Sport et féminisme : rencontre entre une sociologue et une handballeuse


Entretien inédit pour Ballast | Série « Au quotidien le sport »

Béatrice Barbusse a été hand­bal­leuse : elle est désor­mais socio­logue du sport à l’u­ni­ver­si­té Paris-Est Créteil. Présidente d’un club de sport col­lec­tif mas­cu­lin, elle dirige l’US Ivry Handball entre 2007 et 2012. En 2016, elle a publié Le Sexisme dans le sport — une large syn­thèse sur la ques­tion, qui fait écho à ses tra­vaux d’u­ni­ver­si­taire autant qu’à ses expé­riences au sein de la Fédération fran­çaise de Handball. Amina Tounkara, elle, est la gar­dienne de but de l’é­quipe de hand­ball de deuxième divi­sion de Noisy-le-Grand. À seule­ment 24 ans, elle est aus­si la fon­da­trice et pré­si­dente de l’as­so­cia­tion Hand’Joy, qui vise à favo­ri­ser l’ac­cès au sport des jeunes filles dans les quar­tiers popu­laires. Le temps de cette ren­contre, Béatrice Barbusse et Amina Tounkara évoquent leur enga­ge­ment pour le sport fémi­nin et popu­laire, la place du fémi­nisme dans les pra­tiques spor­tives, les vio­lences sexistes et sexuelles ain­si que les com­bats qu’il reste à mener pour abo­lir les inéga­li­tés de genre dans le sport. « Au quo­ti­dien le sport », deuxième volet de notre série.


[lire l’in­tro­duc­tion | « Au quo­ti­dien le sport »]


Sport et fémi­nisme, fémi­nistes et spor­tives : c’est un ren­dez-vous manqué ?

Béatrice Barbusse : On ne naît pas fémi­niste, on apprend à l’être. Une fois qu’on a com­pris que c’est un com­bat contre le sexisme et non contre les hommes, qu’on peut faire bou­ger les lignes en s’engageant, on n’hésite plus à s’investir, comme le fait Amina. Le mot « fémi­niste » est défor­mé. Il a une image péjo­ra­tive. On a sou­vent l’impression que c’est encore consi­dé­ré comme un gros mot, sur­tout lorsqu’on va au bout des logiques pour bien expli­quer les choses : alors on rajoute « radi­cal », « extré­miste »… La socio­logue Christine Mennesson a mon­tré dans un article que le mot fémi­nisme pro­voque géné­ra­le­ment le rejet dans le sport de la part de ses acteurs et de ses actrices. On trouve pas mal de femmes, plu­tôt de ma géné­ra­tion, qui disent qu’il faut se battre tout en rap­pe­lant qu’elles ne sont sur­tout pas fémi­nistes. Et il y a cette étape sup­plé­men­taire, qui est de se dire fémi­niste ou non. Il y a le fémi­nisme en action — je m’engage pour défendre la cause des femmes — et il y a un autre qui consiste à se reven­di­quer fémi­niste publi­que­ment en inter­view, sur les réseaux sociaux, etc. Est-ce que c’est un ren­dez-vous man­qué ? Ça l’était hier, oui. Mais j’ai le sen­ti­ment que la ren­contre aujourd’hui se fait, notam­ment grâce aux réseaux sociaux. Il y a de plus en plus de spor­tives qui n’hésitent plus à s’exprimer publi­que­ment sur la cause des femmes : sur la ques­tion des cycles mens­truels, la mater­ni­té, les moyens financiers…

Amina Tounkara : Le sport fémi­nin est un com­bat de socié­té. Le sexisme est pré­sent dans le sport comme ailleurs. Oui, les spor­tives ne sont pas assez enga­gées sur ce sujet. Mais peut-être qu’elles ne savent pas par où com­men­cer. Je ne pense pas que ce soit une ques­tion de volon­té. Si on leur montre la voie — ce qu’on essaie de faire avec l’association Hand’Joy —, elles ne disent jamais non. Elles sont tou­jours par­tantes pour par­ler aux jeunes, faire des inter­ven­tions dans les classes. Aussi, il n’y a pas beau­coup d’éducation par rap­port à ça. Ça ne devrait pas être un com­bat, mais nous on doit se battre, parce qu’on est des filles. On l’apprend tard, mais à un cer­tain âge on com­prend qu’on va devoir se battre.

Vous citez Christine Mennesson. Cette der­nière a exa­mi­né les manques aux­quels sont confron­tées les spor­tives qui vou­draient s’exprimer. Il y a notam­ment l’absence de figures de réfé­rence et le fait que les réseaux sur les­quels elles pour­raient s’ap­puyer sont inexis­tants. Amina Tounkara, sou­hai­tez-vous y remé­dier avec votre association ?

« La ques­tion de la média­ti­sa­tion, ça n’est pas seule­ment ne pas voir du sport fémi­nin à la télé. Ça va plus loin. »

Amina Tounkara : On va dans ce sens, oui. On manque de modèles d’identification. La ques­tion de la média­ti­sa­tion, ça n’est pas seule­ment ne pas voir du sport fémi­nin à la télé. Ça va plus loin. Il y a des injus­tices dès le plus jeune âge. Quand mon père m’a dit que je ne ferai plus de sport, ça a pu paraître nor­mal d’une cer­taine façon : je ne voyais pas de femmes en faire à la télé. Je devais donc me rebel­ler et faire quelque chose qui sem­blait « anor­mal ». C’est vrai que le mot fémi­nisme est un peu péjo­ra­tif, mais je crois que tout le monde devrait être fémi­niste, femmes et hommes. On a de plus en plus accès à des modèles d’identification et les réseaux sociaux jouent énor­mé­ment là-des­sus : c’est comme ça qu’on se montre et c’est comme ça que mon tra­vail s’est fait connaître.

En quoi consiste-t-il, justement ?

Amina Tounkara : On fait de l’inclusion sociale par le sport pour que tout le monde puisse faire ce qu’il ou elle sou­haite, peu importe d’où la per­sonne vient. On fait beau­coup d’interventions auprès des jeunes filles. Je raconte mon his­toire parce que c’est plus par­lant pour elles d’entendre quelqu’un qui vient du même milieu, de la même ville — une per­sonne qui, au final, leur res­semble, que ce soit par sa cou­leur de peau, ses ori­gines, sa reli­gion. Pour moi, la pra­tique spor­tive a été com­pli­quée pour des rai­sons cultu­relles et parce que ça l’est tou­jours quand on est une fille. Mais ça ne m’a pas empê­chée d’évoluer aujourd’hui en deuxième divi­sion. Si on m’avait dit ça à 14 ans, quand tout s’est arrê­té, je ne l’aurais pas cru1 ! À cet âge, le hand­ball était ma vie sociale. Tous les week-ends on était ensemble, tous les soirs on était ensemble. Je me suis for­gée dans ce milieu-là. Je ne regrette pas que mon par­cours ait été heur­té, j’aurais été bien dif­fé­rente sinon. C’est ça que je veux trans­mettre auprès des jeunes, et j’invite d’autres spor­tives ou spor­tifs à le faire. Tout le monde ne se retrouve pas dans mon par­cours. Je n’inspirerais sûre­ment pas une jeune fille qui est voi­lée autant qu’une spor­tive qui, elle, porte le voile éga­le­ment. Il faut que les spor­tives parlent, racontent leur his­toire, pour ins­pi­rer d’autres filles, d’autres géné­ra­tions. Aujourd’hui je sau­rais me ser­vir du réseau qui se consti­tue pour redi­ri­ger les jeunes filles vers les per­sonnes adé­quates. Au début, j’étais timide ! Je n’osais pas trop faire les démarches, mais il y a eu l’envie d’aider, de trans­mettre. Il y a des filles qui m’ont dit, par exemple, ne pas faire de sport parce qu’elles devaient faire les tâches ména­gères en ren­trant à la mai­son. D’autres qui, au foot, étaient les seules filles dans leur club et que le coach se dés­in­té­res­sait d’elles. Si quelqu’un avait pu me dire juste quelques mots durant mon par­cours, ça m’aurait beau­coup épaulée.

[Stéphane Burlot]

D’autres spor­tives vous accom­pagnent désormais ?

Amina Tounkara : Oui. On me voit parce que je suis à l’origine du pro­jet, mais il y a d’autres spor­tives et spor­tifs qui s’engagent dis­crè­te­ment. Des foot­bal­leurs, des hand­bal­leuses beau­coup : une, notam­ment, qui va deve­nir la mar­raine de l’association. Elle vient des quar­tiers aus­si, du 93 comme moi, elle est hand­bal­leuse. Ça a immé­dia­te­ment pris. Elle aime­rait bien s’engager auprès des filles des quar­tiers. Pour l’association c’est énorme, c’est au-delà de nos espérances.

Vous êtes de deux géné­ra­tions dif­fé­rentes. Qu’est-ce qui vous a, l’une et l’autre, pous­sées dans ce même enga­ge­ment ? Des expé­riences ? Des rencontres ?

Amina Tounkara : Être une fille dans la socié­té, être une fille dans les quar­tiers popu­laires, ça n’est pas évident. Il y avait quelque chose d’instinctif. C’est un com­bat dif­fi­cile, qui demande beau­coup d’énergie, de temps. Des fois je ne sais plus pour­quoi je fais tout ça, c’est épui­sant ! Je me deman­dais récem­ment pour­quoi quelqu’un comme Béatrice conti­nue après autant d’années. C’est très dur, on se heurte par­fois à un mur. Mais c’est néces­saire. Quand on ren­contre les gens sur le ter­rain, que des jeunes filles me regardent comme un modèle alors que je n’ai rien fait, je vois pour­quoi je fais ça. Pour que les géné­ra­tions d’après n’aient pas à subir les mêmes choses que nous. Comme les géné­ra­tions d’avant se sont bat­tues pour qu’on soit plus libres. Aujourd’hui, la parole se libère, mais si avant nous des femmes ne s’étaient pas bat­tues pour ça, ça n’aurait pas été si évident de mon­ter une asso­cia­tion pour défendre les droits des femmes.

« Les filles et les gar­çons sont arri­vés à peu près en même temps au plus haut niveau, en pre­mière divi­sion, dans les années 1980–1990. Et là, les mecs ont com­men­cé à être payés. Nous, non. »

Béatrice Barbusse : Je me suis enga­gée tar­di­ve­ment sur ces ques­tions. J’ai des parents très impli­qués poli­ti­que­ment. Mon père était et est encore syn­di­ca­liste, cégé­tiste, com­mu­niste : je l’ai tou­jours vu se battre, même s’il était loin de moi. Bon, il me pre­nait un peu la tête avec L’Humanité le dimanche, etc., mais ma conscience poli­tique s’est construite très jeune. Dès le col­lège, j’étais très inté­res­sée par les ques­tions éco­no­miques, sociales. Beaucoup de choses, sauf le fémi­nisme. Pourtant je vivais seule avec ma mère qui, si elle n’était pas aus­si enga­gée que mon père, ne se lais­sait pas faire au bou­lot. Elle me racon­tait ses his­toires de bureau, ce que fai­saient ses chefs… Elle allait à toutes les manifs. Quand il y avait des grèves dans l’Éducation natio­nale, je n’allais pas en cours : elle mar­quait sa « soli­da­ri­té avec les gré­vistes ». Je me suis néan­moins rapi­de­ment aper­çue qu’on n’avait pas les mêmes moyens que les gar­çons au hand, sur­tout ado­les­centes. J’ai com­men­cé à 11 ans, à Créteil. Les filles et les gar­çons sont arri­vés à peu près en même temps au plus haut niveau, en pre­mière divi­sion, dans les années 1980–1990. Et là, les mecs ont com­men­cé à être payés. Nous, non. Alors j’ai com­men­cé à repré­sen­ter les filles au conseil d’administration, à me battre pour qu’on ait des équi­pe­ments — mais tou­jours pas de salaire, ça non. Je n’employais tou­jours pas le mot de féminisme.

Pourquoi ?

Béatrice Barbusse : Pour les femmes de ma géné­ra­tion, nées dans les années 1960, on s’est repo­sées sur ce qui avait été fait avant nous pen­dant la deuxième vague du fémi­nisme. On se bat­tait cha­cune dans son coin. Et je me suis réveillée quand je suis deve­nue pré­si­dente du club de hand­ball d’Ivry. Sur les trois der­nières années, j’en ai pris plein la tête. Heureusement, j’avais les res­sources de la socio­lo­gie. Je tenais un jour­nal. J’avais 45 ans, j’étais construite, j’avais une vie per­son­nelle qui allait bien. J’ai pu prendre du recul et me dire que ça n’était pas moi, Béatrice Barbusse, qui était atta­quée, mais mon sexe et mon genre : le fait d’être une femme pré­si­dente d’un club de hand­ball mas­cu­lin. Et je ne pou­vais pas me taire. Mon métier c’est d’écrire, de faire de l’analyse, de publier. Alors j’ai fait ce que je sais faire sur ces sujets. Vous par­liez de ren­contres : oui, tout ce que j’ai fait, je le dois à des ren­contres extra­or­di­naires, ne serait-ce qu’intellectuellement, à tra­vers des lec­tures. Mais sur l’engagement du fémi­nisme, je men­ti­rais si je disais ça. J’ai gran­di dans un quar­tier dit « sen­sible » : les dis­cri­mi­na­tions — sexistes, racistes, reli­gieuses —, je les ai vues. Je ne les ai pas toutes vécues puisque je suis blanche — on m’appelait « la Gauloise » dans la cité. Mais quand on allait à Paris je voyais bien que les flics deman­daient leur carte d’identité de tous mes potes et pas la mienne ! Ce sont des his­toires per­son­nelles qui font qu’à un moment on relève la tête et qu’on se demande : je fais quoi, là ?

[Stéphane Burlot]

Aujourd’hui mon enga­ge­ment est de pré­pa­rer la relève. Quand je ren­contre des jeunes femmes comme Amina, je fais tout mon pos­sible pour les aider, pour les sou­te­nir, parce qu’il est fon­da­men­tal qu’il n’y ait pas cette rup­ture comme dans les années 1980–1990 où on n’a pas avan­cé. On se retrouve dans une situa­tion où il y a tel­le­ment de retard ! On par­lait de la média­ti­sa­tion, du salaire et, avant cet entre­tien, de cer­taines équipes qui sont en train de cou­ler dans le hand­ball fémi­nin2… On ne peut plus l’accepter. L’important n’est pas seule­ment d’initier les choses, mais de faire en sorte qu’elles per­durent dans le temps. Parce que quand une dyna­mique col­lec­tive est créée, c’est très dif­fi­cile de l’arrêter. Et notre objec­tif est bien celui-là : créer cette dyna­mique, pré­pa­rer la jeune géné­ra­tion, sans faire quoi que ce soit à leur place. C’est notre devoir de les aider. Mais je rejoins Amina : c’est usant. À moins d’être une intel­lec­tuelle de la trempe de Gisèle Halimi ou de Simone de Beauvoir, qui n’ont jamais ces­sé de s’investir, on ne peut pas conti­nuer toute sa vie. Je suis épui­sée. Je ferai un man­dat sup­plé­men­taire si on est élus, mais pas plus. C’est épui­sant parce qu’on a l’impression de se battre contre tout, et en plus d’être trai­tée de tous les noms.

Ces der­niers jours, plu­sieurs cas de vio­lences sexistes et sexuelles ont été mis en lumière dans le sport, notam­ment chez des diri­geants. Noël Le Graët3 pour la Fédération fran­çaise de foot, Bruno Martini4 pour la Ligue natio­nale de hand­ball… Y a‑t-il un retard par rap­port à d’autres milieux sur ce point ?

Béatrice Barbusse : Je ne sais pas si ça arrive si tard. Dans la culture, ils n’ont pas encore fini leur ménage. Dans le sport, c’est sûr, ça n’est pas fini. On est en retard peut-être parce qu’on touche au cœur du pro­blème : la domi­na­tion mas­cu­line dans le sport. Le corps, aus­si, le corps fémi­nin — même si, dans le cas de Bruno Martini, ce sont des gar­çons qui sont concer­nés. Et puis le sport est une petite com­mu­nau­té où les gens se connaissent, une famille : « Ce n’est pas pos­sible, ce n’est pas lui, je le connais depuis vingt ans… »

Comment le cas de Bruno Martini a‑t-il été trai­té au sein de la Fédération fran­çaise de handball ?

« Si le sport est un reflet de la socié­té, on retrouve for­cé­ment des cas de vio­lences sexistes et sexuelles dans le sport. »

Béatrice Barbusse : Bruno Martini est désor­mais l’ancien pré­sident de la Ligue natio­nale de hand­ball, l’organisatrice des com­pé­ti­tions pro­fes­sion­nelles mas­cu­lines de hand­ball. C’est une affaire pri­vée. On est inter­ve­nus parce que, à ce titre, il est licen­cié de la Fédération et membre du conseil d’administration en tant que pré­sident. C’est triste mais, comme je l’ai dit ailleurs, pour le hand­ball c’est un mal pour un bien. Ça a per­mis à quelques per­sonnes de recon­naître que ça existe. Ils ont pris conscience de ça parce que Bruno Martini est connu, il était appré­cié, il a tout gagné avec l’équipe de France. Mais je l’ai dit au pré­sident, Philippe Bana : ça n’est pas fini. Statistiquement, il y a for­cé­ment d’autres cas autour de nous. J’espère que ces cas connus vont éveiller cer­taines consciences et qu’on arrê­te­ra d’entendre qu’on exa­gère. Parce que le sport c’est comme l’Église, ça n’est pas comme dans la socié­té ! Dans un temps pas très loin­tain encore, on a tout fait pour que ça ne se sache pas, pour que ça ne sorte pas, car on trou­vait ça nor­mal, aus­si. Je me sou­viens d’un entre­tien qu’un entraî­neur de hand­ball avait don­né à une socio­logue, Catherine Louveau, il y a dix ans. Elle enquê­tait sur les pôles de for­ma­tion de hand­ball. Cet homme lui disait tran­quille­ment qu’on entraîne dif­fé­rem­ment les filles et les gar­çons, que les filles ont besoin d’un rap­port de séduc­tion. Comment ça, un rap­port de séduc­tion ? En y repen­sant, je me sou­viens que quand j’étais joueuse, tous les entraî­neurs étaient sor­tis avec une ou deux filles de l’équipe. Et que c’était nor­mal. Comme si main­te­nant je sor­tais avec mes étu­diants. Je pense que d’autres affaires vont sor­tir dans les mois à venir. Et tant mieux.

Est-ce qu’au sein des clubs ce sont des cas dis­cu­tés entre joueuses, avec les diri­geants et les dirigeantes ?

Amina Tounkara : Cette affaire a beau­coup éton­né parce qu’on ne parle géné­ra­le­ment que des « bonnes valeurs » du sport. Mais si le sport est un reflet de la socié­té, on retrouve for­cé­ment des cas de vio­lences sexistes et sexuelles dans le sport. Cette fois ça concerne le hand­ball, on est direc­te­ment concer­nées, on prend for­cé­ment le sujet plus à cœur. Beaucoup de femmes dans le hand­ball ont eu affaire à Bruno Martini parce qu’ils nous aidaient beau­coup. C’est cho­quant d’apprendre ça : il était à côté de moi, je n’ai pas vu…

Béatrice Barbusse : C’est au-delà de la rai­son, on a tous été stu­pé­fiés. Le jour où c’est sor­ti, j’étais avec les filles du Stella Saint-Maur Handball [club de deuxième divi­sion, ndlr], leur entraî­neur m’avait invi­té pour leur par­ler de sport et sexisme. Elles me posaient des ques­tions à mesure que j’avais des infor­ma­tions… Bruno Martini, ça fait trente ans que je le connais. On n’a pas mis beau­coup de temps à réagir par rap­port à d’autres fédé­ra­tions dans des cas simi­laires. Mais, pen­dant quelques heures, il y a eu de la stu­pé­fac­tion. Au début on se demande qu’est-ce que c’est que ce délire. Puis on lit les décla­ra­tions — il a plai­dé immé­dia­te­ment cou­pable puis est pas­sé en com­pa­ru­tion immé­diate. C’est violent. On doit avan­cer pour pro­té­ger tout le monde. Là, c’était une affaire pri­vée, qui n’é­tait pas dans le cadre du handball.

[Stéphane Burlot]

Vous avez été confron­tées à d’autres cas ?

Béatrice Barbusse : J’ai eu le cas d’un pédo­cri­mi­nel dans mon club, quand j’étais pré­si­dente d’Ivry. Il a fait du mal à plus de qua­rante enfants, dont cer­tains du club de hand­ball. J’ai par­lé de cette his­toire il y a quinze jours lors d’un sémi­naire inté­gri­té où on parle des vio­lences sexuelles. Une dame d’une tren­taine d’années est venue me voir pour me dire que ça lui avait fait mal d’entendre ça. Pourquoi ? « Parce que je suis par­tie à cause de ça du club d’Ivry. Mon frère s’entraînait avec lui. Ma mère avait vu que quelque chose n’allait pas. Et elle l’a dit à quelqu’un du club. » Au moment où j’étais pré­si­dente ? Pourquoi elle n’était pas venue me voir ? À qui l’avait-elle dit ? Elle m’a don­né le nom par mail ensuite. (silence) Si un jour je revois cette per­sonne… J’ai une colère en moi… Je me sou­viens du jour où le cri­mi­nel a été arrê­té. Cette per­sonne-là m’avait dit : « Je m’en dou­tais. » Je lui avais deman­dé pour­quoi il n’avait rien dit. Il m’avait répon­du que « C’est dif­fi­cile tant qu’on ne prend pas les per­sonnes en fla­grant délit ». Comme s’il allait faire ça dans les ves­tiaires ou dans le gym­nase ! Une maman était venue le voir pour lui dire que l’entraîneur n’était pas net avec les enfants et lui, il s’en fou­tait. J’ai la haine. Quarante per­sonnes ont souf­fert. Et dans quel état elles sont aujourd’hui ? À tous ceux et à toutes celles qui pensent que ça n’est pas prio­ri­taire, je leur dis : un jour ce sera à vous de trai­ter ces affaires. Vous chan­ge­rez d’avis. Qui va au com­bat ? Toujours les mêmes. On entend par­fois, et tu vas l’entendre aus­si Amina : « Mais tu aimes ça le com­bat, sans ça tu n’existerais pas. » Ça me rend dingue. On a tou­jours été obli­gées de se battre pour avan­cer. Mais on aime­rait bien par­fois pou­voir se reposer.

Le hand­ball est sou­vent pré­sen­té comme étant, d’une cer­taine façon, une excep­tion sur la place des femmes, tant pour ses pra­ti­quantes que dans les ins­ti­tu­tions — plan de fémi­ni­sa­tion, conven­tion col­lec­tive… La socio­logue Camille Hernandez s’est récem­ment mon­trée cri­tique vis-à-vis de ce constat. S’il y a bien une fémi­ni­sa­tion quan­ti­ta­tive, les inéga­li­tés existent tou­jours, se sont dépla­cées.

Amina Tounkara : Il y a beau­coup d’injustice sur la fémi­ni­sa­tion dans le sport. Mais on a de la chance d’être hand­bal­leuses. Enfin, oui et non : quand on se com­pare aux gar­çons, non, on a beau­coup moins de chance. Mais si on se com­pare aux autre spor­tives, oui. Si on prend un club de foot comme Fleury, qui a un niveau pro­fes­sion­nel, les joueuses n’ont pas de salaire. Aujourd’hui, en deuxième divi­sion, dans le hand­ball, on a des contrats. Le cham­pion­nat se pro­fes­sion­na­lise de plus en plus, la deuxième divi­sion est entrée dans la Ligue. Quand il se passe des choses dans nos clubs, on sait à qui en par­ler parce qu’il y a beau­coup de gens enga­gés dans la fémi­ni­sa­tion dans le handball.

Béatrice Barbusse : Il y a la conven­tion col­lec­tive aus­si.

« À tous ceux et à toutes celles qui pensent que ça n’est pas prio­ri­taire, je leur dis : un jour ce sera à vous de trai­ter ces affaires. »

Amina Tounkara : Oui, une conven­tion qui fait que les femmes peuvent enfin avoir des enfants et conser­ver leur contrat, par exemple. Je pense que le hand­ball est une réfé­rence pour le sport fémi­nin. Je suis convain­cue que les hand­bal­leuses peuvent mon­trer la voie à toutes les spor­tives en s’engageant comme elles le font.

Béatrice Barbusse : On n’est pas une fédé­ra­tion par­faite, c’est sûr. J’ai sou­vent vou­lu savoir pour­quoi les hand­bal­leuses avaient plus de faci­li­té à dénon­cer des choses, y com­pris publi­que­ment. Je me sou­viens de Cléopâtre Darleux, gar­dienne de l’équipe de France, qui avait affi­ché le jour­nal L’Équipe sur les réseaux parce les Françaises n’avaient pas fait la une alors qu’elles étaient cham­pionnes olym­piques. À la place c’était une pleine page sur la poten­tielle arri­vée de Messi au PSG ! C’était impor­tant que ce soit elles qui le fassent, que les concer­nées s’expriment. Les hand­bal­leuses osent davan­tage dire les choses que les autres sportives.

Avez-vous des liens avec d’autres dis­ci­plines ? 

Amina Tounkara : Un peu. J’ai été contac­tée der­niè­re­ment par Salimata Sylla en rap­port avec le port du voile dans le bas­ket5. Elle vou­lait savoir pour­quoi dans le hand on a le droit à le por­ter et pas dans son sport. Aujourd’hui, elle ne peut plus faire sa pratique !

[Stéphane Burlot]

Comment se fait-il qu’il y ait des dif­fé­rences entre les dis­ci­plines par rap­port au port du voile ?

Béatrice Barbusse : D’abord, la Fédération inter­na­tio­nale de hand­ball ne l’interdit pas. Les fédé­ra­tions inter­na­tio­nales de foot et de bas­ket non plus, d’ailleurs. C’est à chaque fédé­ra­tion natio­nale de prendre ses dis­po­si­tions. Nous, nous ne l’in­ter­di­sons pas et je crois que per­sonne ne le deman­de­ra ! Il y a un mois j’étais à Orléans pour une ren­contre entre clubs. Un homme a posé cette ques­tion : « On a plein de jeunes filles qui veulent jouer au hand­ball avec un hijab et pas mal de diri­geants ne le sou­haitent pas, qui disent que c’est inter­dit… Quelle est la posi­tion de la Fédération fran­çaise de hand­ball sur le port du voile ? » Un mail est envoyé chaque année aux clubs. Il n’y a pas d’interdiction et aucune rai­son de le faire. J’ai expli­qué les règles, la laï­ci­té, tout le bazar… Une hand­bal­leuse n’est pas agente du ser­vice public. Elle n’est pas fonc­tion­naire. Alors quel est le pro­blème ? Aujourd’hui j’ai regar­dé des sta­tis­tiques sur la part de licen­ciées et de licen­ciés dans les dif­fé­rentes fédé­ra­tions. On est la seule fédé­ra­tion qui a vu ses licen­ciées aug­men­ter dans les quar­tiers prio­ri­taires de la ville. Ça n’est pas par hasard. Personne n’a remis publi­que­ment en cause le port du voile dans le hand­ball. Même si je sais que ça démange certains…

Amina Tounkara : Oui, je suis d’accord.

Béatrice Barbusse : Tant qu’on sera là, nous, les per­sonnes à la tête de la Fédération, on ne tou­che­ra pas à ça. Il n’y a pas de pro­blème de sécu­ri­té ou d’intégrité phy­sique, il n’y a rien. Mais on n’est pas élus à vie. On ne montre pas ses opi­nions reli­gieuses dans le sport ? Des foot­bal­leurs prient avant de ren­trer sur le ter­rain ; Neymar, après le titre de cham­pion olym­pique, met un ban­deau où il est mar­qué « Jésus en 2016 » : ça ne dérange per­sonne ! Derrière ces refus d’accepter des jeunes filles por­tant le hijab dans le sport, il y a de l’islamophobie.

« J’ai des amies hand­bal­leuses qui portent le voile. Elles savent que les regards ne sont pas les mêmes. Elles disent qu’on les regarde par­fois comme des extraterrestres. »

Amina Tounkara : Ça dérange énor­mé­ment de per­sonnes. J’ai des amies hand­bal­leuses qui portent le voile. Elles savent que les regards ne sont pas les mêmes — et d’ailleurs je le vois. Elles disent qu’on les regarde par­fois comme des extra­ter­restres. Des remarques ont été relayées par des coéqui­pières, il y a cer­tains coachs que ça dérange. L’année der­nière on est allées jouer dans un club où les gens pen­saient que c’était inter­dit. Ils ne vou­laient pas que des filles jouent comme ça, avec des col­lants sur les jambes, sur les bras, et un voile. C’est remon­té jusqu’à la Fédération pour qu’on puisse jouer.

Béatrice Barbusse : Il y a des clubs qui l’in­ter­disent, c’est sûr. Lors d’une inter­ven­tion en visio récem­ment, une hand­bal­leuse a dit dans le chat qu’elle n’avait pas le droit de por­ter le hijab — je lui ai don­né mon adresse pour qu’elle m’écrive, mais elle ne l’a pas fait. Comme pour les vio­lences sexuelles, il faut qu’on mette les per­sonnes concer­nées en confiance. Parce que c’est de la discrimination !

[Stéphane Burlot]

Dans votre livre, Béatrice Barbusse, vous par­lez à la fois d’émancipation, mais aus­si de disem­po­werment pour les hommes. Comment faire pour que les hommes en poste cèdent leur place ?

Béatrice Barbusse : Vous vou­lez que je sois sin­cère ? Il va fal­loir attendre que deux géné­ra­tions partent. Vous voyez bien l’affaire Noël Le Graët, l’affaire Bernard Laporte6. Vous pen­sez qu’ils veulent lais­ser leur place ? En plus, le sport n’est pas bien consi­dé­ré en France, ça vient après la culture. Il y a quelques années, vous n’aviez pas inté­rêt à dire que vous étiez spor­tifs ou spor­tives de haut niveau en même temps que vous fai­siez des études ! Vous étiez géné­ra­le­ment consi­dé­ré comme un abru­ti. Dans le sport, des gens pas très com­pé­tents peuvent faire une car­rière de diri­geant : les petits notables de la ville, du vil­lage, du quar­tier. J’ai vu et je vois encore pas mal d’hommes à des postes impor­tants qui sont com­plè­te­ment incom­pé­tents. C’est aus­si pour eux une manière d’avoir de l’estime de soi. Ça peut être l’expression d’une mas­cu­li­ni­té subal­terne ailleurs — chez eux c’est leur femme qui dirige, au bou­lot ils ne sont pas les res­pon­sables –, et ils viennent cher­cher cette viri­li­té incul­quée depuis petit dans le sport. Le tra­vail de Camille Hernandez que vous men­tion­niez l’indique : on a encore beau­coup de che­min à faire.

Où, par exemple ?

Béatrice Barbusse : Il y a une divi­sion des tâches hyper sté­réo­ty­pée. Toutes les per­sonnes qui à la Fédération s’occupent de per­for­mance sociale, d’éducation, de vio­lence, de fémi­ni­sa­tion, de racisme… sont des femmes ! Tous les postes stra­té­giques concer­nant l’économie ou le mar­ke­ting sont occu­pés par des hommes. Avec le temps, je suis deve­nue prag­ma­tique : on va avan­cer pas à pas, avec ce qu’on a.

Et sur le terrain ?

« C’est pareil chez les jour­na­listes spor­tives : elles s’en mangent plein la gueule quand elles sont sur des pla­teaux en train de par­ler de foot. »

Béatrice Barbusse : Les entraî­neuses, on les compte sur les doigts d’une seule main dans les ligues mas­cu­lines et fémi­nines, pre­mière divi­sion et deuxième divi­sion confon­dues. Ça n’est pas nor­mal. Les arbitres, pareil. On en a remis une couche cette année. Et il y a une femme qui a posé sa can­di­da­ture à la Fédération euro­péenne de hand­ball, qui a pris en main les choses. Il y a aus­si la for­ma­tion, pour être entraî­neur ou entraî­neuse notam­ment. On nous dit qu’il n’y a pas assez de femmes qui posent leur dos­sier. Mais qui sont les exa­mi­na­teurs ? À un moment, il faut faire de la dis­cri­mi­na­tion posi­tive puisque les dos­siers de femmes ne sont de toute manière pas jugés de la même façon. On a aus­si de graves sou­cis au niveau de la direc­tion tech­nique natio­nale — les cadres tech­niques, des entraî­neurs pro­fes­sion­nels qui inter­viennent dans les ter­ri­toires pour déve­lop­per la poli­tique de la Fédération. Ces tech­ni­ciens n’ont pas assez, voire pas du tout, inté­gré la variable du genre… On n’est pas exem­plaires, mais on est plus en avance qu’ailleurs. Je n’irai pas ailleurs qu’à la Fédération de handball.

Vous écri­vez qu’à tout niveau, dans le sport, c’est « les femmes avec les femmes, et les hommes par­tout où ils veulent ». Amina Tounkara, vous avez joué dans trois clubs dif­fé­rents à haut niveau. Qu’en pen­sez-vous, à la lumière de votre par­cours ?

Amina Tounkara : J’ai com­men­cé le hand avec une fille. Je pense que ça fait aus­si par­tie des choses mar­quantes dans mon par­cours. Ça l’a faci­li­té. Après j’ai eu de nou­veau une fille en tant qu’entraîneuse. Je me sens tou­jours plus à l’aise. Je ne sais pas pour­quoi, je suis tou­jours contente quand il y a une fille. C’est peut-être un cas particulier…

Béatrice Barbusse : Non, tu n’es pas la seule à le dire.

Amina Tounkara : Même là à Noisy, je suis contente qu’il y ait Mazuela Servier en tant que coach adjointe, parce qu’on est repré­sen­tées. C’est très impor­tant qu’il y ait des filles dans les ins­tances de direc­tion, chez les élus, dans les staffs… On est tou­jours contentes d’avoir une kiné par exemple, de ne pas avoir que des gar­çons. C’est vrai que les gar­çons sont par­tout chez les filles et les filles moins chez les gar­çons, et ça paraît nor­mal. Je me sou­viens d’une coupe du monde de foot où une femme avait arbi­tré un match de gar­çons, ça avait éton­né, alors que l’inverse n’étonne pas. C’est pareil chez les jour­na­listes spor­tives : elles s’en mangent plein la gueule quand elles sont sur des pla­teaux en train de par­ler de foot. Un gar­çon sur son cana­pé se sen­ti­ra plus légi­time qu’elles, alors même qu’elles ont fait des études ou qu’elles sont spé­cia­listes du sujet.

[Stéphane Burlot]

Béatrice Barbusse : Il n’y a pas de sou­cis avec les joueurs. Le sou­ci, c’est ceux qui pensent que vous allez prendre leur place. J’ai eu des sou­cis quand deux ou trois mecs de mon club ont vu que je maî­tri­sais, que j’avais mon réseau, que je n’avais pas for­cé­ment le même avis qu’eux sur cer­tains points… « Mais qu’est-ce qu’elle vient nous emmer­der celle-là ? » On a été deux pré­si­dents élus à l’unanimité de nos pairs au bureau de la Ligue natio­nale de hand­ball quand j’étais pré­si­dente d’Ivry : le pré­sident de Montpellier et moi. Ça n’a pas posé de sou­ci. C’est quand on prend une place ou qu’on fait de l’ombre que ça pose problème.

On peine par­fois à consi­dé­rer les spor­tifs et les spor­tives de haut niveau comme des tra­vailleurs et des tra­vailleuses. Amina Tounkara, vous êtes en arrêt de tra­vail suite à une bles­sure. Comment ça se passe dans ces cas-là ?

Amina Tounkara : J’ai pris un bal­lon dans la tête au mois de sep­tembre, un tir à trois mètres. Ça a été violent. J’ai fait une com­mo­tion céré­brale et j’ai eu une perte de connais­sance. J’ai essayé de reprendre deux mois plus tard, après une réédu­ca­tion, mais j’ai refait un malaise à Rennes après le match. Les bilans de san­té n’étaient pas très posi­tifs, c’était au-delà de la com­mo­tion. Donc pour le moment je suis arrê­tée, j’espère reprendre bien­tôt mais je ne suis pas sûre de rejouer cette sai­son. Je dois prendre soin de ma san­té phy­sique, mais aus­si men­tale, parce que c’est deve­nu un pro­blème psy­cho­lo­gique : je suis arrê­tée long­temps, on m’a dit cer­taines choses, c’est com­pli­qué de rega­gner le ter­rain… Ça me laisse plein de temps pour Hand’Joy, qui se déploie plus vite, mais c’est parce que je ne fais plus de hand­ball. Parce que je ne vais plus au travail.

Comment se passe les rela­tions de tra­vail, jus­te­ment, dans votre sport ?

« Les joueuses sont de plus en plus pro­fes­sion­nelles, même si les salaires ne sont pas énormes. »

Amina Tounkara : De la même manière qu’en entre­prise. On a des vrais contrats de tra­vail. Je suis en alter­nance, j’ai un contrat dans le club où je tra­vaille et j’ai mon contrat avec le hand­ball. Ça se passe pareil dans les deux endroits. Les joueuses sont de plus en plus pro­fes­sion­nelles, même si les salaires ne sont pas énormes. J’ai pu poser un arrêt de tra­vail. J’arrive quand même à avoir un salaire tous les mois, je ne suis pas obli­gée de pen­ser à la manière dont je vais sur­vivre si je dois arrê­ter momen­ta­né­ment le handball.

Béatrice Barbusse : Quand on a déci­dé de mettre la deuxième divi­sion dans la Ligue natio­nale de hand­ball, de déci­der que c’était pro­fes­sion­nel, on a fait une enquête. En deuxième divi­sion, 50 % des filles étaient pro­fes­sion­nelles, avaient un contrat, et 50 % ne l’étaient pas. On s’est dit que si on vou­lait conso­li­der le hand­ball fémi­nin, il fal­lait pro­fes­sion­na­li­ser. C’était une demande des clubs, des filles aus­si. Les clubs de deuxième divi­sion ont signé la conven­tion col­lec­tive, et aujourd’hui on est à 80 % de pro­fes­sion­nelles. Ça rend les clubs et les joueuses plus cré­dibles, plus légi­times quand elles vont démar­cher des par­te­naires. Le hand­ball, c’est un sport qui part de très loin. On est peu média­ti­sés. On sait d’où on vient. Dans les années 1980 on connais­sait parce qu’on en fai­sait tous à l’école, mais à part ça… On a beau­coup taf­fé. Au niveau inter­na­tio­nal, on s’entraîne plus qu’au foot­ball et au rug­by. On est des beso­gneux. On ne nous a jamais rien don­né, il a fal­lu qu’on aille tout cher­cher : les licen­ciés, l’argent, les titres… Et on n’a pas envie de retour­ner là où on était avant. Tant qu’on a des titres, ça nous sauve. Il est hors de ques­tion qu’on donne moins d’argent aux équipes de France, c’est essen­tiel, parce que sans les titres on n’existe plus. À part dans le foot, vous êtes morts si vous n’êtes pas performants.

[Stéphane Burlot]

Vous écri­vez dans Le Sexisme dans le sport : « On ne peut que consta­ter […] l’émergence d’une soro­ri­té spor­tive. Mais pour aller plus loin, il faut que les spor­tives déve­loppent une conscience de genre. Il faut au fond qu’un fémi­nisme spor­tif émerge. » Amina Tounkara, ça vous parle ?

Amina Tounkara : Oui. Parce qu’il y a un truc essen­tiel, c’est qu’il faut que les prin­ci­pales actrices, les spor­tives, s’engagent. C’est pour ça que je suis contente d’avoir toutes les cas­quettes : spor­tive, étu­diante du sport, asso­cia­tion d’inclusion sociale par le sport. Ça me per­met d’avoir un œil un peu par­tout. Je le dis à mes coéqui­pières, il faut prendre la parole. Et avec mon asso­cia­tion, je serai tou­jours là pour les aider à le faire parce que c’est leur com­bat aus­si. Si on ne le fait pas, ça sera com­pli­qué pour les géné­ra­tions à venir.

Que pensent vos coéqui­pières de votre implication ?

Amina Tounkara : Ça sus­cite énor­mé­ment d’intérêt et de curio­si­té. Elles me disent tou­jours que si j’ai besoin, je peux les sol­li­ci­ter. On dit que les spor­tives ne s’engagent pas : c’est qu’elles ne savent pas com­ment le faire. Je pense qu’il y a aus­si une petite peur der­rière, parce que quand on vit de ça, ce qu’on touche n’est pas énorme. S’il y a un truc qui ne plaît pas, on peut pré­fé­rer res­ter dans le silence et subir. J’en parle beau­coup avec des filles de centres de for­ma­tion. Pour elles, c’est très com­pli­qué : le mar­ché du tra­vail est petit, elles encaissent beau­coup, elles se disent que leurs parents ont beau­coup inves­ti pour elles. Du coup elles se taisent. C’est triste, parce que c’est des filles avec qui j’ai joué, que j’ai vu évo­luer. Elles n’osent pas en par­ler au coach, voire même à leurs coéqui­pières. Elles n’ont pas assez de sui­vi psy­cho­lo­gique. Elles le disent clai­re­ment, ça les affecte énor­mé­ment. Elles font bonne figure devant les autres, mais à l’intérieur c’est catas­tro­phique. Une coéqui­pière m’a contac­tée récem­ment pour me dire qu’elle était mal, que c’était com­pli­qué spor­ti­ve­ment avec le hand­ball et qu’elle ne savait pas com­ment en par­ler au coach. Je lui ai dit que j’allais en par­ler pour elle, parce que ce sont des sujets com­pli­qués dans le sport, qu’il faut soulever.

Béatrice Barbusse : Il y a un syn­di­cat des joueuses aus­si. C’était au départ un syn­di­cat des joueurs — for­cé­ment. Ils ont inté­gré les joueuses main­te­nant. Ils font des trucs bien sur la recon­ver­sion, les droits, etc. Plus de 80 % des filles sont syn­di­quées. Dans les autres sports on est plus proches de 10–20 %…

Amina Tounkara : Oui, mais tout le monde n’est pas sen­si­bi­li­sé, ne com­prend pas, ne sait pas ce que c’est que d’être syn­di­qué. Les gens ne voient pas for­cé­ment l’intérêt.


[lire le troi­sième volet | Marina, sur la route du rugby]


Photographies de ban­nière et de vignette : Stéphane Burlot | Ballast


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  1. Après avoir com­men­cé le hand­ball à 11 ans, Amina Tounkara a la pos­si­bi­li­té, trois ans plus tard, de ren­trer dans un pôle espoir pour inten­si­fier sa pra­tique, ce que son père refuse caté­go­ri­que­ment. Après plu­sieurs années d’ar­rêt, elle reprend le sport, jus­qu’à inté­grer l’é­quipe de Saint-Maur, puis de Noisy-le-Grand, qui évo­luent en deuxième divi­sion [ndlr].[]
  2. Fin 2022, les clubs de Bourg-de Péage et de Fleury, res­pec­ti­ve­ment en deuxième et pre­mière divi­sion de la Ligue fémi­nine de hand­ball, ont été contraints au dépôt de bilan, ce qui a acté leur dis­pa­ri­tion. Les équipes de Mérignac, en pre­mière divi­sion, et de Bouillargues, en deuxième divi­sion, sont elles aus­si en dif­fi­cul­té finan­cière [ndlr].[]
  3. Une enquête pré­li­mi­naire a été ouverte en jan­vier 2023 sur le pré­sident de la Fédération fran­çaise de foot­ball Noël Le Graët pour « har­cè­le­ment moral » et « har­cè­le­ment sexuel », suite à un signa­le­ment. De nom­breuses accu­sa­tions de har­cè­le­ment à l’en­contre de femmes qui ont tra­vaillé à la FFF ces der­nières années avaient préa­la­ble­ment été révé­lées dans la presse fin 2022 [ndlr].[]
  4. Gardien de but inter­na­tio­nal fran­çais de hand­ball, diri­geant de club puis pré­sident de la Ligue natio­nale de hand­ball (LNH). Le 25 jan­vier 2023, il est condam­né à un an de pri­son avec sur­sis pour cor­rup­tion de mineur et enre­gis­tre­ment d’i­mages pédo­por­no­gra­phiques [ndlr].[]
  5. La bas­ket­teuse Salimata Sylla n’a pas pu jouer un match avec son club d’Aubervilliers parce qu’elle porte le voile dans sa pra­tique, ce qu’in­ter­dit la Fédération fran­çaise de bas­ket en com­pé­ti­tion. Elle a ren­du cette déci­sion publique en jan­vier 2023 dans un entre­tien avec Le Parisien [ndlr].[]
  6. Après avoir été condam­né en pre­mière ins­tance, en 2022, pour « cor­rup­tion pas­sive », « prise illé­gale d’in­té­rêts » et « tra­fic d’in­fluence », le pré­sident de la Fédération fran­çaise de rug­by, Bernard Laporte, ancien sélec­tion­neur de l’é­quipe de France et ancien secré­taire d’État char­gé des sports, fait actuel­le­ment l’ob­jet d’une nou­velle enquête pour « blan­chi­ment de fraude fis­cale aggra­vée » [ndlr].[]

REBONDS

☰ Lire notre entre­tien avec Martine Delvaux : « Je veux défendre les ado­les­centes », juin 2022
☰ Lire notre entre­tien avec Valérie Rey-Robert : « Le pro­blème, c’est la manière dont les hommes deviennent des hommes », avril 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Natacha Lapeyroux : « Boxer contre le genre », février 2020
☰ Lire notre entre­tien avec Mélissa Blais : « Le mas­cu­li­nisme est un contre mou­ve­ment social », décembre 2019
☰ Lire notre article « Audre Lorde : le savoir des oppri­mées », Hourya Benthouami, mai 2019


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