme cette lutte s’opère de plus en plus à l’échelle euro­péenne, avec une col­la­bo­ra­tion effi­cace entre milieux d’affaires et euro­crates au détri­ment des causes citoyennes et des droits des tra­vailleurs, c’est à ce niveau-là que le com­bat doit aus­si être mené.

Le FN se pré­sente aujourd’­hui comme le défen­seur du sala­riat, des oubliés, des invi­sibles, des tra­vailleurs, et non des « marges » dudit sala­riat. Vous rap­pe­lez que l’ac­cu­sa­tion de « popu­lisme » menace en per­ma­nence toute per­sonne de gauche sou­cieuse des inté­rêts des classes popu­laires. Iriez-vous jus­qu’à vou­loir réha­bi­li­ter ce mot ?

« On a glis­sé de la mise en garde face à la mani­pu­la­tion du peuple au dis­cré­dit des aspi­ra­tions poli­tiques mêmes du peuple. »

Ce mot ren­voie d’abord, pour moi, en tant que socio­logue des classes popu­laires, à un risque de lec­ture biai­sée des cultures popu­laires. En effet, sui­vant Jean-Claude Passeron et Claude Grignon dans Le Savant et le popu­laire (sous-titré Misérabilisme et popu­lisme en socio­lo­gie et en lit­té­ra­ture »), le popu­lisme tra­duit une volon­té de réha­bi­li­ta­tion des domi­nés, une stra­té­gie d’enchantement des cultures popu­laires, décrites comme plus authen­tiques que celles des élites. Ce fai­sant, le popu­liste oublie les rap­ports de domi­na­tion, qui marquent les cultures popu­laires et en font des cultures domi­nées, situées en bas des hié­rar­chies de légi­ti­mi­té qui pré­valent dans la socié­té à tra­vers notam­ment l’école et les médias. Une telle atti­tude ne per­met pas une ana­lyse objec­tive des cultures popu­laires, pas plus que la pos­ture symé­trique, le misé­ra­bi­lisme, qui appré­hende le popu­laire sous l’angle unique de sa dépos­ses­sion et domi­na­tion, et n’y voit que du manque et de la limitation.

Concernant plus pré­ci­sé­ment les atti­tudes poli­tiques, essayistes et jour­na­listes uti­lisent ce mot pour dis­qua­li­fier cer­tains com­por­te­ments élec­to­raux — rejet de l’Union euro­péenne, vote pour le FN ou la gauche radi­cale — vus comme dan­ge­reux et non-démo­cra­tiques. Ce qua­li­fi­ca­tif per­met de rap­pro­cher abu­si­ve­ment des atti­tudes poli­tiques qui sont en réa­li­té diver­gentes. Surtout, comme l’a bien mon­tré Annie Collovald (Le « popu­lisme du FN », un dan­ge­reux contre­sens, paru en 2004), il per­met de dis­cré­di­ter toute remise en cause de l’ordre domi­nant tout en raillant la bêtise du peuple, qui serait natu­rel­le­ment mani­pu­lable et cré­dule, alors que les élites auraient des opi­nions plus ration­nelles, fon­dées et démo­cra­tiques. Il s’agit là d’une évo­lu­tion impor­tante car, dans ses usages anté­rieurs, notam­ment par Lénine, le popu­lisme ser­vait à dénon­cer les porte-paroles auto­pro­cla­més du peuple et cer­taines frac­tions des élites qui cherchent à mobi­li­ser le peuple contre ses propres inté­rêts. On a glis­sé de la mise en garde face à la mani­pu­la­tion du peuple au dis­cré­dit des aspi­ra­tions poli­tiques mêmes du peuple. Cette révo­lu­tion idéo­lo­gique, ana­ly­sée par Annie Collovald, fait le jeu du FN en lui prê­tant un carac­tère « popu­liste » ou « popu­laire ». Dans ces condi­tions, la réha­bi­li­ta­tion du mot semble dif­fi­cile, sur­tout dans le sens opé­ré par Jean-Claude Michéa — qui ne rompt pas avec ce qui est au cœur de la rhé­to­rique média­tique d’accusation de popu­lisme, la repré­sen­ta­tion d’un « peuple sans classes ».

37e congrès du PCF-Aubervilliers, 2 juin 2016 (Stéphane Burlot)

En effet, Michéa (sur­tout) et Mélenchon (éga­le­ment — notam­ment dans son der­nier livre et depuis le mou­ve­ment M6R) en appellent à un peuple mythique, sans posi­tion sociale ou pro­fes­sion­nelle : une façon d’évacuer la ques­tion des rap­ports de classe. Le peuple de Michéa est un ensemble confus, mais défi­ni impli­ci­te­ment par des fron­tières morales ou eth­niques. Comme d’autres auteurs pam­phlé­taires « inclas­sables » et à suc­cès, il met l’accent sur les ques­tions d’appartenance et les cli­vages iden­ti­taires, évoque un « ordre natu­rel » ou « un héri­tage his­to­rique » qui seraient en dan­ger, sous le feu d’un enne­mi cultu­rel (sou­vent le pro­grès, la socié­té consu­mé­riste, la gauche…). Il prête des ver­tus morales, une « sen­si­bi­li­té pro­fonde » aux « gens ordi­naires » (de façon popu­liste, sui­vant la défi­ni­tion de Grignon et Passeron), mais ne s’intéresse pas à l’examen des faits, aux logiques concrètes des rap­ports de domi­na­tions et aux moyens de les contrer. Cela le conduit par exemple à reje­ter les tra­vailleurs immi­grés dans les marges du sala­riat alors que le groupe ouvrier se repro­duit his­to­ri­que­ment par l’apport de géné­ra­tions de migrants issus d’autres pays. D’une façon géné­rale, la rhé­to­rique du peuple contre les élites voile sou­vent la ques­tion des rap­ports de classe, du rôle de la petite bour­geoi­sie, par exemple. La posi­tion de classe n’est pas sim­ple­ment une ques­tion de conscience poli­tique, c’est avant tout un posi­tion­ne­ment dans des rap­ports de domi­na­tion. Si des élé­ments de la bour­geoi­sie cultu­relle (comme les uni­ver­si­taires, par exemple) en viennent à s’engager contre les inté­rêts de classe, à défendre ceux des classes popu­laires, tant mieux, mais cela n’empêche pas de réflé­chir sur les rap­ports de classes qui tra­versent ce que l’on appelle abu­si­ve­ment les « 99 % », les « sala­riés », ou encore le « peuple », etc.

Dans son essai Retour à Reims, Didier Eribon explique que le vote FN est un vote de classe, qu’il est « comme le der­nier recours des milieux popu­laires pour défendre leur iden­ti­té col­lec­tive » tant la gauche les a trahis…

« Il serait erro­né de pen­ser que le FN aurait pris la place qu’avait aupa­ra­vant le PCF dans les ter­ri­toires ouvriers. »

L’autobiographie de Didier Eribon est très inté­res­sante — notam­ment sous l’angle de la des­crip­tion et de l’analyse fine d’un cas de trans­fuge de classe —, mais cet essai ne repose pas sur une étude du vote FN. L’auteur est d’ailleurs plu­tôt un spé­cia­liste des idées, qui consacre ses recherches à la lit­té­ra­ture et à la théo­rie sociale. En fait, l’état des connais­sances sur le sujet est très limi­té car nous n’avons que peu de recherches appro­fon­dies en socio­lo­gie poli­tique sur les tra­jec­toires élec­to­rales vers le FN, sur les signi­fi­ca­tions don­nées à ce vote par les prin­ci­paux inté­res­sés. Ce que l’on sait, c’est que le cas des membres de la famille de Didier Eribon, qui passent d’un vote pour le PCF à un sou­tien au FN, ne repré­sente pas un mou­ve­ment de fond. Il faut le rap­pe­ler car il y a beau­coup de rac­cour­cis sim­plistes sur le sujet : les études élec­to­rales montrent que le FN s’est déve­lop­pé dans les années 1980 et 1990, avec sur­tout l’apport d’électeurs de droite qui se sont « radi­ca­li­sés », tan­dis que beau­coup d’électeurs com­mu­nistes ont alors rejoint les rangs des abs­ten­tion­nistes. Puis de plus en plus de jeunes ouvriers votent pour le par­ti d’extrême droite comme pre­mier vote, sans être pas­sés par la gauche ou la droite dite « modé­rée ». Il s’avère que les milieux popu­laires encore rela­ti­ve­ment struc­tu­rés autour d’une conscience de classe et d’organisations syn­di­cales, comme les che­mi­nots ou les ouvriers de l’automobile, res­tent éloi­gnés du FN. Il sem­ble­rait en outre que les ouvriers proches du FN tra­vaillent davan­tage dans de petites entre­prises, dans le monde de l’artisanat, où l’opposition de classe au patron est plus faible.

Le FN est d’ailleurs sou­vent ani­mé par des indé­pen­dants (pro­fes­sions libé­rales, com­mer­çants, arti­sans, chefs d’entreprise). Il est deve­nu ouvrier presque mal­gré lui et ne cherche pas spé­cia­le­ment à assu­rer la pro­mo­tion de ses mili­tants d’origine popu­laire. Au contraire, il tra­vaille sur­tout en ce moment à atti­rer des élé­ments « res­pec­tables » du monde intel­lec­tuel et poli­tique, à l’image de l’avocat Gilbert Collard ou de l’ancien « jour­na­liste » Robert Ménard. Il serait erro­né de pen­ser que le FN aurait pris la place qu’avait aupa­ra­vant le PCF dans les ter­ri­toires ouvriers. Il n’y a pas de réseaux du FN en milieu indus­triel, de syn­di­cats amis, ni d’écoles qui for­me­raient une élite mili­tante issue des classes popu­laires. Concernant l’éventuel vote de classe des milieux popu­laires, il faut aus­si rap­pe­ler que la pre­mière atti­tude élec­to­rale dans ces milieux reste l’abstention.

(Stéphane Burlot)

Le « peuple » n’a plus tou­jours bonne presse, à gauche. Comment passe-t-on, en moins d’un demi-siècle, de la glo­ri­fi­ca­tion his­to­rique de la classe ouvrière à sa mise au ban moqueuse ?

Le tour­nant s’est opé­ré dans les années 1970 et a pris toute son ampleur dans les années 1980. On peut d’ailleurs l’envisager comme un des effets du déclin du PCF (et plus lar­ge­ment du mou­ve­ment ouvrier fran­çais), qui dif­fu­sait une fier­té ouvrière, avec, vous avez rai­son, une repré­sen­ta­tion sou­vent mythique d’une classe ouvrière — for­cé­ment héroïque et com­bat­tante. Un effet éga­le­ment du déclin géné­ral du mar­xisme dans la vie intel­lec­tuelle fran­çaise. Ainsi, la prin­ci­pale rai­son est-elle à recher­cher du côté de la démo­né­ti­sa­tion de la cause des classes popu­laires au sein des milieux poli­tiques et intel­lec­tuels : alors que le « pro­lé­ta­riat » était au cœur des mobi­li­sa­tions des « années 1968 », le reflux du gau­chisme au cours des années 1970 a pour corol­laire l’émergence de la « contre-culture », étu­diée notam­ment par Gérard Mauger, qui montre bien com­ment son essor s’appuie sur la réha­bi­li­ta­tion des révoltes des « petits-bour­geois », et peut donc induire la dis­qua­li­fi­ca­tion du « beauf » (lisez par exemple « De l’homme de marbre au beauf. Les socio­logues et la cause des classes popu­laires », paru dans le numé­ro 26 de Savoir/Agir, en décembre 2013). Il y a une déva­lo­ri­sa­tion géné­rale des manières d’être popu­laires, et l’ethos ouvrier devient illé­gi­time en poli­tique, à l’image des moque­ries visant Marchais ou Krasucki.

Vous déplo­rez les « lec­tures raciales » qui auraient, dans une par­tie de la gauche radi­cale, pris le pas sur les « lec­tures de classe ». Tout n’est pour­tant pas réduc­tible à la stricte ana­lyse clas­siste : les domi­na­tions de genre, de race ou d’o­rien­ta­tion sexuelle. Comment envi­sa­gez-vous cette articulation ?

« Prendre en compte les domi­na­tions de genre est notam­ment essen­tiel si l’on ne veut pas faire l’impasse sur la moi­tié des classes populaires. »

Vous avez tout à fait rai­son. Les formes de la domi­na­tion sont mul­tiples et dif­fé­rents cli­vages struc­turent l’espace social. On retrouve ces cli­vages au sein même de la classe ouvrière ; c’est ce que j’avais mis en avant dans mon pré­cé­dent ouvrage, Servir la classe ouvrière, où j’ai tra­vaillé cette arti­cu­la­tion — dans le cas du PCF des années 1950–1970. On peut en effet y obser­ver une repro­duc­tion de dif­fé­rents types de domi­na­tion, car les diri­geants ouvriers viennent des frac­tions mas­cu­lines, fran­çaises, urbaines et très qua­li­fiées des groupes ouvriers. Les femmes, ouvriers spé­cia­li­sés, tra­vailleurs immi­grés et ouvriers ruraux tendent à être relé­gués. Si bien que le « Parti de la classe ouvrière » est ani­mé par les frac­tions hautes des milieux popu­laires et tra­vaillé par dif­fé­rentes logiques de domi­na­tion. Prendre en compte les domi­na­tions de genre est notam­ment essen­tiel si l’on ne veut pas faire l’impasse sur la moi­tié des classes popu­laires. Dans cette optique, la notion de classe ouvrière est mal adap­tée à la période contem­po­raine mar­quée par une forte fémi­ni­sa­tion du tra­vail subal­terne (déve­lop­pe­ment du groupe des employées de ser­vice notam­ment) hors indus­trie. En socio­lo­gie, nous allons ain­si plu­tôt recou­rir à la notion de classes popu­laires.

Concernant l’évolution du champ intel­lec­tuel, ce que je pointe, c’est que la prise compte de nou­velles formes de domi­na­tion s’est mal­heu­reu­se­ment faite dans un contexte géné­ral d’éviction des enjeux de classe. En même temps que les pro­fes­sions intel­lec­tuelles se sont retran­chées sur leur métier, leurs milieux, leurs pré­oc­cu­pa­tions, elles ont sou­vent délais­sé la ques­tion des inté­rêts sociaux des classes popu­laires. Il ne s’agit bien sûr pas de mini­mi­ser d’autres formes de domi­na­tion, mais force est de consta­ter que la ques­tion cen­trale de l’exploitation éco­no­mique est pas­sée au second plan. Pour ce qui concerne la socio­lo­gie, il suf­fit de regar­der les sujets de recherches choi­sis prio­ri­tai­re­ment par les étu­diants poli­ti­sés. Dans les usages cou­rants de l’inter­sec­tion­na­li­té, la classe est rapi­de­ment expé­diée : ce qui inté­resse avant tout, ce sont sou­vent les dis­cri­mi­na­tions liées au genre, à la cou­leur de peau ou aux orien­ta­tions sexuelles. Pourtant, la posi­tion dans les rap­ports de classe me paraît cen­trale : elle est ali­men­tée par tout un ensemble de fac­teurs (ori­gine fami­liale, tra­jec­toire sco­laire, posi­tion dans l’organisation du tra­vail, etc.) et engage for­te­ment les com­por­te­ments et atti­tudes des indi­vi­dus ; elle contraint dras­ti­que­ment leur espace des pos­sibles. Certes, il ne faut pas oppo­ser les domi­na­tions entre elles, mais on ne peut pas non plus mettre tout sur le même plan. L’articulation dont vous par­lez mérite d’être inves­tie de manière empi­rique, sai­sie sur le ter­rain des dif­fé­ren­cia­tions sociales concrètes, non pas sim­ple­ment pen­sée, du seul point de vue intel­lec­tuel, comme une com­bi­nai­son théo­rique de caté­go­ries. C’est ce que fait admi­ra­ble­ment Beverley Skeggs (voir Des femmes res­pec­tables. Classe et genre en milieu popu­laire, paru aux édi­tions Agone en 2011) en tra­vaillant sur les appar­te­nances de genre auprès d’ouvrières anglaises et en inter­ro­geant leur rap­port au féminisme.

Toulouse, avril 2012 (Stéphane Burlot)

Paul Willis disait du reste, pour la revue Agone : « Tous les sys­tèmes sym­bo­liques s’articulent mais je pense tou­jours que la classe explique plus le genre et la race que la race et le genre peuvent expli­quer la classe. Il est impos­sible de com­prendre la classe sans prendre en compte les rela­tions de genre ou de race mais j’argumenterai tou­jours pour dire que la classe et le capi­tal consti­tuent la struc­ture dyna­mique. C’est le capi­tal qui pro­duit la mon­dia­li­sa­tion. La mon­dia­li­sa­tion est venue de la concen­tra­tion du capi­tal, pas de la concen­tra­tion du patriar­cat. Ce n’est pas la race qui pro­duit de la glo­ba­li­sa­tion ou qui en est le moteur dyna­mique. Et pour moi cela prouve bien que c’est la classe qui est au centre. » Willis nous invite judi­cieu­se­ment à mener des ana­lyses de classe au sein même de l’étude des dis­cri­mi­na­tions liées au genre ou aux ori­gines nationales.

Mais vous par­lez du com­mu­nisme tel que le PCF le défend : il a été, et est encore, pour­tant por­té par les cou­rants trots­kystes : le NPA et LO, notam­ment. Diriez-vous que leur com­mu­nisme a lui aus­si été « désar­mé » ? Leurs posi­tions ne sont-elles pas bien plus mor­dantes que celles du PCF — et moins com­pro­mises, for­cé­ment, par l’his­toire stalinienne ?

« L’extrême gauche s’est plu­tôt enfer­mée dans une stra­té­gie grou­pus­cu­laire, dans des luttes fra­tri­cides, qui ont don­né nais­sance à une mul­ti­tude d’organisations. »

Tout mon tra­vail vise à mon­trer que les posi­tions et prises de posi­tions ne suf­fisent pas. Les dis­po­si­tifs orga­ni­sa­tion­nels comptent beau­coup pour faire venir des adhé­rents, les gar­der et les poli­ti­ser. Par rap­port à ses concur­rents trots­kystes, la grande force du PCF a été son orga­ni­sa­tion, implan­tée dans les réa­li­tés des milieux popu­laires. Au-delà du par­ti pro­pre­ment dit, les com­mu­nistes étaient inves­tis dans une mul­ti­tude de réseaux : au sein de la CGT dans leurs entre­prises, dans la vie muni­ci­pale et asso­cia­tive de leurs loca­li­tés. Ils par­ti­ci­paient à tout un ensemble d’« orga­ni­sa­tions de masse » : Confédération natio­nale du loge­ment (CNL), Union des femmes fran­çaise (UFF), Secours Populaire, Tourisme et Travail, Fédération spor­tive et gym­nique du tra­vail (FSGT), etc. Il s’agissait d’autant de lieux d’ouverture sur la socié­té et de points d’ancrage dans les milieux popu­laires. Certains de ces relais se sont main­te­nus et le poids de l’Histoire est fort : le PCF a béné­fi­cié de trois grandes vagues d’adhésions mas­sives pen­dant le Front popu­laire, à la Libération, puis durant la période du pro­gramme com­mun (1972–1977). Trois vagues d’adhésions qui lui ont don­né des cadres, for­més dans des écoles internes, sur plu­sieurs décen­nies. Il béné­fi­cie aujourd’hui encore d’importants héri­tages, notam­ment muni­ci­paux et syn­di­caux, qui lui assurent un ancrage local et une base popu­laire que n’ont pas le NPA ou même LO.

Il faut savoir que la plu­part des res­pon­sables locaux et natio­naux du PCF dans les années 2000–2010 ont rejoint l’organisation dans les années 1960–1970. C’est le cas, par exemple, de Pierre Laurent, l’actuel secré­taire natio­nal, qui a rejoint le mou­ve­ment com­mu­niste en 1972. L’ancienneté mili­tante est forte au sein du PCF — ce qui lui assure une cer­taine sta­bi­li­té en dépit des départs régu­liers. Alors qu’en face, l’extrême gauche s’est plu­tôt enfer­mée dans une stra­té­gie grou­pus­cu­laire, dans des luttes fra­tri­cides, qui ont don­né nais­sance à une mul­ti­tude d’organisations qui connaissent un tur­no­ver impor­tant. Certaines orga­ni­sa­tions gau­chistes, dans les années 1970–1980 notam­ment, sont des lieux de pas­sage, cor­res­pon­dant à une étape dans le cycle de vie bio­gra­phique, et peuvent débou­cher sur d’autres enga­ge­ment poli­tiques (vers le PS) ou des recon­ver­sions pro­fes­sion­nelles (dans le jour­na­lisme, le monde uni­ver­si­taire). À côté des 70 000 adhé­rents décla­rés à jour de coti­sa­tion au PCF, LO reven­dique 8 000 adhé­rents depuis plu­sieurs années et l’on peut noter l’importance que cette orga­ni­sa­tion accorde aux mili­tants ouvriers, sou­vent can­di­dats lors des élec­tions, même si la porte-parole, Nathalie Arthaud, est ensei­gnante de pro­fes­sion. Concernant le NPA, il ne compte plus que 2 100 adhé­rents et il sem­ble­rait qu’il ne soit pas tou­jours évident de s’intégrer à ce par­ti lorsque l’on n’a pas un capi­tal cultu­rel éle­vé ou une connais­sance déjà fine des batailles poli­tiques et théo­riques. À l’inverse, les com­mu­nistes, notam­ment des orga­ni­sa­tions de jeunes, peuvent être moqués pour leur absence de réflexion poli­tique et l’accent qu’ils mettent sur l’établissement de liens ami­caux de convi­via­li­té où per­dure un ethos popu­laire fes­tif. Cette socia­bi­li­té est une force attrac­tive. Car, là aus­si, il faut se dépar­tir d’un tro­pisme intel­lec­tua­liste : une adhé­sion est rare­ment un choix réflé­chi sur une idéo­lo­gie ou un pro­gramme dont on aurait une claire conscience. La prise de carte ou de contact consti­tuent le plus sou­vent le début d’un long pro­ces­sus de socia­li­sa­tion poli­tique qui se réa­lise lorsque l’on est dans l’organisation. Comme l’affirmait un prin­cipe que l’on retrou­vait aupa­ra­vant dans le maté­riel d’organisation du PCF : « On ne naît pas com­mu­niste, c’est dans le par­ti qu’on le devient. »

Marie-George Buffet, Journée parlementaire de la France insoumise, Paris, 1er fevrier 2018 (Stéphane Burlot)

Vous concluez votre der­nier livre sur l’i­dée d’in­ven­ter du « nou­veau ». De Mélenchon à Podemos, un dis­cours semble se déve­lop­per : aban­don­ner le seul réfé­rent de gauche pour consti­tuer un vaste front popu­laire. Comment réagis­sez-vous face à cela ?

Le « nou­veau » que j’évoque concerne sur­tout la construc­tion d’outils mili­tants qui per­met­traient l’engagement des classes popu­laires, sans retom­ber dans les tra­vers d’un fonc­tion­ne­ment bureau­cra­tique et d’une dépos­ses­sion des mili­tants « de base ». Dans cette pers­pec­tive, tout n’est pas qu’affaires de dis­cours ou de stra­té­gies de cap­ta­tion de clien­tèles élec­to­rales. Concernant les orien­ta­tions du dis­cours, l’intérêt qu’ont les diri­geants de Podemos à s’adresser aux élec­teurs déçus de droite ou aux pri­mo-votants, avec une rhé­to­rique débar­ras­sée des réfé­rences clas­siques à la gauche, est com­pré­hen­sible. Pour le cas fran­çais, je demeure cepen­dant scep­tique — et on peut s’interroger sur les valeurs aux fon­de­ments d’un dépas­se­ment de l’opposition gauche/droite. Historiquement, les pro­mo­teurs du « ni gauche ni droite » se trouvent tout de même sur­tout à l’extrême droite, notam­ment avec les cou­rants fas­cistes dans l’entre-deux-guerres. Aujourd’hui, les sora­liens et bien sûr le FN jouent sur ce cre­do, entraî­nant de fortes confu­sions et des récu­pé­ra­tions sym­bo­liques des acquis du mou­ve­ment ouvrier. Sous l’hégémonie d’un PS droi­ti­sé, la gauche est effec­ti­ve­ment mal en point, mais est-ce une rai­son pour aban­don­ner tout ancrage dans une his­toire poli­tique où les forces de pro­grès, comme l’on disait il y a encore peu de temps, étaient clai­re­ment à gauche ? L’idée d’un « front très large », d’une union du « peuple » contre la « caste », peut lais­ser entendre que tout n’est pas à reje­ter à droite, ou que l’appartenance natio­nale dépasse les cli­vages de classes. L’expression du peuple contre la caste vient d’ailleurs d’Italie, où elle a été popu­la­ri­sée par Beppe Grillo, per­son­nage au com­por­te­ment poli­tique dou­teux par plu­sieurs aspects…


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REBONDS

☰ Lire notre article « Pour un fémi­nisme socia­liste », Johanna Brenner, juin 2015
☰ Lire notre article « Mélenchon, de la Gauche au Peuple », Alexis Gales, mars 2015
☰ Lire notre entre­tien avec Édouard Louis : « Mon livre a été écrit pour rendre jus­tice aux domi­nés », jan­vier 2015


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